L’Hôtel du grand veneur/La Maison vierge

J. Ferenczi (p. 99-232).



LA MAISON VIERGE














À Madame et à Monsieur de Homem Christo

La Maison Vierge


I

Au tournant du fleuve on aperçut une maison et la duchesse Lionnelle de Montjoie se leva pour dire, de sa voix brève :

— Arrêtez-vous. Je la reconnais. C’est ici.

Les rames tombèrent.

Les trois hommes qui menaient la barque examinèrent le paysage en formulant de sages réflexions, car un acte décisif les rendait presque toujours hésitants. C’étaient des gens raisonnables.

— Ici ? Mais quel désert, duchesse, vous n’y pensez pas ? murmura le poète.

— Un joli endroit, déclara le médecin, pour sanatorium humide.

— Ça, s’écria l’intendant d’un ton navré, c’est une bicoque en papier qu’on va nous louer au prix du marbre, le point de vue se payant à part Une ruineuse fantaisie, chère madame !

— La mienne ! répondit la duchesse Lionnelle de Montjoie, dont la voix se fit plus sourde, comme chaque fois qu’elle ordonnait

Les hommes se turent se croisant les bras d’un même mouvement philosophique.

La barque glissait dérivait, du côté de la maison. Elle allait au fil de l’eau comme attirée par un aimant et elle semblait bien connaître le chemin. Quand elle s’arrêta, présentant sa proue au talus de la berge, on n’avait plus qu’à descendre.

La duchesse Lionnelle contemplait immobile, perdue dans un rêve. Elle tenait ses mains crispées sur sa poitrine parce que son cœur devait battre… si elle en possédait un.

— Lorsque je suis venue la première fois, dit-elle ne s’adressant à personne, il faisait un temps horrible. De la pluie, des torrents de pluie, une sauvage averse baignait toutes les plaines en face et sur le coteau, derrière cette maison, les arbres se dressaient menaçants comme des fantômes. Les rochers de ces falaises exhibaient leurs crevasses nues, gluantes, sous les fins squelettes des ronces. Je me trouvais avec je ne sais plus qui… j’ai oublié le but de mon voyage, mais je me rappelle ma vision. La bateau de ce moment-là, un petit vapeur de plaisance, ne pouvait pas s’arrêter là, sans port. Il n’y avait là que cette maison inhospitalière où pendait le lamentable écriteau : À vendre. Ah ! la triste maison grise, morne, au milieu de ce déluge ! Je me sentis tout de suite son amie. Son toit avait l’air d’un chapeau de pauvresse bousculé par les rafales et les cheveux d’un lierre lui tombaient dans les yeux, des yeux mi-clos de volets mal joints. Elle ne pouvait guère apercevoir la vie de l’eau rapide qui passait à ses pieds en les mordant tous les jours un peu. Si elle tenait bon, là, dans ce désert, c’est qu’elle avait une raison d’y rester seule. Elle ne me donnait pas l’idée de la demeure ; plutôt la sensation de celle qui attend quelqu’un. J’aurais voulu lui jeter la permission de s’en aller, puisque je l’avais reconnue… comme une parente. Est-ce que je n’attends pas toujours, moi, un hôte qui ne vient jamais ? Vraiment, je l’ai cru plus malade que moi à la regarder s’effacer dans le lointain rayée par les paraphes de l’averse. Elle était noire, sale, sans un mur ni une grille pour la défendre, et se blottissait au bord de sa route défoncée en misérable mendiante qui appelle la charité des hommes du haut d’un écriteau d’aveugle ! Je pense qu’elle me cachait son jeu. La voici pure et fraîche, des bouquets de mariée au corsage, et elle s’est fardée de vert pâle comme devenue trop blanche sous l’ardente lumière d’un bon plaisir nouveau. Elle nous attend, messieurs, je vous en prie, laissez-moi descendre. C’est ici chez moi !

La duchesse Lionnelle sauta sur la rive et la barque, délestée, eut une brusque révolte. Elle emporta les trois hommes, dirigeant sa proue vers la rive opposée. Ce devait être une vieille barque entêtée douée d’instinct.

Ces messieurs paraissaient de très mauvaise humeur. Ils avaient écouté le monologue de leur compagne en serpents écoutant un chant de flûte et ils auraient volontiers ajouté un sifflement ironique.

— Pourvu que cette barque ne fasse pas d’eau, soupira le poète. Il ne nous manque plus qu’une petite pastorale pour nous couler à fond. Peut-on boire et manger ici ? Où sont les restaurants ? On se croirait à vingt mille lieues de Paris.

— J’ai oui dire que les grappes d’acacia fournissaient un dessert délicieux, grommela le médecin. Nous allons désormais nous mettre au régime des beignets d’acacia ! Que de fleurs ! Trop de fleurs…

Le grave intendant cligna de l’œil :

— Le caprice ne durera pas, car il faudrait une voiture. Son auto est en réparation… et elle a horreur de marcher. (Nous ne le savons que trop.) Or, il est vraiment odieux, ce chemin de halage !

Et il leur désignait, sur la route, suivant le cours du fleuve, la belle Seine paresseuse, de profondes ornières, des convulsions de terrain imitant les résultats d’éruptions volcaniques.

— En attendant le dîner, conclut le poète, nous naviguons en plein pittoresque. C’est charmant, mais j’ai faim.

Il bâilla comme un chien nerveux.

La duchesse Lionnelle s’avançait vers cette maison déserte, cherchant la corde d’une cloche. Il n’y avait point de cloche. Elle saisit les barreaux d’une porte vitrée sans vitre et appuya son front contre du fer, ce qui lui refroidit légèrement le cerveau.

La demeure de son rêve était une petite villa aux fenêtres ingénues grandes ouvertes sur le vide. Elle s’ornait d’un balcon minuscule et d’une toiture genre chalet. Ses jardins, si on pouvait appeler ces fouillis de plantes libres : des jardins, s’ébouriffaient autour d’elle comme des favoris d’angora. Les uns montaient à pic, se dénudant jusqu’à l’os du roc, les autres se creusaient en rigoles pour recueillir l’eau du ciel. Une terrasse occupait un fond de décor dentelant les incultes verdures d’une balustrade puérilement italienne. Et les gros rochers noirâtres, à ventre de monstres écailleux, surplombaient de droite et de gauche la chétive bâtisse, l’air très important, respectables ancêtres de l’habitation moderne, ayant toute la tournure de parents protecteurs dont le poids deviendrait cependant insupportable s’il vous basculait sur les épaules.

Deux bosquets d’acacias s’efforçaient, de chaque bout, d’en masquer la sombre mine et de dérober leurs cavernes par une profusion de guirlandes virginales répandant une odeur exquise, une odeur blonde comme celle des chevelures d’enfant que la lune de miel dénoue. Des grillages minces, qu’on ne voyait pas tout de suite, fermaient la propriété, au besoin devaient la défendre vis-à-vis de l’envahisseur et leurs délicats réseaux figuraient assez bien une écharpe de tulle à la taille d’une femme. Ce n’était pas suffisant mais d’une jolie grâce impertinente. Décidément la maison se moquait du monde !

— Je suis déjà trop indifférente pour venir ici, murmura la duchesse de Montjoie qui savait apprécier une situation dès qu’elle se trouvait loin de sa cour.

Au balcon pendait, de travers, l’écriteau magique : à vendre ou à louer.

— On serait tranquille. Et, pourtant, on dirait un piège !

La princesse fit le tour de la villa, en passant par un petit bois. Elle n’y rencontra pas le jardinier, ni le propriétaire, seulement elle ramassa librement des violettes et aperçut un lézard qui lui tirait la langue. Cela lui causa un étrange plaisir mêlé de terreur. La maison était bel et bien une abandonnée, comme quelqu’un enfin décidé à un mauvais coup ; elle méditait, au coin de la broussaille, prête à offrir ses fleurs… les armes à la main.

La duchesse Lionnelle s’assit tristement dans une chaise de roc. De là, elle voyait la barque malicieuse qui virait au gré des courants, promenant les trois hommes très las de ramer, se reposant en songeant à leur dîner, de plus en plus problématique.

— Ils ont déjà faim ! Les hommes ont toujours faim. Que c’est contrariant… le dîner à heure fixe !… Moi je n’ai jamais faim mais je mangerais volontiers à n’importe quelle heure. Ce sont de braves gens. Ils méritent vraiment mieux… que ce que je peux leur donner. Et je voudrais offrir la dernière brioche de mon cœur à un quatrième larron que je ne connaîtrais pas du tout.

Elle se mit à sourire d’un sourire enfantin qui éclaira un peu son masque dur.

La duchesse Lionnelle de Montjoie était une créature d’une étrange complication et fort simple. Elle semblait encore jeune car elle se passionnait inutilement, à propos de rien, pour une bête, une plante, un caillou. La campagne la précipitait dans un vertige dont elle ne remontait que pour déclamer certaines tirades qui charmaient ses meilleurs amis sans qu’ils en comprissent bien la portée réelle. À Paris, au milieu d’un salon ou dans les rues, elle avait de brusques révoltes, évaporant une colère factice que les personnes sensées prenaient pour les accès d’une fièvre héréditaire. Le bruit courait qu’elle buvait des élixirs mystérieux. On ne lui avait jamais vu boire quoi que ce fût de suspect, d’ailleurs. On lui attribuait une origine slave mais elle était, au contraire, du midi de la France, d’une famille de riches gardians de taureaux ; elle venait des ferrades qui fournissent les meilleurs joûteurs aux arènes espagnoles.

La duchesse Lionnelle de Montjoie s’appelait ainsi parce que son mari s’appelait ainsi, rien de plus, rien de moins. Et il l’avait sacrée princesse bien authentique en se séparant d’elle trois mois après leur mariage. Pourquoi ? Cela s’était accompli sans scandale. Le Monsieur s’était retiré, avec autant de noblesse qu’il était venu, dans cette famille de dompteur, certainement aussi noble que la sienne mais plus farouche. Il avait eu toutes les peines du monde à faire accepter un douaire que les parents de la mariée voulurent doubler, de leur côté, afin que leur fille fût assurée de ne pas tout tenir de… l’acheteur. Puis il était parti en mission diplomatique. De toutes les cours d’Europe, il écrivait à son notaire pour chercher à savoir si Mme Lionnelle, dont il suivait la vie mondaine par les chroniques du Tout Paris, ne voulait point lui revenir.

Lionnelle, qu’on appelait Lion, dans l’intimité, était d’un caractère essentiellement libre. Elle avait le teint bistré des gitanes, des yeux d’un bleu d’étang et les cheveux courts, un peu ondulés. Elle était de taille moyenne, comme ramassée sur elle-même, prête à la détente du bond qui la faisait absolument redoutable pour ceux qui ne la comprenaient point. Ou il fallait se fâcher ou il fallait plier. On l’aurait volontiers battue dans tous les cas. Son exotisme bien français lui avait acquis une réputation détestable d’étrangère originale, probablement dangereuse. Était-ce l’aventurière, était-ce la névrosée ? Le point noir de cette bizarre existence grossissait au fur et à mesure que sa fortune diminuait, ou qu’elle paraissait fondre, car la duchesse de Montjoie gardait une maison, un train, qu’elle ne se souciait même pas de soutenir. Pour ne pas répondre aux lettres de change de son mari, la duchesse Lionnelle s’était offert un intendant. Selon la propre expression de ce grave fonctionnaire : il intendait mal. Ancien professeur de mathématiques, connaissant le sanscrit et les belles lettres chinoises, ce monsieur de quarante ans promenait son importance dans les milieux cosmopolites où fréquentait Mme de Montjoie. Ils se virent, se plurent, par les contrastes, et se prouvèrent leur amitié subite en d’identiques violences, mais le professeur ayant parlé d’épousailles, la duchesse haussa les épaules, son teint brun se rembrunit, elle se déclara insultée puis le renvoya brutalement à ses mathématiques. Ce n’était point avec Mme Lionnelle de Montjoie que deux et deux pouvaient réaliser un quatre de convenance. Jacques Moriel, professeur sans profession, très vexé, lui montra ses chiffres ainsi qu’on montre le fouet à une gamine :

— J’ai quarante ans, lui dit-il. Vous en avez au moins trente-cinq et si vous ne vous remariez pas un jour prochain, vous ferez des bêtises. Cette situation de mariée sans mari est fort inquiétante. Il n’y a pas de voyage si long dont un époux ne puisse revenir à l’improviste ; le devoir de mon amour est de veiller sur vous… De plus, d’urgentes réformes s’imposent dans votre intérieur à cause de vos nombreuses dettes.

— Le devoir de votre amour serait de me plaire, lui répondit l’ombrageuse fille des gardians camarguais, et ne me plaisant plus, vous m’êtes inutile.

Lionnelle ne savait pas compter. Elle ne portait sur elle ni ses cartes couronnées ni sa bourse trouée. Elle avait des dettes parce qu’elle achetait, selon le caprice de l’heure, des choses dont le besoin ne se faisait pas sentir et commandait des robes qu’elle ne mettait pas. À partir du jour où il lui fut prouvé qu’elle dépassait la mesure, elle résolut de supprimer complètement les jupes et ne voulut plus endosser que des manteaux. Jacques Moriel se sentit ému jusqu’aux larmes car cette femme lui semblait d’une naïveté sauvage. Comment irait-elle sans robe, avec une simple combinaison sous un manteau, si luxueux fût-il ? Il lui parut évident que Lionnelle s’amendait. Il lui prêta un petit capital, amassé dans le professorat, que la duchesse ne lui rendit point, ayant déjà tout abandonné de son capital personnel entre ses mains habiles aux jongleries chinoises. Jacques Moriel se vit donc obligé de continuer à dîner chez elle pour ne pas tout perdre, femme et argent.

Il espérait toujours finir honorablement ce rêve libertin par le réveil du mariage. Dans la vie quotidienne, le désir des grandes situations romanesques tient moins de place que les petites exploitations domestiques. Tel qui n’a pas l’envergure d’une sérieuse culpabilité se laisse aller à respirer volontiers le parfum du crime des autres et cette diablesse de duchesse brune, à la fois jolie et laide, vieille et jeune, fruit mûr ou vénéneux, conservait pour le professeur désembourgeoisé le piment d’une bonne fortune inavouable. Il resta… l’intendant.

En courant dans les villes d’eau, les plages et les palaces à la recherche de sensations neuves ou d’un coin propice aux réformes de son budget, la duchesse rencontra un médecin. Celui-là était plus jeune que le premier soupirant, plus ignorant, très snob et très fat. Lionnelle se moqua de lui quand il lui offrit de s’attacher à sa noble personne.

— Par où ? lui demanda-t-elle tranquillement.

Révolté de tant de cynisme, le docteur Paul Jousselin lui dévoila qu’il adorait une jeune beauté de la colonie américaine et qu’il avait escompté la protection de la duchesse pour tenter le riche établissement. Il disait ainsi discrètement l’ignominie de son âme. Le merveilleux de l’aventure c’est qu’il dut inventer de toutes pièces l’objet de sa flamme dont le portrait imaginaire répondit à s’y méprendre aux photographies d’une jeune fille que connaissait en effet Mme de Montjoie. Bon gré, mal gré, le docteur Jousselin présenté, chaperonné, chauffé à blanc, fit sa cour et fut refusé parce qu’il n’avait pas de clientèle.

