L’Heptaméron des nouvelles/Nouvelle 22

Texte établi par Claude Gruget, Vincent Sertenas (p. 87r-92r).
Vn prieur reformateur ſoubs vmbre de ſon hypochriſie tente tous moyens pour ſeduire vne ſaincte religieuſe. Dont en fin ſa malice eſt deſcouuerte.


NOVVELLE VINGTDEVXIESME.



En la ville de Paris y auoit vn prieur de ſainct Martin des Champs, duquel ie tairay le nom, pour l’amitié que ie luy ay portée. Sa vie, iuſques à l’aage de cinquante ans, fut ſi auſtere, que le bruit de ſa ſaincteté creut par tout le Royaume de France : tellement qu’il n’y auoit prince ne princeſſe qui ne luy feiſt grand honneur & reuerence, quand il les venoit veoir : & ne ſe faiſoit reformation de religion, qui ne fuſt faicte par ſa main, car on le nommoit le pere de vraye religion. Il fut eſleu viſiteur de la grande religion des dames de Fronteuaux, deſquelles il eſtoit tant craint, que quand il venoit en quelqu’vn de leurs monaſteres, toutes les religieuſes trembloient de peur, & pour l’appaiſer des grandes rigueurs qu’il leur tenoit, le traictoient comme elles euſſent faict la perſonne du Roy : ce que au commencement il refuſoit, mais à la fin venant ſur les cinquante-cinq ans, commença à trouuer fort bon le traictement qu’il auoit au commencement refusé, & s’eſtimant luy meſme le bien public de toute religion, deſira de conſeruer ſa ſanté mieux qu’il n’auoit accouſtumé. Et combien que ſa reigle portaſt de i’amais ne manger chair, il ſe diſpenſa luy meſme, ce qu’il ne faiſoit à nul autre, diſant que ſur luy eſtoit tout le faiz de religion. Parquoy ſi bien ſe feſtoya que d’vn moyne bien maigre, il en feit vn bien gras : & à ceſte mutation de viure, ſe feit vne mutation de cueur, telle qu’il commença à regarder les viſages, dont au parauãt il auoit faict conſcience : & en regardant les beautez que les voiles rendent plus deſirables, commença à les couuoiter. Dont pour ſatisfaire à ceſte couuoitiſe, chercha tant de moyens ſubtils, qu’en lieu de faire office de paſteur, il deuint loup : tellement qu’en pluſieurs bonnes religions s’il en trouuoit quelqu’vne vn peu ſotte, il ne failloit à la deceuoir. Mais apres auoir longuement continué ceſte meſchante vie, la bonté diuine qui print pitié des pauures brebis eſgarées, ne voulut plus endurer la gloire de ce malheureux regner, ainſi que vous verrez. Vn iour allant viſiter vn conuent pres de Paris, qui ſe nomme Gif, aduint qu’en confeſſant toutes les religieuſes, en trouua vne nommée ſœur Marie Herouët, dont la parolle eſtoit ſi douce & agreable, qu’elle promettoit le viſage & le cueur eſtre de meſme. Parquoy ſeulement pour l’ouyr, fut eſmeu en vne paſsion d’amour qui paſſoit toutes celles qu’il auoit eu aux autres religieuſes : & en parlant à elle ſe baiſſa fort pour la regarder, & en apperceut la bouche ſi rouge & plaiſante, qu’il ne ſe peuſt tenir de luy haulſer le voile pour veoir ſi les yeux accompagnoient le demeurant, ce qu’il trouua : dont ſon çueur fut remply d’vne ardeur ſi vehemente qu’il perdit le boire & le manger, & toute contenance, combien qu’il la diſsimuloit. Et quand il fut retourné en ſon prieuré, il ne pouuoit trouuer repos : parquoy en grande inquietude, paſſoit les iours & les nuicts, en cherchãt les moyens comme il pourroit paruenir à ſon deſir, & faire d’elle comme il auoit faict de pluſieurs autres. Ce qu’il cognoiſſoit eſtre fort difficile, parce qu’il la trouuoit ſage en parolles, & d’vn eſprit ſubtil : & d’autre part ſe voioit ſi laid & vieil, qu’il delibera de ne luy en