Louis-Michaud, éditeur (p. 249-257).


XIX


Le hérisson demeurait roulé en boule, comme une grosse châtaigne dans sa bogue et Jaja guettait, étendue de son long sur le ventre, sans un mouvement, le moment où il se détendrait. Enfin la petite masse s’agitait, les picots retombèrent et une jolie tête fine avec des yeux noirs la regardait. Ça durait un peu de temps : le hérisson visiblement l’étudiait, prudent, les pattes rentrées, tout prêt à se remettre en boule, et elle aussi regardait la petite âme douce qui était dans le regard de la bête. Elle approcha la main, mais, avant même qu’elle l’eût touché, déjà il s’était remis en boule et avec un rire sauvage, elle s’amusait de sa frayeur.

Jaja était là depuis une bonne heure au moins. Elle était venue, poussant devant elle la vache à la Guilleminette : puis, la vache avait brouté à sa guise et comme le hérisson rentrait au bois, elle l’avait suivi. Depuis l’été, sa vie était chez les arbres et les bêtes. Elle filait le matin, emportant sa miche qu’elle mangeait avec du cresson et le soir ne rentrait à la maison que pour se couler au lit.

Jean-Norbert, ensemble avec le vieux valet, ayant en deux ouvrées fauché la ségalaie, une terre qu’il avait dû louer à un fermier du village, lequel autrefois, l’avait payée au baron Gaspar le prix d’un morceau de pain, il lui avait bien fallu prendre sa part de la peine. Elle avait aidé l’Ensevelisseuse à botteler les moyettes, à les porter au char et finalement à les engranger. Mais, après, elle n’avait plus été bonne qu’à mener la vache du côté des marais, les oies au verger et les porcs à la glandée, quand le petit porcher était occupé d’autre chose, mideronnant à l’ombre, sifflant dans des flûtes de roseaux et quelquefois se battant avec les petits vachers qui arrivaient la défier.

Cependant le hérisson rouvrait l’œil et ne voyant plus cette fille aux longues jambes, qui doucement le taquinait, encore une fois il tirait ses pattes de dessous son ventre. Elle s’était couchée sur un tronc d’arbre, le dos à plat dans l’écorce tiède, tenant sa nuque entre ses mains croisées, et regardait, par les trous des feuilles, bleuir le ciel. Une palpitation égale, tranquille, lui levait les seins sous son loqueton de corsage. Toute une vie de nature soudain respira dans ce maigre corps impudique qui, la gorge en l’air et les genoux à nu, baignait dans l’ondée de soleil. Celle-là, dans le sang de la famille, était bien le filet de sève verte venue des Bœuf, gens de la terre, bouviers, estivandiers, laboureurs et coureurs de bois. À l’arrosée chaude filtrant d’entre les feuilles, elle ferma les yeux, soupira et s’endormit. La vache, d’ailleurs, l’insouciait : elle saurait bien la retrouver au son de sa clarine, broutant quelque part le fin gramen parfumé. Maintenant, le petit hérisson était loin.

C’était, cela, les meilleurs heures de Jaja, ne rien faire, mener la vie sauvage et dormir au giron de la terre. Une douceur, avec la clarté, le vent, l’ombre, lui coulait par les membres : la tête dans l’herbe, elle goûtait la grosse sensualité vautrée des ruminants. Au réveil, il lui arrivait de suivre à la piste jusqu’au gîte la fouine, la belette, le mulot, le lapin, mais sans idée de leur faire mal, pour le simple plaisir de se sentir mêlée à cette gaîté agile de la terre. Ou bien, elle se faisait des couronnes avec les festons du lierre courant aux arbres et les grappes poivrées du chèvrefeuille. Elle suçait le jus des petites fraises aigrelettes et des mûres sucrées. Quelquefois, elle imitait le cri rauque du héron dans les marais.

Alors, Pierre du marchand arrivait ; jamais elle ne le voyait venir, et tout à coup elle l’avait près d’elle, sournois et sifflant. Il lui apprenait à reconnaître les oiseaux à leur vol, les essences au tremblement des feuilles, le passage des bêtes aux égratignures du sol.

