Louis-Michaud, éditeur (p. 297-303).


XXII


À quelque temps de là, Monsieur, étant à la chasse au marais sous la pluie, prit une pleurésie et manqua trépasser. Comme il commençait à battre la campagne, Jean-Norbert prit peur et fit venir le vétérinaire. Mais cette fois celui-ci, alarmé de la gravité du mal, s’offrit à amener un jeune médecin nouvellement arrivé dans le pays et qui habitait à deux heures de là. Jean-Norbert, au supplice, atermoyait :

— Malheur ! C’est-y, médecin, que vous n’auriez point là une poudre qu’on donne aux bêtes qu’ont le mal et qui le tirerait d’affaire et qui coûterait point trop cher ?

— Ah, mais ! m’sieu Jean-Norbert, un homme et un cheval, c’est point la même chose. Je lui ai reniflé sa sueur à m’sieu le baron et vrai ! ça n’sent pas bon. M’est avis qu’y faut se presser.

Après tout, s’il passait, faudrait rembourser tout de suite Lechat, Piefert et les autres, ou les laisser se payer sur le bien. Oui ! mais valait-il mieux donner le temps à Lechat de faire l’affaire qui lui livrerait Pont-à-Leu ?

— Aia ! miséricorde ! criait-il. Pourquoi faut-il qu’on ait des parents ? Sûrement Môssieu est un grand pécheur : c’serait-y point un bonheur pour lui s’y s’en allait de sa belle mort ?

Le médecin des gens vint dans l’après-midi ; mais comme il tâtait le pouls au Vieux, celui-ci tout à coup lui pointa un regard aigu et mâchonna :

— J’veux pas de corbeaux, ni le médecin, ni le ratichon.

— Allez, allez ! dit tout bas, presque en riant, le paysan, c’est un vrai diable !

Et poussant du coude le médecin, il lui chuchota à l’oreille :

— M’est avis qu’y vaudrait peut-être mieux tout de même le laisser faire à sa guise, hon !

L’autre le regarda singulièrement par-dessus ses lunettes. Presque aussitôt, il vint une syncope qui lui permit de prendre la température. Il fit des prescriptions et s’en alla, disant :

— M’sieu le baron est bâti à chaux et à sable, mais à son âge, vous savez…

En s’en allant, il se heurta à Piéfert qui arrivait prendre des nouvelles.

Vers le soir, Monsieur commença à délirer : la nuit fut mauvaise ; tout le monde veilla. Jean-Norbert priait à genoux, dans un coin. Maintenant que le dénouement était proche, il aurait donné une livre de sa chair pour que la vie lui fût assurée un peu de temps encore, une petite vie de vieux homme un peu mort, tombé en enfance et qui ne leur serait plus trop grief. On aurait du moins le temps de se remuer.

Les râles durèrent jusqu’au matin ; il crut la mort prochaine et mourut lui-même de l’effroi de l’horrible lendemain. Mais vers midi, le baron eut l’air de s’éveiller d’un mauvais somme et les voyant là près de lui, il les chassa d’un geste. Jean-Norbert regretta d’avoir laissé venir le médecin.

Comme celui-ci arrivait, il l’injuria :

— C’est-y que vous ne connaissez pas vot’ métier ed’me laisser croire que Môssieu n’avait qu’l’âme à passer ? Dites, c’est-y pas filouter l’argent du pauv’ monde puisqu’y se serait tô d’même remis debout sans toi, médecin de malheur !

La sève encore une fois remonta à l’écorce du vieux cep : le baron passa ses grègues et se remit à talonner par les chambres, aboyant une grosse toux et envoyant gluer sur le mur d’épais crachats.

Un soir, sans leur avoir rien dit, il descendit s’asseoir à leur table, dans la cuisine où ils avaient gardé l’habitude de prendre leurs repas. Il apparut là comme un revenant dans l’oubli des vivants. Le vent cornait par le trou des serrures. Une rafale lapidait les toits ; des fracas d’ardoises s’abîmaient dans la cour. On entendait ronfler au loin l’orgue des chênes dans le bois.

— Hé ! fit-il, si le bon Dieu se met de la partie, il ne restera plus rien pour la curée !