— Pourquoi mentiez-vous ? questionna Lionnelle fort étonnée d’une pareille découverte.

— J’ai menti bien davantage… puisque c’est vous que j’aimais !

De désespoir, l’amoureux par persuasion essaya de la passion véritable. Un soir, il ausculta sa princière protectrice.

— Elle est tuberculeuse au dernier degré, prétendait l’amoureux numéro un, qui aurait bien voulu éloigner le numéro deux.

Ce soir-là, Lionnelle consentit à poser son manteau gris poussière. On descendait d’auto dans un hôtel de province et elle lui apparut, aux lueurs astrales d’une veilleuse de couvent, simplement nue sous une chemise transparente, une chemise de cette mousseline d’Orient qu’on appelle, selon la métaphore turque : de la lune tissée. Paul Jousselin eut un éblouissement. Il avait devant lui une autre jeune fille, pas du tout américaine, une jeune fille… à la Marcel Prévost, et en glissant aux genoux de cette singulière fiancée, il s’aperçut qu’elle était chaussée de mules de velours noir brodées de vrais diamants.

— Pourquoi mettez-vous des diamants à vos pieds ? interrogea-t-il, saisi de vertige.

— C’est parce que je suis pauvre ! répliqua la duchesse.

Ils parlèrent d’autres choses, mais le docteur, au cours de la conversation presque criminelle, devina qu’il avait perdu la partie. Ce soir de lueurs astrales fut l’unique soir. Et dans quelle ville ? Il ne pouvait même plus se rappeler… Cette femme ne se montrait tout entière que pour dessiller les yeux des sots, mais elle ne tenait pas à leur estime. Ensuite, ayant condescendu à se faire admirer d’assez près, elle revenait pudiquement aux cache-fortune cendre et poussière de la pénitence.

Oubliait-elle ou remplaçait-elle ?

Le médecin sans clientèle demeura le fidèle commensal afin de soigner, le hasard aidant, un retour possible de l’accès.

Dissimulant le dépit qu’il éprouvait en présence de l’autre, l’intendant, il finit par s’accorder avec lui pour blâmer très sévèrement les prodigalités (sous le manteau) de leur princesse. Ils étaient de la maison, appointés ou non, leur couvert était mis, cependant ils sentaient toute leur infériorité vis-à-vis de quelqu’un qui n’était peut-être pas encore venu.

Quant au poète Stephen-Eros, la duchesse Lionnelle le ramena, une nuit, très ivre, d’un cabaret de Montmartre.

— Voici, dit-elle aux deux autres, un petit enfant qui est gris parce qu’il a bu sans avoir mangé. Je m’en suis douté aux matières claires qu’il a vomi sur mes fourrures : on aurait dit qu’il rendait de la lumière ! Une indigestion de rayon d’étoiles ! Il faut le soigner, docteur. Et vous, mon cher intendant, glissez-lui de l’argent dans ses poches. Ce sera plus convenable que si je le faisais moi-même. D’ailleurs, comme il est le plus jeune, vous lui devez le respect.

Les deux autres eurent un geste d’horreur. Ils empoignèrent le misérable gamin et allèrent le précipiter dans les cuisines. Le lendemain matin ils le retrouvèrent pleurant sur des oignons qu’il épluchait pour les manger crus. Cela les attendrit. Ils se mirent à gourmander la bonne, Charlotte, et on trempa ensemble une réconfortante soupe de lendemain de noce : le beurre onctueux de la promiscuité, les oignons des tendresses factices, un clou de girofle en souvenir d’un parfum d’œillet et un filet de vinaigre, ou d’ironie, sur les inconvenances de la femme fatale qui séduisait en pure perte pour elle et pour eux !

— Comment s’appelle-t-elle ? demanda Stephen roulant des yeux égarés. Je suis monté dans sa voiture sans savoir qui m’enlevait !

— C’est la duchesse de Montjoie ! fit laconiquement l’intendant.

— …Et Saint-Denis ? soupira l’enfant encore un peu troublé.

— Mais que font-ils donc tous aux offices ? demandait de son côté la duchesse Lionnelle, sortant du bain.

— Madame, répliqua Charlotte, ils sont en train de me souffler ma place, ou de remplacer votre chef !

— Au fait, songea naïvement la dame, ce serait une sérieuse économie. Je ne tiens pas au service des femelles.

Et elle ajouta, plus haut :

— Ma fille, combien vous dois-je ce mois-ci ?

— Trois mois… et cinq pour l’avant-dernier, déclara la fille sans sourire.

— C’est étonnant comme les mois augmentent, murmura la duchesse prise de court. Vous passerez chez l’intendant. Moi j’ai résolu de ne plus m’occuper d’argent parce que je ne sais pas compter.

Ce fabuleux ménage, où le service de tant de valets n’arrivait pas à contenter une seule maîtresse, marchait, cependant, avec une stupéfiante régularité. Personne n’ayant avoué, personne n’était jaloux. La duchesse ne pouvait pas plus lâcher ses amis qu’ils ne désiraient quitter sa maison. On vivait tour à tour dans un grand appartement, rue de Rome, dont les entrées et les sorties étaient propices aux visites nocturnes comme aux départs matinals, ou dans les endroits réputés pour leur gaîté mondaine : Nice, Monte-Carlo, des plages normandes sinon anglaises. Sous la sinistre poigne de l’habitude, un intérieur se formait, presque familial.

Pour la couronne… fermée de leur princesse aucun de ses trois hommes n’aurait montré son ambition secrète : devenir le maître en titre. Ils ne s’entendaient même que sur un point : protéger, à leur manière, la maîtresse de la maison tout en disant pis que pendre de ses incartades.

— C’est une malade, une névrosée, cherchant toujours midi à quatorze heures ! affirmait Paul Jousselin.

— Elle est folle ! s’exclamait le jeune poète très positif, lui, depuis qu’il avait entrevu le moyen d’éditer un livre de critique. (Les poètes de notre époque ayant l’habitude de fonder une école avant de rimer le moindre sonnet.)

— Elle nous mettra sur la paille ! ajoutait Jacques Moriel. Ses rentes viennent d’on ne sait où. Je n’ai jamais pu lui faire dire quelle est au juste sa situation vis-à-vis de son duc. M. de Montjoie est double, sur l’armorial. Il y en a un de cinquante ans et un autre de trente-huit. Lequel ?… Est-elle divorcée ? En ce cas, sa fortune serait un don de la main à la main… et le capital…

À ce mot de capital, chacun hochait la tête d’un air dubitatif.

…Mais ils dînaient ensemble trois fois par semaine, avaient chacun le lit de l’amitié chez leur capricieuse camarade, se croyaient vaguement des parents qui descendent au domicile d’une cousine parisienne excentrique, des parents pauvres, pour lui apporter le brin de lavande de la considération provinciale.

Jacques Moriel était né rue Jacob.

Paul Jousselin, rue de Provence.

Et Stephen, pseudonyme Eros, sortait d’un ruisseau de la Butte.

Seule, de son espèce, leur princesse de légende venait de si loin qu’elle ne pouvait pas être Française, quoique très Parisienne.

Ils n’étaient pas heureux de leur position louche, car on n’est jamais absolument heureux de vivre au jour le jour. Cependant, ils n’avaient pas plutôt réintégré leur domicile légal, l’un sa mansarde sous les toits, l’autre son cabinet de consultation sans aucun consultant, et le troisième sa chambre chez sa mère, qu’ils se sentaient pris de remords, s’imaginant qu’ils abandonnaient une malheureuse femme aux hasards de la vie d’aventures. Alors, ils réapparaissaient, tête basse, soucieux et grondeurs, essayant de voiler leur secrète défaillance dans une recrudescence d’ironie.

Ils représentaient le triumvirat de la dignité masculine aux prises avec la déchéance morale d’un chacun. Ensemble ils étaient toujours d’honnêtes gens, et en particulier… ils avaient peur de la bonne !

La princesse Lionnelle regardait droit dans les yeux ses hypocrites serviteurs, leur souriant avec une douce aménité ! Elle les tenait sous son regard bleu d’étang comme un dompteur tient sa ménagerie. Elle évitait de les froisser par des allusions blessantes. Si elle les méprisait pour l’ensemble, elle les estimait pour le détail. Elle admirait fort que son intendant fût sûr de sa propre fortune, que son médecin eût la persévérance de la soigner pour des maux qu’elle n’avait pas, et que son poète n’écrivît jamais en vers. Tout cela lui paraissait naturel, tellement elle se sentait l’ennemie de toute logique. Son dédain de l’homme, bien élevé, de la diplomatie amoureuse, allait jusqu’au respect de la chose anormale établie par elle.

Cette sauvage, à sa façon, fort bien élevée, jugeait la société des viveurs parisiens comme une assemblée de fauves convenablement déguisés à laquelle on ne peut guère s’adresser que la cravache en main, par précaution pour eux-mêmes, afin de leur éviter de casser les meubles ou de salir les tentures. Les uns laissaient passer une oreille poilue au bord du capuchon, les autres ne parvenaient pas à entrer, dans d’étroits gants blancs, une énorme patte sombre, quelquefois le bout d’une queue satanique traînait encore derrière un domino. Or, elle savait de quelle façon on peut trouver la bête sous le vêtement de gala, singe ou tigre, et elle-même aimait à poser son travesti de femme pour rendre à ses membres, trop longtemps prisonniers, leur animale souplesse. Rien ne l’étonnait du monde factice dans lequel on l’avait jetée, une couronne sur la tête, comme le poids d’une malédiction. Elle continuait à ne préférer personne, à ne pas choisir, à ne pas aimer, ce qui lui donnait une grande force morale, si on peut employer ce gros mot qui ne la bouleversait pas. Elle était libre, les voisins ne voulaient pas l’être. Pourquoi contrarier les gens ? Ce que l’on veut doit toujours être voulu dans son intégrité. La volonté ne se divise pas en compartiments : ici le désir et là le châtiment du désir. Vouloir, d’abord. Aller droit au but… Ensuite on s’arrange et si on a perdu on paie, car, hélas, il faut toujours payer ses dettes de jeu pour que le nom ne reçoive pas le fouet, à défaut du corps qui le porte.

— Stephen, disait Lionnelle en caressant les bandeaux plats du poète, ses cheveux blonds et luisants à jurer que les baves de toute la grande critique brillaient encore dessus, je vous veux célèbre, riche et beau… Seulement, il faut vous décider à commettre un crime. Vous n’arriverez pas sans un crime parce que vous avez une tête d’assassin et qu’il faut, dans la vie, se conformer au programme de son masque. Nous pourrions vous arranger une jolie mise en scène. Vous voleriez mon collier de perles roses, par exemple. Comme je le saurais, je vous pardonnerais d’avance… et cela ferait beaucoup de bruit dans les journaux.

— Tu es folle ! soufflait Stephen Eros tournant la tête de tous les côtés comme s’il redoutait les agents de police. Ou tu veux me faire tuer quelqu’un ?

— Mais non. Je voudrais vous sentir libre. Moi je suis libre. Si j’avais envie de tuer ou de voler, je le ferais tranquillement.

— Et tu irais en prison ?

— Non… parce que j’aurais grand soin de ne tutoyer personne ! Ce qui vous perd, messieurs mes amis, c’est que vous cherchez à compromettre en vous compromettant. Aucune indépendance de notre part Pourquoi donc tenez-vous l’arrêt devant moi, tous, comme des chiens ? C’est idiot. Je connais un joli conte. Dans un pays de Hongrie où mon mari de jadis a été porter une parole de la France pour je ne sais plus quel Président de la République, on sert aux assassins, la veille de leur mort un somptueux repas durant lequel ils ont le droit de se griser avec du vrai vin de la reine, un vin spécial rempli d’épices, et on prétend qu’une fois branchés (car on les pend aux arbres) ils ont les yeux tout blancs d’extase.

— C’est joyeux ! Vous me passeriez, naturellement, la coupe… J’aimerais mieux ne pas aller jusqu’à la corde. Voyons, princesse ! Et mon avenir, qu’en faites-vous ? J’ai dans le cerveau de tels aphrodisiaques, tels projets de vie somptueuse où nous partagerions la gloire ou l’amour, que votre vin de la reine me semble fade… On ne peut jamais causer sérieusement avec vous. Vous me menez comme un bébé en lisière. Je vous ai plu. Je ne vous plais plus. Dois-je disparaître ? Est-ce moi que je dois tuer ? Pourquoi, après une vertigineuse ascension, me laissez-vous tomber ? Vous ne m’aimez pas mieux que les autres, hein ?

— Je n’aime rien, je tolère tout. Quand on choisit un meuble, est-ce qu’on sait s’il s’adaptera à notre existence ?… J’étudie et je collectionne… Je ne suis pas pressée et j’ai horreur qu’on me presse, vous le savez bien.

Et elle le repoussait, sonnant Charlotte, dès qu’il voulait passer outre…

Ce jour-là, pendant que la duchesse Lionnelle rêvait, assise comme une exilée devant la maison déserte, une vieille barque emportait trois hommes à la dérive…

II

Le fleuve coulait pur, le ciel était bleu, du bleu des yeux de Mme Lionnelle de Montjoie, et la plaine, en face, moirée de jeunes seigles, ondulait sous la brise de mai ainsi qu’un peplum de déesse.

Les trois rameurs, ayant enfin triomphé de l’entêtement de cette vieille barque, la ramenèrent au port, c’est-à-dire aux pieds de la duchesse et tinrent conseil. Il s’agissait, maintenant, de trouver le propriétaire de la demeure enchantée. Derrière eux l’écriteau balançait son laconique : À vendre ou à louer, sans autre indication. Cette maison possédait son écriteau comme une belle plante rare, chez un horticulteur, possède une étiquette portant un nom latinisé. Cela est très spécial, inspire le respect, mais n’explique rien.

La duchesse leur parlait d’un ton rageur, avec l’air exaspéré d’une femme qui n’a pas la coutume de perdre son temps à déchiffrer du latin. Les trois hommes faisaient des gestes résignés. L’un repartit dans la barque, plié sur ses rames par l’inquiétude de sa responsabilité ; le deuxième grimpa la rampe d’un petit sentier qui escaladait les rochers de la falaise, et le troisième, Stephen-Eros, poète sans poème, resta pour accompagner Madame le long du chemin de halage, un affreux chemin pour souliers à talons de haut style.

— Stephen, dit la princesse tout heureuse, que pensez-vous de ma décision ?

— Je pense que nous ne dînerons pas ce soir ! répliqua brutalement le jeune homme, tel un chien enragé donnant un coup de croc.

— Vous n’aimez donc pas la nature ?

— Non, je crache, moi, les peaux du raisin, fit le sévère critique lui citant un de ses maîtres… car il en avait beaucoup, mais ne les admettait pas à être nommés devant les femmes, créatures négligeables.

Stephen était vêtu d’un complet gris de perle d’une irréprochable excentricité. Les jambes de son pantalon vrillaient dans le bas, ressemblant aux spires d’un tire-bouchon, et elles finissaient par s’épanouir en deux bottines de cuir-canard extraordinairement carrées du bout (en 1912 le cuir-canard avait la vogue et ne coûtait pas cher). Le veston collant lui formait une taille de fillette et s’ouvrait sur une cravate chiffonnée en rideau de lucarne qu’une épingle énorme, en fer forgé orné d’aigues-marines, fixait au milieu comme un verrou. Son canotier de paille nimbait sa tête, le faisant ressembler à un saint du moyen âge ou à un Anglais caricatural. Imberbe, le teint clair, un peu fardé, les yeux d’un bleu d’acier, d’un acier qu’on a chauffé imprudemment à tous les fours électriques des milieux où l’on s’amuse, son visage avait l’aspect, sous le soleil printanier, d’un masque à la fois naïf et terrifiant, surtout enfantin.

