Imprimerie Franco-Américaine (p. 207-210).

CHAPITRE XLVI

Le désespoir s’empare de Démon



Deux jours s’écoulèrent, pendant lesquels Blanchette éprouva la satisfaction amère que procure l’accomplissement d’un devoir pénible. Elle crut que le plus fort de son épreuve était fait. Mais en remarquant que la tristesse de Démon croissait sans interruption, elle sentit croître son propre chagrin. Démon ne sortait plus ; il ne descendait de sa chambre qu’aux heures des repas ; encore, fallait-il agiter la sonnette deux ou trois fois pour le décider à venir. À table, il parlait à peine. Au milieu des repas, il se levait et montait. Il ne semblait trouver quelque soulagement que dans la compagnie de ses sombres pensées. Il occupait l’ancienne chambre à coucher de son grand-père, au premier étage. Cette pièce communiquait avec la tourelle, au sommet de laquelle était l’observatoire. Les deux extrémités s’ouvraient l’une sur le laboratoire de chimie, l’autre sur le cabinet de physique. Un large corridor passait devant ces pièces, les séparant de la bibliothèque qui comprenait tout un côté de l’étage. Au midi, le corridor aboutissait à un balcon d’où l’on voyait le fleuve ; au nord, il s’ouvrait sur une galerie du haut de laquelle le regard embrassait les champs, et, à droite, le dôme sévère et imposant du vieux sachem.

Comme le premier, le rez-de-chaussée se composait de deux séries de pièces séparées par un corridor : d’un côté étaient le salon, la salle à manger, l’office ; de l’autre des chambres à coucher dont celle du milieu, où couchait Blanchette, était située au-dessous de celle de Démon.

De sa chambre Blanchette entendait Démon marcher dans la sienne. Il veillait tard, allait et venait d’un pas régulier comme quelqu’un qui réfléchit en se promenant ; parfois il s’arrêtait brusquement, et restait longtemps à la même place. Il se couchait et se relevait plusieurs fois, rallumait sa lampe et lisait ou écrivait. Dans le silence de la nuit, Blanchette entendait les feuillets de son livre qu’il tournait, ou sa plume qui courait sur le papier ; quelquefois même elle l’entendait soupirer.

Quand, à l’heure des repas, Blanchette voyait Démon descendre, le visage pâle et fatigué, son cœur se brisait ; elle eût voulu le consoler, mais elle n’osait pas parler, tant il avait l’air sombre et peu disposé à s’épancher. Il ressemblait à un étranger égaré dans un pays où rien ne l’intéresse, où tout l’ennuie, et que tourmente le désir de s’en aller. Un immense dégoût de toutes choses s’était emparé de lui. Blanchette eût frémi, eût pâli de terreur, si elle avait pu entendre ses monologues intérieurs. Le mépris de la vie avait pris chez lui les proportions d’une passion farouche. « Comment, se disait-il avec une ironie amère, comment les hommes peuvent-ils s’entêter à aimer cette existence à la fois absurde et douloureuse ? Pour lui trouver une raison d’être, pour justifier ses contradictions, pour excuser les maux dont elle foisonne, que n’ont-ils pas inventé ! que de mauvaises et sottes explications n’ont-ils pas extraites de leurs rêves philosophiques et religieux ! Et toute cette peine, toute cette bonne volonté à se tromper, à quoi aboutit-elle ? à arranger une manière de vivre qui vous fasse oublier que vous vivez. S’étourdir dans le plaisir, s’exténuer de travail, s’enivrer des fureurs de la guerre, perdre haleine à courir après la fortune, s’ensevelir dans la dévotion, s’évanouir dans les extases anticipées d’une vie future et éternellement heureuse, telles sont les ressources ingénieuses auxquelles l’homme a recours pour échapper au sentiment de sa misérable destinée. Le meilleur de son temps est quand il dort, c’est-à-dire quand il est submergé dans cette manière d’être qui ressemble tant à la mort. La mort ! qu’est-elle ? sans doute un sommeil ; mieux que cela, un néant. Pourquoi pas ? pourquoi ne serait-ce pas après ma mort, comme c’était avant ma naissance ? Où étions-nous, il y a cent ans, nous tous qui en ce moment passons comme des ombres sur la terre, pour faire place bientôt à d’autres ombres ? Nous étions sans doute où nous serons au sortir de la vie. Puisqu’il fut un temps où nous n’étions pas, pourquoi n’y aurait-il pas un temps où nous ne serons plus ? Mais, nous dit-on, l’espoir d’une autre vie est une consolation. Je réponds : Espérer, c’est rêver une chose désirée et possible mais non certaine. Si un rêve suffit pour vous consoler, gardez-le pour vous ; je ne veux pas vous en priver. »

Démon s’enfonça de plus en plus dans ces noires pensées. Pélasge ne s’aperçut pas, malgré sa perspicacité habituelle, que son jeune ami s’acheminait rapidement vers le suicide. Il y avait chez Pélasge un calme héroïque, résultant d’une acceptation raisonnée de la vie considérée comme un combat contre le mal physique et moral. Laissant de côté toutes les chimères de la métaphysique, il voyait dans l’homme une force organisée pour la lutte ; il croyait énergiquement au libre arbitre ; il était convaincu que l’Humanité parviendrait un jour à se débarrasser des idées fausses auxquelles elle doit une partie de ses maux, pour s’arranger enfin de son mieux sur la planète qu’elle habite. Depuis la mort de Chant-d’Oisel, Pélasge s’attachait davantage à l’étude ; il cherchait et trouvait, dans le culte de la science, le silence du cœur et la sérénité de l’esprit. Dans les hautes et calmes régions où il se tenait, il négligeait de prendre garde aux effets de la passion chez les autres. Il voyait bien que Démon était affligé ; mais il était loin de soupçonner qu’il fût susceptible, après avoir montré tant de courage dans un duel, de s’abandonner au désespoir. Il le plaignait sincèrement, et comptait sur le temps pour le guérir de la plaie faite à son cœur. Il savait bien qu’il y a des blessures dont on meurt, mais il ne se doutait pas que celle de Démon fût de cette nature.