Imprimerie Franco-Américaine (p. 181-187).

CHAPITRE XLI

Le préjugé de race. ― L’insulte



M. des Assins épiait l’occasion de chercher querelle à Démon. Les circonstances le servirent à souhait.

Un bruit étrange, une révélation, venue on ne savait d’où, courait d’habitation en habitation, mettant toutes les langues en mouvement.

« Le croiriez-vous, ma chère ?

« Qu’est-ce donc ?

« Mlle Blanchette est une fille de couleur.

« Pas possible !

« Oui, ma chère, elle a du sang de nègre dans les veines. La respectable Mlle Pulchérie en a la preuve ; elle a lu une lettre dans laquelle on voit toute l’affaire. Savez-vous qui était la mère de cette petite blanche de contrebande ? ma chère, une esclave de Saint-Ybars. Quant au père, c’était M. X ; vous savez, celui qui a été tué à Shiloh. »

Une réconciliation s’était opérée entre la tante de Démon et Mlle Pulchérie. On était alors au printemps. Mlle Pulchérie avait été très occupée pendant l’hiver, et elle était venue prendre quelques jours de repos à la campagne, chez sa vieille amie. Celle-ci avait aussi offert l’hospitalité à M. Héhé, qui était, pour toutes les familles de la contrée, une connaissance d’ancienne date. À la même époque, M. le duc de Lauzun commençait une nouvelle tournée politique dans les campagnes, haranguant les affranchis et les excitant contre leurs anciens maîtres qu’il affectait d’appeler les Bourbons. Il ne parlait plus que l’anglais ; il assurait qu’il avait oublié le français.

Démon fut brusquement dérangé dans sa vie paisible et heureuse. Sa tante, ses cousines et Mlle Pulchérie envahirent sa maison, comme une nuée d’étourneaux criards, et, sous prétexte d’amitié, lui déclarèrent sans façon qu’elles passeraient une semaine chez lui. Démon, malgré tous ses efforts pour être poli, ne put empêcher sa mauvaise humeur de percer. Blanchette se contint mieux ; elle s’attacha même, pour masquer le mécontentement de Démon, à se montrer plus complaisante et plus aimable que jamais. Aussi, fut-elle étonnée de la froideur hautaine avec laquelle on répondait à ses prévenances.

Mlle Pulchérie et la tante se rendirent à la ferme, et demandèrent à Pélasge un entretien particulier. Elles exigèrent qu’il fermât les portes à clé. Elles mirent deux heures à lui apprendre ce qui aurait pu lui être dit en cinq minutes, à savoir que Blanchette était la fille de Titia. Il est vrai qu’elles se lancèrent à perte de vue dans les considérations d’honneur et de respect pour la famille, qui imposaient à Démon la nécessité de ne plus traiter Blanchette sur un pied d’égalité.

Au sortir de ce colloque, Pélasge était bien soucieux. Il prévoyait les suites déplorables de la révélation qui venait de lui être faite. Il interrogea son esprit et son cœur sur le meilleur moyen de prévenir une catastrophe. Quand il crut l’avoir trouvé, il emmena Démon sous le vieux sachem, pour être bien seul avec lui. Là, après lui avoir dévoilé le secret de la naissance de Blanchette, il lui montra Mlle Pulchérie, sa tante et sa cousine liguées contre lui et sa fiancée. Il l’engagea à quitter le pays, et pour l’aider à s’assurer une vie indépendante et heureuse avec Blanchette, sous le ciel qui lui conviendrait, il lui offrit généreusement la fortune qu’il avait amassée par son travail. Démon lui serra énergiquement la main, et lui dit :

« Vous êtes un noble cœur. Vous dépouiller ainsi, pour que nous puissions être heureux, Blanchette et moi ! Vous réduire à la pauvreté pour nous dérober aux atteintes d’un préjugé ! Non, c’est trop, mon ami. Même quand je serais disposé à accepter votre sacrifice, je m’en abstiendrais par respect pour moi-même. M’en aller ! fuir comme un criminel ! m’expatrier par peur de la critique ! ce serait reconnaître des droits à l’injustice ; ce serait donner raison à la tyrannie et à la proscription. Je ne le ferai pas ; je resterai, j’épouserais Blanchette ; tant pis pour ceux qui ne seront pas contents. »

Pélasge n’insista pas ; dans son for intérieur, il pensait comme Démon. Il fut convenu entre eux qu’on tairait la chose à Blanchette, au moins pour le moment ; il ne fallait pas l’affliger sans nécessité.

