L’Heptaméron des nouvelles/Nouvelle 17

Texte établi par Claude Gruget, Vincent Sertenas (p. 66r-67v).
Le Roy François monſtra ſa generofité au Comte Guillaume, qui
le vouloit faire mourir.


NOVVELLE DIXSEPTIESME.



En la ville de Digeon au duché de Bourgõgne vint au ſeruice du Roy François vn Comte d’Allemagne nommé Guillaume, de la maiſon de Saxonne, dont celle de Sauoye eſt tant alliée, qu’anciennement n’eſtoit qu’vne. Le Comte autant eſtimé beau & hardy gentil homme qui fuſt point en Allemagne, eut ſi bon recueil du Roy, que nõ ſeulemẽt le print en ſon ſeruice, mais le tint pres de luy & de ſa chambre. Vn iour le gouuerneur de Bourgongne ſeigneur de la Trimouïlle (ancien cheualier & loyal ſeruiteur du Roy) cõme celuy qui eſtoit ſoupçonneux & craintif du mal, & dommage de ſon maiſtre, auoit touſiours des eſpies à l’ẽtour de ſon ennemi pour ſçauoir qu’il ſaiſoit, & ſe gouuernoit ſi ſagement que peu de choſes luy eſtoient celées. Entre autres aduertiſſemens, il luy fut eſcrit par vn de ſes amis, que le Comte Guillaume auoit prins quelque ſomme de deniers, auec promeſſe d’en auoir d’auantage, pour faire mourir le Roy en quelque ſorte que peuſt eſtre. Le ſeigneur de la Trimouille ne faillit point d’en venir aduertir le Roy & ne cela à ma dame Loyſe de Sauoye ſa mere, laquelle oublia l’alliance qu’elle auoit à ceſt Allemant, & ſupplia le Roy de le chaſſer bien toſt, lequel la requiſt de n’en parler point : & qu’il eſtoit impoſsible qu’vn ſi honneſte gentil-homme, & tant homme de bien entreprint vne ſi grande meſchãceté. Au bout de quelque temps vint encores vn autre aduertiſſement confirmant le premier. Dont le gouuerneur bruſlant de l’amour de ſon maiſtre, luy demande congé ou de le chaſſer, ou d’y donner ordre : mais le Roy luy commanda expreſſement de n’en faire nul ſemblãt, & penſa bien que par autre moyen il en ſçauroit la verité. Vn iour qu’il alloit à la chaſſe, print la meilleure eſpée quil eſtoit poſsible de veoir pour toutes armes, & mena auecques luy le Comte Guillaume, auquel il commanda de le ſuyure le premier & de pres : mais apres auoir quelque temps couru le cerf, voyant le Roy que ſes gens eſtoient loing de luy fors le Comte ſeulemẽt, ſe detourna de tous chemins. Et quãd il ſe veid auec le Comte au plus profond de la foreſt ſeul, en tirant ſon eſpée dift au Comte : vous ſemble-il que ceſte eſpée ſoit belle & bonne ? Le Cõte en la maniant par le bout luy diſt, qu’il n’en auoit veu nulle qu’il penſaſt meilleure. Vous auez raiſon, diſt le Roy, & me ſemble que ſi vn gentil-homme auoit deliberé de me tuer, & qu’il euſt cogneu la force de mon bras, & la bonté de mon cueur accompaigné de ceſte eſpée, il penſeroit deux fois à m’aſſaillir : toutesfois ie le tiendrois pour bien meſchant ſi nous eſtions ſeul à ſeul ſans teſmoings, s’il n’oſoit executer ce qu’il auroit entreprins. Le Cõte Guillaume luy reſpondit auec vn viſage eſtonné. Sire, la meſchanceté de l’entreprinſe ſeroit bien grande, mais la folie de la vouloir executer ne ſeroit pas moindre. Le Roy en ſe prenant à rire, remeiſt l’eſpée au fourreau, & eſcoutant que la chaſſe eſtoit pres de luy, picqua apres le pluſtoſt qu’il peut. Quand il fut arriué, il ne parla à nul de ceſt affaire, & s’aſſeura que le Comte Guillaume, combien qu’il fuſt vn auſsi fort & diſpoſt gentil-homme qui ſe trouuaſt lors, n’eſtoit homme pour faire vne ſi haulte entrepriſe. Mais le Comte Guillaume craignant eſtre decelé ou ſoupçonné du faict, vint le lendemain matin dire à Robertet ſecrettaire des finãces du Roy, qu’il auoit regardé aux biẽsfaicts & gages, que le Roy luy vouloit donner pour demeurer auec luy, toutesfois qu’ils n’eſtoiẽt pas ſuffiſans pour l’entretenir la moitié de l’année. Et que s’il ne plaiſoit au Roy luy en bailler la moitié au double, il ſeroit contrainct de ſe retirer : priant ledict Robertet d’en ſçauoir le pluſtoſt qu’il pourroit la volonté du Roy. Qui luy diſt, qu’il ne ſe ſçauroit plus aduancer que d’y aller incontinent ſur l’heure, & print ceſte commiſsion volontiers, car il auoit veu les aduertiſſemens du gouuerneur. Et ainſi que le Roy fut eſueillé ne fallit à faire ſa harangue, preſent monſieur de la Trimouïlle, & l’admiral de Bonniuet, leſquels ignoroient le tour que le Roy auoit faict. Ledict ſeigneur leur diſt : vous auiez enuie de chaſſer le Comte Guillaume, & vous voyez qu’il ſe chaſſe de luy meſme. Parquoy luy direz, que s’il ne ſe cõtente de l’eſtat qu’il a accepté entrant en mon ſeruice, dont pluſieurs gens de bonnes maiſons ſe ſont tenuz bien heureux, c’eſt raiſon qu’il cherche ailleurs meilleure fortune, & quant à moy, ie ne l’empeſcheray point, mais ie ſeray treſcontent qu’il trouue party tel qu’il puiſſe viure comme il merite. Robertet fut auſsi diligent de porter ceſte reſponce au Comte, qu’il auoit eſté de preſenter ſa requeſte au Roy. Le Comte diſt, qu’auec ſon congé il deliberoit donc de s’en aller. Et comme celuy que la peur contraignoit de partir, ne la ſceut porter vingt-quatre heures. Mais comme le Roy ſe mettoit à table print congé de luy, feignant auoir grand regret, dont ſa neceſsité luy faiſoit perdre ſa preſence. Il alla auſsi prendre congé de la mere du Roy, laquelle luy donna auſsi ioyeuſement qu’elle l’auoit receu comme parent & amy, ainſi s’en alla en ſon païs. Et le Roy voyant ſa mere & ſes ſeruiteurs eſtonnez de ce ſoudain partement, leur compta l’alarme qu’il luy auoit dõnée, diſant qu’encores qu’il fuſt innocent de ce qu’on luy mettoit à ſus, ſi auoit eſté ſa peur aſſez grande, pour l’eſlongner d’vn maiſtre dont il ne cognoiſſoit pas encores les complexions.

