Imprimerie Franco-Américaine (p. 67-69).

CHAPITRE XII

Simple changement de méthode



Seize mois se sont écoulés, depuis que le jeune professeur, Antony Pélasge, est établi sur l’habitation Saint-Ybars. Démon a fait des progrès surprenants ; le désir d’apprendre est devenu chez lui une passion : il ne pense plus qu’à ses livres ; partout où il se trouve, il repasse dans sa tête ce qu’il a appris, de crainte de l’oublier. On est obligé de lui faire presque violence, pour modérer cette tension d’esprit, qui, trop prolongée, pourrait nuire à sa santé.

Excepté Vieumaite, Chant-d’Oisel et Mamrie, tous les gens de l’habitation sont étonnés du changement qui s’est opéré chez Démon. Quant à M. Héhé, il en a le vertige.

Le moyen employé par Pélasge pour obtenir ce résultat est pourtant bien simple. Dans la matinée, il occupe son élève à des travaux manuels. Sur sa demande, Saint-Ybars lui a livré un morceau de terre, à une petite distance de l’ermitage de Vieumaite. Tous les jours il s’y rend avec Démon ; une escouade de négrillons marche à leur suite, portant les uns des outils de charpentier, les autres des instruments de jardinage. Pélasge, le marteau ou la bêche à la main, donne le bon exemple. Ces petits travailleurs ont construit une ferme, à laquelle on a donné le nom de Bonnejoie ; on en vend les produits aux bateaux à vapeur.

En appliquant à la construction et au fermage les principes de l’arithmétique et de la géométrie, sous la direction de son précepteur, Démon est devenu arithméticien et géomètre, sans connaître ces tortures de l’esprit que l’enseignement abstrait inflige à ses victimes. Il a appris à apprécier les bienfaits du travail matériel, en voyant l’argent qu’il rapporte employé à le vêtir, lui et les petits esclaves qui l’ aident.

Après un bon repas et une promenade tantôt à pied, tantôt à cheval, la classe commence. Démon a dépensé son surcroît d’activité aux utiles occupations de la ferme. Tranquille maintenant et jouissant d’un bien-être physique complet, il se plonge avec délices dans ses chères études. Chant-d’Oisel est là, en face de lui, heureuse de ses progrès, fière de se voir devancée par lui.

Tout le monde admire le jeune professeur, mais personne autant que Mlle Nogolka. Peu à peu son admiration s’est confondue avec un sentiment qu’elle croit être de l’amitié, et qui est beaucoup plus que cela. Dévorée du besoin de voir Pélasge, d’entendre sa voix dont le son seul fait vibrer son cœur de doux frémissements, elle souffre quand il est absent ; elle s’inquiète, elle s’attriste, la vie lui est pesante et maussade. Une fois elle s’est surprise à être jalouse de Chant-d’Oisel ; mais cette découverte ne l’a pas éclairée ; elle se croit jalouse d’amitié, comme cela se voit souvent chez les personnes de son sexe. Néanmoins, elle s’est reproché son mouvement de dépit contre son élève : elle, une personne de vingt-six ans, en vouloir à une fillette, à une enfant, parce que M. Pélasge regarde avec complaisance, c’est impardonnable ! c’est être plus enfant que son élève.

Mais Chant-d’Oisel, quoiqu’en dise Mlle Nogolka, n’est plus une enfant ; elle est entrée dans sa quinzième année, et quinze ans pour une nature précoce comme la sienne, ce sont les seize ans des autres demoiselles. Elle a grandi ; les formes extérieures de son corps annoncent déjà la jeune fille. La promptitude avec laquelle ses joues se couvrent d’une rougeur pudique, prouve qu’elle a le sentiment des changements qui se sont effectués en elle.

Quoique Nogolka soit la dupe de son propre cœur, elle écoute la voix de l’instinct qui lui conseille de cacher à tous les yeux, avec le plus grand soin, l’affection qu’elle a pour Pélasge. Elle est aimée de quelqu’un qu’elle n’aime pas, aimée avec fureur, aimée avec toute l’âpreté d’une passion criminelle. C’est là la cause de cette tristesse que Pélasge remarquait sur ses traits, la première fois qu’il la vit. Si celui qui est consumé pour elle d’un amour qu’elle repousse, venait à soupçonner que Pélasge est plus heureux que lui, Dieu sait ce qui arriverait ! un orage éclaterait certainement, et il en sortirait quelque catastrophe.

Mamrie ne se possède pas de joie, en voyant Démon justifier, avec tant d’éclat, l’opinion qu’elle a toujours eue de son intelligence. Elle chante, sur l’air de Malbrouck s’en va-t-en guerre, une complainte qu’elle a composée en patois créole, pour déplorer la déconfiture de M. Héhé. Toutes les jeunes domestiques savent cette chanson par cœur, et elles ne manquent jamais, quand passe le protégé de Mlle Pulchérie, de lui en décocher un couplet.

Lagniape rend plus de services qu’on n’en aurait attendu d’un pauvre être disgracié comme elle. Peu à peu Mme Saint-Ybars, ses filles et belles-filles se sont habituées à regarder le cul-de-jatte sans cet effroi et cette pitié douloureuse qu’elles éprouvaient au commencement. Ces dames l’admettent dans leur intimité. Comme Lagniape parle facilement et avec esprit, elle est pour ses maîtresses une chronique d’où elles tirent des renseignements sur l’origine des principales familles du pays, sur les modes et les aventures galantes du temps passé, sur l’adoption des enfants nés dans le mystère. On rit de bon cœur quand la malicieuse vieille prenant telles gens connus aujourd’hui pour leur orgueil de race, montre comment le blanchissement de la peau s’est fait chez eux de génération en génération.