L’Heptaméron des nouvelles (1559)/Nouvelle 10
Amours d’Amadour & Florinde, ou ſont contenues maintes ruſes & diſsimulations, auec la treſlouable chaſteté de Florinde.
NOVVELLE DIXIESME.
n la comté d’Arande en Arragon, y auoit
vne dame qui en ſa grande ieuneſſe demeura
vefue du Comte d’Arande auec vn
fils & vne fille, laquelle ſe nommoit Florinde.
Ladite dame meit peine de nourrir ſes
enfans en toutes vertuz & honeſtetez qu’il
appartient à ſeigneurs & gentils-hommes :
en ſorte que ſa maiſon eut le bruit d’eſtre l’vne des plus honorables
qui fuſt en toutes les Eſpaignes. Elle alloit ſouuẽt à Tollette
ou ſe tenoit le Roy d’Eſpaigne : & quãd elle venoit à Sarragoſſe (qui eſtoit pres de ſa maiſon) demeuroit longuemẽt auec
la Royne, & en la court, ou elle eſtoit autant eſtimée que dame
qui pourroit eſtre. Vne fois allant vers le Roy (ſelon ſa
couſtume) lequel eſtoit en Sarragoſſe en ſon chaſteau de la Iafferie :
ceſte dame paſſa par vn village, qui eſtoit au viceroy de Cathelongne,
lequel ne bougeoit de deſſus les frontieres de Parpignan,
à cauſe des grandes guerres, qui eſtoient entre le Roy de
Frãce & luy : mais lors y auoit paix, en ſorte que le Viceroy auec
tous les capitaines eſtoient venuz pour faire reuerence au Roy.
Sçachãt le Viceroy que la Cõteſſe d’Arande paſſoit par ſa terre,
alla au deuant d’elle, tant pour l’amitié ancienne qu’il luy portoit,
que pour l’honorer, comme parente du Roy. Or auoit le
Viceroy en ſa compaignie pluſieurs honneſtes gẽtils-hommes,
qui par la frequentation des longues guerres auoient acquis
tant d’honneur & bon bruit, que chacun qui les pouuoit veoir
& hanter, ſe tenoit heureux. Mais entre les autres y en auoit vn
nommé Amadour, lequel combien qu’il n’euſt que dixhuict ou
dixneuf ans, auoit la grace tãt aſſeurée, & le ſens ſi bon, que lon
l’euſt iugé entre mille digne de gouuerner vne republicque : il
eſt vray que ce bon ſens lá eſtoit accompaigné d’vne ſi grande
& naïfue beauté, qu’il n’y auoit œil qui ne ſe tint content de le
regarder : & ceſte beauté tant exquiſe ſuyuoit la parolle de ſi
pres, qu’on ne ſçauoit à qui donner l’honneur, à la grace, à la
beauté, ou à la parolle. Mais ce qui le faiſoit plus eſtimer, eſtoit
ſa hardieſſe treſgrande, dont le bruit n’eſtoit empeſché pour ſa
ieuneſſe : car en tant de lieux auoit ia monſtré ce qu’il ſçauoit
faire, que non ſeulement les Eſpaignes : mais la France & Italie
eſtimoit grandement ſes vertuz, pource qu’en toutes les guerres
ou il auoit eſté ne ſ’eſtoit point eſpargné. & quand ſon païs
eſtoit en repos, il alloit chercher la guerre aux lieux eſtranges,
ſe faiſant aimer & eſtimer des amis & ennemis. Ce gentilhomme
pour l’amour de ſon capitaine, ſe trouua en ceſte terre ou
eſtoit arriuée la Comteſſe d’Arande, & en regardant la beauté
& bonne grace de ſa fille (qui pour lors n’auoit douze ans)
penſa en luy meſmes que c’eſtoit bien la plus belle & honneſte
perſonne que iamais il auoit veuë, & que ſ’il pouuoit auoir ſa
bonne grace, il en ſeroit plus ſatisfaict que de tous les biens &
plaiſirs qu’il ſçauroit auoir d’vne autre. Et apres auoir longuement
regardé ſe delibera de l’aimer, quelque impoſsibilité que
la raiſon meiſt au deuant, tant pour la maiſon dont elle eſtoit,
que pour l’aage qui ne pouuoit encores entendre tels propos. Mais contre ceſte crainte il ſe fortiffioit d’vne bonne eſperance,
ſe promettant en luy-meſmes, que le temps & la patience
apporteroient heureuſe fin à ſes labeurs. Et des ce temps l’amour
gentil, qui ſans autre occaſion que par la force de luy-meſmes
eſtoit entré au cueur d’Amadour, luy promiſt donner
faueur & tout moyen pour y paruenir. Et pour pourueoir à la
plus grande difficulté qui eſtoit en la loingtaineté du païs ou il
demouroit, & le peu d’occaſion qu’il auoit de reueoir Florinde,
il penſa de ſe marier contre la deliberation qu’il auoit faicte
auec les dames de Barſelonne & de Parpignan, parmy leſquelles
il auoit tellement hanté ceſte frontiere, à cauſe des guerres,
qu’il ſembloit mieulx Catelan que Caſtillan, combien qu’il fuſt
natif d’aupres Tollete, d’vne maiſon riche & honorable, mais
à cauſe qu’il eſtoit puiſné n’auoit pas grand bien de patrimoine.
Si eſt ce qu’amour & fortune le voyant delaiſſé de ſes parents,
delibererent d’y faire vn chef d’œuure, & luy donnerent
(par le moyen de la vertu) ce que les loix du païs luy refuſoiẽt.
Il eſtoit fort bien experimenté en l’eſtat de la guerre, & tant aimé
de tous ſeigneurs & princes, qu’il refuſoit plus ſouuẽt leurs
biens, qu’il n’auoit ſoucy de leur en demander. La Cõteſſe dont
ie vous parle arriua ainſi à Sarragoſſe, & fut tresbien receuë
du Roy, & de toute ſa court. Le gouuerneur de Cathalonne
la venoit ſouuent viſiter, & n’auoit garde de faillir Amadour à
l’acompaigner, pour auoir le plaiſir ſeulement de parler à Florinde.
Et pour ſe donner à cognoiſtre en telle compaignie, ſ’adreſſa
à la fille d’vn vieil cheualier voiſin de ſa maiſon, nommée
Auenturade : laquelle auoit eſté nourrie d’enfance auec
Florinde, tellement qu’elle ſçauoit tout ce qui eſtoit caché en
ſon cueur. Amadour tant pour l’honneſteté qu’il trouua en elle,
que pource qu’elle auoit bien trois mille ducats de rente
en mariage, delibera de l’entretenir comme celuy qui la vouloit
eſpouſer. A quoy volontiers elle preſta l’oreille : & pource
qu’il eſtoit pauure, & le pere de la damoiſelle riche, penſa que
iamais ne ſ’accorderoit au mariage, ſinon par le moyen de la
Comteſſe d’Arande. Dont ſ’adreſſa à madame Florinde, & luy
diſt : Madame, vous voyez ce gentilhomme Caſtillan, qui ſi ſouuent
parle à moy, ie croy que ce qu’il pretend, n’eſt que de m’auoir
en mariage : vous ſçauez quel pere i’ay, lequel iamais ne ſ’y conſentiroit, ſi par madame la Comteſſe & vous, il n’en eſtoit
fort prié. Florinde qui aimoit la damoiſelle comme elle meſme,
l’aſſeura de prendre ceſt affaire à cueur, cõme ſon bien propre.
Et feit tant Auenturade qu’elle luy preſenta Amadour, lequel
en luy baiſant la main cuida eſuanouyr d’aiſe : & la ou il eſtoit
eſtimé le mieulx parlant qui fuſt en Eſpaigne, deuint muet
deuãt Florinde, dont elle fut fort eſtonnée : car combien qu’elle
n’euſt que douze ans, ſi auoit elle deſia bien entendu qu’il n’y
auoit homme en Eſpaigne mieulx diſant ce qu’il vouloit, & de
meilleure grace. Et voyant qu’il ne luy diſoit rien, commença à
luy dire : La renommée que vous auez, ſeigneur Amadour, par
toutes les Eſpaignes, eſt telle, qu’elle vous rend cogneu en ceſte
cõpaignie, & donne deſir & occaſion à ceulx qui vous cognoiſſent,
de ſ’employer à vous faire plaiſir : parquoy ſi en quelque
endroit ie vous en puis faire, vous m’y pouuez employer. Amadour
qui regardoit la beauté de la dame, fut ſi tranſy & rauy,
qu’à peine luy peut il dire grand mercy. Et combien que
Florinde ſ’eſtonnaſt de le veoir ſans reſponſe, ſi eſt-ce qu’elle
l’attribua plustoſt à quelque ſottiſe qu’à la force d’amour, &
paſſa oultre ſans parler d’auantage. Amadour congnoiſſant la
vertu qui en ſi grande ieuneſſe commençoit à ſe monſtrer en
Florinde, diſt à celle qu’il vouloit eſpouſer : ne vous eſmerueillez
point ſi i’ay perdu la parolle deuant madame Florinde, car
les vertuz & ſi ſage parler cachez ſoubs ceſte grande ieuneſſe,
m’ont tellement eſtonné, que ie ne luy ay ſceu que dire. Mais
ie vous prie Auenturade (comme celle qui ſçauez ſes ſecrets)
me dire ſ’il eſt poſsible que de ceſte court elle n’ayt tous les
cueurs des princes & des gentils-hommes, car ceulx qui la congnoiſſent
& ne l’aiment point, ſont pierres ou beſtes. Auenturade
qui deſia aimoit Amadour, plus que tous les hommes du
monde, ne luy voulut rien celer, & luy diſt, que madame Florinde
eſtoit aimée de tout le monde, mais qu’à cauſe de la couſtume
du pays peu de gens parloient à elle : & n’en auoit encores
veu aucun qui en feiſt grand ſemblant, ſinon deux ieunes
princes d’Eſpaigne, qui deſiroient l’eſpouſer, dont l’vn eſtoit
de la maiſon, & fils de l’enfant fortuné : & l’autre eſtoit le ieune
Duc de Cadouce. Ie vous prie, diſt Amadour, dictes moy lequel
vous penſez qu’elle aime le mieulx. Elle eſt ſi ſage, diſt Auenturade, que pour rien elle ne confeſſeroit auoir autre volonté,
que celle de ſa mere : mais à ce que nous pouuons iuger, elle
aime trop mieulx celuy de l’enfant fortuné, que le ieune Duc
de Cadouce. Et ie vous eſtime homme de ſi bon iugement, que
ſi voulez des auiourd’huy vous en pourrez iuger à la verité : car
celuy de l’enfant fortuné eſt nourry en ceſte court, qui eſt l’vn
des plus beaux & parfaicts ieunes princes, qui ſoit en la Chreſtienté.
