L’Heptaméron des nouvelles/14
QUATORZIESME NOUVELLE
n la Duché de Milan, du temps que le
Grand-Maistre de Chaumont en estoit
Gouverneur, y avoit un Gentil homme
nommé le Seigneur de Bonnivet, qui depuis
par ses mérites fut Admiral de France. Estant
à Milan, fort aymé du dict Grand-Maistre & de tout
le monde pour les vertuz qui estoient en luy, se
trouvoit voluntiers aux festins où toutes les Dames se assembloient, desquelles il estoit mieulx voulu
que ne fut oncques François, tant pour sa beaulté,
bonne grace & bonne parole, que pour le bruict que
chascun luy donnoit d’estre un des plus adroicts &
hardys aux armes qui fust poinct de son temps.
Ung jour en masque, à ung carneval, mena dancer une des plus braves & belles Dames qui fust poict en la ville, &, quand les hautsbois faisoient pause, ne failloit à luy tenir les propos d’amour qu’il sçavoit mieux que nul aultre dire. Mais elle, qui ne luy debvoit rien de respondre, luy voulut soubdain mettre la paille au devant & l’arrester, en l’asseurant qu’elle n’aimoit ni n’aimeroit jamais que son mary & qu’il ne s’y attendist en aucune maniere. Pour ceste response ne se tint le Gentil homme refusé, & la pourchassa vivement jusques à la my caresme. Pour toute résolution, il la trouva ferme en propos de n’aymer ne luy ne aultre, ce qu’il ne peut croire, veu la mauvaise grace que son mary avoit & la grande beaulté d’elle. Il se délibéra, puisqu’elle usoit de dissimulation, d’user aussi de tromperie, & dès l’heure laissa la poursuitte qu’il luy faisoit, & s’enquist si bien de sa vie qu’il trouva qu’elle aymoit un Gentil homme italien, bien saige & honneste.
Le dict Seigneur de Bonnivet accointa peu à peu ce Gentil homme par telle doulceur & finesse qu’il ne s’apperceut de l’occasion, mais l’aima si parfaictement qu’après sa Dame c’estoit la créature du monde qu’il aimoit le plus. Le Seigneur de Bonnivet, pour luy arracher son secret du cueur, faingnit de luy dire le sien & qu’il aimoit une Dame, où jamais n’avoit pensé, le priant le tenir secret & qu’ils n’eussent tous deus que ung cueur & une pensée. Le pauvre Gentil homme, pour luy monstrer l’amour réciproque, luy va declairer tout du long celle qu’il portoit à la Dame dont Bonnivet se vouloit venger, & une fois le jour s’assembloient en quelque lieu tous deux pour rendre compte des bonnes fortunes advenues le long de la journée, ce que l’un faisoit en mensonge & l’autre en vérité. Et confessa le Gentil homme avoir aymé trois ans ceste Dame sans en avoir riens eu, sinon bonnes paroles & asseurance d’estre aymé.
Le dict de Bonnivet lui conseilla tous les moyens qu’il luy fut possible pour parvenir à son intention, dont il se trouva si bien que en peu de jours elle luy accorda tout ce qu’il demandoit. Il ne restoit que de trouver le moyen, ce que bien tost par le conseil du Seigneur de Bonnivet fut trouvé. Et ung jour avant souper lui dist le Gentil homme : « Monsieur, je suis plus tenu à vous qu’à tous les hommes du monde, car par vostre bon conseil j’espère avoir ceste nuict ce que tant d’années j’ay desiré.