Un rire à coups de dents lui fendit sa barbe grise de vieux loup, que le maçon n’était plus venu raser depuis des jours.

Jean-Norbert tressaillit, devinant que le propos se rapportait à Lechat et Piéfert. Dans son trouble, il lança sous la table un coup de talon à Jaja qui, cette fois, se mettait à pousser des cris de poule plumée vive. Dame Barbe, les pieds dans les cendres, réveillée d’un mol état de quiétude, demanda si un rat l’avait mordue et se troussa jusqu’aux genoux. Mais Monsieur, presque tendre, la prenait sur ses genoux et disait :

— Où que tu as mal, ma petite bête ?

Il lui caressa le cou et le dos de sa large main qui avait fait se cabrer le désir des femmes ; et charmée par cette douceur chatouilleuse, elle se roulait dans sa grande vie chaude. Soudain il eut la rondeur de son ventre sous les doigts.

— Peste ! fit-il d’une bonne humeur cynique, m’est avis que la petite prend de l’embonpoint, mon garçon !

Une trombe de suie soufflée de l’âtre les aveugla. L’attention fut détournée ; il fallut secouer le napperon. Mais Jaja, d’un abandon de petite femme amoureuse, demeurait blottie dans la poitrine du grand-père. Comme le crasset l’éclairait par derrière, son ombre se dessinait sur le mur. Sybille eut un saisissement ; elle venait de remarquer qu’une courbe légère lui renflait le flanc. Elle eut la force de dissimuler. Le vieux sanglier, lui, au bout de quelques instants, remontait scier le reste d’un panneau de porte pour s’en faire du feu.

Alors seulement Jean-Norbert, qui était resté le nez dans son écuelle tout le temps du repas, sans manger, se coupa une tranche de pain qu’il avala en grommelant. Maintenant que le Vieux s’était remis à vivre, il lui en voulait de n’être pas trépassé. Ce fut comme s’il les eût frustrés dans leur espoir sournois, comme s’il les eût filoutés dans une aubaine longuement convoitée. De dépit, le paysan en oubliait les créances et ce qui s’ensuivrait.

Ce soir-là, il est vrai, Monsieur n’avait pas été trop encombrant, mais on avait bien vu, à la grimace qu’il avait faite en entrant, le plaisir qu’il goûtait à leur jouer un bon tour en ressucitant. Sa présence ayant laissé quelque chose de crispé dans l’atmosphère, personne ne parla plus. D’ailleurs le vent à la longue les endormant, Jean-Norbert dit les prières et on s’en alla vers les lits.

Sybille, sans dormir, attendit tout habillée par-dessus la couverture que la maison fût endormie. Elle ralluma alors un bout de suif, se glissa jusqu’à la chambre de Jaja, donna un léger coup d’épaule dans la porte. La main en écran au lumignon, elle alla droit au lit, d’une fois rejeta la couverture. Jaja dormait, toute raide, les jambes ouvertes, ses mains à son ventre qui levait, déjà rond comme une petite lune. Se sentant découverte sous le froid, elle eut un mouvement, dessilla à demi les yeux.

— Oh ! oh ! oh ! criait Sybille d’une voix rauque.

Le mépris, l’orgueil de la race, la fureur bouleversaient son visage, tandis que, penchée par dessus sa sœur, d’un regard noir elle fouillait le secret de son pauvre amour d’innocente.

— Faut qu’il sorte ! On le donnera à manger aux porcs ! gronda-t-elle, en la tirant par les jambes et l’arrachant du lit.

Le corps, d’un bruit mou, toucha le carreau et avec la plante des pieds, comme le raisin d’une cuvée, elle se mettait à fouler sa jeune maternité martyrisée.

— Faut qu’il sorte ! Impudique ! Ensorcelée ! disait-elle à chaque fois.

Jaja, avec un cri d’enfant, tout de suite avait perdu connaissance. Sybille craignit de l’avoir tuée. Elle la souleva pour la remettre sur le lit ; mais de dégoût pour la souillure de sa chair, elle la laissa retomber et puis flairant ses mains, les passa sur le drap. L’enfant resta là toute nue sur le froid du carreau pendant qu’à pas de loup, comme elle était venue, elle regagnait sa chambre.