Et ſi le mariage ſe faiſoit par l’opinion d’entre nous filles,
il ſeroit aſſeuré d’auoir madame Florinde, pour veoir enſemble
la plus belle couple de la Chreſtienté. Et fault que vous
entendiez que combien qu’ils ſoient tous deux bien ieunes, elle
de douze ans, & luy de quinze, ſi a il deſia trois ans, que l’amour
eſt conioincte & commencée : & ſi voulez ſur tous auoir
la bonne grace d’elle, ie vous conſeille de vous faire amy & ſeruiteur
de luy. Amadour fut fort aiſe de veoir que ſa dame aimoit
quelque choſe, eſperant qu’à la longue il gaigneroit le
lieu, non de mary, mais de ſeruiteur : car il ne craignoit rien en
ſa vertu, ſinon qu’elle ne voulut rien aimer. Et apres ces mots
ſ’en alla Amadour, hãter le fils de l’enfant fortuné, duquel il eut
aiſement la bonne grace, car tous les paſſetemps que le ieune
prince aimoit, Amadour les ſçauoit faire : & ſur tous eſtoit fort
adroict à manier les cheuaulx, & à ſ’aider de toutes ſortes d’armes,
& tous autres paſſetemps & ieux, qu’vn ieune hõme doibt
ſçauoir. La guerre commença en Languedoc, & fallut qu’Amadour
retournaſt auec le gouuerneur, ce qui ne fut ſans grands
regrets : car il n’y auoit moyen par lequel il peuſt retourner en
lieu ou il ſceuſt voir Florinde : & pour ceſte occaſion parla à vn
ſien frere qui eſtoit maiordomo de la Royne d’Eſpaigne, & luy
diſt le bon party qu’il auoit trouué en la maiſon de la Comteſſe
d’Arande, de la damoiſelle Auenturade, le priant qu’en ſon abſence
il feiſt tout ſon poſsible que le mariage vint à execution,
& qu’il y employaſt le credit du Roy & de la Royne, & de tous
ſes amis. Le gentilhomme qui aimoit ſon frere, tant pour le lignage
que pour ſes grandes vertuz, luy promiſt faire tout ſon
pouuoir, ce qu’il feiſt : en ſorte que le pere vieil & auaricieux
oublia ſon naturel, pour regarder les vertuz d’Amadour, leſquelles
la Comteſſe d’Arãde, & ſur toutes la belle Florinde, luy
peignoient deuant les yeulx, & pareillement le ieune Comte d’Arande, qui commença à croiſtre, & en croiſſant à aimer les
gens vertueux. Et quand le mariage fut accordé entre les parẽs,
ledict maiordomo enuoya querir ſon frere, tandis que les trefues
durerẽt entre les deux Roys. Durant ce temps, le Roy d’Eſpaigne
ſe retira à Madric, pour euiter le mauuais air, qui eſtoit
en pluſieurs lieux : & par l’aduis de pluſieurs de ſon conſeil, à la
requeſte auſsi de la Comteſſe d’Arande feit le mariage de l’heritiere
Ducheſſe de Medmaceli auec le petit Comte d’Arande,
tãt pour le bien & vnion de leur maiſon, que pour l’amour qu’il
portoit à la Comteſſe d’Arande, & voulut faire ces nopces au
chaſteau de Madric. A ces nopces ſe trouua Amadour, qui pourchaſſa
ſi biẽ les ſiennes, qu’il eſpouſa celle dont il eſtoit plus aimé
qu’il n’aimoit, ſinon que le mariage luy eſtoit couuerture &
moyen de hanter le lieu ou ſon eſprit demouroit inceſſammẽt.
Apres qu’il fut marié, print telle hardieſſe & priuauté en la maiſon
de la Comteſſe d’Arande, que lon ne ſe gardoit de luy non
plus que d’vne femme. Et cõbien qu’alors n’euſt que vingtdeux
ans, ſi eſtoit il ſi ſage, que la Comteſſe luy cõmuniquoit toutes
ſes affaires, & cõmandoit à ſon fils & à ſa fille de l’entretenir, &
croire ce qu’il leur cõſeilleroit. Ayant gaigné le poinct de ſi grãde
eſtime ſe conduiſoit ſi ſagement & finement, que meſmes
celle qu’il aimoit ne cognoiſſoit point ſon affection : mais pour
l’amour de la femme dudict Amadour, qu’elle aimoit plus que
nulle autre, elle eſtoit ſi priuée de luy, qu’elle ne luy diſsimuloit
choſe qu’elle penſaſt : & gaigna ce poinct qu’elle luy declara toute
l’amour qu’elle portoit au fils de l’enfant fortuné, & luy qui
ne taſchoit qu’à la gaigner entieremẽt, luy en parloit inceſſammẽt,
car il ne luy challoit de quelpropos il luy parlaſt, mais qu’il
euſt moyen de l’entretenir longuement. Il ne demeura pas vn
mois à la cõpaignie apres ſes nopces, qu’il ne fuſt contrainct de
retourner à la guerre, ou il demeura plus de deux ans, ſans reuenir
veoir ſa femme, laquelle ſe tenoit touſiours ou elle auoit
eſté nourrie. Durant ce temps eſcriuoit ſouuent Amadour à ſa
femme, mais le plus fort de ſa lettre eſtoit des recõmendations
à Florinde, qui de ſon coſté ne failloit à les luy rendre, & mettoit
ſouuẽt quelque bon mot de ſa main en la lettre qu’Auenturade
eſcriuoit, qui eſtoit occaſion de rendre ſon mary treſſoigneux
à luy reſcrire ſouuent : mais en tout cecy ne cognoiſſoit rien Florinde, ſinon qu’elle l’aimoit cõme s’il euſt eſté ſon
frere : pluſieurs fois alla & vint Amadour, en ſorte qu’en cinq
ans ne veid Florinde deux mois durant : & toutesfois l’amour
en deſpit de l’eſlongnement, & de la longue abſence, ne laiſſoit
pas de croiſtre. Or aduint qu’il feit vn voyage pour venir veoir
ſa femme, & trouua la Cõteſſe biẽ loing de la court, car le Roy
d’Eſpaigne s’en eſtoit allé à Vãdelonſie, & auoit mené auec luy
le ieune Comte d’Arande, qui deſia cõmençoit à porter armes.
La Comteſſe s’eſtoit retirée en vne maiſon de plaiſance qu’elle
auoit ſur la frõtiere d’Arragon & Nauarre, & fut fort aiſe quãd
elle veid venir Amadour, lequel pres de trois ans auoit eſté abſent.
Il fut bien receu d’vn chacun, & commanda la Comteſſe
qu’il fuſt traicté comme ſon propre fils. Tandis qu’il fut auec elle,
elle luy communiqua toutes les affaires de ſa maiſon, & en
remettoit la plus part à ſon opinion, & gaigna vn ſi grand credit
en ceſte maiſon, qu’en tous lieux ou il vouloit, on luy ouuroit
la porte, eſtimant ſa preud’homie ſi grande, qu’on ſe fioit
en luy de toutes choſes, comme à vn ſainct ou vn Ange. Florinde
pour l’amitié qu’elle portoit à ſa femme & à luy le cheriſſoit
en tous lieux ou elle le voyoit, ſans rien cognoiſtre de ſon
intẽtion : parquoy elle ne ſe gardoit d’aucune contenãce, pource
que ſon cueur ne ſouffroit point de paſsion, ſinon qu’elle
ſentoit vn grand contentement quand elle eſtoit aupres d’Amadour :
mais autre choſe n’y penſoit. Amadour pour euiter le
iugement de ceux, qui ont experimenté la difference du regard
des amans au pris des autres, fut en grand peine. Car quand
Florinde venoit parler à luy priuéement (comme celle qui ne
pẽſoit nul mal) le feu caché en ſon cueur le bruſloit ſi fort, qu’il
ne pouuoit empeſcher que la couleur n’en demeuraſt au viſage,
& que les eſtincelles ne ſailliſſent par les yeux. Et à fin que par
lõgue frequentation, nul ne ſ’en peuſt apperceuoir, ſe meit à entretenir vne fort belle dame nommée Pauline, femme qui en
ſon temps fut eſtimée ſi belle que peu d’hõmes qui la voyoient
eſchappoient de ſes liens. Ceſte Pauline ayant entendu comme
Amadour auoit mené l’amour à Barſelonne & Perpignan,
en ſorte qu’il eſtoit aimé des plus belles & honneſtes dames du
païs, & ſur toutes d’vne Comteſſe de Pallamõs qu’on eſtimoit
en beauté la premiere de toutes les Eſpaignes, & de pluſieurs autres luy diſt qu’elle auoit grãd pitié de luy, veu qu’apres tant
de bonnes fortunes il auoit eſpouſé vne femme ſi laide que la
ſienne. Amadour entendant bien par ces paroles qu’elle auoit
enuie de remedier à ſa neceſsité, luy tint les meilleurs propos
qu’il luy fut poſsible, penſant qu’en luy faiſant croire vne menſonge,
il luy couuriroit vne verité. Mais elle fine & experimẽtée
en amour, ne ſe contẽta point de parler : mais ſentant tresbien
que ſon cueur n’eſtoit point ſatisfaict de ſon amour, ſe douta
qu’il ne la vouluſt faire ſeruir de couuerture : & pour ceſte occaſion le regardant de ſi pres qu’elle auoit touſiours le regard à
ſes yeux, qu’il ſçauoit ſi bien feindre qu’elle n’en pouuoit rien
iuger, ſinon par obſcur ſoupçon, mais ce n’eſtoit ſans grande
peine au gentil-hõme. Auquel Florinde (ignorãt toutes ſes malices)
s’adreſſoit ſouuẽt deuant Pauline ſi priuément qu’il auoit
vne merueilleuſe peine à contraindre ſon regard contre ſon
cueur : & pour euiter qu’il n’en vint inconuenient, vn iour parlant
à Florinde appuyez tous deux ſur vne feneſtre, luy tint tels
propos : Madame, ie vous prie me vouloir cõſeiller lequel vault
le mieux ou parler ou mourir. Florinde luy reſpõdit promptement :
Ie conſeilleray touſiours à mes amis de parler & non de
mourir, car il y a peu de parolles qui ne ſe puiſſent amender,
mais la vie perduë ne ſe peut recouurer. Vous me promettez
donques, diſt Amadour, que non ſeulemẽt vous ne ſerez marrie
des propos que ie vous veux dire, mais ny eſtonnée iuſques
à ce que vous en entendez la fin. Elle luy reſpondit, dictes ce
qu’il vous plaira, car ſi vous m’eſtõnez nul autre ne m’aſſeurera,
lors luy commença à dire : Ma dame, ie ne vous ay voulu encores
dire la treſgrande affection que ie vous porte, pour deux
raiſons : L’vne, parce que i’attendois par long ſeruice vous en
donner l’experience. L’autre parce que ie doubtois que penſeriez
vne grande outrecuidance en moy (qui ſuis vn ſimple gentil-homme) de m’adreſſer en lieu qui ne m’appartiẽt de regarder :
& encores que ie fuſſe prince, comme vous, la loyauté de
voſtre cueur ne permettroit qu’autre que celuy qui en a prins
poſſeſsion (fils de l’enfant fortunė) vous tienne propos d’amitié.