— Je te prie, mon amy », ce luy dist Bonnivet, « compte moy la sorte de ton entreprinse pour veoir s’il y a tromperie ou hazard, pour te y servir de bon amy. » Le Gentil homme luy va compter comme elle avoit moyené de faire laisser la grande porte de la maison ouverte, soubz coulleur de quelque maladie qu’avoit un de ses frères, pour laquelle à toute heure falloit envoyer à la ville quérir ses necessitez, & qu’il pourroit entrer seurement dedans la court, mais qu’il se gardast de monter par l’escallier, & qu’il passast par ung petit degré qui estoit à main droicte, & entrast en la premiere gallerie qu’il trouveroit, où toutes les portes des chambres de son beau père & de ses beaulx frères se rendoient ; & qu’il choisist bien la troisiesme plus près du dict degré, &, si en la poussant doulcement il la trouvoit fermée, qu’il s’en allast, estant asseuré que son mary estoit revenu, lequel toutesfois ne devoit revenir de deux jours ; & que, s’il la trouvoit ouverte, il entrast doucement & qu’il la refermast hardiment au coureil, sachant qu’il n’y avoit qu’elle seule en la chambre, & que surtout il n’oubliast à faire faire des soulliers de feutre, de paour de faire bruict ; & qu’il se gardast bien de venir plus tost que deux heures après minuict ne fussent passées, pource que ses beaulx frères, qui aymoient fort le jeu, ne s’alloient jamais coucher qu’il ne fust plus d’une heure.
Le dict de Bonnivet luy respondit : « Va, mon amy, Dieu te conduise ; je le prie qu’il te garde d’inconvénient. Si ma compaignie y sert de quelque chose, je n’espargneray rien qui soit en ma puissance. »
Le Gentil homme le mercia bien fort, & luy dist qu’en ceste affaire il ne pouvoit estre trop seul, & s’en alla pour y donner ordre.
Le Seigneur de Bonnivet ne dormit pas de son costé, &, voyant qu’il estoit heure de se venger de sa cruelle Dame, se retira de bonne heure en son logis, & se feit coupper la barbe de la longueur & largeur que l’avoit le Gentil homme ; aussi se feit coupper les cheveux à fin qu’à le toucher on ne peust congnoistre leur différence. Il n’oblia pas les escarpins de feutre & le demorant des habillemens semblables au gentil homme.
Et, pource qu’il estoit fort aimé du beau père de ceste femme, ne craignit d’y aller de bonne heure, pensant que, s’il estoit apperçeu, il iroit tout droict à la chambre du bon homme, avec lequel il avoit quelque affaire.
Et sur l’heure de minuict entra en la maison de ceste Dame, où il trouva assez d’allans & de venans, mais parmy eulx passa sans estre congneu & arriva en la gallerie. Et, touchant les deux premières portes, les trouva fermées & la troisiesme non, laquelle doucement il poussa. Et, entré qu’il fut en la chambre de la Dame, la referma au coureil, & veid toute ceste chambre tendue de linge blanc, le pavement & le dessus de mesmes, & un lict de toille fort deliée tant bien ouvré de blanc qu’il n’estoit possible de plus ; & la dame seule dedans avecq son scofion & sa chemise, toute couverte de perles & de pierreries, ce qu’il veid par ung coing du rideau avant que d’estre apperçeu d’elle, car il y avoit un grand flambeau de cire blanche, qui rendoit la chambre claire comme le jour, & de paour d’estre congneu d’elle, alla premièrement tuer le flambeau, puis se despouilla & s’alla coucher auprès d’elle.
Elle, qui cuydoit que ce fust celuy qui si longuement l’avoit aymée, lui feit la meilleure chère qui luy fut possible ; mais luy, qui sçavoit bien que c’estoit au nom d’un aultre, se garda de luy dire un seul mot & ne pensa qu’à mettre sa vengeance à exécution, c’est de luy oster son honneur & sa chasteté sans luy en sçavoir gré ni grace. Mais, contre sa volunté & délibération, la Dame se tenoit si contente de cette vengeance qu’elle l’estimoit recompensé de tous ses labeurs, jusques à ce que une heure après minuict sonna qu’il estoit temps de dire adieu. Et à l’heure, le plus bas qu’il luy fut possible, luy demanda si elle estoit aussi contente de luy que luy d’elle. Elle, qui cuidoit que ce fust son amy, luy dist que non seullement elle estoit contente, mais emerveillée de la grandeur de son amour, qui l’avoit gardé une heure sans luy pouvoir respondre.