La duchesse eut un peu pitié de lui.

— Stephen, murmura-t-elle, vous allez nous écrire des chefs-d’œuvre dans ce nid de rossignols.

— Ou de chouettes. Vous abandonnez donc les casinos ? Nous allons nous terrer là-dedans ?

— Je ne saurais vous y forcer. Jacques Moriel, mon intendant, prétend que je me dois de me mettre au vert.

— Le foin n’est pas fait pour les chevaux de course ! grommela Stephen sans renoncer positivement au nid de chouettes.

Ils arrivèrent à une affreuse bicoque, moitié planches, moitié gravois, devant laquelle piaillaient des poulets, des poussins, une basse-cour au milieu des plus étranges débris abandonnés comme les restes inutiles à emporter d’un ancien déménagement… et là, surgit la mère Fonteau.

Stephen, qui n’aimait pas la nature, s’arrêta, médusé.

— Si cette sorcière ne nous tire par les cartes, fit-il, je veux bien consentir à ce que les parnassiens aient du talent.

La mère Fonteau, propriétaire de la bicoque-basse-cour, était une ancienne cantinière, non pas d’un régiment, mais de ces cantines-buvettes qui s’établissaient, jadis, sur les lignes de chemin de fer en formation. Elle était restée là, le chemin de fer fini, dans un provisoire interlope, tourmentée de temps en temps par le garde champêtre ou la police des mœurs, protégée par quelque puissant édile qui avait eu besoin de ses services… et hésitait à la chasser de son désert où elle faisait peur aux rares passants, amateurs de pittoresque. Mme Fonteau déclarait qu’elle portait soixante-seize ans depuis au moins deux lustres. Effroi et superstition de ce tournant de haute Seine, elle tenait, sur la rive droite, boutique d’épicerie, d’engins de pêche et de voluptés pour les haleurs, les mariniers, les braconniers de tout ordre. Sa maison, humble baraque tremblant à tous les vents, d’apparence innocent poulailler, s’adossait sournoisement à d’anciennes carrières, à un four à chaux, et c’était l’entrée de souterrains contenant d’immenses ressources ; de caves sèches et fraîches où l’on conservait le vin flotté, c’est-à-dire le vin tombé des péniches en cours de route, les sacs de grains, avoines, blé ou riz, avec lesquels on pouvait nourrir de nombreuses volailles, et, surtout, les différents produits des pêches aux engins prohibés, de la chasse, à n’importe quelle époque de l’année, poil ou plume. Il y avait même des salons, confortablement meublés de divans de mousse aussi profonds que des tombes, où venaient, de très loin, les friands de chair tendre, sinon de venaison faisandée.

D’abord, Stephen et Lionnelle ne virent, en face d’eux, rien que de très normal : une vieille femme, genre Abel Faivre, dont le nez rejoignait presque le menton, à profil d’oiseau de proie. Elle était sale, répugnante, mais son œil vert comme celui d’un vieux chat guettant la souris étincelait d’une malice diabolique. Elle se campa devant Mme de Montjoie qu’elle détailla des pieds à la tête et laissa choir ces paroles sibyllines :

— Et comme ça, ma cocotte, on promène son mignon par chez nous ? Vous n’avez pas soif, les tourtereaux ?

Ahurie, Mme de Montjoie, qui n’avait pas l’habitude du peuple de la banlieue parisienne, faillit lever la main pour frapper. Stephen devint rouge framboise et ouvrit la bouche sans proférer un son.

Lionnelle, pensant qu’il s’agissait d’une folle, car la folle est de rigueur dans un site un peu sauvage, murmura, les dents serrées :

— Nous cherchons, madame, à nous renseigner au sujet de la villa du Bord-de-l’Eau.

— Ah ! très bien, mon petit chien en sucre ! La maison du bord de l’eau. Ici, t’y trompe pas, c’est le b… ! déclara-t-elle aussi flegmatiquement qu’elle aurait annoncé qu’elle vendait des œufs frais pondus.

Le tonnerre éclatait par ce beau temps calme et cela devenait très embarrassant.

— Madame la duchesse, fit respectueusement Stephen-Eros exagérant sa courtoisie coutumière, m’est avis que nous sommes allés trop loin. Retournons.

— Ben, quoi ! mon Jésus de cire, dit la vieille en riant d’un petit rire à la fois sceptique et gras, je ne veux pas te faire de peine. J’ai du bon lait pour ta bonne amie, du lait de chèvre qui les rend toutes amoureuses ; et pour toi, que dirais-tu d’un marc, nature, tel que feu Napoléon n’en a jamais goûté ?

Lionnelle pouffa. Ce fut plus fort qu’elle.

— Ah ! ça, c’est trop drôle ! On dirait du théâtre libre dans un théâtre de verdure ! Mais oui, justement, moi, j’ai soif… et Vous aussi, Stephen, en attendant le dîner ! Madame est de si bonne volonté qu’elle nous donnera peut-être des renseignements sur… la maison du… enfin la maison voisine.

Résolument et serrant son manteau de loutre tout uni, qu’attachait au col une agrafe d’opale sertie de brillants, Mme de Montjoie pénétra dans la caverne qu’elle découvrit beaucoup plus vaste et plus sombre qu’elle ne l’aurait souhaitée. Il y régnait une température délicieuse et, à part une forte odeur d’alcool se mariant à la senteur d’un animal cornu, chèvre ou bouc, errant dans la pénombre, il pouvait y faire bon pour des êtres primitifs ne rêvant pas d’une autre alcôve. Stephen aurait bien voulu fuir, mais il était trop tard. Il lui fallait escorter sa protectrice sous peine de passer pour un pudibond.

Une petite bonne rousse, criblée de taches de son, l’air craintif et résigné, leur servit, en des verres d’une épaisseur de hublot de transatlantique, des mixtures assez singulières additionnées d’une eau glaciale tirée du puits souterrain.

— Je voudrais de ce fameux lait qui… déclara Lionnelle en relevant sa voilette, et elle eut le sourire.

Alors, son visage brun aux yeux de turquoises prit une relative pâleur dans cette salle voûtée dont le fond semblait la nuit d’un cauchemar. Il éclaira des hommes mieux que les pierreries de son col de loutre. On perçut des souffles rauques d’autres animaux peut-être encore plus sauvages que ce bouc dardant ses cornes noires.

— Nous ne sortirons pas d’ici vivants, grommela Stephen éperdu de terreur, car, s’il connaissait toutes les tavernes de Paris, il ignorait les cavernes de la banlieue.

La mère Fonteau fit Claquer sa langue en contemplant Lionnelle.

— Pour de la belle marchandise, c’est de la belle marchandise, fit-elle, et tu n’es pas à plaindre, mon mignon, quoique bien jeune pour garder ça à toi tout seul. Alors, vous voulez louer ou acheter la maison du père Satier. Ce serait pas rare que je puisse vous y aider. Et moyennant un denier à Dieu, je ferai l’affaire. C’est cinq cents francs par an, à charge par vous d’entretenir le jardin, comme de juste.

— Voyons, la mère jacasse, fit une voix d’homme traînant les syllabes entre une cigarette collée à sa lèvre inférieure et des gorgées de salive, il ne faut pas promettre sans connaître. C’est une affaire qui ne nous regarde pas et, pour mon compte, je ne conseille pas aux voisins de se mêler des miennes. J’aime autant n’en pas avoir, moi, des voisins.

Lionnelle se tourna vers la table du fond et elle y aperçut deux personnages redoutables. Un vieux, au visage de craie, aux yeux de poisson mort, habillé d’un veston verdâtre en toile de bâche… Mais elle ne le vit même pas, tellement son compagnon absorba tout de suite, dans son regard noir, regard d’animal nocturne habitué à rendre dans l’ombre la lumière du jour, la clarté de ses yeux de turquoises. Était-ce un homme… ou un singe ? Ses bras longs et lovés comme des serpents de chair sur la table où il avait reposé son gobelet d’étain, il montrait, nu, un torse jeune, duveté, couvert d’une éclaboussure de sang étalée comme une décoration. La tête avancée, les mâchoires contractées, il regardait curieusement la femme qui le regardait fixement, et ni l’un ni l’autre ne voulait baisser les paupières. La bouche de ce garçon était épaisse et grave comme celle des sensuels qui s’ignorent encore ; elle accentuait son pli boudeur, mais s’étonnait et s’apprivoisait déjà. Les yeux guetteurs, anxieux, se recouvraient presque de la caresse d’un sourcil fourni, soyeux, bien arqué. Le personnage paraissait voir comme on prend. C’était le chasseur très plié d’avance aux ruses des bêtes, bête féroce lui-même, quand il était nécessaire de le devenir.

— Madame la duchesse, formula respectueusement Stephen, essayant de se donner une importance quelconque, nous ne pouvons traiter avec des gens qui n’ont pas qualité pour cela.

— Stephen, fit Lionnelle rageuse, si ça vous ennuie de me voir goûter au lait de chèvre, vous pouvez aller m’attendre dehors !

D’un mouvement souple, le bras lové sur la table tendit une petite écuelle à fleurettes roses et ce grand gaillard dit, d’un ton sourd, mais avec politesse :

— Tenez, madame, je n’y ai pas encore touché. Contentez donc votre envie, car la mère Fonteau ne veut pas traire sa chèvre deux fois à la même heure, parce que ça la ferait tarir.

Puis il ramassa une veste de velours marron terriblement rapiécée et se mit en devoir d’essuyer enfin le sang qui le maculait avec une de ses manches, d’une propreté douteuse.

— Vous êtes blessé, monsieur ? questionna Lionnelle oubliant de dire merci.

— Non, ce n’est rien. (Il rit doucement, montrant des dents saines dont une, sur le coin, était cassée. Dans quelle morsure ou sous quel coup de poing ?) Une garce de perdrix que j’ai trop serrée sur mon cœur !…

— L’était pucelle, probable !… interjeta la mère Fonteau.

Tout le visage pâli de la duchesse de Montjoie s’empourpra et ce sang-là, le jeune homme ne songea guère à l’essuyer, car, furieux subitement, il se tourna vers la vieille sorcière :

— Quand vous aurez fini, vous, de faire peur au monde avec vos inventions ! Allons, payez-moi mon gibier et taisez-vous. C’est encore trop d’honneur qu’on vous fait de boire ici !

Le vieux à face de craie se mit à rire en gloussement de poule, la petite servante rousse se sauva, la poitrine hoquetante, et la mère Fonteau grogna une malédiction, tout à coup matée.

Stephen-Eros sortit le premier, tellement il se sentait écœuré par l’atmosphère de vicieuses sauvageries dans laquelle on venait de plonger. Il ne savait qui l’effrayait le plus, de la mère Fonteau ou du grand braconnier.

— Oui, je suis un braco, fit le garçon au sang de perdrix. Je ne trouve pas de déshonneur à ça, madame, si je ne tiens pas à m’en vanter. À ce que je vois, vous êtes toute retournée par le rouge ? Je vous en demande excuse. Je ne savais pas qu’une Parisienne nous arriverait là-dedans ! Ah ! c’est une drôle de garenne ! Un conseil : vous fiez pas à la mère Fonteau. Y a pas plus canaille. Si vous voulez la maison, adressez-vous au notaire Doubantan, rue des Moines, à la ville. C’est lui qui a les clés. Je le connais, parce que je lui porte souvent des coqs de bruyère dont il est amateur.

Il marchait à côté d’elle, l’ayant rejointe sur la pointe de ses espadrilles, d’un pas balancé, sans hésitation, mais sans aucun bruit, du pas qui devait capter la confiance des bêtes endormies.

Stephen eut la sottise de l’interrompre en murmurant :

— Un braconnier ou un voleur, c’est tout un pour les honnêtes gens !

Mme de Montjoie eut un geste de protestation indignée.

— Foi de Simon, fit le braconnier abattant sa large main sur l’épaule de Stephen qui plia sous le poids en poussant un petit cri de femme chatouilleuse, si vous n’étiez pas le larbin de madame, je vous foutrais dans la Seine pour vous apprendre à me respecter. Non, je ne prends au monde que ce qui devrait être à tout le monde. Le poisson de la rivière et le gibier des bois, c’est pas fabriqué par les usines, que je pense ? Je connais des chasseurs de la haute qui le disent tout bas, entre chien et loup, et ne vous tiennent pas rancune pour les pattes d’un faisan qui ne vadrouille plus !… Les chasses gardées ! En voilà des comédies inutiles ! Mon petit monsieur, vous avez de la chance ! Vous êtes né la cuiller d’or dans la bouche… moi pas. Cependant, je volerais pas votre cuiller… même si j’en avais envie !

Mme de Montjoie partit d’un éclat de rire musical.

— Ah ! Stephen ! Que c’est drôle !… Ne vous fâchez pas, monsieur Simon-le-Braconnier. La réflexion d’un poète de très mauvaise humeur ne compte jamais. Monsieur (elle lui désigna Eros) est un poète… Est-ce que vous comprenez ? Il n’est pas du tout mon… mon domestique.

— Un poète, gronda Simon, se balançant sur ses hanches moulées par un pantalon de treillis jadis blanc, c’est un qui fait des chansons ? C’est pas bien sérieux, et ce métier-là ne me conviendrait guère. Je ne chante jamais parce que ça effraye les bêtes. Maintenant, madame, je vous fais bien des pardons pour ce que j’ai flanqué à monsieur. Des fois que vous loueriez ou achèteriez la maison, je vous y apporterais des cailles. Vous devez les aimer quand elles sont bien grasses. Toutes les femmes sont gourmandes. Comment vous appelez-vous ?

— Madame est la duchesse de Montjoie ! déclara Stephen très froidement.

— Je m’appelle Lionnelle, dit simplement la duchesse de Montjoie en tendant sa main gantée de daim clair au braconnier.

Celui-ci la prit délicatement, comme il aurait soupesé une de ces cailles dont il venait de parler.

— Ce gant-là, madame, fit-il gravement, l’examinant en connaisseur, vous a coûté, à vous, deux fois le prix que j’ai peut-être vendu tout l’animal au marchand : c’est du daim jeune. Il faut les prendre au collet, dans la saison des amours, quand ça va droit devant soi vers les femelles sans songer à se garer des pièges. Il y a pas plus bête qu’un daim jeune… sinon peut-être bien ceux qui les traquent sans permission. Serviteur, madame Lionnelle. Je vous promets de ne pas poser de collet chez vous.

Et il s’éclipsa brusquement, après avoir serré la main dans le gant de façon à faire éclater les coutures de celui-ci.

— Lionnelle, soupira Stephen, les cailles de ce rustre vont vous coûter plus cher que vous ne le pensez. Nous sommes, je crois, tombés dans un véritable coupe-gorge et ce pays me semble sinistre.

Le soir venait et, en effet, malgré l’odeur des acacias, l’endroit prenait l’aspect d’un décor pour crime littéraire.

