L’Harmonie imitative de la langue française/Chant II

SUJET DU SECOND CHANT.



Application du système de l’harmonie imitative au sublime et au tempéré. Esquisse d’une tempête. Autres exemples dans les deux genres.

CHANT SECOND


 
Chaque lettre en passant, ou plus lente ou plus vive,
Vous a-t-elle saisi par sa voix distinctive ?
Il vous faut, dans les mots, fidèle à mes leçons,
Augmenter son effet en répétant ses sons,
N’allez pas toutefois, Poëte géomètre,
Outrer un tel sistème, ou le prendre à la lettre,
Et tourmenter la langue, au point de calculer
Des vers, que le lecteur craindrait d’articuler ;
Pour prix d’une tel travail, devenu méchanique,
Vous verriez tout à coup l’inflexible critique
Au rang des auteurs durs, vous classant à l’écart,
Vous mettre en parallèle avec le sec Ronsard,
Et de vos froids écrits confondant l’artifice
D’un soufle, en renverser le pénible édifice.

De même n’allez point, ainsi du Dubartas
Prenant pour harmonie un vain galimatias,
Dire que l’alouette, avec son tire lire,
Vers la voûte des cieux, en tirelirant tire,

Ni faire à la grenouille, en lassant son thorax,
Chanter comme Rousseau, bre ke ke, koax koax, koax.
Ils ne méritent pas qu’on les naturalise,
Ces mots vuides de sens, qu’un exemple autorise ;
Quelqu’un, frappé du cri de l’enfant nouveau né,
A l’exprimer d’un mot s’était déterminé.
Maudissant du Français la longue périphrase,
De la langue latine il embrassa la base ;
Il vit de mugitûs sortant mugissement
Et fit de vagitûs sortir vagissement.
Eh bien ! qui l’aurait cru ? la grammaire inhumaine
Flétrit ce mot couvert de la pourpre romaine,
Nous l’avons vu depuis, languissant délaissé,
Tour à tour par Restaut et par Wailly chassé,
En implorant encore le droit de bourgeoisie,
Expirer sur le seuil de notre académie.
Joignant à cet exemple un exemple plus grand,
Du Parnasse français le dernier conquérant,
Qui, recula du goût les bornes décidées,
Et seul, put voir les mots manquer à ses idées,
Voltaire, à son pays n’a point fait agréer
Tout ce que la Raison l’engageait à créer ;

Il eut peu démontrer que le terme d’impasse
Du terme, cul-de-sac, devait prendre la place,
Dans ses propres écrits son protégé nouveau,
Fut accueilli d’abord en faveur du berceau ;
Mais qu’il ose aujourd’hui, dans un nouvel ouvrage,
Parcourir librement les sentiers de l’usage ;
Le vieux mot, cul-de-sac, est-là pour le borner,
Et sur ses pas bien vite, il le fait retourner.

Ainsi donc parmi nous la langue est assez riche,
Il faut qu’on y cultive et non qu’on y défriche ;
Ce ne sont pas des mots qu’il faut imaginer,
Ceux que nous possédons, sachons les combiner.

Tempéré tour à tour, et tour à tour sublime,
Essayons, en joignant l’exemple à la maxime,
De décrire un orage et la paix des hameaux,
Et le fracas d’un siège et l’horreur des tombeaux.
O toi, de tous les sons, source pure et première
Toi dont la main féconde, en versant la lumière,
Sur les mondes divers soumis à tes regards
Assigne un juste mode à leurs ordres épars,
Soleil, élève moi sur l’aile du génie,
Remets entre mes mains le char de l’harmonie,

Que je puisse, à mon gré, planant sur l’univers,
En imprimer l’accord au cahos de mes vers,
Et de tous les accents imitateur fidèle
Ecouter la nature et m’exprimer comme elle.