Mais, ma dame, tout ainſi que la neceſsité en vne forte guerre contrainct faire degaſt du propre bien, & ruiner le bled en
herbe, à fin que l’ennemi n’en puiſſe faire ſon profit, ainſi prẽds-ie le hazard d’auancer le fruict qu’auec le temps i’eſperois cueillir,
à fin que les ennemis de vous & moy, n’en puiſſent faire leur
profit de voſtre dommage. Entendez, ma dame, que des l’heure
de voſtre grande ieuneſſe ſuis tellement dedié à voſtre ſeruice,
que ne ceſſe de chercher les moyens d’acquerir voſtre bonne
grace, & pour ceſte occaſion m’eſtois marié à celle que penſois
que vous aimiez le mieux. Et ſçachant l’amour que vous portez
au fils de l’enfant fortuné, ay mis peine de le ſeruir & hanter,
comme vous auez veu, & tout ce que i’ay pensé vous plaire, ie
l’ay cherché de tout mon pouuoir. Vous voyez que i’ay acquis
la grace de la Comteſſe voſtre mere, du Cõte voſtre frere, & de
tous ceux que vous aimez, tellement que ie ſuis tenu en ceſte
maiſon, non comme vn ſeruiteur mais comme enfant, & tout
le trauail que i’ay pris, il y a cinq ans n’a eſté que pour viure toute
ma vie auec vous. Et entendez que ne ſuis point de ceux qui
pretendent par ce moyen auoir de vous ne bien ne plaiſir autre
que vertueux. Ie ſçay que ie ne vous puis iamais eſpouſer, &
quand ie le pourrois, ie ne voudrois contre l’amour que vous
portez à celuy que ie deſire vous veoir pour mary. Auſsi de
vous aimer d’vn amour vicieux, comme ceux qui eſperent de
leur long ſeruice recompenſe au deshonneur des dames, ie ſuis
ſi loing de ceſte affectiõ, que i’aimerois mieux vous veoir morte,
que de vous ſçauoir moins digne d’eſtre aimée, & que la vertu
fuſt amoindrie en vous, pour quelque plaiſir qui m’en ſceuſt
aduenir. Ie ne pretends pour la fin & recõpenſe de mon ſeruice,
qu’vne choſe, c’eſt que me vouliez eſtre maiſtreſſe ſi loyalle,
que iamais vous ne m’eſlõgnez de voſtre bõne grace, que vous
me conteniez au degré ou ie ſuis, vous fiant en moy plus qu’en
nul autre, prenant ceſte ſeureté de moy, que ſi pour voſtre
honneur ou choſe qui vous touchaſt, vous auiez beſoing de
la vie d’vn gentil-homme, la mienne y ſera de tres-bon cueur
employée, & en pouuez faire eſtat. Pareillement que toutes
les choſes honneſtes & vertueuſes, que iamais ie feray, ſeront
faictes ſeulement pour l’amour de vous. Et ſi i’ay faict
pour dames, moindres que vous, choſe dont lon ait faict eſtime,
ſoyez ſeure, que pour vne telle maiſtreſſe mes entrepriſes
croiſtront, de ſorte que les choſes que ie trouuois difficiles, &
impoſsibles, me ſeront faciles : mais ſi ne m’acceptez pour du tout voſtre, ie delibere de laiſſer les armes, & renoncer à la
vertu qui ne m’aura ſecouru au beſoing. Parquoy, ma dame, ie
vous ſupplie que ma iuſte requeſte me ſoit octroyée, puis que
voſtre hõneur & cõſcience ne me la peuuent refuſer. La ieune
dame oyant vn propos non accouſtumé, commence à changer
couleur, & baiſſer les yeux comme femme eſtonnée : toutesfois
elle qui eſtoit ſage luy diſt : Puis qu’ainſi eſt Amadour, que vous
ne demandez de moy que ce qu’en auez, pourquoy eſt ce que
vous me faictes vne ſi longue harangue ? I’ay ſi grand peur que
ſoubs voz honneſtes propos il y ait quelque malice cachée,
pour deceuoir l’ignorance ioincte auec ma ieuneſſe, que ie ſuis
en grande perplexité de vous reſpondre. Car de refuſer l’honneſte
amitié que vous m’offrez, ie ferois le contraire de ce que
i’ay faict iuſques icy, qui me ſuis plus fiée en vous, qu’en tous les
hommes du monde. Ma conſcience ne mon honneur ne contreuiennẽt
point à voſtre demande, n’y à l’amour que ie porte
au fils de l’enfant fortuné, car il eſt fondé ſur mariage, ou vous
ne pretendez rien. Ie ne ſçache choſe qui me doiue empeſcher
de vous faire reſponſe, ſelon voſtre dire, ſinon vne crainte que
i’ay en mon cueur, fondée ſur le peu d’occaſion que vous auez
de tenir tels propos. Car ſi vous auez ce que vous demandez,
qui vous contrainct d’en parler ſi affectueuſement ? Amadour
qui n’eſtoit ſans reſponſe, luy diſt : Ma dame, vous parlez treſprudemment,
& me faictes tant d’honneur de la fiance que dictes
auoir en moy, que ſi ie ne me contente d’vn tel bien, ie ſuis indigne
de tous les autres. Mais entendez, ma dame, que celuy
qui veult baſtir vn edifice perpetuel, doit regarder vn ſeur &
ferme fondement : parquoy moy qui deſire perpetuellement
demeurer en voſtre ſeruice, ie regarde, non ſeulement les
moyens de me tenir pres de vous, mais auſsi d’empeſcher que
lon ne puiſſe congnoiſtre la grande affection que ie vous porte.
Car combien qu’elle ſoit tant honeſte qu’elle ſe puiſſe preſcher
par tout, ſi eſt-ce que ceux qui ignorent le cueur des amãs,
ſouuent iugent contre verité. Et de lá vient autant de mauuais
bruit, que ſi les effects eſtoient meſchans. Ce qui m’a faict
aduancer de le vous dire & declarer, c’eſt Pauline, laquelle a
prins vn tel ſoupçon ſur moy, ſentant biẽ en ſon cueur, que ne
la puis aimer, qu’elle ne faict en tous lieux qu’eſpier ma contenance : & quand venez parler à moy deuant elle, ainſi priuéement,
i’ay ſi grand peur de faire quelque ſigne, ou elle fonde
iugement que ie tombe en l’inconuenient dont ie me veux
garder : en ſorte que i’ay penſé vous ſupplier que deuant elle, &
celles que vous congnoiſſez ainſi malicieuſes, vous ne veniez
parler à moy ainſi ſoudainement, car i’aimerois mieux eſtre
mort, que creature viuãte en euſt la cognoiſſance. Et n’euſt eſté
l’amour que i’ay à voſtre hõneur, ie n’auois point encores deliberé
de vous tenir tels propos, car ie me tiens aſſez heureux &
content de l’amour & fiance que me portez ou ie ne demande
rien d’aduantage que la perſeuerance. Florinde tant cõtente
qu’elle n’en pouuoit plus porter, commẽça ſentir en ſon cueur
quelque choſe plus qu’elle n’auoit acouſtumé, & voyãt les honeſtes
raiſons qu’il luy alleguoit, luy diſt que la vertu & honeſteté
reſpondoient pour elle, & luy accordoiẽt ce qu’il demandoit.
Dont ſi Amadour fut ioyeux, nul qui aime n’en peult
douter : mais Florinde creut trop plus ſon conſeil qu’il ne vouloit.
Car elle qui eſtoit craintifue, non ſeulement deuant Pauline,
mais en tous autres lieux, commença à ne le chercher plus,
comme auoit couſtume : & en ceſt eſlongnement trouua mauuaiſe
la frequentation qu’Amadour auoit auec Pauline, laquelle
elle trouua tant belle, qu’elle ne pouuoit croire qu’il ne l’aimaſt.
Et pour paſſer ſa triſteſſe, entretenoit touſiours Auenturade,
laquelle commença fort à eſtre ialouſe de ſon mary &
de Pauline, & s’en complaignoit ſouuent à Florinde, qui la conſoloit
le mieux qu’il eſtoit poſsible, cõme celle qui eſtoit frappée
d’vne meſme peſte. Amadour s’apperceuant bien toſt de la
contenãce de Florinde, & non ſeulement penſa qu’elle s’eſlongnoit
de luy par ſon conſeil, mais qu’il y auoit quelque faſcheuſe
opinion meſlée. Et vn iour en venant de veſpres d’vn monaſtere,
il luy diſt : Ma dame, quelle contenance me faictes vous ?
Telle que ie penſe que vous voulez, reſpõd Florinde. A l’heure
ſoupçonnãt la verité, pour ſauoir s’il eſtoit vray, va dire : Ma dame,
i’ay tant faict par mes iournées, que Pauline n’a plus d’opinion
de vous. Elle luy reſpond, vous ne ſçauriez mieux faire
pour vous & pour moy, car en faiſant plaiſir à vous meſmes,
vous me faictes honneur. Amadour iugea par ceſte parolle
qu’elle eſtimoit qu’il prenoit plaiſir à parler à Pauline, dont il fut ſi deſeſperé qu’il ne ſe peut tenir de luy dire en colere : Ma
dame, c’eſt bien toſt commencé de tourmenter vn ſeruiteur &
le lapider : car ie ne penſe point auoir porté peine qui m’ait eſté
plus ennuyeuſe, que la contraincte de parler à celle que ie n’aime
point. Et puis que ce que ie fais pour voſtre ſeruice eſt prins
de vous en autre part, ie ne parleray iamais à elle, & en aduienne
ce qu’il pourra aduenir. Et à fin de diſsimuler autant mon
courroux que i’ay faict mon contẽtemẽt, ie m’en vois en quelque
lieu cy aupres, attẽdant que voſtre fantaſie ſoit paſsée. Mais
i’eſpere que i’auray quelques nouuelles de mon capitaine de
retourner à la guerre, ou ie demeureray ſi lõg temps, que vous
cognoiſtrez qu’autre choſe que vous ne me tient en ce lieu : &
en ce diſant (ſans attendre reſponſe d’elle) s’en partit incontinent :
& elle demeura tant ennuyée & triſte, qu’il n’eſtoit poſſible
de plus. Et commença l’amour poulsé de ſon contraire, à
monſtrer ſa treſgrande force : tellemẽt qu’elle cognoiſſant ſon
tort, inceſſammẽt eſcriuoit à Amadour, le priant de vouloir retourner :
ce qu’il feit apres quelques iours que ſa grande colere
luy fut diminuée. Et ne ſçaurois bien entreprẽdre de vous cõpter
par le menu les propos qu’ils eurent pour rompre ceſte ialouſie,
mais il gaigna la battaille, tant quelle luy promiſt qu’elle
ne croiroit iamais, non ſeulement qu’il aimaſt Pauline, mais
qu’elle ſeroit toute aſſeurée, que ce luy ſeroit vn martire trop
importable de parler à elle ou à autre, ſinon pour luy faire ſeruice.