À la ville, où on retourna, malgré une fatigue évidente, on se retrouva au complet. L’intendant avait fini par dénicher le notaire et un papier de location. Le médecin, harassé, criait, en s’épongeant le front, qu’il ne recommencerait jamais pareille ascension de falaises, fût-ce pour un nouveau caprice.

Mme de Montjoie, gaie comme une écolière en vacances, leur fit part de ses projets.

— Et puis, acheva-t-elle, nous mangerons des cailles, il y en a plein le pays… nous en aurons en toutes saisons, ce qui sera charmant, n’est-ce pas, Stephen ?…

La vie s’organisa, dans ce pays perdu, avec l’auto revenue de chez son réparateur et débarrassée de sa carrosserie d’hiver. On supprima le chef, la femme de chambre, pour garder un chauffeur, et on ne conserva que la bonne, Charlotte, pour le service intérieur de la villa. Charlotte était une créature fort intelligente, quoique maussade ; elle ne riait jamais et ne comprenait point pourquoi sa maîtresse faisait la folle alors qu’elle aurait pu vivre si tranquille : « dans le duvet de ses rentes ». Mme de Montjoie ne pouvait pas rester seule, elle voulait une cour, des bouffons, des poètes, des aventures, des hommes qui se tuent ou s’entre-tuent. On ne lui voyait jamais une amie. Pourquoi ?…

Lionnelle savait bien que, malgré son titre et une certaine noblesse d’âme, elle ne recevrait chez elle, à la ville ou à la campagne, que des femmes tarées. C’est par les hommes qu’on monte, c’est par les femmes qu’on descend !… Non ! Charlotte ne comprenait pas !…

La villa fut arrangée en petit palace, avec cette différence qu’on y fut privé de tout le confort moderne, malgré certain luxe de mobilier ancien. À cause de la lenteur des ouvriers, qui manquaient toujours leur train ou ne découvraient pas la maison tapie dans son creux de falaise, les salles de bain ne fonctionnèrent pas et l’électricité eut des courts-circuits qui faillirent tout incendier. Lionnelle en prenait son parti. Elle se baignait dans la Seine au grand scandale du populaire qui a le maillot collant en horreur, puis forçait ces messieurs à pêcher à la ligne des fritures minuscules qu’on offrait ensuite à ses chats de Siam. Elle aurait aimé fatiguer ses chers amis par ses prévenances champêtres, mais ils ne cédaient pas devant l’ennui, chacun étant soutenu par une jalousie latente qui valait bien une passion. Ils ne s’en allaient qu’à trois et revenaient de même.

Stephen eut une tourelle garnie de lierre.

Jousselin, la salle de billard aménagée en dortoir.

Moriel, plus sérieux, s’empara du rez-de-chaussée par où on commandait toutes les issues.

Sur le fleuve on installa une barque de pêche, un canot automobile, plus une périssoire. Au bout de trois semaines Stephen avait déjà failli se noyer, mais il n’avait pas encore écrit un quatrain !…

Charlotte, débordée par ses nombreux services culinaires et ses quatre dits de l’amitié, parlait aussi de rendre son tablier.

N’était-ce pas mortellement triste, pour une soubrette parisienne, cette étendue morne d’eau et de champs, de prairies et de bois sans un café, sans un grand magasin, sans un cinéma, et surtout sans pourboire, car ces messieurs de la maison ne se montraient pas généreux n’ayant plus rien à espérer, pas même le beau mariage.

On ne faisait plus rien de drôle. Cette maison, si bien montée, jadis ouverte à tout venant, devenait farouche, inaccessible… on ne s’y amusait plus.

C’était… la maison vierge !

III

Ce matin-là, on attendit le déjeuner jusqu’à midi, et, vers une heure, Stephen, horrifié, parce qu’il avait toujours plus faim que les autres, se rendit aux cuisines où il ne rencontra point Charlotte. Serait-elle partie sans demander son compte ?

Il en conféra gravement avec Jacques Moriel, le professeur de mathématiques. Celui-ci, un peu pâle, déclara qu’il y avait du louche, certainement. Charlotte allait souvent chercher des œufs frais du côté de la mère Fouteau.

— Est-ce que, par hasard, celle-ci l’aurait vendue à un vieux magistrat en partie fine dans le four des carrières ?

Jousselin, consulté, haussa les épaules.

— Charlotte est très honnête fille. Elle déteste les aventures, au moins pour elle-même. Elle doit être allée au barrage chercher le Petit Journal, dont elle suit le feuilleton.

— Au moment de servir le déjeuner !

On entendit le bruit de la grille se refermant. Le fox-terrier aboya férocement et une ombre plana sur le perron tout enguirlandé de clématites. Charlotte revenait en courant, décoiffée au point de perdre ses peignes de simili. Elle était rouge, perdait la face autant que son chignon.

— Messieurs, dit-elle, j’étais allée au four (on appelait ainsi la maison de la mère Fonteau) pour prendre les œufs à la coque qui n’étaient pas encore pondus ce matin, et j’ai rencontré des braconniers, là-dedans. Un vieux qui aime à rire et un jeune qui aime à se fâcher. C’était un boucan à ne pas s’entendre. On y parlait de Madame. Naturellement, j’ai pas pu tenir ma langue et j’ai dit un mot de trop. Le vieux et le jeune ont failli se dévorer. C’est fini. Je n’y retourne plus. Trouvera des œufs frais qui voudra. Non, ce n’est pas une vie !… Tenez, le grand diable noir m’a suivi, malgré la vieille sorcière. Il apporte ses cailles. Débrouillez-vous avec lui, moi, je vais prévenir Madame. Tout ça, c’est des cambrioleurs !…

Lionnelle, attendant aussi le déjeuner, était en train de se faire les ongles et, son polissoir à la main, elle reçut Charlotte en bâillant un peu :

— Charlotte, je meurs de faim. Qu’est-ce que le fox a donc à aboyer ?

— Madame, débita Charlotte tout d’une haleine, il y a que, chez la mère Fonteau, on connaît Madame et qu’on en parle sans respect. Vous m’avez dit d’aller y chercher la volaille et les œufs, et c’est plus cher qu’ailleurs, bien sûr ; mais, aujourd’hui, ces gens-là m’ont posé des questions… Madame connaît ma discrétion en tout. Il y en a même un qui m’a emboîté le pas… histoire de vous vendre lui-même des cailles. J’ai prévenu ces messieurs en bas pour qu’ils serrent l’argenterie ! Voilà.

Lionnelle se leva d’un bond. Elle avait un léger déshabillé de surah rose voilé de Valenciennes et une large ceinture bleu ciel. C’était, en elle, comme le jour qui se levait.

— Mes cailles ! cria-t-elle en frappant dans ses mains. Je veux mes cailles !

Tout à coup détendue, elle éclata de rire.

— Oh ! que j’aurais voulu voir la scène entre le vieux et le jeune braconnier ! Que disaient-ils, Charlotte ?

— Que Madame n’était pas… une femme sérieuse… Ils s’exprimaient autrement… Je n’ose pas répéter… le vieux surtout.

— Ah ! comme ils avaient raison, Charlotte ! Va toujours me chercher celui qui arrive. C’est le Messie ! Je m’ennuyais.

— Je préviens Madame qu’elle va payer beaucoup plus cher que moi. Ça vaut dans les trois francs pièce.

— Oui ! oui ! Ça m’est égal… Va !… Et fais entrer ici… pendant que ces messieurs serreront les couverts.

Charlotte, scandalisée, s’éclipsa. Elle s’était presque battue avec la petite bonne du four parce que celle-ci prétendait que Madame devait n’être qu’une grue, et voici qu’il fallait recevoir des gens de ce monde-là, dans une chambre à coucher où traînaient des bijoux !

On entendit sur le palier un colloque assez brutal et, subitement, l’homme parut.

Dans cette chambre claire où la toile de Jouy mettait des reflets d’aube, Mme de Montjoie s’installa, se tassa dans ses coussins bigarrés. ses pieds nus dans ses fameuses mules de velours noir bouclées de diamants, attendit, le cœur battant comme à un premier rendez-vous. Elle avait l’air d’une princesse de féerie et ses cheveux courts, à peine ondés, lui prêtaient tout le charme de la danseuse qui entourera la victime du cercle magique. Ses yeux, du bleu de sa ceinture, luisaient autant que la soierie. Toute tendue vers l’aventure, elle pensait, pourtant :

— Et si j’allais le trouver moins bien ?

Simon-le-Braco, en pénétrant chez elle, crut tomber dans le fameux bol de lait, à fleurettes roses, de la mère Fonteau, et il s’y fit l’effet de la mouche noyée. Pour du lait, oui, il en buvait par le regard de façon à en avoir l’estomac absolument sens dessus dessous.

— Monsieur Simon, vous voulez me vendre des cailles ? Depuis que je les attends, j’aurais pu les oublier. Allons, montrez-moi votre chasse ?

Elle souriait, en le regardant très en face, selon son habitude.

Il était, lui, en toile… de sac, relativement propre, et son carnier en travers de son buste le gênait beaucoup, parce que la chasse n’était pas encore ouverte. Il ôta machinalement sa casquette, s’ébouriffa les cheveux en voulant les lisser du plat de la main et fit remarquer, par son geste embarrassé, qu’il avait couché dans du foin, car il y avait des brins d’herbe parmi ses mèches.

— Votre servante, fit-il de mauvaise humeur, veut à toute force me les payer… alors je lui ai passé quelque chose ! Ce n’est donc pas pour vous les vendre que je suis ici, madame Lionnelle.

— Comme c’est gentil de vous être souvenu de mon nom, répondit la duchesse de son air le plus mondain.

— De votre petit nom, oui, avoua-t-il, la voix sourde, avec une raillerie équivoque dans l’accent… le grand, je l’ai perdu.

— Tiens ! Pourquoi, monsieur Simon ?

— Parce que… c’est un nom de… un nom de guerre, sans doute, ce n’est pas le vrai.

Lionnelle fut debout, telle une bête dangereuse dressée sous le fouet du dompteur.

— Hein ? C’est à moi que vous parlez ?

Ils restèrent les yeux rivés aux yeux, mais il ne recula pas.

— J’ai lu, des fois, dans les journaux, que des belles dames ont des titres de… carton. Il n’y a pas d’offense quand on avoue.

Il eut un rire tendre et canaille, détacha son carnier et le laissa glisser jusqu’aux mules de velours noir.

— Ne vous foutez pas de moi, dites ? Ça ne serait pas à faire, parce que, duchesse ou non, je vous corrigerais… Je ne suis pas du tout du bois dont sont fabriqués vos domestiques.

Jusqu’ici, la duchesse de Montjoie ne s’était jamais souciée de son titre. Toute sa noblesse résidait, pour elle, dans sa beauté, et si on l’avait prise pour femme légitime, la faisant princesse, c’était, selon sa pensée, le mari qui s’était anobli. Comment lui prouver cela ?… Et, surtout, pourquoi le lui prouver ? Que comprendrait-il ? Elle recevait une leçon de morale de la part d’un très pauvre, d’un de ces hors-la-loi qui ont le moins besoin de la légalité, et voici que ce va-nu-pieds lui réclamait ses parchemins, exigeait de savoir, au juste, qui était cette dame qui vivait avec trois hommes qu’elle entretenait, se recommandait d’un quatrième, le duc de Montjoie, un monsieur l’ayant abandonnée à tous les désordres, s’étant sauvé devant un monstre, le monstre qu’elle représentait.

Alors, elle partit d’un éclat de rire et courut à la fenêtre.

— N’appelez pas, madame, dit Simon bouleversé. Je ne me connais plus quand je suis en colère et je ferai de la casse. Il faut vous dire que là-bas, chez cette vieille m…, on m’a fait cuire à petit feu depuis le jour où je vous ai trop regardée. C’est bien tant pis pour moi. Par-dessus le marché, votre bonne raconte des histoires… à dormir debout. Or, moi, je ne dors même pas la nuit, à cause de mon métier, et je pense. C’est très malsain de tourner autour d’une idée. J’ai tant tourné que j’ai mal au cœur… Je voulais vous apporter les cailles parce que c’était promis. Maintenant… laissez-moi m’en aller tranquillement. De quoi pouvez-vous vous plaindre ?… C’est très joli de ne tuer personne quand on est venu pour se venger.

Charlotte lui coupa son discours en entrant discrètement. Elle s’était recoiffée et avait un tablier d’une rare distinction, formant la croix sur sa poitrine, une croix de Malte en entre-deux.

— Madame est servie, dit-elle, en baissant les yeux devant Simon.

— Très bien. Allez mettre un couvert de plus. Monsieur déjeune avec nous, déclara Lionnelle calmée.

— Je dois avertir Madame que ces messieurs — M. l’intendant, M. le docteur et M. Stephen — sont partis pour la ville. Ils ne rentreront que pour dîner. Ils avaient envie de goûter la cuisine de l’hôtel de l’Étoile d’Or. C’est bien de ma faute. Je suis tellement en retard…

— De mieux en mieux ! Je ne les retiens pas. Alors, monsieur Simon, nous déjeunons en tête à tête et nous mangerons vos cailles. Charlotte, ramassez ces oiseaux. Ces messieurs sont partis avec la voiture ?

— Ils ne se le seraient pas permis, madame, sans votre autorisation, et comme vous étiez occupée avec Monsieur, ils n’ont pas voulu vous déranger.

La bonne ramassa les cailles et disparut.

— Vous voyez bien, monsieur Simon dit le Braco, que mes domestiques sont très bien stylés. Ma maison marche un peu sans moi, car j’ai horreur des discussions, mais elle a tout ce qu’il faut pour m’entourer de respect : un intendant fidèle, un médecin qui me garde de toute contagion, et un page… pour porter mon manteau lorsqu’il me gêne.

— Pour une drôle de maison, c’est une drôle de maison, elle ne ressemble pas à celle de la mère Fonteau… Oui, c’est une drôle de maison, gronda le grand braconnier naïf qui se sentait sombrer dans l’inconnu mondain.

La maison vierge, monsieur ! fit Lionnelle en riant. C’est ainsi que j’ai baptisé ma villa, mais je ne ferai pas écrire ça en lettres blanches sur sa porte. Ne tentons pas les passants cambrioleurs. Alors, vous voulez bien déjeuner avec… la duchesse de Montjoie ?

— Avec vous ? Avec vous toute seule ? Ah ! j’aurais trop peur…

— Et si je n’ai pas peur, moi… si j’ai confiance en vous ? Est-ce que vous ne voulez pas mériter ma confiance, monsieur Simon dit le Braco ?

Elle parlait gracieusement, comme dans un salon. Le pauvre diable se prenait peu à peu à cette hypocrisie des convenances. Il ne savait rien de cette vie des riches désœuvrés qu’on appelle des viveurs, précisément parce qu’ils vivent mal, et n’ont que des subtilités à nouer ou dénouer entre eux et qui s’en embarrassent comme un paquet de confiserie s’entoure de ficelles étincelantes.

— Je deviens fou ! songeait-il. Elle se moque de moi ou c’est la mère Fonteau qui a tort… Et pourtant la vieille entremetteuse en a, de l’expérience sur les femmes d’amour !