À l’heure, il se print à rire bien fort, luy disant : « Or sus, ma Dame, me refuserez vous une aultre fois, comme vous avez accoustumé de faire jusques icy ? » Elle, qui la congneut à la parole & au ris, fut si desesperée d’ennuy, de honte, qu’elle l’appella plus de mille fois meschant, traistre & trompeur, se voulant jeter du lict à bas pour chercher un cousteau à fin de se tuer, veu qu’elle estoit si malheureuse qu’elle avoit perdu son honneur pour un homme qu’elle n’aymoit poinct & qui, pour se venger d’elle, pourroit divulguer ceste affaire par tout le monde.
Mais il la retint entre ses bras, & par bonnes & doulces paroles l’asseura de l’aymer plus que celuy qui l’aimoit & de céler ce qui touchoit son honneur si bien qu’elle n’en auroit jamais blasme. Ce que la pauvre sotte creut, &, entendant de luy l'invention qu’il avoit trouvée & la peine qu’il voit prinse pour la gaingner, luy jura qu’elle l'aymeroit mieux que l’aultre, qui n’avoit sçeu celer son secret, & qu’elle congnoissoit bien le contraire du faulx bruict que l’on donnoit aux François, car ils estoient plus saiges, persévérans & secrets que les Italiens, parquoy doresnavant elle se deparoit de l’opinion de ceulx de sa nation pour se arrester à luy. Mais elle le pria bien fort que pour quelque temps il ne se trouvast en lieu ne festin où elle fust, sinon en masque, car elle sçavoit bien qu’elle auroit si grande honte que sa contenance la déclaireroit à tout le monde.
Il luy en feit promesse, & aussi la pria que, quand son amy viendroit à deux heures, elle luy feit bonne chère, & puis peu à peu elle s’en pourroit deffaire, dont elle feit si grande difficulté que, sans l’amour qu’elle luy portoit, pour rien ne l’eust accordé. Toutesfois en luy disant adieu la rendit si satisfaicte qu’elle eust bien voulu qu’il y fust demouré plus longuement.
Après qu’il fut levé & qu’il eut reprins ses habillemens, saillit hors de la chambre & laissa la porte entr’ouverte comme il l’avoit trouvée. Et, pour ce qu’il estoit près de deux heures & qu’il avoit paour de trouver le Gentil homme en son chemin, se retira au hault du degré, où bien tost après il le veid passer & entrer en la chambre de sa Dame.
Et luy s’en alla en son logis pour reposer son travail, ce qu’il feit de sorte que neuf heures du matin le trouvèrent au lict, où à son lever, arriva le Gentil homme, qui ne faillit à luy compter sa fortune, non si bonne comme il l’avoit espérée, car il dist que, quand il en la chambre de sa Dame, il la trouva levée en son manteau de nuict, avecques une bien grosse fiebvre, le pouls fort esmeu, le visaige en feu & la sueur qui commençoit à luy prendre, de sorte qu’elle le pria s’en retourner incontinent, car, de paour d’inconvenient, n’avoit osé appeller ses femmes, dont elle estoit si mal qu’elle avoit plus besoin de penser à la mort qu’à l’amour & d’oyr parler de Dieu que de Cupido, estant marrie du hazard où il s’estoit mis pour elle, veu qu’elle n’avoit puissance en ce monde de luy rendre ce qu’elle espéroit faire en l’autre bientost. Dont il fut si estonné & marry que son feu & sa joye s’estoient convertis en glace & en tristesse, & s’en estoit incontinent departy. Et au matin au poinct du jour, avoit envoyé sçavoir de ses nouvelles & que pour vray elle estoit très mal, &, en racomptant ses douleurs, ploroit si très fort qu’il sembloit que l’ame s’en deust aller par ses larmes.
Bonnivet, qui avoit tant envie de rire que l’autre de plorer, le consola le mieux qu’il luy fut possible, luy disant que les amours de longue durée ont tousjours un commencement difficile, & qu’Amour lui faisoit ce retardement pour luy faire trouver la joissance meilleure, & en ces propos se départirent.