Apres que l’amour eut vaincu ce preſent ſoupçon, & que
les deux amans commencerẽt à prendre plus de plaiſir que iamais
à parler enſemble, les nouuelles vindrẽt que le Roy d’Eſpaigne
enuoyoit toute ſon armée à Saulſe. Parquoy celuy qui
auoit accouſtumé d’y eſtre le premier, n’auoit garde de faillir à
pourchaſſer ſon hõneur : mais il eſt vray que c’eſtoit auec autre
regret qu’il n’auoit accouſtumé, tant de perdre le plaiſir qu’il
auoit, que de peur de trouuer mutation à ſon retour, pource
qui voyoit Florinde pourchaſſée de grãds princes & ſeigneurs,
& deſia paruenuë à l’aage de quinze ans, qu’il penſa que ſi en
ſon abſence elle eſtoit mariée, n’auroit plus occaſion de la
veoir, ſinon que la Comteſſe d’Arande luy donnaſt ſa femme
pour compaigne. Et mena ſi bien ſon affaire enuers tous ſes
amis, que la Comteſſe & Florinde luy promirẽt, qu’en quelque lieu qu’elle fuſt mariée, ſa femme Auenturade iroit. Et combien
qu’il fuſt queſtion de marier Florinde en Portugal, ſi eſtoit
il deliberé que ſa femme ne l’abandõneroit iamais : & ſur ceſte
aſſeurance (non ſans regret indicible) s’en partit Amadour, &
laiſſa ſa femme auec la Cõteſſe. Quand Florinde ſe trouua ſeule
apres le departement de ſon ſeruiteur, elle ſe meit à faire
toutes choſes ſi bonnes & vertueuſes, qu’elle eſperoit par cela
attaindre le bruit des plus parfaictes dames, & d’eſtre reputée
digne d’auoir vn tel ſeruiteur. Amadour eſtant arriué à Barſelonne,
fut feſtoyé des dames, cõme il auoit accouſtumé : mais le
trouuerẽt tant changé qu’ils n’euſſent iamais pensé que mariage
euſt telle puiſſance ſur vn homme, comme il auoit ſur luy,
car il ſembloit qu’il ſe faſchaſt, de veoir les choſes qu’autresfois
auoit deſirées : & meſme la Comteſſe de Palamons (qu’il auoit
tant aimée) ne ſceuſt trouuer moyen de le faire ſeulement aller
iuſques à ſon logis. Amadour arreſta à Barſelonne le moins
qu’il luy fut poſsible, comme celuy à qui l’heure tardoit d’eſtre
au lieu ou l’honneur ſe peult acquerir. Et luy arriué à Saulce
commença la guerre grande & cruelle entre les deux Roys, laquelle
ne ſuis deliberée de racõpter, n’auſsi les beaux faicts que
y feiſt Amadour : car au lieu de compte, faudroit faire vn bien
grãd liure. Et ſçachez qu’il emportoit le bruit par deſſus tous ſes
compaignons. Le Duc de Nagyeres arriua à Perpignan ayant
charge de deux mil hommes, & pria Amadour d’eſtre ſon lieutenant,
lequel auec ceſte bande feit tant bien ſon deuoir que
lon n’oyoit en toutes les eſcarmouches crier autre que Nagyeres.
Or aduint que le Roy de Thunis, qui de long temps faiſoit
la guerre aux Eſpaignols, entẽdãt comme les Roys d’Eſpaigne
& de France faiſoient guerre l’vn contre l’autre ſur les frontieres
de Perpignan & Narbonne, penſa qu’en meilleure ſaiſon
ne pouuoit faire deſplaiſir au Roy d’Eſpaigne, & enuoya vn
grand nombre de fuſtes & autres vaiſſeaux pour piller & deſtruire
ce qu’ils pourroient trouuer mal gardé ſur les frontieres
d’Eſpaigne. Ceux de Barſelonne voyant paſſer deuant eux vne
grande quantité de voilles, en aduertirent le Roy qui eſtoit à
Saulce, lequel incontinent enuoya le Duc de Nagyeres à Palamons.
Et quãd les nauires cogneurẽt que le lieu eſtoit ſi biẽ gardé, feignirẽt de paſſer outre, mais ſur l’heure de minuict nerent & meirent tant de gens à terre, que le Duc de Nagyeres
ſurpris de ſes ennemis, fut emmené priſonnier. Amadour qui
eſtoit fort vigilant entendit le bruit, & aſſembla incõtinent le
plus grand nombre de ſes gēs qu’il peut, & ſe defendit ſi bien,
que la force de ſes ennemis fut long tẽps ſans luy pouoir nuire.
Mais à la fin ſçachãt que le Duc de Nagyeres eſtoit pris, & q̃ les
Turcs eſtoiẽt deliberez de mettre le feu à Palamons, & le bruſler
en la maiſon ou il tenoit fort contre eux, aima mieux ſe rendre que d’eſtre cauſe de la perdition des gens de biẽ, qui eftoiẽt
en ſa cõpaignie, & auſsi que ſe mettant à rançon eſperoit encores
veoir Florinde : alors ſe rẽdit à vn Turc nommé Derlin gouuerneur du Roy de Thunis, lequel le mena à ſon maiſtre, ou il
fut tresbien receu & honoré, & encore mieux gardé, car ils penſoient
bien l’ayant entre leurs mains, auoir l’Achilles de toutes
les Eſpaignes : ainſi demeura Amadour pres de deux ans au ſeruice
du Roy de Thunis. Les nouuelles vindrent en Eſpaigne de
ceſte priſe, dont les parẽs du Duc de Nagyeres feirẽt vn grand
dueil, mais ceux qui aimoient l’hõneur du païs eſtimerent plus
grande la perte d’Amadour. Le bruit en vint en la maiſon de la
Comteſſe d’Arande, ou pour lors eſtoit la pauure Auenturade
griefuement malade. La Comteſſe qui ſe doutoit bien fort de
l’affection qu’Amadour portoit à ſa fille (ce qu’elle ſouffroit &
diſsimuloit pour les vertuz qu’elle congnoiſſoit en luy) appella
ſa fille à part, & luy diſt les piteuſes nouuelles. Florinde, qui ſçauoit
bien diſsimuler luy diſt, que c’eſtoit grãde perte pour toute
leur maiſon, & que ſur tout elle auoit pitié de ſa pauure femme,
veu meſmement la maladie ou elle eſtoit. Mais voyant ſa
mere pleurer ſi fort, laiſſa aller quelques larmes pour luy tenir
cõpaignie, à fin que par trop feindre, la feincte ne fuſt defcouuerte.
Depuis ceſte heure la Cõteſſe luy en parloit ſouuãt, mais
jamais ne ſceut tirer de ſa contenance choſe ou elle ſceuſt aſſeoir
iugement. Ie laiſſeray à dite les voyages, prieres, oraiſons,
& ieuſnes que faiſoit ordinairemẽt Florinde pour le ſalut d’Amadour.
Lequel incontinent qu’il fut à Thunis ne faillit d’enuoyer
de ſes nouuelles à ſes amis, & par homme ſeur aduertir
madame Florinde qu’il eſtoit en bonne ſanté & eſpoir de la reueoir,
qui fut à la pauure dame le ſeul moyen de ſouſtenir ſon
ennuy. Et ne doutez pas, que le moyen d’eſcrire ne luy fuſt permis, dont elle ſ’en acquita ſi diligemment, qu’Amadour n’eut
point faulte de la conſolation de ſes lettres & epiſtres. Or fut
mandée la Cõteſſe d’Arande pour aller à Sarragoſſe ou le Roy
eſtoit arriué : & lá ſe trouua le ieune Duc de Cardonne, qui feit
ſi grande pourſuitte enuers le Roy & la Royne, qu’ils prierent
la Comteſſe de faire le mariage de luy & de ſa fille. La Cõteſſe
comme celle qui ne leur vouloit en rien deſobeir l’accorda, eſtimant
que ſa fille fort ieune n’auoir volõté que la ſienne. Quãd
tout l’accord fut faict, elle diſt à ſa fille comme elle luy auoit
choiſi le parti qui luy ſembloit le plus neceſſaire. La fille voyant
qu’en vne choſe faicte, ne falloit plus de conſeil, luy diſt, que
Dieu fuſt loué de tout, & voyant ſa mere ſi eſtrãge enuers elle,
aima mieux luy obeir que d’auoir pitié de ſoymeſmes. Et pour
la reſiouïr de tãt de malheur, entẽdit que l’ẽfant fortuné eſtoit
malade à la mort, mais iamais deuant ſa mere ne nul autre en
feiſt vn ſeul ſemblãt, & ſe contraignit ſi bien que les larmes par
force retirées en ſon cueur, feirent faillir le ſang par le nez, en
telle abondance que la vie fut en danger de ſ’en aller quant &
quant : & pour la reſtaurer eſpouſa celuy qu’elle euſt bien voulu
changer à la mort. Apres ces nopces faictes, s’en alla Florinde
auec ſon mary en la Duché de Cardonne, & mena auec elle
Auenturade, à laquelle elle faiſoit priuéement ſes complainctes,
tant de la rigueur que ſa mere luy auoit tenuë, que du regret
d’auoir perdu le fils de l’ẽfant fortuné, mais du regret d’Amadour
ne luy parloit que par maniere de la conſoler. Ceſte
ieune dame doncques ſe delibera de mettre Dieu & l’honneur
deuant ſes yeux, & de diſsimuler ſi bien ſes ennuyz, que iamais
nul des ſiens ne s’apperceut que ſon mary luy deſpleuſt. Ainſi
paſſa vn lõg tẽps Florinde, viuãt d’vne vie nõ moins belle que
la mort : ce qu’elle ne faillit à mander à ſon bon ſeruiteur Amadour,
lequel cognoiſſant ſon grãd & honeſte cueur, & l’amour
qu’elle portoit à l’enfant fortuné, penſa qu’il eſtoit impoſsible
qu’elle ſceuſt viure longuemẽt, & la regretra comme celle qu’il
tenoit pis que morte. Et ceſte peine augmenta ce qu’il auoit, &
eut voulu demeurer toute ſa vie eſclaue comme il eſtoit, & que
Florinde euſt eu vn mary ſelon ſon deſir, oubliãt ſon mal pour
celuy qu’il ſentoit que portoit s’amie. Et pource qu’il entendit
par vn amy, qu’il auoit acquis en la court du Roy de Thunis, que le Roy eſtoit deliberé de luy faire preſenter le pal, ou qu’il
euſt à renoncer ſa foy, pour enuie qu’il auoit s’il le pouuoit rendre
bon Turc de le tenir auec luy, il feit tãt auec le maiſtre qui
l’auoit pris qu’il le laiſſa aller ſur ſa foy, le mettãt à ſi grãde rançon,
qu’il ne penſoit point qu’vn homme de ſi peu de biens la
peuſt trouuer. Ainſi ſans en parler au Roy, le laiſſa ſon maiſtre
aller ſur ſa foy. Luy venu à la court deuers le Roy d’Eſpaigne s’ẽ
partit bien toſt pour aller chercher ſa rançon à tous ſes amis, &
s’en alla droit à Barſelonne, ou le ieune Duc de Cardonne, ſa
mere & Florinde eſtoient allez pour quelque affaire. Auenturade,
ſi toſt qu’elle oït des nouuelles de lavenuë de ſon mary, le
diſt à Florinde, laquelle ſ’en reſiouït comme pour l’amour d’elle.
