Imprimerie Franco-Américaine (p. 136-141).

CHAPITRE XXIX

Années de tranquillité



La série d’événements malheureux qui s’était abattue sur l’habitation Saint-Ybars, comme une suite de coups de foudre, parut s’arrêter à la mort de Titia. Les années se succédèrent paisiblement, à peu près semblables les unes aux autres.

Pélasge s’était conformé au sage conseil de Nogolka, en ne se pressant pas de parler mariage à M. et à Mme Saint-Ybars. Aimant Chant-d’Oisel et sûr d’en être aimé, il attendait avec confiance. Elle continuait de travailler avec lui ; rien ne pouvait apaiser sa soif d’apprendre. Pour elle apprendre et toujours apprendre, c’était grandir sans fin dans l’estime de son professeur devenu son ami. Et lui, ne le voyait-elle pas élargir sans cesse, par l’étude, l’horizon de ses connaissances, creuser plus profondément les questions qui se rattachent à l’histoire de l’homme et des sociétés ? Elle l’admirait, elle était fière de lui ; elle le trouvait si supérieur aux autres par le cœur et l’esprit ! Elle s’imprégnait de sa chaude et belle âme ; elle rayonnait de joie quand elle avait exprimé verbalement, ou sur le papier, des pensées qu’il approuvait. Comme lui, elle avait foi en l’avenir. Elle ne se demandait pas ce que dirait son père, s’il venait à savoir qu’elle s’était fiancée avec Pélasge ; l’idée qu’on pourrait le trouver indigne d’elle, ne lui était jamais venue à l’esprit. Son caractère s’était formé ; sans rien perdre de sa douceur, il avait considérablement acquis en fermeté et en décision ; il se rapprochait, de plus en plus, de celui de Démon. Elle avait une haute opinion de la personnalité humaine, et en toutes choses elle entendait réserver son libre arbitre comme un droit inaliénable. Elle était ouvertement opposée à l’institution de l’esclavage ; par convenance elle n’en parlait pas devant les domestiques, mais au salon elle prenait son franc-parler. Elle ne quittait jamais le terrain des principes ; ce n’étaient pas des opinions qu’elle avait, mais des convictions ; si elle avait fléchi devant des considérations d’intérêt, elle eût commis, au tribunal de sa conscience, un acte de lâcheté et de trahison envers la cause de la vérité et de la justice. Mais elle était femme ; quand elle entendait les cris d’un esclave qu’on châtiait, elle pleurait. Dans ces moments d’angoisse, heureusement rares, Pélasge était sa grande consolation ; il lui faisait entrevoir, dans l’avenir, les adoucissements que la force des choses et l’esprit du siècle ne pouvaient manquer d’apporter au sort des esclaves. Il lui rappelait « combien, depuis une cinquantaine d’années, leur condition s’était améliorée. Il était persuadé que si la presse du Sud, se montrant digne de sa mission, avait le courage de conseiller l’abolition graduelle de l’esclavage, l’affranchissement des nègres s’opérait sans violence. Faute de quoi, chacun parmi ceux qui pensaient comme Chant-d’Oisel et lui devait prêcher, dans la sphère de son influence, l’émancipation progressive des esclaves, sans jamais sortir du langage calme prescrit par la raison. Chant-d’Oisel, aimée et respectée de tous, pouvait le faire mieux que personne. Les femmes avaient toujours joué un beau rôle dans les transformations sociales fondées sur la justice. Il n’y avait plus de temps à perdre ; l’institution de l’esclavage, condamnée en principe depuis longtemps, était aux dix-neuvième siècle un anachronisme qui choquait le sentiment public du monde civilisé. Labolitionnismee faisait des pas-de-géant ; il marchait plus rapidement que ne le croyaient les abolitionnistes eux-mêmes. À l’heure présente, lui Pélasge ne conseillerait à personne de placer sa fortune en esclaves ; les nègres étaient désormais de toutes les propriétés la plus précaire. »

Chant-d’Oisel, réconfortée par ces raisons, essuyait ses larmes.

« Eh bien ! je ne pleurerai plus, disait-elle ; c’est honteux ; je parlerai, j’agirai. J’ai le droit de dire ce que je pense. On peut me lyncher, ça m’est égal ; je ne tiens pas à la vie, s’il faut, pour la garder, se condamner à un silence que réprouve ma conscience. »

Blanchette était comme un trait d’union vivant placé entre Pélasge et Chant-d’Oisel ; dans la maison, au jardin, à la promenade dans les champs ou au bord du fleuve, elle était toujours avec eux. Ils s’occupaient de son éducation, ils pensaient à son avenir. Ils lui parlaient toujours le langage de la raison, s’abstenant scrupuleusement de remplir son esprit de contes et de légendes. Blanchette avait un caractère enjoué, une intelligence facile, un cœur tendre et aimant. C’était maintenant une ravissante fillette aux cheveux brillants et dorés, fins et doux au toucher. Toutes ses pensées, toutes ses émotions se lisaient dans l’azur transparent de ses yeux. Sous sa peau blanche et rosée on voyait, pour ainsi dire, circuler la vie dans ses petites veines aux sinuosités gracieuses. Quoiqu’elle se portât bien, sa constitution était d’une délicatesse extrême. Le climat de la Louisiane était trop chaud pour elle ; elle ressemblait à une de ces plantes frêles et diaphanes qui croissent dans l’ombre des vallons du Nord, et qu’un rayon de soleil accable. Aussi, Chant-d’Oisel ne la faisait-elle jamais sortir dans le milieu du jour, excepté en hiver.

