Imprimerie Franco-Américaine (p. 73-76).

CHAPITRE XIV

Le 20 et le 21 septembre



Dès le lendemain, un journal de Donaldsonville annonçait la disparition de Titia. L’avis était contenu dans un cadre au coin supérieur duquel on voyait, à gauche, une gravure représentant une femme dans l’attitude de la course, portant sur son épaule un paquet de voyage au bout d’un bâton. Le signalement de la fugitive était donné minutieusement ; cinquante piastres étaient promises à qui la ramènerait à l’habitation Saint-Ybars.

Deux personnes eurent plus de chagrin que les autres de la fuite de Titia, mais pour des motifs bien différents. Chant-d’Oisel en éprouva la douleur amère et décourageante, que cause l’ingratitude ; ne pouvant pas apprécier le dévouement maternel de son esclave, elle crut qu’elle manquait de cœur. Pour M. le duc de Lauzun, l’acte de la jeune et jolie femme fut une blessure horrible faite à son amour-propre. Amoureux d’elle depuis le jour même de son entrée chez Saint-Ybars, il n’avait cessé de la poursuivre de ses déclarations et de ses demandes. Se croyant le plus beau et le plus séduisant des hommes, pour avoir débauché quelques jeunes négresses, il ne doutait pas de son triomphe ; dans son outrecuidance, il en avait fixé le jour et l’heure ; or, Titia disparaissait juste à la date qu’il avait assignée à sa victoire. Quel coup de foudre pour M. le duc !

L’avis publié par le journal de Donaldsonville, fut reproduit dans ceux des paroisses environnantes, et même dans ceux de la Nouvelle-Orléans. Les gens qui faisaient métier de chasser aux esclaves marrons, en furent cette fois pour leurs frais ; Titia resta introuvable. On finit par croire qu’elle avait réussi à gagner quelque ville libre de l’Ouest ou du Nord.

À l’époque où nous en sommes de notre récit, il n’était plus question de Titia. On était en septembre. La chaleur qui avait été comparativement peu forte en été, menaçait de prendre sa revanche en automne ; elle n’avait cessé de croître depuis le commencement du mois. Le 20, elle fut insupportable. La journée eut un caractère particulier ; elle se composa alternativement de calmes-plats étouffants, et de bouffées de vent, qui, rasant le sol en différents sens, montaient tout à coup en spirales et soulevaient des tourbillons de poussière. Il semblait aux personnes obligées de sortir qu’elles respiraient, non de l’air, mais de la cendre chaude. Dans les maisons, on avait un poids sur la poitrine, et toute la surface du corps était tourmentée de picotements accompagnés d’une sensation de brûlure. On était impatient, agacé.

Après le coucher du soleil, une teinte d’un rouge sombre et d’un éclat métallique envahit le ciel, et persista jusque dans la soirée. Des nuages d’un gris noirâtre, ceux-ci petits, ceux-là énormes, tous déchiquetés sur leurs bords, commencèrent, à la tombée de la nuit, à passer lentement, séparés les uns des autres par des intervalles plus ou moins grands, semblables aux lambeaux d’une immense toile déchirée par le vent. Ils étaient à une hauteur peu considérable, et s’acheminaient vers le nord-ouest.

Vers onze heurs, le vent tomba ; les nuages cessèrent de passer, les étoiles brillèrent.

Pélasge passait la soirée chez Vieumaite. Ils étaient dans l’observatoire.

« Le ciel semble se nettoyer, dit Pélasge.

« Ne nous fions pas à cette accalmie, répondit le vieillard ; la chaleur continue, le baromètre est très bas, et voyez comme la boussole est agitée de petits mouvements convulsifs. Remarquez-vous que les étoiles, dans la partie sud-est du ciel, scintillent plus vivement qu’ailleurs ? j’ai toujours pensé, avec quelques astronomes, que le tremblotement de la lumière stellaire tenait aux oscillations de notre atmosphère. Si j’ai raison, l’air doit être, là-bas, troublé par de violentes secousses. Je crois que cette nuit, ou demain dans la matinée, nous aurons un ouragan. »

À une heure du matin, le temps étant encore tranquille et le ciel serein, Pélasge se disposa à rentrer. Vieumaite voulut lui prêter son fusil.

« Ce n’est pas la peine, je vous remercie, dit Pélasge ; je ne sors jamais armé.

« En effet, je l’ai remarqué, répondit Vieumaite ; vous avez tort ; il est toujours bon de prendre ses précautions. Entre nous, je vous crois un peu fataliste.

« Pardon, reprit Pélasge, je ne le suis pas. Ce qui est vrai, c’est que je n’ai pas le sentiment du danger. Je ne m’en fais aucun mérite, veuillez bien le croire ; c’est quelque chose qui me manque, voilà tout.

« Je vous comprends, répliqua Vieumaite ; il y a des côtés de la nature humaine dont on ne voit pas trace chez certaines personnes. Ainsi, moi, par exemple, il y a plusieurs passions, entre autres celle du jeu, dont je n’ai jamais éprouvé la plus légère atteinte. Il n’en est pas de même de mon fils : toutes les passions qui peuvent troubler l’homme, semblent s’être donné rendez-vous dans son organisme. Heureusement, l’éducation lui a appris à les maîtriser ; il n’y a que la colère qui soit restée plus forte que lui. Allons, écoutez un bon conseil ; prenez mon fusil, quand ce ne serait que pour ne pas vous trouver à la merci de quelque gros ours, comme on en rencontre quelquefois en traversant ces immenses champs de cannes. Le canon droit est chargé à balle, le gauche à chevrotines.

« Je tiens trop à vous être agréable, répondit Pélasge, pour refuser plus longtemps. »

Il prit le fusil.

« Une précaution de plus, dit le vieillard en lui présentant quelques capsules ; le fusil pourrait rater. »

Pélasge sourit de cet excès de prévoyance, et partit sans choisir son chemin. Il marchait d’un pas tranquille, comme quelqu’un qui n’est pas pressé d’arriver ; il n’avait pas la moindre envie de dormir. Le hasard le fit passer devant l’enceinte du sachem. Il s’arrêta un instant, pour contempler ces cyprès qui se dessinaient, noirs et immobiles, à la lumière des étoiles, et le dôme imposant du vieux chêne. Par moments toute la masse devenait plus sombre ; puis, au bout de quelques minutes, elle sortait de l’obscurité et semblait grossir. Cet effet était dû aux nuages qui recommençaient à passer au-dessus de la savane. Cette succession de ténèbres et de clarté, lui donna l’idée de s’approcher de la porte de l’enceinte, pour voir, à travers le grillage, les oppositions de l’ombre et de la lumière sous le feuillage. Il jouissait de ce spectacle depuis quelques minutes, un bras appuyé à la porte, lorsqu’il s’aperçut qu’elle cédait sous le poids de son corps ; il la poussa, elle s’ouvrit sans résistance. Il pensa que le gardien avait oublié de la fermer.

« Ma foi, se dit-il, puisque l’occasion s’en présente, allons voir le sachem à cette obscure clarté qui tombe des étoiles, comme dit notre Corneille, ce vieux chêne de la poésie française. »