Mais craignant que la ioye qu’elle auoit de le veoir luy feiſt
changer le viſage, & que ceux qui ne la cognoiſſoient en prinſent
mauuaiſe opinion, ſe tint à vne feneſtre pour le veoir venir
de loing, & ſi toſt quelle l’aduiſa, deſcendit vn eſcallier tant
obſcur qu’on ne pouuoit congnoiftre ſi elle changeoit de couleur.
Ainſi embraſſant Amadour le mena en ſa chambre, & de
lá à ſa belle mere qui ne l’auoit iamais veu. Mais n’y demeura
pas deux iours qu’il ſe feit autant aimer dans leur maiſon, qu’il
eſtoit en celle de la Cõteſſe d’Arande. Ie vous laiſſeray les propos
que Florinde & Amadour eurent enſemble, & les cõplainctes
qu’il luy feit des maux qu’il auoit receuz en ſon abſence.
Apres pluſieurs larmes iettées du regret qu’elle auoit, tant d’eſtre
mariée cõtre ſon cueur, que d’auoir perdu celuy qu’elle aimoit
tant, lequel iamais n’eſperoit de reueoir, ſe delibera de
prendre ſa conſolation en l’amour & ſeureté qu’elle portoit à
Amadour, ce que toutesfois elle ne luy oſoit declarer : mais luy
qui s’en doubtoit bien, ne perdoit occaſion ne temps pour
luy faire congnoiſtre le grand amour qu’il luy portoit. Sur le
point qu’elle eſtoit preſque gaignee à le receuoir, non à ſeruiteur,
mais à ſeur & parfaict amy, arriua vne merueilleuſe fortune.
Car le Roy pour quelques affaires d’importance manda incontinent
Amadour, dont ſa femme eut ſi grand regret, qu’en
oyant ces nouuelles elle s’eſuanoït, & tomba d’vn degré ou
elle eſtoit, dont elle ſe bleſſa ſi fort, qu’oncques puis n’en releua.
Florinde qui par ceſte mort perdoit toute ſa conſolation,
feit tel dueil que peult faire celle qui ſe ſent deſtituée de bons parens & amis, mais encores le print plus mal en gré Amadour :
car d’vn coſté il perdoit l’vne des plus femmes de bien qui oncques
fut : & de l’autre le moyen de jamais pouuoir reueoir Florinde,
dont il tomba en telle maladie, qu’il cuida ſoudainemẽt
mourir. La vieille Ducheſſe de Cardonne inceſſamment le viſitoit,
& luy alleguoit des raiſons de philoſophie, pour luy faire
porter patiemment ceſte mort, mais rien n’y ſeruoit : car ſi la
mort d’vn coſté le tourmentoit, l’amour de l’autre coſté augmẽtoit
ſon martire. Voyant Amadour que ſa femme eſtoit enterrée,
& que ſon maiſtre le mandoit (parquoy il n’auoit nulle
occaſion de demeurer) eut tel deſeſpoir en ſon cueur, qu’il cuida
perdre l’entendemẽt. Florinde qui en le conſolant eſtoit en
deſolation, fut toute vne apres diſnée à luy venir les plus honeſtes
propos qu’il luy fut poſsible, pour luy cuider diminuer la
grandeur de ſon dueil, l’aſſeurãt qu’elle trouueroit moyen de le
pouuoir reueoir plus ſouuẽt qu’il ne cuidoit. Et pource qu’il deuoit
partir le matin, & qu’il eſtoit ſi foible qu’il ne pouuoit bouger de deſſus ſon lict, la ſupplia de le venir veoir au ſoir apres
que chacun y auroit eſté : ce qu’elle luy promiſt ; ignorãt que l’extremité d’amour ne congnoiſt nulle raiſon. Et luy qui ne veoit
aucune eſperãce de iamais pouuoir reueoir celle que ſi longuement
auoit ſeruie, & ne qui iamais n’auoit en autre traictemẽt
que celuy qu’auez ouy, fut tãt combatu de l’amour lõguement
diſsimulé, & du deſeſpoir qu’elle luy monſtroit (tous moyens
de la hanter perduz) ſe delibera de iouer à quitte & à double,
ou du tout la perdre, ou du tout la gaigner, & ſe payer en vne
heure du bien qu’il penſoit auoir merité. Il feit bien encourtiner
ſon lict, de ſorte que ceux qui venoient en la chambre ne
l’euſſent ſceu veoir, & ſe plaignoit beaucoup plus que de couſtume,
tant que tous ceux de la maiſon ne penſoient pas qu’il
deuſt viure vingt & quatre heures. Apres que chacun l’eut viſité
au ſoir Florinde (à la requeſte meſmes de ſon mary) y alla eſperant
pour le conſoler luy declarer ſon aſſection, & que du tout
elle le vouloit aimer autant que l’honneur le peuſt permettre.
Et elle aſsiſe en vne chaiſe, qui eſtoit au cheuet du lict dudict Amadour
lá commença ſon reconfort par plorer auecques luy.
Amadour la voyant rẽplie de tels dueils & regrets, penſa qu’en
ce grand tourment pourroit plus facilement venir à la fin de ſon intention, & ſe leua de deſſus ſon lict : dequoy faire Florinde
penſant qu’il fuſt trop foible, le voulut engarder. Et ſe mettant
à genoulx, luy diſt : Fault il que pour jamais ie vous perde
de veuë ? Et en ce diſant ſe laiſſa tomber entre ſes bras, cõme vn
homme à qui force default. La pauure Florinde l’embraſſa &
le ſouſtint bien longuement, faiſant tout ce qu’il luy eſtoit poſſible
pour le cõſoler : mais la medecine qu’elle luy bailloit pour
amander ſa douleur, la luy rendoit beaucoup plus forte : car en
faiſant le demy mort, & ſans parler, ſ’eſſaya à chercher ce que
l’honneur des femmes defend. Quand Florinde ſ’apperceut de
ſa mauuaife volonté, ne la pouuant croire, veu les honneſtes
propos que touſiours luy auoit tenuz, luy demanda que c’eſtoit
qu’il vouloit : mais Amadour craignant d’ouyr ſa reſponſe, qu’il
ſçauoit bien ne pouuoir eſtre autre que chaſte & honneſte, ſans
rien dire pourſuyuit auec toute la force qui luy fut poſsible, ce
qu’il cherchoit. Dont Florinde bien eſtonnée ſoupçonna qu’il
fuſt hors du ſens, pluſtoſt que de croire qu’il pretẽdiſt à ſon deſhonneur.
Parquoy elle appella tout hault vn gentilhõme qu’elle
ſçauoit bien eſtre en la chambre auec elle : dõt Amadour deſeſperé
iuſques au bout, ſe reietta ſur ſon lict ſi ſoudainement,
que le gentilhomme penſoit qu’il fuſt treſpaſſé. Florinde qui
ſ’eſtoit leuée de ſa chaiſe, diſt : allez & apportez viſtement quelque
bon vinaigre, ce que le gẽtilhomme feiſt. A l’heure Florinde
commẽça à dire : Amadour quelle follie vous eſt montée en
l’entendement ? & qu’eſt-ce qu’auez penſé & voulu faire ? Amadour
qui auoit perdu toute raiſon, par la force d’amour, luy diſt :
Vn ſi long ſeruice que le mien, merite-il recompenſe de telle
cruauté ? Et ou eſt l’honneur, diſt Florinde, que tãt de fois vous
m’auez preſché ? Ha ma dame ! diſt Amadour, il me ſemble qu’il
n’eſt poſsible de plus parfaitement aimer voſtre honneur que
ie fais. Car quand vous auez eſté à marier, i’ay ſi bien ſceu vaincre
mon cueur, que vous n’auez iamais ſceu congnoiftre ma volonté : maintenant que vous eſtes mariée, & que voſtre honneur
peult eſtre couuert, quel tort vous tiens ie de demander
ce qui eſt mien ? car par la force d’amour ie vous ay gaignée. Celuy
qui premier a eu voſtre cueur, a ſi mal pourſuiuy le corps,
qu’il a merité perdre le tout enſemble. Celuy qui poſſede voſtre
corps, n’eſt digne d’auoir voſtre cueur, parquoy meſmes le corps n’eſt ſien ny ne luy appartient. Mais moy, ma dame, durãt
cinq ou ſix ans, i’ay porté tant de peines & trauaux pour vous,
que ne pouuez ignorer qu’à moy ſeul n’appartienne le corps &
le cueur, pour lequel i’ay oublié le mien. Et ſi vous vous en cuidez
deffendre par la conſcience, ne doubtez point que ceux qui
ont eſprouué les forces d’amour ne reiettẽt le blaſme ſus vous,
qui m’auez tellement rauy ma liberté, & esblouy mes ſens par
voz diuines graces, que ne ſçachant deſormais que faire, ie ſuis
contrainct de m’en aller, ſans eſpoir de iamais vous reueoir : Aſſeuré
toutesfois que quelque part ou ie ſois, vous aurez touſiours
part du cueur qui demeurera voſtre à iamais, ſoit ſur terre,
ſoit ſur eau, ou entre les mains de mes plus cruels ennemis.
