L’Habitation Saint-Ybars/XLVIII

Imprimerie Franco-Américaine (p. 217-221).

CHAPITRE XLVIII

Isolement



L’épouvantable tragédie n’était pas finie. Qu’était devenue Mlle Georgine ? On la chercha vainement tout le jour. Sa mère et ses sœurs passèrent une nuit d’angoisse. Le lendemain, au lever du soleil, la fugitive fut ramenée par des nègres qui coupaient du bois dans la cyprière. Elle était dans un état déplorable, elle avait entièrement perdu la raison. Elle était nue ; son corps, ses mains, sa figure, profondément déchirés, étaient couverts de sang et de boue. Elle poussait des hurlements de fureur et de douleur, et se débattait comme une bête féroce blessée. Sa mère et ses sœurs eurent toutes les peines du monde à la nettoyer, et à la mettre dans un lit.

Le matin, de bonne heure, des amis de M. de Lauzun étaient venus réclamer son corps.

Pélasge avait donné l’ordre de creuser une grande fosse sous le sachem, et il avait fait savoir aux amis de la famille Saint-Ybars que l’enterrement de Démon, de Blanchette et de Mamrie aurait lieu à huit heures du matin. Les cercueils furent placés dans une voiture découverte à quatre roues. Une vingtaine de personnes les accompagnaient ; Pélasge marchait à la tête du cortège.

Trois nègres, assis au bord de la fosse, attendaient en fumant et en causant paisiblement. Lorsque le cortège arriva, ils se levèrent et se découvrirent respectueusement. Pélasge fit placer d’abord la bière de Mamrie, ensuite celle de Démon, et à la gauche de Démon celle de Blanchette. Les pelletées de terre s’accumulèrent, avec un bruit sourd, sur les trois cercueils ; quelques personnes échangeaient des réflexions à voix basse. L’ouvrage des fossoyeurs terminé, la foule se retira ; le silence se rétablit sous le vieux sachem ; les oiseaux habitués à vivre sous ses rameaux, revinrent de la frayeur que leur avait causée la vue de tout ce monde, et ils reprirent avec confiance leur chant matinal.

En rentrant, Pélasge apprit que Mlle Georgine venait de succomber, après une longue convulsion. On lui annonça que le corps serait transporté de l’autre côté du fleuve, la mère et les sœurs de la jeune fille désirant qu’il fût enterré dans le cimetière de leur paroisse.

Au coucher du soleil, un grand esquif manœuvré par quatre nègres traversait le fleuve ; il emportait la jeune fille morte. Elle était couchée sur un matelas, et couverte d’une courte-pointe blanche ; la mère et les sœurs l’accompagnaient. Le temps était calme ; l’eau du fleuve était presque aussi unie que celle d’un lac quand il n’y a pas de vent ; l’esquif glissait facilement sur une surface dorée, et s’éloignait avec rapidité.

Pélasge était seul, sur le balcon de cette maison où la mort avait moissonné cinq personnes en moins de trente heures ; il suivait des yeux l’embarcation lointaine, écoutant, dans une sorte de stupeur, le bruit cadencé et de plus en plus sourd des rames. Appuyé à une colonne, il resta à la même place longtemps après que le canot eut disparu dans l’ombre de la rive opposée. La brise du soir commença à souffler ; elle devint forte ; elle gémissait dans les fentes des portes ; on eût dit une plainte se mettant à l’unisson de la tristesse de Pélasge. Il revint à lui comme s’il eût entendu la voix compatissante d’un ami. Il rentra ; il était déjà nuit. Il descendit. Il y avait de la lumière dans la chambre de Blanchette ; ce qui l’étonna. Il poussa doucement la porte. Parmi les objets éclairés par la lampe, était un canapé sur lequel étaient posées la dernière robe portée par Blanchette et ses bottines en peau de chèvre. Immobile en face de ces objets, Lagniape les regardait et pleurait.

Pélasge eut un serrement de cœur ; il s’avança et tendit affectueusement sa main à la vieille.