Celui-là était déjà un vrai homme et qui connaissait tout : il vivait chez les bêtes comme dans sa famille. Il lui parlait toujours des arbres de chez eux à la limite du village. Ah bien ! c’était autre chose que leur chênaie, aux Quevauquant, un lopin quoi ! et qui lui faisait hausser les épaules. Là-bas, il y avait du lapin, de l’écureuil, des ramiers, des merles, du renard et du chevreuil. Des braconniers quelquefois tiraient sur les gardes, c’était amusant : on avait du plaisir à abattre une proie qu’il fallait leur disputer. D’ailleurs on ne finissait pas de faire le tour de la forêt. Et d’un rond de bras, il indiquait une circonférence où tenait toute la terre. Une fois il raconta qu’il avait dû achever un renard à coups de couteau. Ce jour-là elle lui avait trouvé une beauté terrible : ses yeux lumerolaient comme des cailloux, et elle l’avait écouté parler comme elle eût écoulé un jeune bon Dieu.

Jaja dormait de son lourd sommeil quand quelqu’un sortit de l’ombre et s’avança jusqu’à l’arbre. Ses narines battaient ; un rire cruel lui retroussait les lèvres. Et voilà que subitement elle levait la paupière et l’apercevait devant elle, avec les mêmes yeux qu’il avait eus en lui parlant du renard. Ce fut une lutte : il dut se défendre contre les ongles dont elle le déchirait à la volée. Lui, soufflait comme un jeune taureau, continuant à lui déchirer les cuisses. À la fin elle poussa un grand cri : elle crut qu’elle allait mourir et elle bramait doucement :

— Quoi que je t’ai fait ? Quoi que t’as contre moi ?

Simplement, il haussa les épaules.

— Ben quoi ! c’est comme ça.

— Ah ben, tout de même.

Et elle riait et pleurait.

Il se mit à arracher une branche de coudrier et il la pelait en la regardant de côté. Alors seulement elle s’apercevait qu’elle était restée à terre comme il l’avait laissée, les jambes nues, et très vite elle se couvrait, soudain honteuse. Elle ne savait pas qu’il regardait parfois sous son penaillon de robe. Sa pudeur amusa le gars.

— T’y as passé, c’est pas la peine ! fit-il cyniquement.

Et à présent il sifflait, indifférent, continuant à peler le rameau, comme si rien n’était arrivé. Tout d’une fois, elle fut debout et avec une vraie fureur elle se jetait sur lui et le battait, mais comme il la laissait faire, riant sous les coups, elle s’assit sur l’arbre et se mit à pleurer, les poings dans les yeux. Alors il s’en alla : lui aussi la détestait maintenant, sans savoir pourquoi. Elle l’entendit chanter à tue-tête de l’autre côté du bois et, très tranquille elle-même, elle riait, comme si elle lui avait joué un bon tour, elle n’aurait pu dire quoi.

Quelque part, très loin, tinta la clarine de la vache : c’était une bête un peu folle ; une fois, elle avait failli s’envaser dans le marais : on avait eu de la peine à la retirer. Jaja, à ce souvenir, prit peur et, ses sabots dans les mains, elle courait devant elle, poussant le cri guttural des petits vachers et l’appelant par son nom :

— Hi-ô, Bellotte ! Hi-ô, Bellotte !

Elle ne pensait plus au fils à Biatour.

Ses pieds nus battaient le sol, faisant monter l’arome des mélilots et du serpolet. Elle finit par apercevoir la vache qui broutait dans les roseaux, en se défendant d’un battement de queue contre les grosses mouches grises. Elle la caressa ; elle éprouvait le besoin de lui dire des choses tendres ; et à présent quelque chose lui passait, elle n’était plus la même : elle se laissa tomber sur le ventre, prise d’une peine lâche et crispée, se rappelant. Il était venu, l’avait jetée à terre et puis elle avait senti un mal très doux. Elle tordit ses poignets, elle aurait voulu crier, pleurer à sanglots, et elle était sans force. Elle ne le délestait plus ; s’il était venu tout à coup, elle l’eût pris contre elle, dans ses bras, comme elle faisait avec Michel.