Mais ſi i’auois auant mon partemẽt la ſeureté de vous, que mon
grand amour merite, ie ſerois aſſez fort pour ſouſtenir en patience
les ennuiz de ceſte longue abſence. Et ſ’il ne vous plaiſt
m’ottroyer ma requeſte, vous oyrez bien toſt dire que voſtre
rigueur m’aura donné vne malheureuſe & cruelle mort. Florinde
non moins eſtonnée que marrie, d’ouyr tenir tels propos
à celuy duquel elle n’eut iamais ſoupçon de choſe ſemblable,
luy diſt en pleurant : Helas Amadour ! font-ce les vertueux
propos que durant ma ieuneffe vous m’auez tenuz ? Eſt-ce cy
l’honneur de la conſcience que vous m’auez maintes fois conſeillée
pluſtoſt mourir que perdre ? Auez vous oublié les bons
exemples que vous m’auez donnné des vertueuſes dames, qui
ont reſiſté à la folle amour, & le deſpris que vous auez touſiours`
faict des folles dames ? Ie ne puis croire, Amadour, que ſoyez ſi
loing de vous meſmes, que Dieu, voſtre cõſcience, & mon honneur ſoiẽt du tout morts en vous. Mais ſi ainſi eſt que vous le dictes,
ie louë la bõté diuine, qui a preuenu au malheur ou maintenant
ie m’en allois precipiter, en me monſtrant par voſtre parolle
le cueur que i’ay tant ignoré. Car ayant perdu le fils de
l’enfant fortuné, non ſeulemẽt pour eſtre mariée ailleurs, mais
pource que ie ſçay bien qu’il en aime vne autre : & me voyant
mariée à celuy que ie ne puis aimer, quelque peine que i’y mette,
ne auoir pour agreable, i’auois penſé & deliberé d’entieremẽt
& de tout mon cueur & affection vous aimer, fondãt ceſte
amitié ſur la vertu que i’ay tant congneuë en vous, & laquelle
par voſtre moyen, ie penſe auoir attaincte. C’eſt d’aimer plus mon honneur & ma conſcience que ma propre vie. Sur ceſte
pierre d’honneſteté, i’eſtois venuë icy, deliberée de prendre
vn treſſeur fondement, mais Amadour, en vn moment m’auez
monſtré, qu’en lieu d’vne pierre nette & pure, le fondement
de ceſt edifice eſt aſsis ſur vn ſablon leger & mouuant, ou
ſur la fange molle & infame. Et combien que i’euſſe deſia commẽcé grande partie du logis, ou i’eſperois faire perpetuelle demeure,
ſoudain du tout l’auez ruiné. Parquoy vous fault quant
& quant rompre l’eſperance que vous auez iamais euë en moy,
& vous deliberer qu’en quelque lieu que ie ſois ne me chercher,
ne par parolle, ne par contenance. Et n’eſperez que ie puiſſe ou
vueille iamais changer mon opinion. Ie le vous dy auec tel regret,
qu’il ne peult eſtre plus grand : mais ſi ie fuſſe venuë iuſques
à auoir iuré parfaicte amitié auec vous, ie ſents bien mon
cueur tel qu’il fuſt mort en telle rompure : combien que l’eſtonnement
que i’ay d’eſtre deceuë eſt ſi grand, que ie ſuis ſeure
qu’il rendra ma vie ou briefue ou douloureuſe. Et ſur ce mot,
ie vous dy à Dieu, & c’eſt pour iamais. Ie n’entreprends point
de vous dire la douleur que ſentoit Amadour, eſcoutant ces
parolles : car non ſeulemẽt euſt eſté impoſsible de l’eſcrire, mais
de la penſer, ſinon à ceulx qui ont experimenté la pareille. Et
voyant que ſur ceſte cruelle concluſion elle ſ’en alloit, l’arreſta
par le bras, ſçachant tresbien que ſ’il ne luy oſtoit la mauuaiſe
opinion qu’il luy auoit donnée, qu’à iamais il l’a perdroit.
Parquoy il luy diſt, auec le plus feinct viſage qu’il peut prendre :
Madame, i’ay toute ma vie deſiré d’aimer vne femme de
bien, & pource que i’en ay trouué ſi peu, i’ay bien voulu experimenter
pour veoir ſi vous eſtiez par voſtre vertu, digne d’eſtre
autant eſtimée que aimée. Ce que maintenant ie ſçay pour certain,
dont ie loue Dieu, qui adreſſa mon cueur à aimer tant de
perfection : vous ſuppliant me pardonner ceſte folle & audacieuſe
entreprinſe, puis que vous voyez que la fin en tourne à
voſtre honneur, & à mon grand contentement. Florinde qui
commençoit à congnoiſtre la malice des hommes par luy, tout
ainsi qu’elle auoit eſté difficile à croire le mal ou il eſtoit, auſsi
fut elle encores plus à croire le bien ou il n’eſtoit pas, & luy diſt :
Pleuſt à Dieu, que vous diſsiez verité : mais ie ne puis eſtre ſi
ignorante que l’eſtat de mariage ou ie ſuis, ne me face bien cognoiſtre clairement que forte paſsion & aueuglement vous a
faict faire ce que vous auez faict. Car ſi Dieu m’euſt laſché la
main, ie ſuis bien ſeure que vous n’euſsiez pas retiré la bride.
Ceux qui tentent pour chercher la vertu, ne ſçauroient prendre
le chemin que vous auez faict. Mais c’eſt aſſez ſi i’ay creu legierement
quelque bien en vous, il eſt temps que ie cognoiſſe
maintenant la verité, laquelle me deliure de vous. En ce diſant
ſe partit Florinde de la chambre, & tãt que la nuict dura ne feit
que pleurer, ſentant ſi grande douleur en ceſte mutation, que
ſon cueur auoit biẽ affaire à ſouſtenir les aſſaulx du regret qu’amour
luy dõnoit. Car cõbien que ſelon raiſon elle deliberaſt de
iamais plus l’aimer, ſi eſt-ce que le cueur, qui n’eſt point ſubiect
à nous, ne ſi vouloit accorder : parquoy ne le pouuoit moins aimer
qu’elle auoit accouſtumé, & ſçachãt qu’amour eſtoit cauſe
de ceſte faulte, ſe delibera ſatisfaiſant à l’amour, de l’aimer de
tout ſon cueur, & obeiſſant à l’honneur n’en faire iamais autre
ſemblant. Le matin ſ’en partit Amadour, ainſi faſché que vous
auez ouy : toutesfois ſon cueur qui eſtoit ſi grand, qu’il n’auoit
au monde ſon pareil, ne le ſouffrit deſeſperer, mais luy bailla
nouuelle intention de pouuoir encores reueoir Florinde, & auoir
ſa bonne grace. Doncques en ſ’en allant deuers le Roy
d’Eſpaigne (lequel eſtoit à Tollette) print ſon chemin par la Cõté d’Arande, ou vn ſoir bien tard il arriua, & trouua la Comteſſe
fort malade d’vne triſteſſe, qu’elle auoit de l’abſence de ſa fille
Florinde. Quand elle veid Amadour, elle le baiſa & embraſſa,
comme ſi c’euſt eſté ſon propre enfant, tant pour l’amour qu’elle
luy portoit, que pour celle qu’elle doutoit qu’il auoit à Florinde,
de laquelle elle luy demanda bien ſoigneuſement des
nouuelles : qui luy en diſt le mieux qu’il luy fut poſsible, mais nõ
toute la verité, & luy confeſſa l’amitié de Florinde & de luy (ce
que Florinde auoit touſiours celé) la priant luy vouloir aider à
auoir ſouuent de ſes nouuelles, & de la retirer bien toſt auec
elle, & le matin ſ’en partit. Et apres auoir faict ſes affaires auec
la Royne, ſ’en alla à la guerre ſi triſte & changé de toutes conditions,
que dames, capitaines, & tous ceux qui auoient accouſtumé
de le hanter, ne le congnoiſſoient plus, & ne s’habilloit plus
que de noir, encore d’vne frize beaucoup plus groſſe qu’il ne
failloit à porter le dueil de la femme, duquel il couuroit celuy qu’il auoit au cueur. Ainſi paſſa Amadour trois ou quatre années
ſans reuenir à la court. Et la Comteſſe d’Arande qui ouyt
dire que Florinde eſtoit ſi fort changée que c’eſtoit pitié, l’enuoya
querir, eſperant qu’elle reuiendroit au pres d’elle, mais ce
fut tout le contraire. Car quand Florinde entendit qu’Amadour
auoit declaré à ſa mere leur amitié, & que ſa mere tant ſage
& vertueuſe, ſe cõfiant à Amadour l’auoit trouuée bõne, fut
en vne merueilleuſe perplexité : pource q̃ d’vn coſté elle voioit
ſa mere, l’eſtimer tãt que ſi elle luy diſoit la verité, amadour en
pourroit receuoir quelque deſplaiſir, ce que pour mourir n’euſt
voulu : car elle ſe ſentoit aſſez forte pour le punir de ſa follie,
ſans ſ’aider de ſes parens. D’autre coſté elle voyoit qu’en diſsimulãt
le mal qu’elle y ſçauoit, qu’elle ſeroit cõtraincte de ſa mere
& de ſes amis de parler à luy, & de luy faire bonne chere, par
laquelle elle craignoit fortifier ſa mauuaiſe opinion. Mais voyant
qu’il eſtoit loing n’en feit grand ſemblant, & luy eſcriuoit
quand la Comteſſe le luy commandoit, mais c’eſtoient lettres
qu’il pouuoit bien congnoiſtre venir plus d’obeiſſance que de
bonne volonté, dont il eſtoit ennuyé en les liſant, au lieu qu’il
auoit acouſtumé de ſe reſiouïr des premieres. Au bout de deux
ou trois ans apres auoir faict de tant belles choſes, que tout le
papier d’Eſpaigne ne les ſçauroit contenir, imagina vne inuention
treſgrande, non pour gaigner le cueur de Florinde (car il le
tenoit pour perdu) mais pour auoir la victoire de ſon ennemie
puis que telle ſe faiſoit contre luy, il meit arriere tout le conſeil
de raiſon, & meſmes la peur de la mort, au hazard de laquelle
il ſe mettoit. Sa pensée coclue & deliberée, feit tant enuers
le grand gouuerneur, qu’il fut par luy deputé pour venir parler
au Roy de quelques entreprinſes qui ſe faiſoient ſur Locate, &
ſe hazarda de communiquer ſon entrepriſe à la Comteſſe d’Arande
auant que la declarer au Roy, pour en prendre ſon bon