Ils descendirent l’escalier d’une tourelle. Dans le jardin, sous un arbre qui ressemblait à une rotonde de soie verte, le dessous d’une jupe à volants festonnés, Charlotte avait dressé le couvert, un couvert de poupée avec les mille et un ustensiles en usage dans les milieux bien parisiens, compliquant l’art de manger jusqu’à la souffrance pour les non-initiés.

Il demeura en arrêt devant cette table, se demandant qu’est-ce qu’on allait faire là-dessus : dire la messe ou plumer ses cailles ?

— Madame Lionnelle, fit-il, je n’ai pas faim de tout ça. Je vais peut-être casser des choses… sans le vouloir.

Elle lui souriait.

— Vous me devez de faire attention à vos gestes. Je veux vous traiter comme un garçon des mieux élevés. Pourquoi m’enlèveriez-vous la bonne opinion que j’ai de votre cœur ? C’est dans le cœur que se trouvent toutes les sciences.

Et le supplice commença. Mais comme il suivait, en véritable chasseur à l’affût, tous ses gestes à elle et guettait son sourire ; comme il s’éprenait de plus en plus de la forme de son aventure sans trop se souvenir de la vulgarité du fond où tendait sa nature de rustre, il fut adroit, ne brisa rien et, tout à coup, sa gaîté, sa jeunesse d’être libre lui revenant, il fit résolument le bond dans l’inconnu et s’écria :

— Pas si sot, madame, que d’essayer de me réveiller… puisque vous voulez que je rêve.

— C’est cela. Rêvons ! Ça nous changera de misère tous les deux. Prenez la mienne qui est la plus pauvre en beaux songes et donnez-moi la vôtre, la plus fertile en histoires — de brigands ! Racontez-moi comment on devient braconnier… je vous en prie.

— Ça vous intéresse ? Si je dis des bêtises, vous me reprendrez, n’est-ce pas ? je serais si malheureux, maintenant, de vous déplaire. Vous voulez savoir quoi ? Comment je suis devenu un… brigand ? Eh bien, allons-y ! Cette sale garce de mère Fonteau est ma logeuse, ou comme qui dirait ma propriétaire, mais je n’ai pas toujours vécu là-dedans, Dieu merci. Quelle baraque ! Vous savez, c’est plein de caves, chez elle, ça s’en va presque sous la montagne, et alors, j’ai loué le plus secret de ses terriers de blaireaux, un nid où les gendarmes ne ficheront jamais leurs bottes. Ça s’ouvre dans une grotte et j’ai muré du côté de leur caverne de voleurs parce que je n’aime pas les visites, la nuit, vu que je ne suis jamais chez moi à ce moment. Pour le couvert et le manger, ça va encore, mais il y a le reste… ça me met souvent un fil à la patte. Tantôt c’est la petite rousse, l’Ida, la bonne de la mère. Fonteau, qui m’embête en me prenant à parti, tantôt, c’est le père Olibert qui m’entortille avec des combinaisons où on laisserait sa peau si on l’écoutait. Lui, c’est un pêcheur qui pêche en temps prohibé, mais s’il ne faisait que ça ! Enfin, chacun ses affaires. J’ai souvent eu l’envie de m’acheter une conduite, pourtant vis-à-vis d’eux je me sens un honnête homme. Et puis, je demeure tout de même le maître chez moi, sinon chez eux. Un vrai braconnier, madame Lionnelle, ce n’est pas un voleur, malgré que je vous vois rire… Depuis que je fais ce métier, on ne m’a pincé qu’une fois.

Sa voix baissa un peu et il suivit, du bout de son index brun, onglé long, le dessin de la nappe, à jour sur du satin rose.

— J’aime à courir, la nuit, à me reposer quand les autres travaillent. J’aime à courir après des bêtes qui ne sont pas plus bêtes que moi. On est alors le maître de la terre… Les gardes, les gendarmes !

Il éclata, franchement.

— Tenez, je vais tout vous conter, histoire de faire la paix entre nous. J’ai été élevé par un garde-chasse, celui du château de Coulance, un endroit loin d’ici, un bel endroit où il faudrait vous faire mener en voiture pour voir un beau pays. Eh bien, ce garde-chasse a fait de moi un braconnier fieffé rien que par son exemple. Il était payé pour le contraire, n’est-ce pas ? C’est lui, madame Lionnelle, qui m’a montré toutes les ruses du métier. Pas plus malin que lui pour éventer tous les trucs des animaux. Depuis le nid de la perdrix jusqu’à la bauge du sanglier, il a tout creusé, tout pris, tout vendu. Ce n’est pas la faute des propriétaires de ce domaine s’il n’y a plus rien à y chasser. Ce que ce bougre-là nous a débité de belles pièces et détruit de portées, c’est effrayant ! Or, il était tout de même appointé pour garder… Les gens de Paris, qui viennent à la campagne, comme vous voilà vous, ils ne connaissent rien à rien… et ils ont confiance dans leurs domestiques… parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement.

— Pardon, cher monsieur, interrompit Lionnelle, qui se passionnait à ce roman vraiment neuf pour son imagination d’aventurière de haut vol. J’ai une confiance limitée. Je consens à ce qu’on m’exploite, puisque je le sais. Seulement… vous avez pu changer de maître, moi je ne peux pas changer de domestiques : ils sont tous les mêmes. Ah ! comme je voudrais être libre de courir les bois !

Il prit son couteau d’argent par la lame et frappa sur le dos de la main de Lionnelle avec le manche d’ivoire.

— Vos mains n’en seraient pas plus belles, fit-il moqueur.

Elle se mordit les lèvres et retira sa main, un peu meurtrie, quoiqu’il eût frappé le plus doucement possible !

— Merci, fit-elle, en songeant qu’on pouvait avoir envie, en effet, de serrer les couverts.

— … Alors, continua le braconnier, j’ai tout vu et tout su avec mon dresseur. J’étais un enfant assisté, il avait tous les droits sur moi. J’ai appris, surtout, que la fidélité n’existe pas, même chez les chiens. Ils rapportent au chasseur… tout autant qu’au braconnier. Ils ont le cœur double, comme les femmes ; je n’aurai jamais de chien. J’ai quitté Coulance pour faire mon service militaire et j’en suis revenu ayant assez de la prison. Le vieux coquin de garde était mort. Il ne tenait qu’à moi de le remplacer et de faire la même chose que lui. J’ai pensé qu’il valait mieux m’établir à mon compte. Je ne dois rien à personne, étant braconnier, de mon seul état. Je suis moins riche mais plus fier. J’ai l’orgueil dans le sang. Et ce n’est pas de ma faute si j’ai été mal élevé…

— Certainement, non, s’exclama Lionnelle, car vous êtes un être adorable !

— Voulez-vous que nous laissions là ce déjeuner qui n’en finit plus ? proposa le jeune homme, la couvrant d’un regard qui se mit à flamber.

— Ça ne veut pas dire qu’on adore quelqu’un, prétendre qu’il est adorable, mon cher monsieur Simon.

— C’est simplement se ficher de lui ?

Charlotte intervint, heureusement, avec les cailles posées sur un lit de cresson.

Le braconnier, ressaisi par le métier qui veut qu’on sache faire cuire ce que l’on prend au piège, haussa les épaules.

— Elle a oublié les feuilles de vignes. Une caille n’est bonne que si on la cuit là-dedans.

— Vous entendez, Charlotte, ce que dit monsieur ?

— Monsieur n’a sans doute pas de four électrique qui brûle au lieu de cuire les rôtis. Je ne pense d’ailleurs pas que la bonne de la mère Fonteau saurait diriger le nôtre, même pour un poulet.

Un regard noir de l’invité renvoya Charlotte à ses feux personnels.

— Cette fille-là est une sournoise et elle vous défend mal, madame.

— Pourquoi ?

— Chez la mère Fonteau, elle a demandé le sou du franc comme chez la bouchère et, par-dessus le marché, elle a dit au père Olibert que les grandes dames avaient bien, comme les grues, le droit de s’amuser.

Lionnelle bondit. Ou le vin d’Asti, qu’elle offrait à son hôte (qui faisait une étrange grimace en le buvant) avait grisé ce braconnier naïf ou il mentait effrontément.

— Et vous, qu’avez-vous dit, monsieur ?

— Moi, j’ai pensé qu’une duchesse qui s’amuse vaut un peu moins qu’une grue… puisque ce n’est pas le besoin qui l’y pousse.

— Brute ! cria Lionnelle en lançant le contenu de sa coupe à la face du jeune homme.

— Je vous avais prévenue que ça finirait mal, gronda-t-il, en s’épongeant la figure, et ce n’est pas moi qui fais la casse ! D’ailleurs, votre sacré vin sent l’eau de Cologne et vous avez bien raison de me vaporiser avec. Non, mais ce que vous allez me payer ça, ma jolie dame, c’est rien de le dire !

Il se leva. Lionnelle se cacha le visage dans ses mains, comme secouée d’un sanglot. Il hésita un instant, puis se rassit, dompté par la force des larmes, la douceur des plus cruelles. Cette pluie sur ce ciel de printemps l’attendrissait et comme ses yeux bleus luisaient, plus étranges derrière le halo des pierreries de ses bagues ! Où se trouvaient les diamants, où coulaient les pleurs ?

— Si vous en reveniez à votre roman, l’homme des forêts ? murmura Lionnelle, sachant le danger passé et n’ayant peut-être pas pleuré du tout.

— Tiens, c’est ma foi vrai… on se racontait des histoires. J’en étais à… Écoutez donc, la lionne, si vous voulez que je reste tranquille, ne me chavirez plus comme ça dans le parfum, parce que le vin qu’on boit par la vue et le nez vous saoule beaucoup mieux que celui que l’on respire dans un verre. Je suis pris. Je me rends. Ne recommencez pas.

Il jeta la caille qui lui était servie au superbe chat de Siam, rôdant sous la table, puis il continua d’une voix sourde :

— J’ai passé la Seine à la nage, un soir, revenant des bois d’en face, poursuivi par les gendarmes. J’étais un peu plus mouillé que par… l’averse de tout à l’heure, oui. J’ai demandé l’hospitalité chez la mère Fonteau, votre voisine, sans connaître sa maison… pas plus que je ne connais la vôtre, et j’y suis resté, parce que, de tous les pièges tendus aux bêtes, c’est bien encore l’amour le plus fort. Voilà, j’ai fini.

— L’amour, chez la mère Fonteau !

Lionnelle pouffa, car elle passait facilement de la colère à la gaîté !

— Pourquoi riez-vous, madame ? Après avoir fait semblant de pleurer.

— Parce que vous appelez ça l’amour ! Cette petite servante rousse ?

— Une petite servante qui se donne me paraît meilleure qu’une duchesse qui se…

Il n’acheva pas. Cette fois, il était arrêté par le seul regard clair de la femme froide, calme, le dominant de toute sa puissance surnaturelle. Elle ne jouait plus la comédie, elle donnait un ordre et il obéit, lâchement, détourna la tête.

— Sans doute… on se croit libre, on va droit à son malheur jusqu’au jour où on rencontre le bonheur, celui qui rend fou et fait oublier la vie véritable. Le pire, c’est qu’on ne peut pas se reprendre. On se sent paralysé comme dans ces cauchemars où on s’imagine qu’on tombe d’une hauteur de montagne sans jamais atteindre un fond solide, se briser une bonne fois le crâne. Madame la duchesse, puisqu’il faut vous appeler ainsi, la tête me tourne. Je me permets de vous dire que je suis complètement gris. Je ne sais pas si j’ai tort ou raison de continuer, mais j’ai les pieds attachés. Je sens que je prends racine sur la terre qui vous porte. Chassez-moi donc si vous voulez que je m’en aille. Vous m’en avez fait dire plus que je n’en ai jamais dit à aucune femme… et je ne suis pourtant pas amoureux de vous.

— Alors, fit la duchesse, dissimulant un sourire, qu’est-ce que ça pourrait bien devenir… si vous l’étiez ?

— Je ne me le demande pas, fit-il, regardant attentivement la lame de son couteau d’argent. Je n’ai jamais rien compris à ces histoires-là, vraies ou pas vraies. Je ne suis pourtant pas un idiot. Je sais lire, écrire et compter, j’ai même du plaisir à suivre les feuilles où l’on en raconte, mais… que ça m’arrive… ça non. L’amour c’est…

Elle attendit un instant. Il cherchait le mot poli, ne le trouvait pas du tout dans son vocabulaire d’homme du peuple et comme, en outre, les finesses de l’argot parisien étaient complètement étrangères à son tempérament de sauvage, il hésitait à lui paraître grossier.

— J’aurais bien su en entrant ici… car, je venais pour ça, et maintenant, c’est fini de rire.

Suffoquée, Mme de Montjoie fut embarrassée à son tour par l’étourdissante franchise de l’aveu.

— Mais, Simon, vous m’insultez ! Vous êtes révoltant Et vous appuyez d’une manière affreuse. Je suis pourtant curieuse de savoir ce que c’est que l’amour… chez la mère Fonteau. Dites-le, enfin, que je puisse vous mettre à la porte en toute connaissance de cause.

Il leva vers elle ses yeux noirs, devenus très doux. Sur son masque d’homme rude une aurore se répandit en un rayon rose, mettant toute la pureté de son jeune sang sous le hâle de sa peau, et il murmura lentement, l’enveloppant d’un regard presque respectueux :

— Je l’ai oublié !

Mme de Montjoie tressaillit, car il n’est pas de femme, si perverse soit-elle, qui ne tressaille d’une émotion fervente en prenant l’oiseau merveilleux pour le mettre en cage, pour lui couper à jamais les ailes et l’empêcher de revoir le jour, la vérité, la saine liberté de la réelle nature. On crève les yeux des pinsons pour qu’ils chantent mieux ou plus fort, mais cela peut-il se faire sans en souffrir cruellement soi-même ?

— Nous allons vous dégriser, Simon, dit-elle affectueusement, et vous rendre tout à fait convenable. Un peu de vitesse vous changera les idées.

Elle frappa sur un petit timbre d’or et Charlotte entra, apportant une corbeille de pêches.

— Demandez l’auto pour après le café, dit-elle, et envoyez-moi le chauffeur pour que monsieur lui explique où l’on va.

Quand Charlotte, ébahie de la commission, eut disparu, le braconnier, très inquiet, soupira.

— Je voudrais bien le savoir, moi, pour pouvoir l’expliquer.

— Je veux visiter le château de Coulance.

— Bon !… C’est à une journée de marche d’ici. Une demi-nuit, si vous voulez, parce que la nuit on peut courir sans avoir chaud.

— Nous y serons donc dans une heure. Je vous ramène au temps de votre enfance et aux leçons de ruses de votre premier professeur, le vieux garde-chasse. Cela vous amusera-t-il ?

— Je ne suis jamais monté dans ces bateaux-là… j’ai horreur de me casser la figure inutilement. Je me suis déjà cassé une dent en séparant deux camarades qui se battaient pour un lièvre mort… et il m’a fallu les assommer tous les deux, histoire de les calmer… Je ne vais pas risquer encore mes mâchoires dans une course… que je peux faire à pied.

— Espèce d’ours, si je monte dans ce bateau, vous pouvez m’y suivre, je pense. Mon chauffeur est très prudent.

— Est-ce qu’il fait des chansons, celui-là ? riposta l’ours qui n’hésita pas à laisser tomber sa pierre, de toute sa hauteur.

Mme de Montjoie éclata de rire.