Et toi, sèxe divin, dont l’organe flatteur
Ajoute à notre langue un charme séducteur ;
Toi qui dans le discours, à l’oreille enchaînée,
Prodigue les trésors d’un harmonie innée ;
Toi qui, si l’amour dicte, écrit bien mieux que nous,
Pour capter ton souris j’embrasse tes genoux.
Je sais que d’ordinaire un sujet didactique
Lié dans tous ses points par un fil méthodique,
Ne présente au beau sèxe, à le lire empressé,
Qu’un vaste et froid tissu dont son œil est blessé :
Mais j’abandonne enfin l’aride théorie,
Et Phébus à l’instant m’ouvre une galerie,
Ou ma muse à grands traits exerçant ses pinceaux,
Saura pour tes plaisirs varier ses tableaux.

Eole a dit aux vents : tourmentez la nature,
Et, des flancs caverneux de sa retraite obscure,
Sorties tous à la fois comme des conjurés,
De la terre et des mers ils se sont emparés :

Ceux-ci, de l’Océan desséchant les rivages,
Vous soulevant ses flots jusqu’au flanc des nuages ;
Ceux-là, poussant le sable en épais tourbillons,
Semblent presser Cybèle entre leurs bataillons :
Eurus échevelé sifflant de plaine en plains,
Renverse les moissons que brûle son haleine ;
Et le terrible Auster, en épuisant ses flancs,
Des superbes cités sape les fondemens ;
Il n’est pas même alors jusqu’au léger Zéphire
Qui le long des bosquets se plaisait à sourire,
Qu’on entende, cédant à ses voeux indiscrets,
Faire au loin frissonner le faîte des forêts.
Mais l’Aquilon sur-tout, luttant contre les voiles,
Quand on veut les hisser, se glisse entre leurs toiles,
Les déchire aux regards du pilote irrité,
Insulte avec constance à sa dextérité,
Rompt la rame rebelle et le cable qui crie ;
Et sur les mâts tremblans redoublant sa furie,
Au fond d’un vaste gouffre entr’ouvert sous les eaux ;
Au regret de Plates enfonce les vaisseaux.
Telle est des vents épars et la force et l’audace ;
Leur souffle meurtrier brûle, gèle et fracasse.

Ils concentrent leur rage, et quand leurs sifflemens
Sont un signal de guerre entre les élémens,
De leurs complots affreux craignant la triste issue,
Pour soutenir le globe, Atlas essouflé sue.

Derrière le rideau du noirâtre horizon,
J’entends déjà frémir le tonnerre en prison,
Déjà la pluie en l’air diversement chassée,
Sur les toits, dans les champs s’élargit dispersée ;
Les nuages rompus répandant des torrens
Ont étouffé la voix des fougueux ouragans ;
Et malheur à Cérès si le ciel pêle-mêle
Prodigue en grains glacés l’impitoyable grêle !
Flétris du même coup par ses nombreux fléaux,
Les fruits avec les fleurs s’affaissent par monceaux ;
Quelle sublime horreur ! La foudre vagabonde
Ebranlant les échos de la voûte du monde,
Du midi jusqu’au nord, du levant au couchant,
Roule de monts en monts, et bondit en grondant ;
Elle approche, & tandis que les agneaux débiles
En grouppes dans les prés s’étendent immobiles,
Prés du taureau qui fronce un sourcil menaçant,
Le boeuf presque debout rumine en mugissant ;

On ne respire plus que salpêtre & bitume,
Le nuage au nuage en se frottant s’allume ;
L’atmosphère est changée en une mer de feux,
Que le souffle sillonne en longs javelots bleux ;
Jupiter veut-il donc que l’univers succombe ?
Sa foudre vengeresse éblouit, tonne, tombe,
Et d’éclats en éclats prolongeant son fracas,
D’un trépas imprévu frappe tout sur ses pas.
Pressez, pâles éclairs, ses flèches incertaines,
Je vois Pan tressaillir au travers des Ardennes ;
Dans les bras de Neptune ils se sont élancés
Ces vieux rocs qu’en passant la foudre a renversé ;
Monts-Jura vous planiez jadis sur les tempêtes,
Votre neige éternelle a fondu sur vos têtes,
Il ne vous reste plus en cet affreux moment
Qu’à vous écrouler tous dans le Rhône écumant,
Du tonnere expirant tous les carreaux renaissent,
Le globe est embrasé, les villes disparaissent ;
Les mortels que par-tout ce spectacle confond,
Gardent d’un pôle à l’autre un silence profond ;
Et sur ses fondemens la nature tremblante,
Dans la peur du cahos jette un cri d’épouvante.


