Imprimerie Franco-Américaine (p. 53-57).

CHAPITRE IX

Man Miramis. ― Mr. Salvador



La nuit s’écoula paisiblement. Son silence ne fut interrompu que deux ou trois fois par le ronflement de bateaux à vapeur montant ou descendant le fleuve. Pélasge déjà habitué au bruit de ces puissantes machines, dormit tout d’une traite. Lorsqu’il rouvrit les yeux, les coups de fusil et de pistolet dont Démon lui avait parlé, retentissaient comme si l’habitation eût été envahie par des assiégeants. Mais il en fut moins occupé que d’une voix humaine, rauque et grondante, qui venait de la cour ; elle donnait des ordres sur le ton de la colère et de la menace : chaque fois qu’elle tonnait, un bruit de balais mis en mouvement croissait avec rapidité.

Quand Pélasge sortit de sa chambre, son élève l’attendait sur la galerie.

« Venez, dit Démon, Mamrie nous donnera une tasse de café à l’eau, et nous irons, si vous voulez, faire une visite au cabanage des Indiens, en attendant le déjeuner.

« De grand cœur, répondit Pélasge ; mais dites-moi d’abord qui est cette vieille négresse qui parle si fort.

« C’est man Sémiramis, répondit Démon ; c’est elle qui dresse les jeunes esclaves. Elle ne plaisante pas, je vous le garantis ! les négresses en ont peur comme du diable ; elle leur fait commencer la journée en balayant la cour et les galeries d’en bas. Les domestiques, grands ou petits, lui obéissent à la seconde comme des soldats à leur capitaine. Pour abréger on l’appelle man Miramis. Elle est presque aussi vieille que mon grand-père. Quand mon père est absent, c’est elle qui fait marcher la maison. Elle ne sait ni lire ni écrire ; pour compter elle se sert de graines de maïs qu’elle porte toujours sur elle, dans un petit sac ; elle les étale sur une table, et après avoir ajouté ou retranché, selon l’occasion, elle dit au domestique à qui elle a confié de l’argent, pour faire des achats : « Tu dois me rendre tant. » Il faudrait être bien malin pour la tromper d’un picaillon. Elle est libre depuis sa jeunesse ; mais elle n’a jamais pensé à quitter notre famille. Elle a gardé tous les enfants de mon grand-père et tous ceux de mon père, excepté Chant-d’Oisel et moi.

« Si je vous comprends bien, observa Pélasge, cette Sémiramis est un personnage d’importance.

« Elle a beaucoup de tête, reprit Démon ; elle donne de bons conseils dans les circonstances difficiles. Elle est criarde, comme vous voyez ; c’est égal, tout le monde ici a un grand respect pour elle. Il n’y a que mon grand-père qui se permette de la plaisanter. Il lui disait un jour : ― Miramis, tu es née pour le commandement ; mais tu as manqué ta destinée ; tu aurais dû naître à Saint-Domingue Toussaint Louverture t’aurait prise pour sa femme. ― Elle lui répondit : Vous badinez ; mais si j’avais été sa femme, je vous réponds, moi, que les blancs ne l’auraient jamais fait prisonnier. »

Les paroles de Vieumaite dites sur le ton de la plaisanterie et citées sur le même ton par son petit-fils, avaient pourtant un fonds de vérité. Miramis était née pour le commandement, si tant est qu’il y ait des gens qui naissent pour commander à d’autres ; elle avait tous les instincts dans lesquels le pouvoir absolu prend son origine. Elle divisait l’humanité en deux parties, l’une constituant un troupeau voué par la nature à l’obéissance et à la servitude ; l’autre formant un petit groupe doué d’un esprit supérieur et créé tout exprès pour conduire le troupeau. C’était, comme on voit, la même doctrine que celle de M. Héhé ; seulement Miramis ne partageait pas la haute opinion que M. Héhé avait de lui-même ; il s’attribuait une place parmi les maîtres du troupeau, elle le classait dans le troupeau.

Démon dit à Pélasge qu’en traversant la cour, il ne fallait pas manquer de souhaiter le bonjour à Miramis. Quand on approchait d’elle, la première chose que l’on voyait c’étaient ses larges fosses nasales ; elle tenait sa tête d’un air superbe, la face tournée vers le ciel, comme si elle eût appartenu à une race habitant l’empyrée. Elle était coiffée d’un madras rouge et jaune qu’elle portait comme une couronne ; en guise de sceptre elle brandissait une baleine, cette terrible houssine en peau de bœuf tordue, peinte et vernissée, vendue en baril par les philanthropes du Nord aux détaillants du Sud.

