L’Hôtelier de Saint-Hubert

Poésies de André LemoyneAlphonse Lemerre, éditeur1855-1870 (p. 243-248).

L’Hôtelier de Saint-Hubert

 
À René Vallery-Radot.



I

Les anciens voyageurs, qui marchaient assez vite
Quand cinq gros percherons galopaient à la fois
En Lorraine trouvaient bonne table et bon gîte
Au bord d’un grand chemin allongé dans les bois.

C’était à Saint-Hubert. — On voyait en peinture,
Sur l’enseigne, un chasseur et sa meute en arrêt
Devant un cerf dix-cors portant dans sa ramure
Une croix lumineuse éclairant la forêt.


Les chevaux et les chiens, les valets et les maîtres,
De cette antique auberge ont gardé souvenir.
L’arche du grand portail et les dix-huit fenêtres
D’un quart de lieue au moins vous regardaient venir.

En hiver, en été, nuit et jour, maison pleine :
Voiturins, berlingots, charrettes de rouliers ;
Feutres à larges bords, bonnets de haute laine ;
Messieurs en botte fine, et gens à gros souliers.

Le banquier de Paris, le richard des provinces,
Parfois y rencontraient des grands-ducs étrangers.
Dans les jours solennels, quand il passait des princes,
On ouvrait les salons à rideaux ramages.

Le piéton qui montait sous le vent des cuisines,
Aspirant leurs fumets chauds et réparateurs,
De loin s’orientait de toutes ses narines,
Et d’une jambe ailée arpentait les hauteurs.

Sous un manteau noirci de vieille cheminée,
Riche en volaille blanche, et riche en venaison,
La broche, accomplissant jour et nuit sa tournée,
Jusqu’au foin des greniers embaumait la maison.


Le plancher, trahissant la profondeur des caves.
Rendait comme un son creux. — Les vins lampants du Rhin,
Le bourgogne héroïque et les bordeaux suaves
S’étageaient dans la paix d’un triple souterrain.

Tout au fond des jardins, des chambres pacifiques
Abritaient de grands lits où le voyageur las,
Comme un cygne bercé par des flots séraphiques,
Nageait dans le sommeil ouaté des prélats.


II

Hasard, fatalité, destin ou providence !
Les mots importent peu. — Grandeur et décadence,
Inséparables sœurs, se tiennent par la main.
Où se croisaient hier des bruits de multitude,
En silence aujourd’hui plane la solitude…
Il suffit d’un passant qui change de chemin.

Dans toute sa longueur la route est bien déserte…
Pas même un cantonnier ; — Dans les flaques d’eau verte
Débordant les fossés, barbotent les canards.

Le roseau ne craint pas d’y planter sa quenouille ;
Et, n’entendant plus rien à l’entour, la grenouille
Y hasarde parfois ses râles goguenards.

Le maître de l’auberge est au seuil de sa porte,
Épiant tous les bruits qu’un souffle d’air apporte
Des grands chênes d’amont, des peupliers d’aval.
Dupe de l’espérance, il tend l’oreille… il doute
S’il ne reconnaît pas au tournant de la route
Une chaise qui roule ou le trot d’un cheval.

Rien… le jour passe…rien dans la campagne morne,
Qu’un vieux berger, là-bas, qui souffle dans sa corne,
Pour se garder des loups en maraude le soir ;
Des jurons de porchers rentrant de la glandée,
Et des cahots lointains de charrette attardée,
Aux lisières des bois cheminant sans rien voir.

Le sommeil ravivant l’espoir de sa journée,
En songe il entrevoit l’auberge illuminée,
Projetant comme un phare une riche lueur,
Éblouissant la nuit une lieue à la ronde…
En bas, la foule attend… Pour accueillir son monde,
Il saute à bas du lit, ruisselant de sueur.


En chemise, pieds nus, il court à la fenêtre ;
Cette fois c’est un bruit facile à reconnaître :
Hennissements, grelots et fouets de postillons.
Il se penche en dehors, tout ruisselant…Vain leurre !
Pas l’ombre d’un vivant. — La bise rit et pleure.
Et la lune en plein seuil étale ses rayons.

Dès le matin il monte, ainsi que la sœur Anne,
Aux lucarnes… pour voir comme l’oiseau qui plane.
Et par delà les champs rougeâtres de sainfoin,
Les vieux pans de forêts dont les cimes ondoient,
Les terres de labour, les grands prés qui verdoient,
Et la rivière bleue ; il aperçoit au loin :

Un viaduc géant bâti d’une seule arche…
Rasant les parapets, quelque chose est en marche
(Comme un long serpent noir dont l’œil est un éclair),
Vomissant en arrière un torrent de fumée,
Avec la grosse voix d’une ogresse enrhumée
Et d’irritants sifflets qui s’aiguisent dans l’air.

Par ses nouveaux chemins, c’est le monde qui passe.
Le pauvre homme regarde… et, quand sa vue est lasse,
Il descend à travers ses ténébreux salons ;


Ces hauts appartements, comme son cœur, sont vide !
Comme un fou, par saccade, il marche à pas rapides
Il semble qu’un écho s’attache à ses talons.


III

Le maître n’a voulu ni démolir ni vendre…
Sa femme, n’ayant plus le courage d’attendre,
La première s’en va dormir sous les cyprès.
Et lui, trouvant plus froide alors la solitude,
Comme les vieux enfants sevrés d’une habitude,
S’éteint (désenchanté d’un rêve)… un mois après.