Imprimerie Franco-Américaine (p. 48-50).

CHAPITRE VII

Man Sophie et ses deux petites filles


On se leva de table pour prendre le café sur la galerie du premier étage, où passait une fraîche brise venant du fleuve, et pour fumer d’excellents cigares de la Havane.

Pélasge n’aimait pas à rester en repos après ses repas ; il proposa à Démon de faire ensemble une promenade.

Après avoir visité le jardin, dont l’étendue et la beauté rappelèrent au jeune professeur les villas princières de l’Italie, ils se dirigèrent vers la savane. Les dernières lueurs du soleil couchant empourpraient la campagne ; les cannes à sucre déjà parvenues à la hauteur du genou, frissonnaient au souffle croissant de la brise et répercutaient, dans tous les sens, les lueurs mourantes du jour. Les nègres revenaient du travail, les uns à pied et par groupes, les autres dans des chariots attelés de quatre mulets. Ils étaient contents ; la semaine finissait, et ils jouissaient en imagination de leurs plaisirs du dimanche. Les chants des femmes, les éclats de rire des hommes, arrivèrent adoucis par la distance jusqu’aux oreilles de Pélasge et de Démon. Ils venaient d’entrer dans un sentier qui traversait un champ de cannes, lorsqu’une forme humaine s’estompa sur le fond rouge de l’horizon ; comme elle grandissait et se dessinait plus nettement à mesure qu’elle avançait et que les deux promeneurs allaient à sa rencontre, Pélasge reconnut bientôt que c’était une négresse qui portait de chaque côté, entre son bras ployé et sa poitrine, quelque chose ressemblant à un petit enfant. Quand lui et Démon ne furent plus qu’à une vingtaine de pas de la négresse, elle s’arrêta ; sa figure exprimait l’inquiétude. Pélasge put distinguer alors les objets qu’elle portait dans ses bras ; c’étaient deux grosses poupées.

« C’est man Sophie, dit Démon ; elle est folle, Monsieur, mais pas méchante. Elle croit que ces poupées sont ses filles ; elle a donné un nom à chacune. »

S’adressant à la négresse et élevant la voix :

« Man Sophie, dit-il, pa peur ; michié là pa lé fé vou di mal. »

La négresse s’approcha avec confiance.

« Faites-la parler un peu, dit Pélasge, pour me donner le temps de la bien voir.

« Oui, Monsieur, répondit Démon, et regardant la folle :

« Man Sophie, demanda-t-il, vou piti filles bien !

« Merci bon dgié, michié Démon, répondit la négresse, jordi yé bien ; mé lote lanouitte yé té empéché moin droumi ; Emma té toucé tou plin, é Caroline té gagnin colic ki té fé li soufri martir.

« Coté vapé couri comme ça, Man Sophie ?

« Mapé couri coté vieu madame é coté vou seurs ; mo besoin zétoffe neuve pou abillé mo piti filles. Fo oucitte mo maitresses donne moin ruban, cofair mo oulé fé Emma é Caroline bel tou plin dimin, sitan bel tou moune a admiré yé. Dimin, vou connin, cé ain gran jou, cé jou niversaire vou nessance é kenne mamzel Chant-d’Oisel ; fo mo fé vou honair, à vou é à vou jumel.

« Anon, bon voyage, man Sophie, bonne santé pou vou é vou piti.

« Merci, michié Démon ; bon dgié béni vou. » La folle s’en alla en dodinant ses poupées, et en chantant la vieille romance de Saint-Domingue :

 
« Lisett’ to kité la plaine,
« Mo perdi bonhair à moué ;
« Ziés à moué semblé fontaine,
« Dépi mo pa miré toué.
« Jour là can mo coupé canne.
« Mo chongé zamour à moué ;
« Lanouitt’ can mo dan cabane,
« Dan droumi mo tchombo toué. »


Démon mit en français son dialogue avec Sophie, ainsi que le couplet chanté par elle. Il y eut un silence ; Pélasge se parlait intérieurement.

« Cette femme, se disait-il, vit tout éveillée d’un rêve ; dans ce rêve tantôt elle est heureuse, tantôt elle souffre. Et nous tous, qui possédons notre raison, ne vivons-nous pas aussi d’un rêve ? Quand l’homme, arrivé au terme de sa carrière, se retourne et regarde dans son passé, que sont devenus ses désirs, ses amours, ses espérances, ses désespoirs, ses ambitions, ses haines ? tout s’est évanoui comme les images fugitives qui traversent le sommeil. Oh ! oui vraiment, la vie est un rêve ; ne lui donnons pas plus d’importance qu’elle n’en mérite. »