Quant à moy, mes dames, ie ne voy point qu’autre choſe peuſt eſmouuoir le cueur du Roy à ſe hazarder ainſi ſeul contre vn homme tant eſtimé, ſinon qu’en laiſſant la compaignie & les lieux ou les Roys ne trouuent nul inferieur qui leur demande le combat, ſe voulut faire pareil à celuy qu’il doutoit à ſon ennemi, pour ſe contenter luy meſme de experimenter la bonté & hardieſſe de ſon cueur. Sans point de faute, diſt Parlamente, il auoit raiſon : car la louange de tous les hommes ne peut tant ſatisfaire vn bon cueur, que le ſçauoir & experience qu’il a ſeul des vertuz que Dieu a miſes en luy. Il y a lõg tẽps, diſt Guebron, que les poëtes & autres nous ont peinct pour venir au temple de renommée, qu’il falloit paſſer par celuy de vertu. Et moy, qui cognois les deux perſonnages dont vous auez faict le compte, ſçay bien veritablement que le Roy eſt vn des plus hardiz hommes qui ſoit en ſon royaume. Par ma foy, diſt Hircan, à l’heure que le Comte Guillaume vint en France, i’euſſe plus craint ſon eſpée, que celle des plus gentils compaignõs Italiens qui fuſſent en la court. Vous ſçauez bien, diſt Emarſuitte, qu’il eſt tant eſtimé que noz louanges ne ſçauroient atteindre à ſon merite, & que noſtre iournée ſeroit plus toſt paſſée que chacun en euſt dict ce qu’il luy en ſemble. Parquoy ma dame, dõnez voſre voix à quelqu’vn qui die encores du bien des hommes, s’il y en a. Oiſille diſt à Hircan : il me ſemble que vous auez tant accouſtumé de dire mal des femmes, qu’il vous ſera aiſé de nous faire quelque bon compte à la louange d’vn homme : parquoy ie vous donne ma voix. Ce me ſera choſe aisée à faire, diſt Hircan, car il y a ſi peu que lon m’a faict vn compte à la louange d’vn gentil-homme, dont l’amour & la fermeté, & la patience eſt ſi louable, que ie n’en doy laiſſer perdre la memoire.