— Comme vous avez de la mémoire ! Non, mon chauffeur n’est pas un poète, Dieu merci. C’est un simple garçon qui gagne bien sa vie chez moi, car je suis aussi capable que vous de courir la nuit, toute la nuit. Tenez, voici une pèche à point.

— En effet, ça ressemble à une pêche. Merci. Depuis que je mange dans des boîtes à surprises, ça va me changer les idées, comme vous dites. Je ne veux pas monter en auto avec vous. Non et non, madame la duchesse.

Simon-dit-le-Braco qui assomme ses camarades sous prétexte de les calmer est donc poltron, cher monsieur ?

— Pour aller à Coulance, il faut passer devant la mère Fonteau. Je ne tiens pas à faire jacasser la vieille pie.

— Ou à scandaliser Mlle Ida, la fille rousse ?

— Tais-toi ! rugit tout à coup l’animal dompté depuis trop peu de temps pour ne pas essayer de casser la chaîne en tirant dessus de toutes ses dernières forces.

Charlotte entra, cérémonieusement, amenant la diversion sous la forme du chauffeur, un type de mécano distingué, M. Gaston, qui admirait beaucoup sa patronne parce qu’elle n’avait pas froid aux yeux.

— Le château de Coulance, fit celui-ci, toujours satisfait de rouler, c’est à soixante-cinq kilomètres, par bons chemins, du velours ! On met la capote ?

— Non, du plein air et du plein soleil, puisqu’il fait beau.

— …Et surtout que tout le monde puisse nous voir ! Pour une princesse, madame Lionnelle, vous vous conduisez vraiment comme Ida, la fille rousse, objecta le grand diable, quand ils allèrent sur la terrasse de la villa pour y prendre le café.

— Vous ne fumez pas, monsieur Simon ? Cigare au cigarettes ?

— Non, madame, je ne fume jamais. C’est défendu au braconnier sérieux. L’odeur du tabac est désagréable aux bêtes que je traque.

— Un sucre. Deux morceaux ? De la crème ? Un peu de kummel ?

Impassible, elle offrait les petites burettes de la messe mondaine et ses doigts, onglés de perles, jouaient dans les ustensiles de Sèvres, l’aveuglant des éclairs de leurs bagues. Alors, il se conduisit comme n’importe quel homme du meilleur monde, il perdit la tête et embrassa les mains, ne pouvant embrasser que cela sans attirer l’attention du pêcheur à la ligne qui les regardait, du milieu de la Seine.

IV

— Çà n’a pas de bon sens ! glapit la vieille femme qui sauçait son pain à même le plat où fumait une gibelotte appétissante, malgré le désordre et la malpropreté de la table.

— Quoi ? grommela le père Olibert, dont les yeux de poisson mort dardaient une phosphorescente lueur. Ça n’a rien à faire, ces chialeries de femmes saoules ! Ton Ida doit avoir trop bu avec son dernier et elle te raconte tout ce qu’elle ne sait pas. Cette personne de la haute a, probable, mieux que ça pour s’appuyer.

Alors, la mère Fonteau glapit plus férocement. On aurait juré qu’un chat-huant pleurait ses petits et essayait de terroriser tous les mulots des alentours.

— Je ne sais pas ce que je dis, moi, moi ? J’ai vu ce que j’ai vu. L’Ida aussi. Nous étions au lavoir… et ils ont failli écraser notre chèvre, les scélérats ! Il était comme couché à côté d’elle dans c’te voiture de malheur, le cocher leur tournant le dos. Ça s’appelle : un chauffeur, un cocher, comme ça. Ben, c’est le cas de dire ! En voilà un qui pourrait se vanter de leur tenir la chandelle, même que vous dites qu’il y a des bougies dans ces machines-là ! Joli métier !… Quoi donc qui te faut, père Olibert ? C’est donc pas assez d’avoir perdu la tranquillité par chez nous… et mon denier à Dieu, faut-il encore qu’on nous marie notre coq de roche avec cette pintade en chaleur ! Pour des œufs, j’en retiens pas. J’aurais trop peur d’en voir se trotter des couleuvres. Mais, patience ! Ce serait pas rare que notre Ida finisse par trouver son heure. Je me charge de la lui montrer à mon cadran.

— Je vous conseille, moi, de la fermer. Tu es une vieille dinde quand tu te laisses aller au sentiment. Oui, ça peut rapporter beaucoup plus gros de tenir sa gueule au jour d’aujourd’hui, où l’argent fait le bonheur.

Dans le crépuscule de la voûte qui semblait se prolonger au loin, sous la montagne, comme une nuit de décor, fumeuse et plus sombre de toute l’épaisseur de la terre, une nuit de sépulcre, on entendait les sabots de la chèvre qui avait failli être écrasée et qui frappaient le sol pour, sans doute, appeler à son aide les esprits impurs.

Une lampe brûlait pendue à la clé de voûte de cette grande caverne et éclairait très mal la table, luisante de graisse, ses verres énormes, ses bols ébréchés, ornés de devises amoureuses, gagnés aux tourniquets des foires. Les trois personnages, soupant là, semblaient fantomatiques. De la porte venait une faible lueur de jour ou de nuit plus claire que celle de cet intérieur bizarre dont la façade était en carton et les assises du plus dur granit. On entendait le bruit monotone du barrage proche, l’eau qui grondait en cascades au tournant large de la Seine.

La mère Fonteau, en galant déshabillé d’une étoffe à ramages datant de Louis-Philippe, le nez rejoignant le menton pour une dispute éternelle entre ses appétits de luxure et son entêtement à vivre, émettait des réflexions à faire rougir sa chèvre, une vieille bique tout aussi capricieuse qu’elle au seul point de vue des goûts culinaires, car elle aimait le fromage et volait les mouchoirs sales. Quant au père Olibert, maître et protecteur de la mère Fouteau, depuis la mort de celui que l’on appelait le défunt et qui n’avait peut-être pas été le mari ni le premier amant, il écoutait gravement, hochant sa tête, aux rondeurs de lune, comme un magot, et il crachait, de temps en temps, dans un tremblotement alcoolique, un bout de cigarette éteinte.

Ida ne disait rien. Effondrée sur le bord de la table, le front dans son bras replié, elle avait l’air d’un petit tas de chair épuisée, sans un frisson, sans une révolte, elle ne pleurait pas, reposait enfin dans une douleur sans bornes comme la perdrix blessée blottie au sillon, espérant encore que le chasseur, ou le chien, passerait sans l’apercevoir, elle, si petite, au milieu de ce champ si grand. Il faut peu de place pour mourir… Et maintenant, qu’elle avait vu ça aurait-elle du cœur pour son ouvrage qui consistait à laver le linge, la vaisselle, toujours laver et essuyer les baisers des passants ?

La mère Fonteau l’avait prise, sans gage, au sortir d’une mauvaise affaire d’avortement.

— Tu comprends, ma cocotte en sucre, je ne te paie pas, mais tu feras de l’or avec les mariniers qui viennent boire chez moi, les bracos qui me fournissent du gibier… et je serai la mère.

Ça durait depuis cinq ans. Ida en avait vingt. Un jour, un garçon ruisselant d’eau, un noyé, était entré dans la baraque demandant du secours. Il avait reçu un coup de feu dans la cuisse et il avait nagé, traversé la Seine au hasard, tenant la bretelle de son fusil entre les dents. C’était Simon-le-Braco. On l’avait accueilli comme l’enfant de la maison.

— On est tous du même bateau ! prétendait le père Olibert qui se faisait vieux et rêvait d’un jeune associé.

La mère Fonteau ayant amalgamé des simples dans un gobelet d’eau-de-vie, lui posa un magique emplâtre sur sa blessure, mais elle accompagna ses soins judicieux de gestes si particuliers que le braconnier, un peu délicat, lui dit, très rudement :

— Pour le surplus, la mère, passez-moi donc votre fille !

Il ne savait pas que sa plaisanterie serait prise au sérieux,

Et, comme il était vraiment fatigué, il accepta d’aller se coucher avec la fille, se réservant de s’expliquer le lendemain. L’explication durait encore…

…Tout à coup, la nuit se fit plus dense et la lampe répandit sa fumée à flots parce qu’une silhouette barrait la porte, la haute silhouette d’un homme qui pénétrait, venant du plein ciel, dans la douteuse nuit souterraine.

— Salut à tous ! dit-il de sa voix chaude qui leur parut changée, comme vibrant de très loin. C’était lui. Il rentrait. On ne l’attendait pas. Il aurait pu passer par derrière la colline, dans son sentier des rocs menant à son terrier de blaireau.

— Pour du culot, il en a ! grogna la mère Fonteau émue.

— Oui, c’est du toupet, fit le père Olibert Il va peut-être montrer son jeu, des fois qu’il serait franc comme d’habitude. Et ce serait pas rare qu’il nous apporte la fortune. Il tient le meilleur atout, ici. Qu’on l’embête pas, hein ?

Sans s’occuper de la mère Fonteau ni du père Olibert, le grand Simon alla droit à la petite servante effondrée sur la table, la tête toujours cachée dans ses bras. Il posa son index sur le cou de la jeune fille, à l’endroit précis de la nuque blanche où naissait la pointe de ses cheveux roux tordus en un gros chignon qui avait l’aspect de cette étoupe rougeâtre dont on bourre les matelas de pauvres.

— Viens-t’en sur la berge, Ida, j’ai à te parler ! fit-il doucement, mais son index pesait sur elle, pareil au croc de fer qui va entrer dans la chair de l’étal.

Elle se redressa en un gémissement sourd, apeuré, affolé, où l’on devinait pourtant la joie de l’animal qui s’entend appelé par son maître au moment du dernier égarement.

— Oui, Simon, j’irai… mais mon ménage est en retard.

— Tout de suite !

C’était un ordre. Personne ne broncha, excepté la sorcière.

— Va, ma fifille, dit la mère Fonteau. Après la pluie vient le beau temps. Il te rapporte peut-être ben la clé du champ de tir. À cette heure, le lapin ne donne pas fort… si qu’il t’offrirait un oisillon de la volaille d’à côté, tu nous en ferais part ! J’ai toujours eu le goût du pintadon cuit au four. Ça me tient aux entrailles comme une envie de femme enceinte !

— Mère Fonteau, vous accoucherez sans ça du crapaud que vous nous préparez ! riposta Simon qui fut, brusquement, d’une gaieté effrayante, ce soir de douceur où il n’avait tendu aucun piège et où on avait dû lui ravir sa robuste liberté de mâle.

Il n’en fallait pas plus pour déchaîner la tempête. La mère Fonteau, amoureuse de n’importe quel garçon par l’intermédiaire de sa servante, avait la mauvaise habitude de faire des scènes pour l’autre, qui, elle, ne disait jamais rien. Elle se grisait de l’amour qu’elle prêtait ou vendait comme l’ivrogne se grise du ferment du vin qui bout dans la cuve. Elle ne pouvait plus boire : elle flairait et discutait.

Elle accoucha, en effet, du crapaud annoncé, de plusieurs crapauds et fulmina, gronda, éructa, comme un vrai volcan au milieu d’un torrent de laves ordurières. C’était à se boucher les oreilles.

Simon l’écoutait, les bras croisés ! Elle venait de perdre la cause de la malheureuse qu’on allait finir d’étouffer dans la chaleur de la dispute. Enragé de bonheur, mystérieusement transporté, il tint tête et essaya de sauver la face, pas pour lui, mais pour sa poule de luxe, selon le titre que la vieille sorcière octroyait généreusement à Lionnelle.

— Ah ! çà ! depuis quand les dames de Paris ont des comptes à vous rendre ? déclara-t-il sans voir que la petite servante se repliait sous l’aile de son bras, de nouveau terrorisée. Mme de Montjoie voulait visiter le château de Coulance, où j’ai été élevé et que je connais comme ma poche. Je lui en ai fait les honneurs en l’absence du maître de la maison. Cet imbécile-là ne vit jamais chez lui. (Il éclata d’un rire d’enfant encore en vacances.) On est passé par le saut du loup sans rien demander à personne et, ma foi, on a fait l’école buissonnière. Ce qu’elle est gosse, cette femme-là, c’est curieux ! On en oublie son mauvais genre et le monde qui l’entoure. Non, elle n’a pas de malice pour un centime. Elle a joué à la mendiante, à la voleuse. Imaginez qu’elle a volé les plus belles roses du parc… même qu’elle m’en a donné une pour mettre à ma vareuse. (Il jeta un coup d’œil lumineux à la fleur qui, pourpre, le décorait d’une flaque de sang, dans l’ombre, et reprit.) Allons ! Ne cherchez pas la petite bête ! J’ai eu douze ans, aujourd’hui, comme quand je suis arrivé là-bas. Ça fait du bien, vous savez, de redevenir aussi jeune quand on en a trente de misères sur les épaules. (Il se secoua, s’étira, grand félin qui joue encore mais ne va pas tarder à mordre cruellement, et il se tourna vers Ida.) Pourquoi ne fais-tu pas ton ménage, toi, puisque je t’attends ?

Ida releva le front, sa pauvre figure en larmes s’éclaira. Elle contemplait la rose rouge qui se fanait sur la rude toile de la vareuse.

— Donne-moi la fleur ! gémit-elle d’un ton morne, écho d’une douleur qu’elle ne s’expliquait même pas.

— Ça, non, ma petite. C’est du bien volé. Je suis braconnier de mon état et respectueux de la prise du voisin. Mais j’ai bien plus beau à te donner. Tiens ! je voulais te la remettre en douce… Seulement, ici, faut qu’on se déshabille en public ! D’ailleurs, je m’en fous et si ça peut te consoler, voici !

Il ôta de la première phalange de son petit doigt une bague ornée d’un saphir et la lui tendit.

— Moi, ajouta-t-il avec une tranquille impudence, je ne mange pas de ce pain-là.

Et il tourna les talons, s’en fut dormir, car il était éreinté par cette course en auto où le vent de la vitesse, mêlant ses cheveux aux cheveux de la duchesse de Montjoie, lui avait donné une sensation de vertige inouï.

Ce qui s’était passé ne ressemblait, pour lui, à rien de possible.

Deux créatures aventureuses et libres, trop libres, avaient franchi, d’un bond, le saut-de-loup d’un parc seigneurial… et toutes les conventions mondaines ! L’auto, c’est la vie en avant.

On va vers un but en abandonnant tout ce qu’on laisse derrière soi et il se produit un tel renouveau de sensations qu’on oublie entièrement le passé. Pour la première fois, ce grand diable de trente ans, surpris en pleine force et en pleine passion, avait éprouvé la volupté du transport dans toute l’élégance du terme. Il avait dû laisser là son léger bagage de coureur des bois pour devenir un instant le coureur et le dominateur du monde. Renversé à côté d’une femme qu’il savait presque nue sous un cache-poussière de couleur neutre, il n’ignorait rien du merveilleux papillon qui se dissimulait sous cette chrysalide. Il se trouvait heureusement forcé au respect parce que cet enlèvement se passait au milieu du jour, à la face de tous. Elle lui avait laissé sa main gantée comme on tiendrait un enfant pour lui épargner la crainte d’une chute. Et, subitement, le rustre fut dépouillé de sa brutalité coutumière, de son ombrageux orgueil d’étalon. Il redevint vraiment le gamin de douze ans ébloui des splendeurs du château de Coulance, une demeure seigneuriale, et comme il en connaissait tous les détours, tous les fourrés, il en avait fait les honneurs à sa dame, en possesseur qui offre.