Blanchette aimait tout son monde ; mais pour elle Chant-d’Oisel était une personne à part : c’était sa nénaine, sa protectrice naturelle, sa providence ; à cette nénaine elle devait une plus grande part d’amour, de respect, d’obéissance.

Un instinct mystérieux disait à Blanchette que parmi tous les hommes de la maison, Pélasge était celui qu’il fallait aimer le plus : il était l’ami de nénaine, et d’ailleurs n’était-ce pas lui qui prenait la peine d’instruire la petite Blanchetet ? Il était si bon pour elle, lui ; jamais il ne la grondait, il jouait avec elle, il lui rapportait toujours de si jolies choses chaque fois qu’il faisait un voyage à la Nouvelle-Orléans !

Il y avait une troisième personne pour qui Blanchette avait une préférence marquée ; c’était Lagniape. Sans se rendre compte de l’infirmité de la vieille, elle voyait bien qu’il y avait chez elle une chose qui en faisait un être incomplet, voué à la souffrance et à la tristesse. Elle avait compassion d’elle, et la défendait quand les enfants la taquinaient. De son côté, Lagniape raffolait de Blanchette ; elle ne trouvait pas d’expressions assez tendres pour faire comprendre à l’enfant combien elle l’aimait. Elle en était fière, elle l’appelait sa petite princesse, son diamant ; en la voyant si blanche, si rosée, si jolie, si intelligente et si aimable, elle rêvait pour elle un avenir splendide, une destinée comme on n’en voit que dans les Mille et une Nuits. Ces songes dorés de son imagination n’étaient pas des songes pour elle ; elle les prenait très au sérieux, elle les considérait comme de saines et légitimes espérances. La poésie des grandeurs avait toujours fasciné Lagniape ; c’était son côté faible. Elle voyait déjà Blanchette à vingt ans, brillant comme un astre dans la société des blancs, admirée et recherchée par les fils de famille les plus riches. Elle assistait à son mariage : quelle fête ! quel luxe ! que de magnifiques présents prodigués à la mariée !

Lagniape croyait sincèrement qu’elle possédait le don de prophétie. Elle prédisait l’avenir avec une assurance imperturbable ; les uns la croyaient sur parole, les autres l’écoutaient en souriant. Une circonstance favorable à ses prétentions de devineresse, vint augmenter considérablement son autorité auprès des croyants. Elle avait jadis, comme on l’a vu au commencement de ce récit, annoncé en présence de Saint-Ybars, de Chant-d’Oisel, de Pélasge, de Titia et de Fergus le forgeron, que Stoval, le marchand d’esclaves, mourrait sur l’échafaud. Or, Saint-Ybars, un matin, en parcourant la chronique locale d’un journal de la Nouvelle-Orléans, lut que le nommé Stoval, ex-ministre protestant, ex-marchand d’esclaves, condamné à mort pour avoir coupé le cou à sa maîtresse, venait d’être pendu dans la cour de la prison de paroisse. Quand cette nouvelle se répandit sur l’habitation, la personne de Lagniape prit un caractère sacré aux yeux des nègres ; on la salua avec un redoublement de respect, et les vieilles négresses s’appliquèrent plus que jamais à lui donner des témoignages de dévouement.

Stoval était mort repentant et dans un état d’exaltation religieuse. Sur l’initiative du Dr. Deléry, médecin de la ville, une pétition avait été adressée au Gouverneur pour demander une commutation de peine. La réponse arriva le jour même fixé pour l’exécution. Quand le condamné apprit qu’elle était négative, il se mit à chanter des hymnes. Sa voix retentissante et lamentable emplissait la prison, frappant de terreur les prisonniers enfermés dans leurs cellules. Employé comme infirmier, pendant sa détention, il s’était montré zélé et dévoué aux malades. L’auteur de ce récit, remplaçant alors le médecin de la ville, se trouvait tous les jours en rapport avec Stoval ; il acquit, grâce aux confidences de ce malheureux, des renseignements très instructifs sur le développement de ses mauvais penchants.


Stoval, tout habillé de blanc, les bras liés par derrière, marcha vers la potence d’un pas ferme et en chantant une dernière hymne. Il y avait environ deux cents spectateurs dans la cour. Il s’assit sur un tabouret, au milieu de la plate-forme du gibet. Là, il se tut et se recueillit. Après un court silence, il prononça quelques paroles pour reconnaître qu’il avait mérité la peine à laquelle la loi l’avait condamné. Il se souvint de son père et de sa mère ; il en fit l’éloge, et les exonéra de toute responsabilité à son égard ; « lui seul était coupable, sur lui seul devait retomber l’infamie de sa mort. »

Quand il eut cessé de parler, un des hôtes de la prison, remplissant les fonctions de bourreau, s’avança vêtu d’un domino noir, le visage caché sous un masque, passa la corde à son cou, tira son bonnet blanc jusqu’au dessous du menton, et entra dans une cellule contiguë à la potence. On entendit un coup de hachette coupant les cordes qui retenaient la plate-forme ; celle-ci se déroba avec fracas sous les pieds du condamné : le grand corps sans vie de Stoval tournoya dans l’air, à vingt pieds au-dessus du cercueil qui l’attendait.

Lagniape, en apprenant ces détails, leva les yeux au ciel et dit :

« Le malheureux ! pour ce qui me concerne, je lui pardonne. »