Un terrible assaut attendait Démon chez lui. Sa tante, Mlle Pulchérie et ses cousines s’enfermèrent avec lui, et partant de ce point ― que famille oblige ― elles entreprirent de lui prouver qu’il ne pouvait pas, par respect pour la parenté, s’unir à une fille de couleur.

Démon n’avait jamais brillé par la patience ; il interrompit le réquisitoire de ces dames, et leur dit :

« Vous êtes vraiment plaisantes, Mesdames ; vous disposez de moi comme si je vous appartenais ; vous renversez tous mes projets, en me rendant solidaire de vos idées surannées et ridicules. Dites-moi, je vous prie : quand je me suis trouvé sans argent, à l’étranger, m’avez-vous rendu solidaire du bien-être dont vous jouissiez ici ? à mon retour, m’avez-vous fait la moindre offre de service ? Allons donc ! laissons de côté cette solidarité chimérique. Chacun est responsable de ses actes. Vous me faites rire, en affectant de me jeter au visage que Blanchette est une fille de couleur ; elle est plus blanche qu’aucune de vous ; vous avez maintes fois, chères petites cousines, en ma présence, envié son teint et ses cheveux. Mais, répliquez-vous, elle a du sang de négresse dans ses veines. Diable ! pour voir cela, il faut que vous ayez de bien bons yeux. La prochaine fois que Blanchette se piquera un doigt en cousant, je prendrai une goutte de son sang ; je vous l’apporterai, nous la regarderons ensemble, et nous la comparerons à une goutte de votre sang ; vous me ferez saisir la différence. Mais Blanchette fût-elle noire comme l’ébène, s’il me plaisait à moi de la trouver à mon goût, vous n’auriez rien à dire. Je suis le seul survivant des Saint-Ybars ; ce nom, il n’y a que moi qui le porte, et libre à moi de le donner à Blanchette, si cela me convient.

« Ne m’interrompez pas ; je ne serai pas long ; ce que j’ai à vous dire, n’est pas le dixième de ce que vous m’avez forcé d’écouter.

« Croyez-moi, chère tante, chères cousines, ne nous inquiétons pas tant de savoir de quelle couleur étaient les aïeux de celle-ci ou de celle-là. Soyons ce que nous sommes, et voyons les autres comme ils sont : Blanchette est blanche comme un lys, elle est aimable, bonne, spirituelle, très instruite pour son âge, excellente musicienne, enjouée, ne disant jamais de mal de personne ; voyez-la donc telle qu’elle est, et ne me parlez plus de la peau noir de ses aïeules.

« Mais vous, Mesdames, pouvez-vous dire avec certitude quelle était la couleur de vos ancêtres ? Vous savez, sans doute, que le temps a fait justice de toutes ces légendes orgueilleuses qui établissaient un lien de parenté entre les hommes primitifs et les anges. D’abord, vos anges sont des êtres imaginaires, laissons cela de côté ; mais ensuite, savez-vous que des savants soupçonnent fortement aujourd’hui, ne vous en déplaise, que vous et moi, que nous tous enfin qui sommes si fiers de nous appeler des hommes, nous sommes les descendants d’une race qui était au moins cousine germaine des singes. Cela vous scandalise ; j’en suis bien fâché pour vous. Quant à moi, cela ne me fait rien du tout. Je n’en suis pas moins ce que je suis, un Saint-Ybars, un fils du dix-neuvième siècle, un homme libre né en Louisiane, en Louisiane où je prétends vivre à ma guise.

« Vous faites un crime à Blanchette d’avoir eu pour mère une esclave. Vous oubliez, chères amies, que nos ancêtres aussi ont été des esclaves. Oui, nous tous qui vivons sous ce ciel béni de l’Amérique, descendants de Français, d’Anglais, d’Espagnols, d’Italiens, d’Allemands, de Portugais, de Suisses, de Suédois, etc., tous nous sommes les petits fils de malheureux qui ont traversé de longs siècles, le front courbé sous le poids de la servitude. Il fut un temps maudit où la force était le droit ; alors, les peuples vivaient de guerre et de rapine ; les vaincus étaient chargés de chaînes et condamnés à travailler pour les vainqueurs. Comme on était tour à tour vainqueur ou vaincu, l’esclavage s’est promené partout, semblable à ces sinistres épidémies qui ne s’éloignent d’un pays que pour en envahir un autre. Il suit de là rigoureusement qu’il n’est personne qui ne compte des esclaves parmi ses ascendants.