S’il faut en croire la renommée, Miramis n’avait pas été mal dans son jeune temps, malgré ses larges narines. Maintenant, avec sa maigreur et ses rides, elle pouvait passer pour la reine des sorcières. En dépit de son âge avancé, elle était d’une vivacité étourdissante ; ses yeux étaient ouverts et brillants comme ceux de la chouette. Elle répondit poliment, mais laconiquement, au bonjour de Pélasge. Elle le toisa de haut en bas, et, comme sûre du jugement qu’elle en portait à première vue, elle balança approbativement la tête, et dit à Démon :

« À la bonne heure ! voilà le maître d’école qu’il te fallait, et non pas ce gros empêtré de Héhé. Avec ce Monsieur si tu n’avances pas dans tes études, tu n’as pas d’excuse. »

Et se tournant vers Pélasge, elle ajouta :

« Soignez-moi bien cet enfant, Monsieur ; vous en ferez quelque chose de distingué : il n’y a jamais eu personne de bête dans la famille des Saint-Ybars. »

Elle fit brusquement demi-tour à droit, et apostrophant deux négrillonnes qui regardaient Pélasge à la dérobée :

« Hé là-bas ! voiciféra-t-elle, ça vapé gardé comme ça ? cé vou louvrage ki fo gardé, ou sinon baleine cila a di kichoge à vou do, oui ! »

Miramis n’avait jamais eu qu’un enfant. Elle était déjà libre, quand son fils vint au monde. Comme elle aimait les noms ronflants, elle lui avait donné celui de Salvador. C’était un fort bel homme ce Salvador. Il était un peu plus âgé que Saint-Ybars. Quoique son teint fût celui des mulâtres, il avait les traits de la race blanche ; et, par un de ces effets curieux qui résultent parfois du mélange des divers sangs, il avait les cheveux et la barbe lisses. Qui était son père ? Miramis ne l’avait jamais dit à personne ; mais on avait toujours remarqué, en se parlant à l’oreille, qu’il ressemblait beaucoup au vieux Saint-Ybars vu du côté du soleil. Ce qu’il y a de certain, c’est que Vieumaite l’avait beaucoup gâté dans son enfance, et qu’il avait pris un soin particulier de son éducation. Salvador était le maître-charpentier de l’habitation ; en lui parlant on disait Monsieur. C’était un excellant homme, pacifique et complaisant. Doué d’une force herculéenne, il était porté par son bon naturel à protéger les faibles. On l’avait vu plus d’une fois se mettre entre sa mère et l’esclave qu’elle voulait châtier. Il aimait les enfants ; il consacrait ses heures perdues à leur fabriquer des jouets. Personne ne traitait les animaux avec plus de douceur que lui.

Quoique Salvador pensât bien différemment de sa mère sur les rapports entre maîtres et esclaves, il avait pour elle un grand amour et le plus profond respect.

Il y avait entre Saint-Ybars et Salvador deux manières d’être : devant le monde, chacun se tenait à la place que lui assignaient les convenances sociales ; dans l’intimité, ils se parlaient avec une familiarité affectueuse. Salvador savait, lui, qui était son père ; Saint-Ybars le savait aussi ; mais discrets, l’un autant que l’autre, ils s’aimaient comme des frères sans s’être jamais dit qu’ils le fussent. Salvador avait pour Saint-Ybars une de ces affections qui ne reculent devant aucun sacrifice. Il avait toujours été le confident de ses chagrins. Il appréciait, mieux que personne, ce qu’il y avait de bon au fond de cette nature impérieuse et emportée. Sage et toujours maître de lui-même, il plaignait sincèrement Saint-Ybars quand il le voyait en proie à quelque passion qui le rendait malheureux ; il en gémissait, et faisait tout ce qui dépendait de lui pour rétablir le calme dans cette âme orageuse.

Miramis tenait à la famille Saint-Ybars plutôt par orgueil que par affection, à peu près comme une duchesse tient à ses titres ; la passion du commandement avait étouffé chez elle les facultés affectives ; elle n’aimait qu’un être au monde, c’était Salvador : mais il faut lui rendre justice, elle avait pour lui l’affection qu’on rencontre chez les mères les plus dévouées.