La tempête a cessé ; le calme sur les flots
Renaîtra lentement par le calme des mots ;
Alors il faudra voir les voyelles paisibles
Succéder au concours des consonnes terribles,
Et le style adouci devenir aussi pur
Que l’horizon changé dont il peindra l’azur.
La nuit emporte au loin l’orage qui s’achève ;
Eole a pris la fuite, et le matin se lève.
Le genre tempéré m’a conduit dans les champs,
Goudouli ! prête-moi tes pipeaux innocens,
Des fins diminutifs de ton patois facile,
Que ne puis-je, en français, entremêler l’idylle !
Laissons dans les taillis, auprès des ruisselets,
Gazouiller pour prélude un millier d’oiselets ;
Et qu’en se colorant des rayons de l’aurore,
Au chant du rossignol l’univers semble éclorre ;
Que le lièvre inquiet, avant l’homme éveillé,
Broute un frais serpolet par la brume émaillé,
Jusqu’à ce que Phébus, pour qu’il batte en retraite,
Fasse, à son œil craintif, reluire une houlette ;
Ce sera ta houlette, aimable et jeune Eglé,
Ton troupeau vient, par Mouflard essouflé ;

A quelques pas de toi, vers le bois solitaire,
Piés nuds, cheveux épars, accourt ton jeune frère,
Qui de ses vieux parens, précoce et tendre appui,
Guide un autre bétail, pétulant comme lui ;
Le chef et les soldats pénétrant les broussailles
A l’humble noisetier vont livrer cent batailles.

Plus loin, triste, couché, d’un air encore actif
Ton père, de ses bœufs, presse le pas tardif,
Et de ses cheveux blancs ombrageant sa charrue,
Détrempe ses sillons avec le sang qu’il sue,
Pour un Seigneur plus dur que ses terreins ingrats,
A vaincre la nature il a contraint ses bras.
Ah ! retournons vers toi pour chasser ces images.
Eh ! quoi ? tu n’es plus seule, on te rend des hommages,
Palémon et Lubin, couronnés de lilas,
A l’envi l’un de l’autre, encensent tes appas ;
Que l’amour modulé découle de leurs flutes,
Et tu seras sensible à leurs galantes luttes ;
Moins pour les émouvoir que pour les appaiser,
Donne-leur à tous deux un innocent baiser ;
Ah ! c’est ici qu’il faut que mon style en impose.
Peignons si bien le choc de tes lèvres de rose,

Que le Lecteur discret qui va fuir à l’écart,
Au doux bruit du baiser croie en avoir sa part.

Mais où suis-je ? et quel baume, en coulant de mon ame,
A pénétré mes sens d’une subtile flamme !
Les rivières sans digue, errantes dans leurs lits,
La terre plus riante, et les cieux embellis,
Et le murmure lent du zéphire invisible,
Et des pinçons joyeux le ramage sensible,
Tout anime à la fois mon courage et mes chants,
C’est quand on est touché qu’on fait des vers touchants :
Chacun à sa manière, et je le dis sans feinte,
Jamais je ne saurais dans une étroite enceinte
Au devant d’un pupitre avec contrainte assis,
Enthousiaste froid, coudre un mètre précis,
Provoquer mon esprit en rêvant d’un air bête,
Apeller un idée en me frottant la tête,
Faire éclore un beau vers d’un coup de pié fécond,
De mes ongles rongés exprimer le second,
Et pour me soulager lorsque Phébus m’agite,
Un Richelet en main prendre la rime en gîte.
L’eau vive d’Hélicon gèle au fond d’un cornet,
Et Pégase franchit les murs d’un cabinet.