parler point, mais de chercher à la gaigner par crainte. Parquoy bien toſt apres s’en retourna audict monaſtere de Gif, auquel lieu ſe monſtra plus auſtere, que iamais il n’auoit faict, ſe courrouçant à toutes les religieuſes, reprenant l’vne que ſon voille n’eſtoit pas aſſez bas, l’autre qu’elle haulſoit trop la teſte, & l’autre qu’elle ne faiſoit pas bien la reuerence en religieuſe. Et en tous ces petits cas lá ſe monſtroit ſi auſtere, qu’on le craignoit comme vn Dieu peinct en iugement. Et luy, qui auoit les gouttes, ſe trauailla tant de viſiter les lieux reguliers, que enuiron l’heure de veſpres (heure par luy apoſtée) ſe trouua au dortouër. L’abbeſſe luy diſt : Pere reuerend, il eſt temps de dire veſpres. A quoy il reſpondit : allez mere, allez, faictes les dire, car ie ſuis ſi las que ie demeureray icy, non pour repoſer, mais pour parler à ſœur Marie, de laquelle i’ay ouy treſmauuais rapport : car lon m’a dict qu’elle caquette comme ſi c’eſtoit vne mõdaine. La prieure, qui eſtoit tante de ſa mere, le pria de la biẽ chappitrer, & la luy laiſſa toute ſeule, ſinon vn ieune religieux, qui eſtoit auec luy. Quand il ſe trouua tout ſeul auec ſœur Marie, commença à luy leuer le voille, & commander qu’elle le regardaſt. Elle luy reſpondit, que ſa reigle luy deffendoit de regarder les hommes. C’eſt bien dict, ma fille, luy diſt il, mais il ne fault pas que vous eſtimez qu’entre nous religieux ſoyõs hommes. Parquoy ſœur Marie craignant faillir par deſobeïſſance le regarda au viſage : elle le trouua ſi laid, qu’elle penſa faire plus de penitence que de peché à le regarder. Le Beaupere apres luy auoir tenu pluſieurs propos de la grande amitié qu’il luy portoit, luy voulut mettre la main au tetin, qui fut par elle bien repoulſé comme elle deuoit, & fut ſi courroucé qu’il luy diſt : Fault il qu’vne religieuſe ſçache qu’elle ait des tetins ? Elle luy reſpondit : ie ſçay que i’en ay, & certainement que vous ny autre n’y toucherez point : car ie ne ſuis ſi ieune ne ignorante, que ie n’entende bien ce qui eſt peché, & ce qui ne l’eſt pas. Et quand il vend que ſes propos ne la pouuoient gaigner, luy en va bailler d’vn autre, diſant : Helas, ma fille ! il fault que ie vous declare mon extreme neceſsité : c’eſt, que i’ay vne maladie que tous les medecins trouuẽt incurable, ſinon que ie me reiouïſſe & iouë auec quelque femme que i’aime bien fort. De moy, ie ne voudrois pour mourir faire peché mortel. Mais quand lon viendroit iuſques lá, ie ſçay que ſimple fornication n’eſt nullement à comparer au peché d’homicide. Parquoy ſi vous aimez ma vie, en ſauuant voſtre conſcience de crudelité, vous me la ſauuerez. Elle luy demanda quelle façon de ieu il entendoit faire. Il luy diſt, qu’elle pouuoit bien repoſer ſa conſcience ſur la ſienne, & qu’il ne feroit choſe dont l’vne ne l’autre fuſt chargée. Et pour luy monſtrer le commencement du paſſe-temps qu’il demandoit, la vint embraſſer, & eſſayer de la ietter ſur vn lict. Elle cognoiſſant ſa meſchante intention, ſe deffendit ſi bien de parolles & de bras, qu’il n’eut pouuoir de toucher qu’à ſes habillemens. A l’heure quand il veid toutes ſes inuentions & efforts eſtre tournez en rien, comme vn homme furieux, & non ſeulement hors de conſcience, mais de raiſon naturelle, luy meit la main ſoubs la robbe, & tout ce qu’il peut toucher des ongles eſgratigna de telle fureur, que la pauure fille en criant bien fort, de tout ſon hault tomba à terre toute eſuanouye. Et à ce cry entra l’abbeſſe dans le dortouër