— Pierre, fit-elle tout bas, la bouche dans l’herbe.

Cela lui semblait bon comme un fruit. Elle arracha une touffe de menthe poivrée et elle la mâchait à petites fois. La chaleur de l’après-midi faisait battre son flanc. Quelquefois une judelle gloussait dans le marais. Au bois un geai criait et puis le grand silence de la lande recommençait. Elle aurait voulu s’endormir là et ne plus jamais s’éveiller. Presque au même moment elle ferma les yeux et s’endormit.

Des voix la réveillèrent. Il y en avait une, haute et bourrue, qu’elle aurait reconnue entre toutes. C’était celle du grand-père. Elle leva la tête de dessus l’herbe et le vit venir avec ce Firmin Lechat qui, chaque fois qu’elle le rencontrait, lui donnait une poignée de sous, ils avaient pris à travers la bruyère et suivaient une sente à une petite distance. Aussitôt elle se mit à ramper sur le ventre jusqu’aux roseaux, où elle ne serait point aperçue. De là elle les vit passer, le Vieux, maigre et long, son fusil à l’épaule, faisant ses grandes enjambées auxquelles l’autre, tout rond, avait peine à proportionner les siennes. Tous deux semblaient continuer une conversation.

— Enfin, disait Lechat, c’est comme monsieur le baron en décidera. Ce que je lui en dis, c’est pour lui être agréable.

— Naturellement. Tu m’avancerais donc une trentaine de billets de mille qui m’aideraient à retaper le vieux nid des Quevauquant ! Tu estimes qu’un Quevauquant déchoit à vivre dans de la démolition. Tu oublies seulement que je suis, moi, le dernier de ces Quevauquant et que je tiens à le rester. Vois-tu, mon petit Firmin, avant cent ans il n’y aura plus de nobles : alors à quoi bon s’obstiner à conserver des briques où plus tard se logeront des usines ? Moi, j’suis de mon temps, si singulier que cela te paraisse. Je tordrais le cou à tous vos fameux sans-culottes, mais je n’aurais pas plus de scrupule à le tordre à ceux de mes pairs qui s’imaginent pouvoir arrêter le cours des choses. Au fond, je n’ai de considération que pour les chenapans qui, comme toi, se sont engraissés aux dépens de leurs maîtres. Ça, par exemple, c’est être de son temps plus encore que moi-même. Tu te fais avec tes sentiments, ta reconnaissance, ta fausse humilité, etc., etc., du cent pour cent : c’est un taux enviable. Mais me prends-tu pour un imbécile, dis ? Crois-tu que le Vieux, comme tu m’appelles toi aussi sans doute, hein ? ne voit pas clair au fond de tes sacrées manigances ? Toi et tes pareils, sans en excepter mon vaurien de bâtard, vous êtes là tous à me flairer le derrière afin de savoir si je mûris. Et comme ça, le jour venu, tu te paierais de tes petits billets de mille en t’installant dans un Pont-à-Leu tout neuf et que tu aurais arrangé à ta guise ! Mais, bougre de cochon, c’est donc pas assez que tu m’aies filouté ta maison, ton parc, ta montagne et tout ce qui s’ensuit ? Je ne te le reproche pas, tu as bien fait ; mais ne te mets pas en tête de toucher à ma bicoque. Un Pont-à-Leu en décombres et rongé par les rats, avec ses combles éventrés et ses tours aux toits en chapeau de pierrot ivre, c’est tout de même encore la demeure des Quevauquant. Le jour où brique à brique ça se sera effrité, on verra bien au trou que ça laissera ce que tenaient de place des gentilshommes comme nous. Écoute, l’ami, gueux je suis et gueux je m’en irai, il y aura toujours assez de pierres qui resteront pour m’enterrer dessous.

Jaja n’en entendit pas davantage. La voix du grand-père encore un peu de temps ronflait comme un cor de chasse ; puis Lechat se mettait à rire, et encore une fois elle mâchait des feuilles de menthe.