« Ma bonne Lagniape, dit-il, nous voici bien seuls ! de cette nombreuse et brillante famille des Saint-Ybars, il ne reste plus personne ; maîtres, enfants, domestiques, tous morts ou dispersés. Pour parler d’eux il n’y a plus que vous et moi, une ancienne esclave et un étranger. Ainsi vont les choses de ce monde. Croyez donc au bonheur ! comptez donc sur le lendemain !….Lagniape, quelles sont vos intentions ? où voulez-vous aller ? est-il un service que je puisse vous rendre ?

« Hélas ! mon cher Monsieur, répondit Lagniape, que voulez-vous que fasse une infirme octogénaire comme moi ? accordez-moi, je vous prie, un petit coin sur votre ferme, où je puisse attendre tranquillement la mort ; elle ne peut tarder à venir maintenant.

« Vous aurez ce que vous désirez, Lagniape ; rien ne vous manquera.

« Merci, M. Pélasge ; vous êtes un homme généreux ; vous me rappelez mon premier maître, M. Moreau des Jardets. »

Dès le lendemain Lagniape s’établissait sur la ferme. Livia venait souvent la voir. Le bon sens, l’esprit d’ordre et d’économie de cette jeune femme attirèrent l’attention de Pélasge ; il l’employa dans son magasin. Elle s’acquitta si bien de sa besogne, qu’il lui proposa de prendre entièrement la direction de son commerce. Il était fatigué de ce métier qui consiste à acheter pour revendre, et à mettre de l’argent de côté. De l’argent, il en avait plus qu’il ne lui en fallait avec ses goûts simples et ses habitudes de sobriété. Livia le remplaça si bien que les affaires continuèrent de marcher comme s’il n’y avait pas eu le moindre changement. Alors, Pélasge commença une nouvelle vie ; elle se partageait entre ses livres et ses visites au vieux sachem. Tous les jours, quand le soleil approchait de son coucher, il sortait de son cabinet de travail et se rendait à pied sous l’arbre vénérable. Là, il passait deux ou trois heures, quelquefois davantage, plongé dans des souvenirs et des méditations où il trouvait, non pas le bonheur, mais du moins la tranquillité. Il revoyait en esprit les personnes qu’il avait le plus aimées en Louisiane, Chant-d’Oisel, Démon, Blanchette, Mamrie et Vieumaite. Il n’était plus l’homme du présent, il vivait tout entier dans le passé. Il s’éloignait toujours avec regret du vieux chêne ; quand il sortait de son ombre silencieuse, les étoiles brillaient depuis longtemps.

Quelquefois Pélasge causait avec Lagniape ; mais ce n’était que pour parler de personnes et de choses qui n’étaient plus. Lagniape elle-même vint à lui manquer ; la mort pensa enfin à la pauvre vieille infirme, et lui fit la grâce de l’enlever. Alors, Pélasge se trouva absolument seul. Ses repas lui étaient servis par une vieille négresse au caractère concentré et triste, qui ne parlait jamais, à moins qu’une impérieuse nécessité ne l’y contraignît. De temps en temps, il écrivait à Nogolka ; il n’avait jamais cessé de correspondre avec elle. Elle était la seule attache qu’il eût en Europe ; il avait perdu son père et sa mère dont il était le seul enfant ; l’éloignement et le temps avaient effacé ses traits et même son nom de l’esprit de ses anciens amis. Depuis que la mort avait fait le vide autour de lui, ses lettres à Nogolka étaient devenues plus fréquentes et plus longues. Il s’épanchait volontiers avec elle ; de son côté elle lui parlait à cœur ouvert. Elle n’avait jamais cessé de l’aimer, et elle ne s’en cachait pas. Elle était pourtant mariée. Elle aussi, elle avait perdu ses parents. Après leur mort, se trouvant seule au monde, elle avait fini par céder aux instances d’un vieux noble russe qui l’aimait passionnément. Elle avait un fils de treize ans et une fille de dix.