Le long de la Garonne, au bord de la Charente.

Ce Poëme naissant a vu ma muse errante,
Invoquer l’amitié, la nature et l’amour,
Aux muses maintenant veux-je faire la cour ?
Apollon, à Neuilly, me sourit en cachette,
Et rimeur à Paris, là je me sens poète :
C’est là que, d’un ciel pur respirant la douceur,
Et laissant mon esprit aux ordres de mon cœur,
Loin des petits auteurs, et des grandes coquettes,
Je compose en plein air, sans livre et sans tablettes ;
Zoïle n’est pas là quand mon vers cherche à fuir,
Et ma maîtresse est là s’il m’échappe un soupir.

Et le style varie ainsi que la campagne.
Atteignant au sublime au haut d’une montagne ;
On est fier d’entasser des vers audacieux ;
Et debout sur le globe, on les déclame aux Dieux.

Quand je domine ainsi le reste de la terre,
Si quelqu’un me disait, peins le bruit de la guerre :
Egal à mon sujet, je lui pourrai, je crois,
Dans mes vers belliqueux faire entendre à la fois,
Les rebonds des boulets, le siflement des balles,
Les bombes, les canons, les tambours, les tymbales,

Et le hennissement des chevaux haletans,
Et l’écroulement sourd des crénaux chancelans ;
Des femmes, des enfans, les clameurs inutiles,
Et des vieillards cachés les prières stériles,
Et des glaives croisés le fréquent cliquetis,
Et des soldats meurtris les lamentables cris,
Et le fatal clairon de l’altière Bellone,
Et dans la ville en feu, la cloche monotone,
Dont le funèbre airain, par son timbre argentin,
Teinte des assiégés, le trépas trop certain !

Voulez-vous que la langue avec pompe énergique
Se monte par degrés au ton mélancolique ?
Rival du sombre Young, je vous raconterai
Ce que j’ai vu jadis dans un temple sacré.
Minuit sonnait encore, la rue était déserte ;
Et la porte d’airain gémissait entr’ouverte ;
Je la pousse en tremblant, j’avance à pas égaux,
Et la lune, au travers des rougeâtres vitraux,
Sur le bronze poli des sépulcrales urnes,
Réfléchissait en paix ses rayons taciturnes ;
Tout rongé par des vers qu’a prévenus l’orgueil
Le squelette d’un riche au bord de son cercueil,

S’avance, et par pitié me demande une larme.
Au cri que j’ai poussé dans ma trop juste allarme
Un murmure confus se répand dans les airs ;
Maint cadavre hideux, en agitant ses fers,
Pour s’approcher de moi quitte son mausolée ;
Sous mes pas chancelans, la terre est ébranlée ;
Je me vois par des morts pressé de toutes parts,
Et le pauvre, à mes pieds, appellant mes regards,
Soulève d’une main la pierre qui l’opprime :
« Arrête, disent-ils, d’une voix unanime ;
« Etranger, un instant, pense à moi par pitié,
« Parens, amis, enfans, ils m’ont tous oublié !
Ah ! dis-je en échappant à ces plaintes funèbres,
De ce temple effrayant, désertons les ténèbres,
Je ne saurais hélas ! voir plus long-tems souffrir
Ces spectres affamés d’un peu de souvenir......

Ah ! qu’ils sont plus heureux, ces laboureurs tranquilles,
Qui dorment dans les champs, au fond de ces asyles
O ! la mort les pressa de son fer inhumain,
Comme un troupeau timide au soir d’un jour serein ;
Le tems les a couverts d’un tapis de fougère,
Et la terre à leurs os paraît toujours légère,

Par la religion consolés tous les ans ;
Nommés par leurs amis, bénis par leurs enfans,
Quand on vient à passer sur leur tombe fleurie,
Ils rêvent doucement qu’ils tiennent à la vie.