ou elle eſtoit, laquelle eſtant à veſpres ſe ſouuint auoir laiſſé ceſte religieuſe ſeule auec le Beaupere, qui eſtoit fille de ſa niepce : dont elle eut vn ſcrupule en ſa conſcience, qui luy feit laiſſer veſpres, & alla à la porte du dortouër, eſcouter que lon faiſoit : mais oyant la voix de ſa niepce pouſſa la porte que le ieune moyne tenoit. Et quand le prieur veid venir l’abbeſſe, en luy monſtrãt ſa niepce eſuanouye en terre, luy diſt : Sans faulte, noſtre mere, vous auez grand tort, que vous ne m’auez dict les conditions de ſœur Marie : car ignorant ſa debilité ie l’ay faict tenir de bout deuant moy, & en la chapitrant s’eſt eſuanouye, comme vous voyez. Ils la feirent reuenir auec vinaigre & autres choſes propices, & trouuerent que de ſa cheutte elle eſtoit bleſſée à la teſte. Et quand elle fut reuenue, le prieur, craignant qu’elle comtaſt à ſa tante l’occaſion de ſon mal, luy diſt à part : Ma fille, ie vous commande ſur peine d’inobedience & d’eſtre damnée eternellement, que vous n’ayez iamais à parler de ce que ie vous ay faict icy. Car entendez que l’extremité d’amour m’y a contraint, & puis que ie voy que vous ne le voulez, ie ne vous en parleray iamais que ceſte fois. Vous aſſeurãt, que ſi vous me voulez aimer, ie vous feray eſlire abbeſſe d’vne des meilleures abbayes de ce royaume. Elle luy reſpõdit qu’elle aimoit mieux mourir en chartre perpetuelle, que d’auoir iamais autre amy que celuy qui eſtoit mort pour elle en la croix, auec lequel elle aimoit mieux ſouffrir tous les maux que le monde pourroit donner, que ſans luy auoir tous les biens : & qu’il n’euſt plus à luy parler de ces propos, ou elle le diroit à ſa mere abbeſſe, mais qu’en ſe taiſant, elle ſe tairoit. Ainſi s’en alla ce mauuais paſteur, lequel pour ſe mõſtrer tout autre qu’il n’eſtoit, & pour encor auoir le plaiſir de regarder celle qu’il aimoit, ſe retourna vers l’abbeſſe, luy diſant : Ma mere, ie vous prie faictes chãter à toutes voz filles vn ſalue regina, en l’hõneur de ceſte vierge ou i’ay mon eſperance. Ce qui fut faict : durant lequel ce regnard ne feit que plorer, non d’autre deuotion que de regret qu’il auoit de n’eſtre venu au deſſus de la ſienne. Et toutes les religieuſes penſans que ce fuſt d’amour à la vierge Marie, l’eſtimoient vn ſainct homme. Seur Marie, qui cognoiſſoit ſa malice, prioit en ſon cueur de confondre celuy qui deſpriſoit tant la virginité. Ainſi s’en alla ceſt hipocrite à ſaint Martin, auquel lieu ce meſchant feu qu’il auoit en ſon cueur ne ceſſa de bruſler iour & nuict, & de chercher toutes les inuẽtions poſsibles pour venir à ſes fins. Et pource que ſur toutes choſes il craignoit l’abbeſſe qui eſtoit femme vertueuſe, il penſa le moyen de l’oſter de ce monaſtere. Ainſi s’en alla vers ma dame de Vendoſme pour l’heure demeurãt à la Fere, ou elle auoit edifié & fondé vn conuent de ſaint Benoiſt, nommé le mont d’Oliuet. Et comme celuy qui eſtoit le ſouuerain reformateur, luy donna à entendre que l’abbeſſe dudict mont d’Oliuet n’eſtoit pas aſſez ſuffiſante pour gouuerner vne telle communauté. La bonne dame le pria de luy en donner vne autre, qui fuſt digne de ceſt office. Et luy, qui ne demandoit autre choſe, luy conſeilla de prédre l’abbeſſe de Gif, pour la plus ſuffiſante qui fuſt en France. Ma dame de Vendoſme incontinent l’enuoya querir, & luy donna la charge de ſon monaſtere du mont d’Oliuet. Le prieur de ſaint Martin, qui auoit en ſa main les voix de toute la religion, feiſt eſlire à Gif vne abbeſſe à ſa deuotion. Et