Louis-Michaud, éditeur (p. 203-209).


XVI


Un vent doux souffla des marais avec une odeur musquée. Jaja, une fois, rentra et dit en riant :

— Les arbres font aller leurs petites mains.

Et ce fut le printemps. Au verger, les pommiers s’épinglèrent de bouquets comme des cœurs roses. Dans le bois des chênes, pépiaient les couvées. Il flotta des plumes et du pollen sur la grande noue solitaire. Des jours entiers maintenant, la fillette demeurait dehors, poussant devant elle la maigre bête à Guilleminette ou bien assise parmi les roseaux, à mi-jambes dans le marais. Une lourde palpitation grasse soulevait la masse liquide, toute dense de la mucosité des lentilles, gonflée de bulles d’air montées du fond et qui crevaient à la surface. Quelquefois une succion douce lui mordait le mollet ; elle relevait la jambe et d’une pichenette faisait retomber une sangsue.

Cette vie secrète des dessous aquatiques l’amusait : elle aimait voir passer l’épinoche à l’arête aiguë et bouillonner l’eau par-dessus le frétillement de l’anguille. Çà et là, des écumes moussaient où fermentait la naissance des organismes élémentaires. Elle, qui n’avait d’intelligence pour rien, se trouvait là des sens actifs et ouverts pour s’intéresser à tout un monde mystérieux. À la force des poignets, elle avançait le buste, se tenait suspendue par-dessus les lianes, les fucus, les petits coquillages, l’errance d’un nuage reflété comme un ballon soyeux dans la profondeur.

D’un cri aigre elle observait la chasse, l’amour, le meurtre, elle-même prise à la ruse et à la cruauté de cette faune vorace, rapide et féroce. Pour tromper la faim, elle mâchait des touffes de cresson ; sa soif, elle la calmait en suçant la menthe poivrée. Et le soleil s’abaissait, l’après-midi froidissait, elle n’était jamais pressée de rentrer.

Un jour elle était là. Michel qui, cette fois, n’était pas allé à l’école, près d’elle doucement, du bout des orteils, les jambes nues jusqu’aux genoux, remuait l’eau sous les filaments gras des longues herbes. Par jeu, en riant, elle se laissa couler jusqu’aux cuisses, puis avança, à mesure relevant son penaillon de robe. Un soleil d’aprèsmidi sous elle criblait le marais, tout bouillant de vie.

— Ah ! Michel, sûrement, si t’étais pas là, j’ôterais ma chemise. J’sais pas pourquoi, mais ce serait bon. On sentirait mieux les herbes, que c’est doux, que c’est comme des cheveux. Tiens, Michel, j’les prends comme ça et j’en fais une tresse comme ça.

À poignées, comme elle le disait, elle attirait les lianes, les enlaçait toutes gouttelantes à ses tempes ; et les bras en l’air, dans la chaleur vermeille, elle ressemblait à une petite nymphe des âges. Michel, peureux, regardait monter l’eau à ses jambes sans se risquer à la suivre. Bientôt, elle en eut jusque par delà la ceinture et elle riait plus fort, avec la petite secousse du froid montant. Mais voilà que tout d’une fois elle se sentait prise par les pieds comme si quelqu’un là-dessous les lui tenait dans la main. Elle tira de toute sa force pour se délivrer, mais dans son effort la vase se creusa et elle ne criait pas tout de suite, bien que l’eau fût à sa gorge. Ce fut Michel qui soudain se mit à appeler au secours en courant sur la berge. Mais on était à un quart d’heure du logis et personne ne passait dans la lande.

Cependant Jaja luttait ; elle put défaire un pied, mais restait enlizée de l’autre, et elle disait seulement :

— Frérot, prie pour moi le bon Dieu.

Tout à coup, à une petite distance, quelque chose sortait des roseaux et courait d’un galop de lièvre. C’était le fils du marchand de bois, qui, étant là à la guetter depuis plus d’une heure, arrivait aux cris. À peu près chaque jour, il se mettait à l’affût, sachant qu’elle viendrait. C’était une sensation confuse entre la haine et autre chose qui faisait claquer ses mâchoires comme un chien qui rêve. Il aurait aimé jouir de sa colère s’il s’était mis debout, en hurlant et agitant les bras, tandis que paisiblement, sous le grand ciel nu, elle faisait ses petites baignades, demi-nue. Et puis, cette envie lui passait et il ne songeait plus qu’à regarder clapoter ses bouts de jambes dans le marais. Jaja jamais ne s’était aperçue de rien.

