Imprimerie Franco-Américaine (p. 128-131).

CHAPITRE XXVI

Une machination scélérate



Il y avait plus d’une heure que Lagniape gémissait et appelait, lorsqu’elle fut recueillie par des nègres qui allaient, avec leurs charrettes, chercher du bois sur la levée. Elle se croyait aveugle pour toujours, elle était désespérée. Heureusement, à l’aide de soins assidus, elle devait échapper à ce malheur ; mais elle allait avoir à suivre un traitement de plusieurs semaines, pour recouvrer la vue entièrement.

La lettre était de Titia ; elle écrivait au jeune maître dont on l’avait séparée en la vendant. Elle l’aimait toujours ; de son côté il n’avait jamais renoncé à l’espoir de la racheter ; il travaillait et économisait pour cela. La lettre de Titia contenait beaucoup de choses. M. de Lauzun, pour la lire, alla s’enfermer dans sa chambre. Quand il eut fini, il se regarda dans la glace, se sourit et dit :

« Mon cher, vous êtes un habile homme ; Titia est à vous. »

Cependant, une difficulté grave s’opposait au triomphe de M. le duc ; comment profiter des secrets de Titia, sans trahir le stratagème abominable à l’aide duquel son Excellence les avait dérobés ? Mais une difficulté, quelque grande qu’elle fût, ne décourageait jamais M. de Lauzun. Il avait attrapé, au cours de ses lectures, une maxime de la Rochefoucauld dont il s’était fait une règle de conduite ; il la savait par cœur, et l’avait toujours présente à l’esprit : c’était celle où l’auteur affirme qu’il n’y a jamais rien d’impossible à qui veut chercher les divers moyens d’arriver au but. M. de Lauzun fouilla donc dans son esprit, et, comme il n’avait pas le moindre scrupule sur la nature des moyens, il en trouva un.

Chant-d’Oisel envoyait Blanchette à la promenade avec Titia, le matin et au coucher du soleil. Titia poussait la petite voiture, dans laquelle l’enfant s’asseyait quand elle était fatiguée de marcher. Le plus souvent Titia suivait la grande avenue des chênes. M. de Lauzun ne manquait jamais de la rencontrer dans ces promenades. Comme il ne parlait plus de son amour à Titia, elle l’en croyait guéri, et lui cédait volontiers sa place pour pousser la petite voiture.

Le moment de jouer le coup décisif, se présenta enfin.

M. de Lauzun attira adroitement Titia au bord du fleuve, et, par manière de divertissement, posa Blanchette dans une pirogue qu’il se mit à pousser et à ramener au rivage, sans jamais lâcher la corde à laquelle elle était attachée. La chose amusait beaucoup Blanchette ; elle riait et répétait sans cesse : « Encore. » Titia, par prudence, répétait de son côté : « Lauzun, prenez garde.

« Soyez donc tranquille, répondait M. de Lauzan ; il n’y a pas le moindre danger. »

Il fila insensiblement la corde, jusqu’à ce qu’il eût dépassé l’endroit où, la veille, il l’avait presque entièrement coupée. Alors, tirant dessus, il la rompit. Il poussa un cri de surprise, et dit sur le ton de l’alarme :

« La corde est cassée ! »

Titia regarda et frémit : le courant emportait la pirogue, d’un mouvement très lent mais continu. Effarée, elle allait crier pour appeler au secours, lorsque M. de Lauzun lui imposa silence, en lui disant froidement :

« C’est inutile, nous sommes trop loin ; personne n’entendrait votre voix ; il n’y a que moi qui puisse sauver Blanchette.

« Sauvez-la donc, s’écria Titia.

« Diable ! reprit M. de Lauzun, elle est déjà bien loin, il est peut-être trop tard. »

Blanchette appuyait ses petites mains sur le bord de la pirogue, et se penchait pour regarder l’eau dont le tournoiement et le bruit excitaient sa curiosité.

« Elle va tomber, dit Titia en poussant M. de Lauzun ; allez donc vite à secours.

« Vous me commandez de m’exposer à me noyer, objecta M. de Lauzun, comme si vous aviez droit de vie et de mort sur moi.

« Non, reprit Titia en se mettant à genoux, je ne commande pas ; je supplie, je pleure. »

M. de Lauzun fixa des yeux ardents sur la jeune femme, et dit :

« Titia ! Blanchette est ta fille ; avoue-le, je la sauve ; sinon….regarde ! vois comme elle s’éloigne. »

La malheureuse joignit les mains :

« Lauzun, dit-elle, sauvez mon enfant !

« Ah ! ah ! je savais bien, moi, que c’était ta fille. Je la sauverai à une condition ― c’est que tu seras ma femme ; entends-tu, ma femme dès ce soir. Veux-tu, oui ou non ? Regarde comme la pirogue s’en va ; plus une seconde à perdre.

« Lauzun, sauvez ma fille, dit Titia désespérée ; je vous obéirai.

« Tu seras ma femme ?

« Oui. »

M. de Lauzun avait pris ses précautions ; il était vêtu légèrement et chaussé de pantoufles. Il se jeta à l’eau, et, en vingt brassés, atteignit l’embarcation. Il y entra, et revint en pagayant comme un homme obligé de faire de grands efforts.

Titia serra Blanchette contre son sein, en fondant en larmes.

« Titia, dit M. de Lauzun, tu sais où est ma chambre ; je t’attends ce soir, à onze heures. »

Titia baissa les yeux, M. de Lauzun s’éloigna. Il avait caché un paquet dans les cannes à sucre ; il changea d’habits, et rentra aussi tranquille en apparence qu’au retour d’une promenade ordinaire.