apres ceſte election, s’en alla audict lieu de Gif, eſſayer encores vne fois ſi par priere ou par douceur il pourroit gaigner ſœur Marie Herouët. Et voyant qu’il n’y auoit nul ordre, retourna deſeſperé en ſon prioré de ſainct Martin, auquel lieu tant pour venir à ſa fin, que pour ſe venger de celle qui luy eſtoit trop cruelle, de peur auſsi que ſon affaire fuſt euenté, feit deſrobber ſecrettement les reliques dudict Gif de nuit, & meit à ſus au confeſſeur de Ieans fort vieil & homme de bien, que c’eſtoit luy qui les auoit deſrobbées, & pour ceſte cauſe le meiſt en priſon à ſainct Martin : & durant qu’il le tenoit priſonnier, ſuſcita deux teſmoings, leſquels ignoramment ſignerent ce que monſieur de ſainct Martin leur commanda : c’eſtoit, qu’ils auoient veu dans vn iardin ledict confeſſeur auec ſœur Marie en acte villain & deshonneſte : ce qu’il voulut faire aduouër au vieil religieux. Mais luy, qui ſçauoit toutes les faultes de ſon prieur, le ſupplia le vouloir mener en chapitre, & que lá deuant tous les religieux il diroit la verité de tout ce qu’il en ſçauoit. Le prieur craignant, que la iuſtification du confeſſeur fuſt ſa condamnation, ne voulut point entendre à ceſte requeſte. Mais le trouuant ferme en ſon propos, le traicta ſi mal en priſon, que les vns dient qu’il y mourut, les autres qu’il le contraignit de laiſſer ſon habit, & s’en aller hors du royaume de France. Quoy qu’il en ſoit, iamais depuis on ne le veid. Quand le prieur eſtima auoir vne telle priſe ſur ſœur Marie, s’en alla à la religion, ou l’abbeſſe eſtant faicte à ſa poſte, ne le cõtrediſoit en rien : & lá commença de vouloir vſer de ſon auctorité de viſiteur, & feit venir toutes les religieuſes l’vne apres l’autre, pour les ouïr en vne chambre en forme de cõfeſsion & viſitation. Et quand ce fut au rang de ſœur Marie, qui auoit perdu ſa bonne tante, il recommẽça à luy dire : ſœur Marie, vous ſçauez de quel crime vous eſtes accuſée, & que la diſsimulation que vous faictes d’eſtre tant chaſte ne vous a de rien ſeruy : car on cognoiſt biẽ, que vous eſtes tout le contraire. Sœur Marie luy reſpondit d’vn viſage aſſeuré : faictes moy venir celuy qui m’a accusée, & vous verrez ſi deuant moy il demeurera en ſa mauuaiſe opinion. Il luy diſt : Il ne vous fault autre preuue, puis que le confeſſeur meſme a eſté cõuaincu. Sœur Marie luy diſt : Ie le penſe ſi homme de bien, qu’il n’aura pas confeſsé telle meſchanceté, & menſonge : mais quand ainſi ſeroit, faictes le venir deuant moy, & ie prouueray le contraire de ſon dire. Le prieur, voyant qu’en nulle ſorte il ne la pouuoit eſtonner, luy diſt : Ie ſuis voſtre pere, qui pour ceſte cauſe deſire ſauuer voſtre honneur, partant ie remects ceſte verité à voſtre conſcience, à laquelle i’adiouſteray ſoy. Ie vous demande, & vous coniure ſur peine de peché mortel, de me dire verité. A ſçauoir ſi vous eſtiez vierge, quand vous fuſtes miſe ceans. Elle luy reſpõd : mon pere, l’aage de cinq ans, que i’auois, doit eſtre teſmoing de ma virginité. Or bien, ma fille, depuis ce temps lá auez vous point perdu ceſte belle fleur ? Elle luy iura que non, & que jamais n’auoit trouué empeſchement que de luy. A quoy il diſt, qu’il ne la pouuoit croire, & que la choſe giſoit en preuue. Quelle preuue, diſt elle, vous en plaiſt il faire ? Comme i’en fais aux autres, diſt le prieur : car tout ainſi que ie ſuis viſiteur des ames, auſsi le fuis-ie des corps. Voz abbeſſes & prieures ont paſsé par mes mains, vous ne deuez craindre que ie viſite