conſeil, & vint en poſte tout droict en la comté d’Arande, ou il
ſçauoit que Florinde eſtoit & enuoya ſecrettement à la Cõteſſe
vn ſien amy luy declarer ſa venuë, la priant la tenir ſecrette,
& qu’il peuſt parler à elle la nuict ſans que perſonne en ſceuſt
rien. La Comteſſe fort ioyeuſe de ſa venuë, le diſt à Florinde &
l’enuoya deshabiller en la chãbre de ſon mary, à fin qu’elle fuſt
preſte quand elle la manderoit, & que chacun fuſt retiré. Florinde qui n’eſtoit pas encore aſſeurée de ſa premiere peur, n’en
feit ſemblant à ſa mere, mais s’en va en vn oratoire ſe recommãder
à Dieu, le priant vouloir conſeruer ſon cueur de toute
meſchãte affection : & penſa que ſouuẽt Amadour l’auoit louée
de ſa beauté laquelle n’eſtoit point diminuée, nonobſtãt qu’elle
euſt eſté longuement malade. Parquoy aimant mieux faire
tort à ſa beauté en la diminuãt, que de ſouffrir par elle le cueur
d’vn ſi honneſte homme bruſler d’vn ſi meſchant feu, prit vne
pierre qui eſtoit dedans la chappelle, & s’en donna par le viſage
ſi grand coup, que la bouche, & les yeux, & le nez en eſtoient
tous difformes. Et à fin que l’on ne ſoupçõnaſt qu’elle l’euſt faict
quand la Comteſſe l’enuoya querir, ſe laiſſa tumber en ſortant
de la chapelle le viſage ſur vne groſſe pierre, & en criant bien
hault, arriua la Comteſſe qui la trouua en ce piteux eſtat. Incontinẽt
fut penſée, & ſon viſage bandé : ce faict la Cõteſſe la mena
en ſa chambre, & la pria d’aller en ſon cabinet entretenir Amadour,
iuſques à ce qu’elle ſe fuſt deffaicte de ſa cõpagnie : ce que
elle feit, pẽſant qu’il y euſt quelques gens auec luy : mais ſe trouuant
toute ſeule, la porte fermée ſur elle, fut autãt marrie qu’Amadour
content, penſant que par amour ou par force, il auroit
ce que tant auoit deſiré. Et apres auoir vn peu parlé à elle, & l’auoir
trouuée au meſme propos auquel il l’auoit laiſſée, & que
pour mourir elle ne changeroit ſon opinion, luy diſt tout outré
de deſeſpoir : Pardieu, madame, le fruit de mon labeur ne
me ſera point oſté pour ſcrupules : & puis qu’amour, patience, &
humbles prieres ny ſeruent de rien, ie n’eſpargneray point ma
force pour acquerir le bien, qui ſans l’auoir me la feroit perdre,
Quand Florinde veit ſon viſage & ſes yeux tant alterez, que
le plus beau teinct du monde eſtoit rouge comme feu, & le plus
doux & plaiſant regard ſi horrible & furieux, qu’il ſembloit
qu’vn feu treſardent eſtincelaſt dedans ſon cueur & viſage : &
qu’en ceſte fureur d’vne de ſes fortes mains print ſes deux foibles
& delicates, & d’autre part voyant que toutes deffences
luy failloient, & que ſes pieds & mains eſtoiẽt tenuz en telle captiuité, qu’elle ne pouuoit fuir ne ſe deffendre, ne ſceut quel
remede trouuer, ſinon chercher s’il y auoit point en luy encores
quelque racine de la primiere amour, pour l’honneur de laquelle
il oubliaſt ſa cruauté, par quoy elle luy diſt : Amadour, ſi maintenant vous m’eſtimez comme ennemie, ie vous ſupplie
pour l’honneſteté d’amour, que i’ay autresfois pensé en voſtre
cueur, me vouloir eſcouter auant que me tourmenter. Et quãd
elle veit qu’il luy preſtoit l’oreille, pourſuiuant ſon propos luy
diſt : Helas ! Amadour quelle occaſion vous mene de chercher
vne choſe dont vous ne ſçauriez auoir contentement, & me
donner vn ennuy le plus grãd que ie ſçaurois auoir ? Vous auez
tant experimenté ma volonté du temps de ma ieuneſſe, & de
ma plus grande beauté, ſurquoy voſtre paſsion pouuoit prendre
excuſe, que ie m’esbahis comme en l’aage & grande laideur
ou ie ſuis, vous auez cueur de me vouloir tourmenter. Ie ſuis
ſeure que vous ne doutez point que ma volonté ne ſoit telle
quelle a accouſtumé, parquoy ne pouuez auoir que par force
ce que demãdez. Et ſi vous regardez cõme mõ viſage eſt accouſtré, en oubliãt la memoire du bien que vous auez veu en moy,
n’aurez point d’ẽuie d’approcher de plus pres. Et s’il y a en vous
encores quelques reliques de l’amour, il eſt impoſsible que la
pitié ne vaincque voſtre fureur. Et à ceſte pitié & honneſteté
que i’ay tant experimentée en vous, ie fais ma plaincte, & demande
grace : à fin que ſelon voſtre conſeil vous me laiſsiez viure
en paix & honeſteté, ce que i’ay deliberé faire. Et ſi l’amour
que vous m’auez portée eſt conuertie du tout en haine, & que
plus par vengeance que par affection vous me vueillez faire
la plus malheureuſe femme du mõde, ie vous aſſeure qu’il n’en
ſera pas ainſi, & me cõtraindrez contre ma deliberation de declarer
voſtre meſchanceté & appetit deſordonné à celle, qui
croit tant de bien de vous : & en ceſte cognoiſſance penſez que
voſtre vie ne ſeroit pas en ſeureté, Amadour rompant ſon propos,
luy diſt : S’il me fault mourir, ie ſeray quitte de mon tourment
incontinent : mais la difformité de voſtre viſage (que ie
penſe eſtre faicte de voſtre volonté) ne m’empeſchera de faire
la mienne : car quand ie ne pourrois auoir de vous que les oz,
ſi les voudrois-ie tenir aupres de moy. Et quand Florinde veit
que les prieres, raiſon, ne larmes ne luy ſeruoiẽt en riẽ, & qu’en
telle cruauté pourſuiuoit ſon meſchãt deſir, qu’elle auoit touſiours
euité par force d’y reſiſter, s’aida du ſecours qu’elle craignoit
autant que perdre ſa vie, & d’vne voix triſte & piteuſe,
appela ſa mere le plus hault qu’il luy fut poſsible. Laquelle oyant ſa fille l’appeller d’vne telle voix, eut merueilleuſement
grand peur de ce qui eſtoit veritable, & courut le pluſtoſt qui
luy fut poſsible en la garderobbe. Amadour qui n’eſtoit pas ſi
preſt à mourir qu’il diſoit, laiſſa ſa prinſe de ſi bonne heure, que
la dame ouurant ſon cabinet le trouua à la porte, & Florinde
aſſez loing de luy. La Comteſſe luy demanda : Amadour qui a
il ? dictes m’en la verité : & comme celuy qui iamais n’eſtoit deſpourueu
d’inuention, auec vn viſage paſle & tranſi, luy diſt :
Helas ! madame, de quelle condition eſt deuenuë ma dame Florinde ? ie ne fuz iamais ſi eſtonné que ie ſuis : car (comme ie
vous ay dict) ie penſois auoir part en ſa bõne grace, mais ie cognois
bien que ie n’y ay plus rien. Il me ſemble, ma dame, que
du temps qu’elle eſtoit nourrie auec vous, elle n’eſtoit moins
ſage ne vertueuſe qu’elle eſt, mais elle ne faiſoit point de conſcience
de parler & regarder chacun : & maintenãt ie l’ay voulu
regarder, mais elle ne l’a voulu ſouffrir : & quand i’ay veu ceſte
cõtenance, penſant que ce fuſt vn ſonge ou vne reſuerie, luy ay
demandé la main pour la luy baiſer à la façon du païs, ce qu’elle
m’a du tout refusé. Il eſt vray, ma dame, que i’ay tort, dont ie
vous demande pardon : c’eſt que ie luy ay prins la main, quaſi
par force, & la luy ay baisée, ne luy demandant autre contentement :
mais elle (comme ie croy) qui a deliberé ma mort, vous
a appellée ainſi que vous auez ouy. Ie ne ſcaurois dire pourquoy,
ſinon qu’elle eut peur que i’euſſe autre volonté que ie
n’ay. Toutefois, madame, en quelque ſorte que ce ſoit, i’aduouë
le tort eſtre mien : car combien qu’elle deuſt aimer tous voz
bons ſeruiteurs, la fortune veult que moy ſeul, & le plus affectionné,
ſois mis hors de ſa bõne grace. Si eſt ce que ie demeureray
touſiours tel enuers vous & elle comme ie ſuis venu, vous
ſuppliant me vouloir tenir en voſtre bonne grace, puis que
ſans mon demerite i’ay perdu la ſienne. La Cõteſſe, qui en partie
le croioit, & en partie en doutoit, s’en alla à ſa fille & luy demanda :
pourquoy m’auez vous appellée ſi hault ? Florinde reſpondit
qu’elle auoit eu peur : & combien que la Comteſſe l’interrogaſt
de pluſieurs choſes par le menu, ſi eſt-ce que iamais
ne luy feit autre reſponſe : car voyant qu’elle eſtoit eſchappée
des mains de ſon ennemi, le tenoit aſſez puni de luy auoir rompu
ſon entrepriſe. Apres que la Comteſſe eut long tẽps parlé à Amadour, le laiſſa encores deuant elle parler à Florinde, pour
veoir qu’elle contenance il tiendroit : à laquelle il ne tint pas
grand propos, ſinon qu’il la mercia de ce qu’elle n’auoit cõfeſſé
verité à ſa mere, & la pria que au moins puis qu’il eſtoit hors de
ſon cueur, qu’vn autre ne tint point ſa place. Elle luy reſpondit
quant au premier propos : ſi i’euſſe eu autre moyen de me
defendre de vous que par la voix, elle ne l’euſt point oye, ny
par moy iamais n’aurez pis ſi vous ne m’y contraignez, comme
vous auez faict, & n’ayez pas peur que i’en ſceuſſe aimer
d’autre. Car puis que ie n’ay trouué au cueur (que i’eſtimois le
plus vertueux du mõde) le bien que ie deſirois, ie ne croiray iamais
qu’il ſoit en nul homme. Et ce malheur ſera cauſe, que ie
ſeray pour iamais en liberté des paſsiõs que l’amour peult donner.