Lionnelle et Simon se crurent, un après-midi de silencieuse extase, les maîtres de ce château, celui de la belle au bois dormant, car les demeures seigneuriales de France ont toujours l’air innocent de dormir !

Ils se mirèrent aux eaux claires des douves et suivirent les allées voûtées comme des arceaux d’église. Serrés l’un contre l’autre, ayant gardé, debout, la même union de leurs corps souples, l’un tout en soie, l’autre tout en toile, mais presque du même gris neutre, ils avaient marché du même pas d’animaux furtifs prêts à fuir si on intervenait, mais persuadés que c’étaient bien eux qui avaient raison.

L’amour ? Ils n’en parlaient plus ! Leurs gestes étaient oublieux des gestes antérieurs. Ils s’adaptaient à leur nouveau milieu. Enfants, ils jouaient la comédie des grandes personnes. Par moments, ils se penchaient l’un vers l’autre. Le bras de Simon enserrait la taille de Lionnelle et elle enroulait le sien à son cou, ce qui lui permettait de la soulever tout entière aux passages difficiles. Leurs pas, allongés et légers comme ceux des fauves en chasse, ne touchaient la terre que pour en tirer un rebondissement plus vif. On ne s’était plus servi du protocole cérémonieux. En descendant d’auto, elle avait déclaré, le plus naturellement du monde :

— On volera des fleurs, dis ?

— Oui. Je connais la roseraie. Le jardinier n’y va que le matin. Et tu auras des poissons rouges du bassin de Vénus, ces fameux poissons qui m’ont tant fait envie quand j’étais l’apprenti-garde !

C’était l’ivresse de l’Eden retrouvé par deux êtres qu’une destinée fatale jetait l’un vers l’autre pour accomplir le plus mystérieux des rites. Il la contemplait parmi les splendeurs de ce parc profond comme un océan vert. Tout y était préparé pour les recevoir et les émerveiller.

— Tu es bien, toi ! murmurait-il. Que tu es donc une jolie chose sous ton voile qu’on voudrait déchirer avec les dents. Tu es la seule fleur à cueillir.

— Oui, je suis une jolie chose fragile. Ne déchire rien, ne casse rien. Fais attention. On aura le temps de s’apprendre. Nous ne nous connaissons pas.

— C’est à en devenir fou ! On est si loin !…

— C’est à en trouver, au contraire, la meilleure raison de vivre.

— Je suis laid, je suis pauvre, je n’ai même pas un métier avouable, tu dis, toi, que je suis un brigand… et me voici le seigneur de Coulance, peut-être le duc de Montjoie… j’ai oublié mon nom !

— Tu es mon seigneur et mon maître qui me reçois à bras ouverts.

Et il la pressait contre lui sans songer qu’il pouvait l’embrasser, ôter ce voile qui la rendait le fantôme d’un bonheur trop haut pour lui.

Ils faillirent être surpris par un vieux bonhomme qui émondait une haie. Mme de Montjoie s’avança, très hardiment.

— Mon ami, dit-elle, où est donc l’allée des grands platanes qui conduit à la grille d’entrée ?

Et le vieux jardinier, tout décontenancé, lui montra la direction, en ôtant sa casquette.

En revenant dans l’auto, ils furent plus sérieux.

L’ombre les enveloppait et la tristesse du soir les touchait de son aile froide.

— Simon, lui dit-elle en glissant à son petit doigt une de ses bagues qui d’ailleurs n’entra même pas jusqu’à la première phalange, je ne veux plus de cette fille rousse dans ta vie… c’est un danger. Voici de quoi la payer. Peux-tu me la sacrifier sans trop de peine ?

— Oui, puisque je sais faire, maintenant, la différence entre les deux… amours. Ayant goûté au tien qui est une bien belle invention, ma foi, je n’en saurais désirer d’autre. Mais garde ta bague. Tu me fais honte. C’est malheureux de voir ça ! Je n’ai pas besoin de toi pour… payer mes dettes.

— Je veux. Et puis, ce sera drôle parce qu’elle croira que tu lui fais cadeau… de nos fiançailles. Ne la laisse pas pleurer. Ça nous jetterait un sort. J’ai bien remarqué son épouvante quand nous sommes passés devant elle.

— Moi, je l’ai seulement pas regardée… mais il n’y avait, pourtant, qu’à ne pas passer par là. Vous n’avez pas plus de raison qu’une poule faisane, ma pauvre gosse.

Ce fut, d’ailleurs, à cause de cette bague bleue que la duchesse de Montjoie reçut une visite à laquelle, vraiment, elle ne s’attendait point.

La visite de la mère Fonteau, demandant l’entrée de la maison vierge !

V

Lorsque Charlotte vint au salon, où la duchesse tenait cour plénière, ses trois adorateurs étant, ce jour-là, autour d’elle, avec le joli fox aboyeur et les deux chats de Siam, l’annonce de cette visite glissa un certain trouble.

— Hein ? La mère Fonteau ? Vous plaisantez, Charlotte…

— Non, madame, je ne me le permettrais pas. C’est bien elle, mais on ne la reconnaît guère qu’à son menton en casse-noisettes, car elle est habillée d’un costume de grand luxe. Elle a une robe de soie puce à volants, une capote flanquée d’un chou, un mantelet de satin noir orné de ruches… Madame fera sagement en tenant son sérieux. Je redoute un esclandre.

— C’est bon ! Faites entrer.

Les trois courtisans se levèrent, se consultant du regard.

— Non, répondit Lionnelle à leur muette interrogation ; vous pouvez rester là, puisque, paraît-il, je dois tenir mon sérieux.

Ils restèrent, extrêmement vexés de se trouver à pareille fête.

Stephen-Eros fit semblant de parcourir le journal. Jousselin coupa un cigare et Jacques Moriel aligna des chiffres sur un bout de calepin. Ces messieurs sentaient de l’orage dans l’air, mais ils n’avaient pas encore soufflé mot de l’aventure du château de Coulance, qui défrayait toutes les conversations des offices. Pour une escapade de duchesse, ce n’était pas très correct, mais l’auto découverte, le plein soleil, l’audace même de cet enlèvement, éloignaient toute idée d’intrigue. Si le garçon était fort beau, il l’était à la façon d’Un animal curieux, d’un chien de chasse ou d’un cheval sauvage. Ça ne représentait pas un homme possible, et la duchesse de Montjoie, qui craignait les manifestations brutales, ne risquerait pas le dangereux nocturne avec celui-là.

— Bien des pardons, ma mie, fit la vieille sorcière en tirant une révérence que n’eût pas désavouée un maître à danser, je suis venue pour vous entretenir d’une affaire pas très convenable et qui me donne bien des soucis. Un Sale coup, rapport à cette racaille de braconnier que je loge chez moi. Dans le doute, ma petite princesse de mon cœur, on doit tâter le terrain, voyez-vous, et se soutenir entre femmes. La fortune, ce n’est pas une barrière et, quand on est tous des honnêtes gens, faut pas se tromper les uns les autres.

Ahuris, les trois hommes regardaient fixement le menton casse-noix qui rejoignait le nez en bec d’épervier à chaque syllabe, et ils commençaient à penser qu’ils allaient assister à la fin du monde, tout au moins de leur monde.

Voui, dit la tenancière du Bar du Four-à-Chaux, j’aime à ce qu’on respecte ma maison, madame la duchesse, et, jusqu’à ce temps-ci, on ne s’est jamais plaint de mon personnel. Nous sommes pas des richards, quoiqu’on gagne bien sa vie, mais on est en règle avec la Justice. Cette petite Ida ! Qui donc aurait pu croire Ça ? Elle ne l’aura peut-être pas volée, vous l’aurez sûrement perdue en courant du côté du jardin où l’on cueille de si belles roses rouges. Hein ? Pas vrai, que vous ne croyiez pas la revoir ? Enfin, madame la duchesse (et pour énoncer ce titre dont elle avait plein la bouche, qu’elle suçait comme un bonbon, elle se rengorgeait dans les ruches du mantelet dernier cri de 1885), voilà votre bague. Je l’ai pas laissée traîner longtemps dans les doigts de ma bonne, comme de juste.

Elle tendait la fameuse bague bleue, le saphir qui étincelait sur son gant de filoselle noire.

Les trois courtisans de Lionnelle eurent le même haut-le-corps. Le cambriolage s’amorçait ! On avait fait déjà la bague bleue, on ferait certainement la maison blanche !

— Voui, madame ! Voui, mes bons messieurs ! C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire : l’Ida, ma fille de chambre, a reçu ça du braco, de Simon, qui a prétendu, en la lui donnant, qu’il voulait pas manger de ce pain-là. Tout ça, bien sûr, c’est des blagues, et je n’ai rien cru de ce qu’on me contait. On n’en conte pas à mère Fonteau, qui est une roublarde, sauf votre respect, madame la duchesse. Comprenez ça, vous autres, mes chers messieurs, qu’on ne fait pas de cadeau pareil à une petite coureuse du halage. Elle en pleure toutes ses larmes, comme de juste ! Mais, les larmes, ça ne dure pas… tandis que la honte… c’est éternel ! Ça peut bien valoir dans les cinq cents, n’est-ce pas ? Je l’ai fait estimer par des gens de la ville. Il vient chez moi des pêcheurs costauds qui ont le sac et qui me l’ont pas mâché. Faut faire un papier comme quoi vous reconnaissez avoir donné ce cadeau soit à Simon, soit à sa poule… ou, plus simplement, me refiler cinq cents balles, ça fera la rue Michel.

Lionnelle faisait sauter sa mule de velours à nœuds de diamants du bout de son pied ganté de soie rose. Elle se drapait dans un peignoir en point d’Alençon et elle paraissait fort calme.

— Vous vous trompez, madame Fonteau, dit-elle avec une politesse un peu sèche, sans le sourire qui la rendait si séduisante, je n’ai rien perdu et on ne m’a rien volé. C’est bien moi qui ai donné cette bague pour cette fille.

La mère Fonteau, se carrant dans un fauteuil, fut soulevée par la stupeur. Elle ne pensait point que cela se passerait aussi facilement et si bien. Elle espérait de la confusion, du scandale, une scène d’où elle remporterait, sinon la bague, tout au moins deux fois sa valeur. Or, la duchesse avouait.

— Sans Vous commander, madame la duchesse, c’est pourquoi que vous la lui avez donnée ?

— Pour Son plaisir et pour le mien. Le saphir, c’est la pierre des blondes, madame. Votre bonne est rousse, je crois, c’est-à-dire blond Titien.

La mère Fonteau ne perdit pas la carte, malgré les épithètes qu’elle ne comprenait certes pas, et elle riposta :

— Alors, comment donc que Vous lui avez refilé ça par les mains de son amant ? Ça fait jaser dans le pays ! Ce garçon n’a pas le moyen de se payer des cadeaux de princesse, comme de juste. Ça peut lui porter tort. Elle dit, notre Ida, et je suis bien forcée de m’en rapporter à elle, vu que j’assistais à l’affaire. (À ce passage de son discours, Mme Fonteau éteignit la lueur verte de ses yeux de Vieux chat sous ses paupières grasses.) Excusez la liberté que je prends, mais ces deux petits-là s’aiment devant moi, je connais la couleur de leurs caresses et c’est du miel, car c’est jeune, ardent, ça ne songe qu’à ça, cependant ça n’est pas si fou que de se vouloir la prison l’un à l’autre… Un braco, c’est pas un duc, tout de même ! Quand la gamine, qu’est ben plus jeune que vous, madame, en pleurait tout un siau de larmes, faut pas qu’elle puisse compromettre Son galant avec ça. Elle n’a pas la raison, ni Votre expérience, ben sûr… pourtant…

M. Simon est libre de faire ce qui lui plaît chez vous. Vous venez de le déclarer vous-même, madame. Je lui ai donné cette bague et il l’a donnée à qui devait la recevoir, fit Lionnelle de plus en plus calme ; c’est parfait.

Seul, Stephen-Eros, qui était le plus près d’elle, put s’apercevoir que les yeux bleus de la lionne devenaient plus foncés et qu’elle serrait terriblement les dents.

— Les hommes, madame la duchesse, c’est tout de la canaille, objecta la tenancière du bar de la colline, et m’est avis que vous voulez le défendre… Il l’a peut-être bien donnée à sa poule… sans votre permission.

Stephen-Eros bondit.

— Madame la duchesse, me permettez-vous, à moi, de flanquer cette gueuse à la porte ?

Lionnelle s’était levée à son tour, la lèvre frémissante et les yeux en feu ; mais, très grande dame, elle eut encore la force de dire :

— Pas du tout. Je ne vous permets rien de semblable, vu… le certain âge de Madame. Elle est dans son droit en veillant à la bonne tenue de son intérieur. Elle est la propriétaire du… enfin… du bord-de-l’eau pour prononcer cela d’un manière plus française, et moi je suis la maîtresse de la maison vierge. Ça fait une légère différence. Je vis au grand jour. Mme Fonteau est obligée de recevoir la nuit. Pourquoi discuter ? Si le saphir ne convient plus, perle et rubis sont à sa disposition. J’ai offert une bague. Il n’est pas élégant d’offrir une somme. Simon ne le permettrait pas, lui qui se passe, paraît-il, de toutes les permissions !

Complètement démontée, la mère Fonteau, peu habituée au langage diplomatique, abandonna ses airs de bourgeoise et redevint la poissarde bienveillante.

— Mon petit cœur, tu vas trop fort ! On ne jette par ses perles aux marcassins, et tu te feras plumer par l’amoureux ou son amoureuse. Il en tient encore pour son Ida… Je le sais bien, puisque c’est moi qui les couche.

Alors, une étrange tourmente emporta la duchesse de Montjoie, cette gracieuse folle qui riait de tout et d’elle-même. Ses entrailles furent tordues par une souffrance qui n’avait rien de commun avec le petit frisson de ses ordinaires caprices. Elle vit, dans un rouge éclair, un couple enlacé… et elle revit, penchée sur elle, une face brune, aux regards d’une merveilleuse ferveur. Elle avait découvert le véritable amour, pris, au piège du respect sentimental, un homme effrayant qui n’avait point la coutume d’y aller par quatre chemins ; elle voulait cet homme, n’importe comment et tout entier. Un amour très simple, très grand, irrésistible, mais profondément naturel, ne se rencontre presque jamais. Elle n’allait pas renoncer à son trésor pour des racontars de vieille entremetteuse.

— Tu mens, misérable ! rugit Lionnelle en se précipitant sur la mère Fonteau. Mille francs pour toi, si tu peux me prouver cela ce soir même… et je serai guérie.

— À la bonne heure ! glapit la mère Fonteau en reculant sous le choc, ça c’est parlé. Voilà comme je comprends les dames de la haute, franches du collier, des bagues et de la jarretière ! C’est à ça qu’on reconnaît les vraies duchesses, ma mie, et non pas aux manières sucrées. Ça colle ! Viens ce soir au terrier de notre braco, en passant par le sentier de la corniche, tu sais, le sentier dit : des vaches, vu, d’ailleurs, que c’est seulement les chèvres qui peuvent y monter… et tu verras qu’il y fait plus chaud que dans le ventre d’une grenouille de salon. Mes bons messieurs, excusez du dérangement, je m’en va… ce n’était sûrement pas à vous que j’avais affaire… mais puisque Madame trouve que c’est pas gênant…

Et elle refit sa révérence de l’entrée.