voſtre virginité. Parquoy iettez vous ſur le lict, & mettez le deuant de voſtre habillemẽt ſur voſtre viſage. Sœur Marie luy reſpondit par colere : Vous m’auez tant tenu de propos de la folle amour que vous me portez, que i’eſtime pluſtoſt que me voulez oſter ma virginité, que de la vouloir viſiter : parquoy entendez que iamais ie n’y conſentiray. Alors il luy diſt qu’elle eſtoit excommuniée de refuſer l’obedience de ceſte religion, & ſi elle ne conſentoit qu’il la deshonoreroit en plein chapitre, & diroit le mal qu’il ſçauoit entre elle & le confeſſeur. Mais elle d’vn viſage ſans peur luy reſpõdit. Celuy qui cognoiſt le cueur de ſes ſeruiteurs, me rendra autant d’honeur deuant luy, que vous me ferez de hõte deuant les hommes. Parquoy puis que voſtre malice en eſt iuſques lá, i’aime mieux qu’elle paracheue ſa cruauté enuers moy, que le deſir de ſon mauuais vouloir : car ie ſçay que Dieu eſt iuſte iuge. A l’heure il s’en alla amaſſer tout le chapitre, & feit venir deuant luy à genoux ſœur Marie, à laquelle il diſt, par vn merueilleux deſpit : Sœur Marie, il me deſplaiſt, que les bõnes admonitions, que ie vous ay données, ont eſté inutiles en voſtre endroit : & vous eſtes tombée en vn tel inconuenient que ie ſuis contrainct de vous enioindre vne penitence nitence cõtre ma couſtume : c’eſt, qu’ayant examiné voſtre confeſſeur ſur aucuns crimes à luy impoſez, ma cõfeſsé auoir abuſé de voſtre perſonne au lieu ou les teſmoings dient l’auoir veu. Parquoy ainſi que vous auois eſleuée en eſtat honorable, & maiſtreſſe des nouices, i’ordonne que vous ſoyez miſe non ſeulement la derniere de toutes, mais mangeant à terre deuant toutes les ſœurs pain & eau, iuſques à ce qu’on cognoiſſe voſtre contrition ſuffiſante d’auoir grace. Sœur Marie, eſtant aduertie par vne de ſes compaignes qui entendoit tout ſon affaire, que ſi elle reſpondoit choſe qui deſpleuſt au prieur, il la mettroit in pace, c’eſt à dire, en chartre perpetuelle, endura ceſte ſentence, leuant les yeux au ciel, & priant celuy, qui auoit eſté ſa reſiſtance contre le peché, vouloir eſtre ſa patience contre ſa tribulation. Encores defendit ce venerable prieur, que quand ſa mere ou ſes parens viendroient, qu’on ne la ſouffriſt de trois ans parler à eux, n’eſcrire lettres ſinon faictes en communauté. Ainſi s’en alla ce malheureux homme ſans plus y reuenir, & fut ceſte pauure fille long temps en la tribulation que vous auez ouye. Mais ſa mere, qui ſur tous ſes enfans l’aimoit, voyãt qu’elle n’auoit plus de nouuelles d’elle, s’en eſmerueilla fort, & diſt à vn ſien fils ſage & honneſte gentil-homme, qu’elle penſoit que ſa fille eſtoit morte, & que les religieuſes pour en auoir la penſion annuelle luy diſsimuloient, luy priant en quelque façon que ce fuſt de trouuer moyen de veoir ſadicte ſœur. Lequel incontinent alla à la religion, en laquelle on luy feit les excuſes accouſtumées : c’eſt, qu’il y auoit trois ans, que ſa ſœur ne bougeoit du lict. Dont il ne ſe teint pas content, & leur iura que s’il ne la voyoit, il paſſeroit par deſſus les murailles, & forceroit le monaſtere. De quoy elles eurẽt ſi grande peur, qu’elles luy amenerẽt ſa ſœur à la grille, laquelle l’abbeſſe tenoit de ſi pres, qu’elle ne pouuoit dire à ſon frere choſe qu’elle n’entendiſt. Mais elle, qui eſtoit ſage, auoit mis par eſcrit tout ce qui eſt cy deſſus, auec mille autres inuentions que ledict prieur auoit trouuées pour la deceuoir, que ie laiſſe à compter pour la longueur. Si ne veux-ie oublier à dire, que