« Et ne croyez pas, très chères cousines, qu’il soit nécessaire de remonter bien haut dans l’histoire, pour rencontrer nos ancêtres portant un collier avec le nom du maître, comme celui que nous mettons à nos chiens. La décence ne me permet pas de vous dire comment les seigneurs traitaient nos aïeules, à l’âge où elles étaient fraîches et jolies. En sommes-nous, vous et moi, moins respectables, moins libres ? non, sans doute. Or, je dis que Blanchette est aussi blanche que la plus blanche des blanches ; je dis qu’elle a reçu l’éducation que l’on donne aux jeunes filles des meilleures familles, et enfin que je l’aime. Donc, je l’épouserai. Si vous êtes venues ici exprès pour m’en dissuader, vous pouvez considérer votre mission comme terminée. »

Démon salua poliment, et se retira. Il sortit avec Blanchette ; ils firent une longue promenade. Démon fut plus expansif et plus tendre que jamais. Blanchette était heureuse ; elle écoutait, avec des frémissements délicieux, les paroles de Démon ; elle noyait son regard dans le sien, comme pour lui répondre qu’elle vivait toute en lui, et que si leur promenade pouvait durer indéfiniment, ce serait, sur la terre, le rêve réalisé de l’âge d’or.

Ils revinrent par la levée, ravis d’être seuls dans le silence, au coucher du soleil, oubliant qu’il y a par le monde des hypocrites, des envieux, pour qui le bonheur d’autrui est une torture, et avec lesquels, malheureusement, il faut toujours compter tôt ou tard.

En doublant un coude, que formait le chemin pour suivre les sinuosités du fleuve, Démon et Blanchette aperçurent à quelque distance, un groupe composé d’une dizaine de personnes. À l’idée qu’il fallait passer devant ces indifférents, Blanchette fit une moue d’enfant contrarié. À mesure qu’ils avançaient, Démon croyait reconnaître M. des Assins. C’était bien lui. Démon le vit s’avancer, de manière à se placer au bord du chemin.

Il y avait trois dames dans le groupe ; elles chuchotaient derrière leurs éventails.

« C’est la première fois, dit l’une d’elles, que je vois le jeune Saint-Ybars ; c’est, ma foi, un beau garçon. Mais il a tort de sortir comme cela, en public, avec une fille de couleur.

« Pauvre petite Blanchette ! dit une autre ; c’est vraiment dommage : elle est si gentille !

« Elle aurait toujours passé pour blanche sans cette mauvaise langue de Pulchérie, remarqua la troisième dame ; quelle guêpe, quel scorpion, quel serpent à sonnette que cette vieille fille ! »

Blanchette aussi remarqua M. des Assins. Elle le connaissait de réputation. Il lui était antipathique ; mais comme elle n’aimait pas à s’occuper des gens méchants, elle n’avait jamais parlé de lui à Démon.

Au moment où Démon passait devant le groupe, M. des Assins dit à haute voix :

« Le voici avec sa négresse. »

Démon ne l’entendit que trop bien ; il se retourna, et, le regardant avec mépris, il lui jeta cette épithète au visage :

« Misérable ! »

C’était précisément ce que voulait M. des Assins. Il fit, avec la tête, un geste qui voulait dire ceci :

« Nous nous reverrons bientôt. »

Démon le salua de la main, de façon à faire comprendre qu’il était à sa disposition.

« Encore un duel ! s’écria l’une des trois dames.

« Des Assins a tort, remarqua la plus âgée, on n’insulte pas comme ça un homme de but en blanc. Il a confiance en sa réputation de duelliste. S’il tue ce jeune homme, c’est abominable ! je ne lui parle plus. »

Blanchette avait entendu seulement le mot négresse ; elle ne se faisait pas la moindre idée du sens que des Assins y avait attaché. Mais elle entrevit quelque chose de très grave ; elle devint toute tremblante, et demanda à Démon, presque en pleurant, l’explication de ce qui venait de se passer. Il la rassura de son mieux. Elle ne fut pas satisfaite ; elle resta inquiète, se disant qu’à coup sûr un duelliste comme M. des Assins ne se laisserait pas appeler misérable sans se venger. En rentrant, Démon l’embrassa plusieurs fois, et lui recommanda de ne pas se tourmenter. Il avait repris son calme ; il parlait d’une voix si naturelle, que Blanchette se rassura en partie ; elle se retira dans sa chambre, le cœur un peu moinsoppressé.