La Dame garda quelques jours le lict &, en recouvrant sa santé, donna congié à son premier serviteur, le fondant sur la craincte qu’elle avoit eue de la mort & le remords de sa conscience, & s’arresta au Seigneur Bonnivet, dont l’amitié dura, selon la coustume, comme la beauté des fleurs des champs.
« Il me semble, mes Dames, que les finesses du Gentil homme valent bien l’hypocrisie de ceste Dame, qui, après avoir tant contrefaict la femme de bien, se déclaira si folle.
— Vous direz ce qu’il vous plaira des femmes, » dist Ennasuitte, « mais ce Gentil homme feit un tour meschant. Est il dict que, si une Dame en aimoit un, l’autre la doive avoir par finesse ?
— Croyez, » ce dist Geburon, « que telles marchandises ne se peuvent mettre en vente qu’elles ne soient emportées par les plus offrans & derniers enchérisseurs. Ne pensez pas que ceulx qui poursuivent les dames prennent tant de peine pour l’amour d’elles, car c’est seulement pour l’amour d’eulx & de leur plaisir.
— Par ma foy, » ce dist Longarine, « je vous croy ; car, pour vous en dire la verité, tous les serviteurs que j’ay jamais eu m’ont tousjours commencé leurs propos par moy, monstrans desirer ma vie, mon bien, mon honneur, mais la fin en a esté pour eulx, desirans leur plaisir & leur gloire. Par quoy le meilleur est de leur donner congié dès la première partie de leur sermon ; car, quand on vient à la seconde, on n’a pas tant d’honneur à les refuser, veu que le vice de soy, quand il est congneu, est refusable.
— Il fauldroit doncques, » ce dist Ennasuitte, « que, dès que ung homme ouvre la bouche, on le refusast sans sçavoir qu’il veult dire ? »
Parlamente luy respondit : « Ma compaigne ne l’entend pas ainsi, car on sçait bien que au commencement une femme ne doibt jamais faire semblant d’entendre où l’homme veult venir ny encores, quand il le declaire, de le pouvoir croire ; mais, quand il vient à en jurer bien fort, il me semble qu’il est plus honneste aux dames de le laisser en ce beau chemin que d’aller jusques à la vallée.
— Voire mais, » ce dist Nomerfide, « devons nous croire par là qu’ils nous aiment par mal ? Est ce pas peché de juger son prochain ?
— Vous en croirez ce qu’il vous plaira, » dist Oisille ; « mais il fault tant craindre qu’il soit vray que, dès que vous en appercevez quelque estincelle, vous devez fuir ce feu, qui a plus tost bruslé un cueur qu’il ne s’en est apperçeu.
— Vrayement, » ce dist Hircan, « voz loix sont trop dures, &, si les femmes vouloient selon vostre advis estre si rigoureuses, auxquelles la doulceur est tant séante, nous changerions aussy nos doulces supplications en finesses & forces.
— Le mieulx que je y voye, » dist Simontault, « c’est que chacun suive son naturel. Qui aime ou qui n’aime point le monstre sans dissimulation.
— Pleust à Dieu », ce dist Saffredent, « que ceste loy apportast autant d’honneur qu’elle feroit de plaisir. »
Mais Dagoucin ne se sçeut tenir de dire : « Ceux qui aymeroient mieulx mourir que leur volonté fust congneue ne se pourroient accorder à vostre ordonnance.
— Mourir ! ce dist Hircan ; « encore est il à naistre le bon Chevalier qui pour telle chose publique l droit mourir. Mais laissons ces propos d’impossibilité, & regardons à qui Simontault donnera sa voix.
— Je la donne, » dist Simontault, « à Longarine, car je la regardois tantost qu’elle parloit toute seule. Je pense qu’elle recordoit quelque bon roole, & si n’a point accoustumé de celer la vérité, soit contre homme ou contre femme.
— Puis que vous m’estimez si véritable, » repondist Longarine, « je vous racompteray une histoire que, nonobstant qu’elle ne soit tant à la louange des femmes que je vouldrois, si verrez vous qu’il y en a ayans aussi bon cueur, aussi bon esprit, & aussi pleines de finesses que les hommes. Si mon compte est un peu long, vous aurez patience.