En ce diſant print congé de luy. La mere qui regardoit ſa
contenance, n’y ſceut rien iuger : & depuis ce temps lá cogneut
tresbien, que ſa fille n’auoit plus d’affection à Amadour, & pẽſa
pour certain qu’elle fuſt deſraiſonnable & qu’elle hayſt toutes
les choſes qu’elle aimoit. Et de ceſte heure lá luy mena la guerre
ſi eſtrãge, qu’elle fut ſept ans ſans parler à elle, ſi elle ne s’y courrouſſoit,
& tout à la requeſte d’Amadour. Durant ce temps
lá Florinde tourna la crainte qu’elle auoit d’eſtre auec ſon mary
en volonté de n’en bouger, pour fuir les rigueurs que luy
tenoit ſa mere : mais voyant que rien ne luy ſeruoit, delibera de
tromper Amadour : & laiſſant par vn iour ou deux ſon viſage
eſtrange, luy conſeilla de tenir propos d’amitié à vne femme,
qu’elle diſoit auoir parlé de leur amour. Ceſte dame demeuroit
auec la Royne d’Eſpaigne & auoit nom Lorette, bien aiſe
d’auoir gaigné vn tel ſeruiteur, & feit tãt de mines, que le bruit
en courut par tout : & meſmes la Comteſſe d’Arande eſtant à la
court s’en apperceut, parquoy depuis ne tourmentoit tant Florinde
qu’elle auoit accouſtumé. Florinde ouyt vn iour dire, que
le capitaine mary de Lorette eſtoit entré en telle ialouſie, qu’il
auoit deliberé en quelque ſorte que ce fuſt de tuer Amadour.
Florinde qui nonobſtant ſon diſsimulé viſage ne pouuoit vouloit
mal à Amadour l’en aduertit incontinent. Mais luy qui facilement
fut retourné à ſes briſées premieres, luy reſpõdit que
s’il luy plaiſoit l’entretenir trois heures tous les jours, que iamais
ne parleroit à Lorette, ce qu’elle ne voulut accorder. Doncques, luy diſt Amadour, puis que ne me voulez faire viure,
pourquoy me voulez vous garder de mourir ? ſinon que
vous eſperez plus me tourmenter en viuant, que mille mors ne
ſçauroient faire. Mais combien que la mort me fuyt, ſi la chercheray-ie
tant que la trouueray, car en ce iour là ſeulemẽt i’auray
repos. Durant qu’ils eſtoient en ces termes, vindrent nouuelles
que le Roy de Grenade cõmençoit vne treſgrande guerre
contre le Roy d’Eſpaigne : tellement que le Roy y enuoya
le Prince ſon fils, & auec luy le Cõneſtable de Caſtille, & le Duc
d’Albe deux vieils & ſages ſeigneurs. Le Duc de Cardonne &
le Comte d’Arande ne voulurent pas demeurer, & ſupplierent
au Roy de leur donner quelque charge, ce qu’il feit ſelon leurs
maiſons, & leur bailla pour les conduire Amadour, lequel durant
la guerre feit des actes ſi eſtranges, qu’ils ſembloient autãt
pleins de deſeſpoir que de hardieſſe. Et pour venir à l’intention
de mon compte, vous diray que ſa trop grande hardieſſe fut eſprouuée
à ſa mort. Car ayant les Maures faict demonſtrance de
donner la bataille, voyants l’armée des Chreſtiens, feirent ſemblant
de fuir, à la chaſſe deſquels ſe meirent les Eſpaignols : mais
le vieil Conneſtable & le Duc d’Albe, ſe doutans de leur fineſſe,
retindrent contre ſa volonté le Prince d’Eſpaigne, qu’il ne
paſſaſt la riuiere. Ce que feirent (nonobſtant les deffenſes) le
Comte d’Arande, & le Duc de Cardonne. Et quand les Maures
veirẽt qu’ils n’eſtoient ſuyuis que de peu de gens, ſe retournerent,
& d’vn coup de cimeterre abbatirent tout mort le Duc
de Cardonne, & fut le Comte d’Arande ſi fort bleſſé, qu’on le
laiſſa pour mort en la place. Amadour arriua ſur ceſte deffaicte
tant enragé & furieux, qu’il rompit toute la preſſe, & feit prendre
les deux corps deſdicts Duc & Comte, & les feit porter au
camp du Prince, lequel en eut autant de regret que de ſes propres
freres. Mais en viſitãt leurs playes, ſe trouua le Comte d’Arande
encores viuant, lequel fut enuoyé en vne lictiere en ſa
maiſon, ou il fut long temps malade. De l’autre coſté arriua à
Cardonne le corps du ieune Duc. Amadour ayant faict ſon
effect de retirer ces deux corps, penſa ſi peu de luy, qu’il ſe trouva
enuironné d’vn grand nombre de Maures : & luy qui ne
vouloit non plus eſtre prins qu’il auoit peu prendre ſ’amie, ne
faulſer ſa foy enuers Dieu qu’il auoit enuers elle, ſçachant que ſ’il eſtoit mené au Roy de Grenade, ou il mourroit cruellement
ou renonceroit la Chreſtienté, delibera ne donner la
gloire de ſa mort, ny ſa prinſe à ſes ennemis : & en baiſant la
croix de ſon eſpée (rendant corps & ame à Dieu) ſ’en donna
vn tel coup qu’il ne fut beſoing y retourner pour le ſecond.
Ainſi mourut le pauure Amadour, autant regretté, que ſes vertus
le meritoient. Les nouuelles en coururent par toutes les Eſpaignes,
tant que Florinde qui eſtoit à Barſelonne, ou ſon mary
auoit autresfois ordonné eſtre enterré, apres qu’elle eut faict
ſes obſeques honorablement, ſans en parler à mere ny à belle
mere, ſ’en alla rendre religieuſe au monaſtere de Ieſus, prenant
pour mary & amy celuy qui l’auoit deliurée d’vne amour ſi vehemente
que celle d’Amadour, & de l’ennuy ſi grand que de
la compaignie d’vn tel mary. Ainſi tourna toutes ſes affections
à aimer Dieu ſi perfaictement, qu’apres auoir veſcu longuement
religieuſe, luy rendit ſon ame en telle ioye, que l’eſpouſe
a d’aller veoir ſon eſpoux.
Ie ſçay bien, mes dames, que ceſte longue hiſtoire pourra eſtre à aucuns faſcheuſe, mais ſi i’euſſe voulu ſatisfaire à celuy qui me l’a comptée, elle euſt eſté trop plus que longue. Vous ſuppliant, mes dames, en prenant l’exemple de la vertu de Florinde, diminuer vn peu de ſa cruauté, & ne croire point tant de bien aux hommes, qu’il ne faille par la congnoiſſance du contraire leur donner cruelle mort, & à vous vne triſte vie. Et apres que Parlamente eut eu bonne & longue audience, elle diſt à Hircan : Vous ſemble-il pas que ceſte femme ait eſté preſſée iuſques au bout, & qu’elle ait vertueuſement reſiſté ? Non, diſt Hircan : car vne femme ne peult faire moindre reſiſtence, que de crier : & ſi elle euſt eſté en lieu ou lon ne l’euſt peu ouyr, ie ne ſçay qu’elle euſt faict. Et ſi Amadour euſt eſté plus amoureux que craintif, il n’euſt pas laiſſé pour ſi peu ſon entrepriſe. Et pour ceſt exemple ie ne me departiray pas de la forte opinion que j’ay : que oncques homme qui aimaſt parfaictement, ou qui fuſt aimé d’vne dame, ne faillit d’en auoir bonne yſſue, ſ’il a fait la pourſuitte comme il appartient. Mais encores fault-il que ie louë Amadour, de ce qu’il feit vne partie de ſon deuoir. Quel deuoir (diſt Oiſille) diſtes vous ? Appellez vous faire ſon deuoir à vn ſeruiteur, qui veult auoir par force ſa maiſtreſſe, à laquelle il doit toute reuerence & obeiſſance ? Saffredent print la parolle, & diſt : Madame, quãd noz maiſtreſſes tiennent leur rang en chambres ou en ſalles, aſsiſes à leur aiſe comme noz iuges, nous ſommes à genoulx deuant elles : & quand nous les menons dancer en crainte, & ſeruons ſi diligemment, que nous preuenons leur demande, nous ſemblons eſtre tant craintifs de les offenſer, & tant deſirans de les ſeruir, que ceulx qui nous voyent ont pitié de nous. Et bien ſouuent nous eſtiment plus ſots que beſtes, tranſportez d’entendement ou tranſiz, & donnent la gloire à noz dames, deſquelles les contenances ſont tant audacieuſes, & les parolles tant honneſtes, qu’elles ſe font craindre, aimer & eſtimer de ceulx qui ne voyent que le dehors. Mais quand nous ſommes à part, ou l’amour ſeul eſt iuge de noz contenances, nous ſçauons treſ-bien qu’elles ſont femmes, & nous hommes, & à l’heure le nom de maiſtreſſe, eſt conuerty en amye, & le nom de ſeruiteur en amy. C’eſt de là ou le prouerbe eſt dict : De bien ſeruir & loyal eſtre, de ſeruiteur on deuient maiſtre. Elles ont l’honneur autant que les hommes en peuuent donner & oſter : & voyans ce que nous endurons patiemment, c’eſt raiſon que noſtre ſouffrance ſoit recompenſée, quand l’honneur n’eſt point bleſſé. Vous ne parlez pas du vray honneur, diſt Longarine, qui eſt le contentement de ce monde : car quand tout le monde me diroit femme de bien, & ie ſcaurois ſeule le cõtraire, leur loüange augmenteroit ma honte, & me rendroit en moymeſmes plus confuſe. Et auſsi quand ils me blaſmeroient, & ie ſentiſſe mon innocence, le blaſme tourneroit en contentement : car nul n’eſt content que de ſoy-meſmes. Or quoy que vous ayez tout dict, diſt Guebron : il me ſemble qu’Amadour eſt vn autant honneſte & vertueux cheualier, qu’il en ſoit point : & veu que les noms ſont ſuppoſez, ie penſe le congnoiſtre : mais puis que Parlamẽte ne l’a voulu nommer, auſsi ne feray-ie. Et contentez vous que ſi c’eſt celuy que ie penſe, ſon cueur ne ſentit iamais nulle peur, ny ne fut iamais vuide d’amour ny de hardieſſe. Oiſille leur diſt : Il me ſemble que ceſte iournée c’eſt paſſée ſi ioyeuſemẽt, que ſi nous continuons ainſi les autres, nous accourſirons le temps à force d’honneſtes propos. Voyez ou eſt le Soleil & oyez la cloche de l’abbaye, qui long temps a nous apelle à veſpres, dont ie ne vous ay point aduerty : car la deuotion d’ouyr la fin de ce compte eſtoit plus grande, que celle d’ouyr veſpres, & en ce diſant ſe leuerent tous : & arriuans à l’abbaye trouuerent les religieux qui les auoient attendues plus d’vne groſſe heure. Veſpres oyes, allerẽt ſoupper, qui ne fut tout le ſoir ſans parler des comptes qu’ils auoient ouyz, & ſans chercher par tous les endroits de leur memoire, pour yeoir s’ils pourroient faire la iournée enſuyuante auſsi plaiſante que la premiere. Et apres auoir ioué de mil ieux dedans le pré, ſ’en allerent coucher donnans fin treſ-ioyeuſe & contentement à leur premiere iournée.