Elle entendit un grand bruit d’eau. Le gas, en tournant sur ses hanches et fauchant circulairement l’air de ses bras, avançait, et elle ne bougeait plus, enfonçant toujours, les dents serrées comme une morte. À son tour, il eut un cri sauvage. Elle reconnut le mauvais gas et crut qu’il venait pour la noyer. Mais il ne la touchait pas et plongeait : elle sentit une main qui lui arrachait les herbes des jambes. Revenant presque aussitôt à la surface, les cheveux ruisselants et verts, il se mit à la tirer par les aisselles du côté de la berge. Là, elle tomba, perdit une minute connaissance, très doucement, et ensuite, rouvrant les yeux, elle le voyait devant elle, debout près de Michel à genoux et qui lui caressait les cheveux.

— Ben, c’est toi ? fit-elle.

— C’est moi.

Et il riait comme l’autre jour, de son rire rusé et sournois.

— Ah ben ! ah ben ! dit Jaja en traînant la voix.

Elle ne lui en voulait plus : c’était comme s’ils avaient été toujours amis et elle le trouvait beau, très grand dans le ciel d’or, derrière lui. Il aurait été heureux de lui caresser la peau du bout des doigts. Comme elle tremblait un peu à cause du froid, sa chemise et sa jupe pleines d’eau, il dit à Michel d’ôter sa veste et de la lui jeter aux épaules, lui n’en ayant pas. Il parlait rudement, comme un petit homme des bois. Cela déplut à Jaja qui lui dit :

— T’es pas le maître.

Il haussa les épaules sans rien répondre et à la force des poignets il lui tordait son jupon, pour en exprimer l’eau. Alors, voyant qu’il ne s’était pas fâché, elle eut un beau mouvement :

— Viens demain. Guilleminette aura mis cuire le pain. J’t’en bouterai un morceau.

Lui, fils d’un homme riche chez qui le pain ne manquait jamais, riait très haut et, comme elle tout à l’heure, disait :

— Ah ben… ah ben…

Ses yeux s’étaient plissés, narquois, tout petits comme des baies de myrtille et il ne la regardait pas, il regardait au-dessus d’elle très loin comme un chat. Toute malveillance était tombée : il sentait bien que c’était à jamais fini de lui jeter des pierres ; cependant il n’aurait pas fait un mouvement pour lui témoigner de l’amitié. L’âme douce de Michel, au contraire, eût été heureuse de se donner à ce garçon qui, en sauvant sa sœur, venait de faire une chose que lui n’aurait pu faire.

Le bon soleil les eut bientôt séchés. Tous trois s’étaient couchés sur le ventre, dans les plantes du bord de l’eau qui leur montaient par delà la tête.

— Comment qu’on t’appelle ? fit Jaja en le regardant de ses yeux sauvages.

— J’suis le fils à Biatour, Pierre du marchand qu’on dit.

— Moi, j’suis Jaja. C’est tous des barons chez nous. Et quoi que tu fais ?

— J’vas au bois, j’tue les bêtes quand j’suis pas avec mon père à charger des ramons. C’est amusant.

— Et où c’est-y le bois où que tu vas ?

— Là-bas, par au delà la maison, au bois du petit bon Dieu qu’on l’appelle. Y a l’école, y a la ferme à Robuard, y a la pâture, y a le village, alors, t’es chez moi, puis par après le village, y a le bois ! Des fois, j’tue un lapin ou je grimpe aux nids prendre des petits qu’on met cuire sur un feu de ramons. C’est bon. Faut venir.

— Pour sûr qu’on ira, hein, Michel ?

Il avait tiré de sa poche un tome recroquevillé : on voyait remuer ses lèvres dans l’effort de la compréhension. Pierre haussa les épaules et Jaja disait tout bas :

— Michel sait lire dans les livres.

Il sembla n’avoir rien entendu.

Ils demeurèrent comme cela un assez long temps, puis le grand ciel s’abaissa encore, une buée violette monta des marais, et comme ils avaient faim, ils se séparèrent.