durant que ſa tante eſtoit abbeſſe, penſant qu’il fuſt refusé pour ſa laideur, feit tenter ſœur Marie par vn beau & ieune religieux, eſperant que ſi par amour elle obeïſſoit à ce religieux, que apres il la pourroit auoir par crainte. Mais d’vn iardin ou ledict religieux luy teint propos auec geſtes ſi deshonneſtes, que i’aurois honte de les referer, la pauure fille courut à l’abbeſſe qui parloit au prieur, criant : Ma mere, ce ſont diables en lieu de religieux, ceux qui nous viennent viſiter. Et à l’heure le prieur, ayant peur d’eſtre deſcouuert, commença à dire en riant : Sãs faulte, ma mere, ſœur Marie a raiſon : & en la prenant par la main, luy diſt deuant l’abbeſſe : I’auois entẽdu que ſœur Marie parloit fort bien, & auoit le langage ſi à main qu’on l’eſtimoit mondaine : & pour ceſte occaſion ie me ſuis contrainct contre mon naturel tenir tous les propos que les hommes mondains tiennent aux femmes, ainſi que ie trouue par eſcript (car d’experience i’en ſuis auſsi ignorant comme le iour que ie fus né) & en penſant que ma vieilleſſe & laideur luy faiſoient tenir propos ſi vertueux, ie commanday à mon ieune religieux de luy en tenir de ſemblables, à quoy vous voyez qu’elle a vertueuſement reſiſté. Dont ie l’eſtime ſi ſage & vertueuſe, que ie veux qu’elle ſoit doreſnauant la premiere apres vous, & maiſtreſſe des nouices, à fin que ſon bon vouloir croiſſe touſiours de plus en plus en vertu. Ceſt acte icy & pluſieurs autres feit ce bon religieux durãt trois ans qu’il fut amoureux de la religieuſe. Laquelle (cõme i’ay dict) bailla par la grille à ſon frere tout le diſcours de ſa piteuſe hiſtoire. Ce que le frere porta à ſa mere, qui toute deſeſperée vint à Paris, ou elle trouua la Royne de Nauarre ſœur vnique du Roy, à qui elle monſtra ce piteux diſcours, en luy diſant : Ma dame, fiez vous vne autre fois en voz hipocrites. Ie penſois auoir mis ma fille aux faulxbourgs & chemin de paradis, mais ie l’ay miſe en enfer entre les mains des pires diables qui y puiſſent eſtre. Car les diables ne nous tentent s’il ne nous plaiſt, & ceux cy nous veulent auoir par force ou l’amour deffault. La Royne de Nauarre fut en grande peine : car entieremẽt elle ſe confioit en ce prieur de ſainct Martin, à qui elle auoit baillé la charge des abbeſſes de Montiuilier & de Can ſes belles ſœurs. D’autre coſté le crime ſi grand luy donna telle horreur & enuie de venger l’innocence de ceſte pauure fille, qu’elle communiqua au chancellier du Roy (pour lors Legat en Frãce) de l’affaire, & feit enuoyer querir le prieur : lequel ne trouua nulle excuſe, ſinon qu’il auoit ſoixante dix ans : & parla à la Royne de Nauarre, luy priant ſur tous les plaiſirs qu’elle luy voudroit iamais faire, & pour recompenſe de tous ſes ſeruices, qu’il luy pleuſt de faire ceſſer ce proces, & qu’il cõfeſſeroit que ſœur Marie Herouët eſtoit vne perle d’honneur & de virginité. La Royne oyant cela, fut tant eſmerueillée qu’elle ne ſceut que luy reſpondre, ains le laiſſa lá : & le pauure homme tout confus ſe retira en ſon monaſtere, ou il ne voulut plus eſtre veu de perſonne, & ne veſquit qu’vn an apres. Et ſœur Marie Herouët eſtimée, comme elle meritoit, par les vertuz que Dieu auoit miſes en elle, fut oſtée de ladicte abbaye de Gif, ou elle auoit eu tant de mal, & faicte abbeſſe par le don du Roy de l’abbaye nommée Gien pres de Montargis : qu’elle reforma, & veſquit cõme pleine de l’eſprit de Dieu, le loüant toute ſa vie, de ce qu’il luy auoit pleu luy donner honneur & repos.

Voila, mes dames, vne hiſtoire, qui eſt bien pour monſtrer ce que dict l’Euangile, & ſainct Paul aux Corinthiens : Que Dieu par les choſes foibles, confond les fortes, & par les inutiles aux yeux des hommes, la gloire de ceux qui cuident eſtre quelque choſe, & ne ſont rien. Et penſez, mes dames, que ſans la grace de Dieu, il n’y a homme ou lon doiue croire nul bien, ne ſi forte tentation, dont auecques luy lon n’emporte victoire : comme vous pouuez veoir par la confeſsion de celuy que lon eſtimoit iuſte, & par l’exaltation de celle qu’il vouloit faire trouuer pechereſſe & meſchante. Et en cela eſt verifié le dire de noſtre Seigneur : Qui ſe exaltera, ſera humilié : & qui ſe humiliera, ſera exalté. Helas ! diſt Oiſille, que ce prieur lá a trompé de gens de bien, car i’ay veu qu’on ſe fioit plus en luy qu’en Dieu. Ce n’eſt pas moy, diſt Nomerfide, car ie ne m’arreſte point à telles gens. Il y en a de bons, diſt Oiſille, & ne fault pas que pour les mauuais, ils ſoient tous iugez : mais les meilleurs ſont ceux, qui hantent moins les maiſons ſeculieres, & les femmes. Vous dictes bien, diſt Emarſuitte : car moins on les voit, moins on les cognoiſt, & plus on les eſtime, pource que la frequentation les monſtre tels qu’ils ſont. Or laiſſons le monſtier ou il eſt, diſt Nomerfide, & voyons à qui Guebron donnera ſa voix. Ce ſera, diſt il, à ma dame Oiſille, à fin qu’elle die quelque choſe à l’hõneur des freres religieux. Nous auons tant iuré, diſt Oiſille, de dire verité, que ie ne ſçaurois ſouſtenir autre partie. Et auſſi en faiſant voſtre compte, vous m’auez remis en memoire vne piteuſe hiſtoire que ſeray contraincte de dire, pource que ie ſuis voiſine du païs, ou de mon temps elle eſt aduenue. Et à fin, mes dames, que l’hypocriſie de ceux, qui s’eſtiment plus religieux que les autres, ne vous enchante l’entendement, de ſorte que voſtre foy diuertie de ce droict chemin, s’eſtime trouuer ſalut en quelque autre creature, qu’en celuy ſeul qui ne veult auoir compaignon à noſtre creation & redemption, lequel eſt tout puiſſant pour nous ſauuer en la vie eternelle, & en ceſte temporelle nous conſoler & deliurer de toutes noz tribulations, cognoiſſant que ſouuent l’ange ſatan ſe transforme en ange de lumiere, à fin que l’œil exterieur aueuglé par l’apparence de ſaincteté & de deuotion, ne ſ’arreſte à ce qu’il doibt fuir : il me ſemble bon de vous en racompter vne aduenuë de noſtre temps.