Stephen-Eros, les larmes aux yeux, déchirait rageusement les pages d’un livre. Jousselin pianotait sur les vitres d’une fenêtre, et Jacques Moriel, l’intendant, inventoriait les fleurs du tapis.

— Duchesse, vous n’irez pas ! cria Stephen hors de lui, ou je vous accompagnerai avec un revolver.

— Si tu y tiens, mon enfant ! répondit la duchesse un peu détendue. Je regrette cet incident ridicule, mais je n’aime pas qu’on vienne me mentir sous le nez pour me faire du chantage ensuite. Ce braconnier est un très brave garçon, incapable d’une mesquinerie ou d’une déloyauté. Je lui ai donné réellement cette bague pour qu’il l’offrit à cette fille… et il a dû le faire…

Moriel s’éventait avec son mouchoir :

— …Et le soir même… il continuait, comme le nègre !

— Mon cher, ne riez pas. Je n’ai pas envie de rire, moi. Ce grand gaillard est un enfant, un pauvre garçon tout neuf qui a le cœur très bien placé.

Jousselin toussa légèrement :

— Si vous avez besoin de leçon d’anatomie, n’oubliez pas que je suis encore là, chère madame.

La duchesse de Montjoie brisa une coupe de cristal sur un marbre.

— Je n’oublie rien, et en voilà assez. Je ne… braconne pas sur vos terres, messieurs. Si je vais chasser ailleurs, ça me regarde. En tous les cas, je n’ai pas encore… choisi, et je souhaite sincèrement que cette vieille toquée puisse avoir dit la vérité. Je ne calcule pas mes démarches et je ne m’épargne pas. Si j’ai besoin d’une leçon de… morale, je ne l’accepterai que de moi-même et j’irai la prendre… quand j’en devrais mourir. Je n’ai pas revu ce braconnier depuis notre course en auto. Avouez qu’ayant la possibilité de me relancer ici pour y apporter du gibier… qu’il ne veut pas qu’on lui achète, ce singulier amoureux de légende se conduit comme un fort grand seigneur. Je l’ai seulement aperçu, hier, qui traversait la rivière à la nage, histoire de s’amuser, sans doute, ou de… m’amuser ; mais il ne m’a même pas fait un signe indiquant qu’il désirait davantage.

— Fichtre ! murmura Jousselin, étirant sa moustache en chat en colère. Qu’est-ce qu’il vous faut comme signe, alors ? Celui de Léda ?

— Messieurs, ajouta Lionnelle pouffant de bonne grâce, vous avez beaucoup d’esprit. Allons souper et demeurons de bons camarades. Il serait très lâche de votre part de m’abandonner en ce moment, et je pourrais croire que vous redoutez un cambriolage pour vous.

Les trois hommes saluèrent.

Stephen baisa la main de la duchesse pendant que Marcel et Jousselin tendaient la leur, en camarades respectueusement dévoués.

— Je vais changer de toilette. Vous n’attendrez pas longtemps.

Dès qu’elle fut partie, ils se regardèrent, un peu pâles.

— Ça va plutôt bien ! dit Moriel.

— Pour le cambrioleur futur ? questionna Jousselin.

— Non, pour nous. Tant qu’elle ne choisira pas…

— Et si elle choisit le quatrième ! fit Stephen désespéré.

— Allons donc ! On ne peut pas avouer, ou épouser, un Simon dit le Braco. Et ce garçon, elle vient de nous l’apprendre, est réfractaire à toute vénalité. Il ne vend même pas son gibier. Cet imbécile n’a qu’à faire… le signe, justement, et elle se sauvera. Une duchesse, même enragée de jalousie, n’en arrive pas à de telles extrémités. Le jour où Lionnelle aura peur, elle s’arrangera de façon à ce que le pauvre diable rencontre porte de bois… et le tour sera joué, absolument comme pour nous. C’est un cas pathologique.

— Hum ! soupira Stephen, on ne sait pas ce qui se passerait si, au lieu de trouver les deux tourtereaux de la mère Machin dans le même nid, elle y trouvait… le loup. Le respect amoureux, ça ne tient pas devant l’occasion et, surtout, l’impunité. Moi, je n’oserais pas, ni vous, nous sommes des gens civilisés ; mais… celui-là… Rien qu’à me mettre la main sur l’épaule pour plaisanter, il a failli me jeter à genoux.

— Alors, pourquoi l’amour platonique dans le parc de Coulance ? objecta ironiquement Jousselin qui ne savait pas si bien dire.

À la fin du souper, vers dix heures, Lionnelle sortit, et ces messieurs allumèrent leurs cigares :

— La veillée des armes ! déclara Jacques Moriel philosophiquement

— Moi, je vais chercher un revolver ! dit résolument Stephen.

— Tenez, voici le mien, si vous savez vous en servir !

Et Jousselin lui tendit un solide browning.

Stephen le fourra dans sa ceinture, sans se rendre bien compte de ce qu’il y mettait ; puis il traversa le salon, la salle à manger et vint heurter à la porte de Mme de Montjoie.

— Entrez, cria-t-elle, impatientée.

Elle achevait sa toilette… de course nocturne. Une robe du soir en satin cuivre voilée de mousseline jaune souple et brodée de paillettes d’argent. Charlotte lui drapait un châle de crêpe de Chine en manière de domino, un léger capuchon de dentelles blanches retombant sur ses yeux étincelants de chatte en maraude.

Stephen, malgré la présence de Charlotte (qui en avait vu bien d’autres), s’accrocha désespérément à ses jupes, la suppliant sur un ton de petit enfant navré de renoncer à ses confitures :

— Non ! je vous en prie, Lionne, n’y allez pas ! Vous êtes perdue si vous mettez un seul doigt dans cet engrenage. Ce sont tous des bandits, lui comme les voisins. Qu’est-ce que je vais devenir, moi, avec mon livre de critique paraissant en octobre et on doit m’envoyer les épreuves ici ? Vous êtes absolument insensée, d’autant plus que vous n’aimez que votre caprice et pas du tout ce garçon. Songez donc, malheureuse, que vous pouvez ramener des… oui, des poux, de cette caverne ! J’en ai la chair tout hérissée, rien qu’en supposant ça ! Voyons, vous, Lionnelle, duchesse de Montjoie, avec votre nom, votre train d’existence, risquer de vous livrer corps et biens à un héros de grands chemins ? Réfléchissez ! Je me meurs d’amour pour vous, je me consume à vos pieds. Il est vrai que je suis un enfant, mais je peux valoir un homme de ce genre-là. Je ferai tout ce qu’il vous plaira. Je tuerai, au besoin !… Ah ! non, c’est à en pleurer. Je suis humilié pour vous, ma chère Lion… Réfléchissez aux parasites, vous tellement dégoûtée de tout ce qui n’est pas propre, absolument élégant…

— Ah ! s’écria Lionnelle, agacée, je connais des parasites autrement dangereux !

— Tu veux parler de Moriel et de Jousselin ? dit Stephen candidement, en baissant la voix. Tu as raison… mais tu as toujours eu peur de rester seule avec moi. Charlotte ! ordonna-t-il plus haut, joignez-vous à moi pour retenir ici Mme la duchesse.

Charlotte obéit et eut un air des plus méprisants.

— Ça ne servira de rien. Madame est chipée. Y en manque pourtant pas de jolis garçons dans son monde… comme vous voilà, vous, monsieur Stephen. Ce braconnier de malheur ! Ah ! si j’avais voulu, le jour où il m’a décoiffée parce que je défendais madame.

— Que voulez-vous dire, Charlotte, interrogea Lionnelle sévèrement.

— Rien de plus, rien de moins, madame. À part que n’étant pas princesse, j’en voudrais pas… même pour m’aider à plumer ses cailles !

Lionnelle arracha un coin de son châle de crêpe de Chine des mains de Stephen et passa.

Celui-ci tira son revolver, fit mine de se l’appuyer sur la tempe, puis, après réflexion, il en contempla stupidement le mécanisme et s’aperçut qu’il en ignorait le fonctionnement.

Fallait-il avancer ou reculer le chargeur ? Alors, il prit le parti, encore plus héroïque, de se trouver mal.

— Charlotte, faites respirer des sels à monsieur et enlevez-lui son arme. Il n’aurait qu’à se tuer sans le vouloir pour que ça devienne sérieux. Ne vous inquiétez pas de moi. Je rentrerai peut-être tard et je désire dormir tranquille, faire la grasse matinée. Qu’on ne me dérange pas.

Et elle s’enfuit.

C’était le soir du grand orage des sens qui emportait tout, la pudeur, l’orgueil, le souci de son rang social et aussi le sourire qui se moque du monde, car Lionnelle ne riait plus.

VI

Mme de Montjoie avait de vagues indications sur ce fameux sentier de chèvres dit : des vaches, mais elle s’orienta, disputa ses dentelles et ses franges aux ronciers, glissant, butant sur ses souliers de toile d’or à barrette ! brillantes, elle finit par échouer dans un couloir de rochers, une sorte d’entonnoir terriblement humide. Comme elle en cherchait l’issue, la lune parut sur la colline et tendit un rayon blanc, un doigt pointu, lui désignant une fente de grotte à peine assez large pour laisser passer un chien.

Une ombre ondula entre ce doigt de lune et elle ; Mme de Montjoie faillit s’évanouir, comme Stephen Eros, car elle reconnut la fille au chignon roux, Ida, la seule pensionnaire de la maison Fonteau. Celle-ci, très décente, un fichu, par hasard propre, croisé sur la poitrine, semblait attendre quelqu’un. Elle murmura :

— Madame, n’ayez pas peur, ce n’est que moi. Je suis venue m’asseoir là, j’y suis depuis une heure, pour vous avertir que Simon est a son gibier parce que le lapin donne. Celui qui est à sa place… faut bien que je vous le dise tout de suite, c’est… c’est le père Olibert. Vous comprenez ? Quand j’ai eu deviné la manigance, je m’en suis fait bien du mauvais sang, d’autant plus que je ne pouvais pas courir après Simon qui, lui, ne se doute de rien et doit être dans des endroits qu’on ne sait pas, naturellement. Ça vous aurait guère plu, cette histoire-là. Des fois, dans le noir, un homme en vaut un autre… vous auriez eu beau crier… l’endroit est si désert.

Elle disait cela passivement, sans émotion et sans ironie.

Les jambes fauchées, la duchesse tomba sur le banc de pierre, à côté de la fille rousse.

— Le père Olibert ! Qui ? Quoi ? Ce n’est donc pas vous qui deviez vous trouver… avec Simon, chez lui ?

— Oh ! fit doucement la servante sans se départir de son humble politesse, il y a des jours que c’est fini, nous deux. Je lui fais son lit, comme de juste, mais je ne le défais point, même que je sais qu’il y a mis une rose, que vous lui avez donnée, pour la conserver fraîche. À c’t’heure, le père Olibert, que la mère Fonteau a bien saoulé, est couché dans l’entrée du terrier. Vous auriez buté dessus tout à trac… c’est un méchant tour de la patronne qui se disait que vous n’auriez jamais osé faire le raffut de vous plaindre, bien sûr. Elle se méfiait pas de moi, car elle est un brin en enfance, la mère Fonteau. N’empêche qu’elle m’a repris la bague bleue et que je la reverrai jamais.

Mme de Montjoie sentit que la respiration lui manquait.

Et il y eut un long silence, parce qu’elle pleurait tout bas d’horreur, sinon de reconnaissance.

— Ida, murmura enfin Lionnelle, tu auras les mille francs. Veux-tu bien m’embrasser, en outre ?

— À votre service, madame la duchesse, répondit la fille rousse dont le visage résigné s’éclaira, sous la lune, d’une grande douceur. Je vous remercie bien, seulement, pour les billets de banque, on me les reprendra aussi, ça c’est couru. J’ai jamais rien à moi chez la mère Fonteau. Je suis sur les papiers de justice, voyez-vous.

La duchesse serra passionnément la petite servante sur son cœur. Elles étaient assises sur le même canapé de roc dur et elles semblaient guetter le même passant, la tête de l’une appuyée sur l’épaule de l’autre. Alors, Mme de Montjoie se mit à divaguer, lyriquement, selon l’usage :

— Oh ! Ida, où sommes-nous tombées, dans ce repaire de brigands ? Nous sommes perdues, nous sommes les deux sœurs du même frère d’amour, que nous attendons et qui va… choisir, lui ! Tu sembles ignorer que tu viens d’accomplir un acte de merveilleux héroïsme ? Mais, la princesse, c’est toi, petite fille si pauvre à qui j’ai pris le seul bien qu’elle possédait en toute propriété, les caresses d’un homme. Tu m’as sauvée d’une horreur sans nom, d’une effroyable bataille où j’aurais laissé non seulement mon honneur, mais encore ma chair, car je n’aurais pas pu survivre à cette ignominie. Pauvre enfant ! Tu es jolie, tu es jeune, tu es douce et je veux être ton amie. Dicte tes conditions ? S’il faut te rendre le cœur de cet homme que tu aimes assez pour… veiller sur moi, je l’essaierai. Veux-tu remplacer Charlotte chez moi, dis ? Tu ne peux pas rester dans un pareil coupe-gorge.

Elle secouait Ida, la tenant aux épaules et froissant ses soieries jaunes comme de l’or liquide, contre la jupe de laine rude de la fille qui l’écoutait, ravie, sans d’ailleurs y comprendre grand’chose.

— Il faut te sauver de là. À mon tour de te rendre l’honneur. Figure-toi que Charlotte prétend… peux-tu me dire la vérité sur cette nouvelle histoire ? Encore un ignoble mensonge ? Charlotte prétend que Simon a voulu…

La duchesse s’emporta.

— Si ce garçon n’est pas absolument net, splendide, entier dans sa noblesse de sauvage, il n’est pas, et je le fais jeter en prison ! Voilà !

— Charlotte ? bégaya la fille médusée par le mot prison, le seul qu’elle saisissait dans toute son ampleur. C’est votre bonne ? Eh là ! mon Dieu ! qu’est-ce que Simon lui a passé, le jour des cailles, quand elle a eu l’idée de lui expliquer que les femmes riches ont le droit de s’amuser… comme… enfin comme les autres ! J’ai cru qu’il allait lui arracher les cheveux. Ah bien pour ça, non, y a rien eu de fait, ni ce matin-là, ni les matins suivants, et ce serait rare qu’il me l’aurait pas montrée puisque je vous dis que c’est moi qui secoue la mousse de son lit, rapport aux vipères, car, il y a pas plus traîtres que ces vermines-là quand ça sent la chaleur dans nos caves.

Elle ajouta, naïvement, avec la fierté particulière qui redresse les prostituées les plus lâches dès qu’il s’agit de vanter les qualités du mâle ;

— Pensez-vous qu’il se serait gêné pour aller faire ça chez vous si ça lui avait convenu. Ben ! On voit de reste que vous le connaissez pas.

Lionnelle eut un frisson et voulut se lever. Elle tamponnait ses yeux avec un petit mouchoir de dentelles, puis elle chercha sa trousse de poche : boîte à poudre, rouge en étui et miroir de vermeil.

— Vous êtes des gens… effrayants mais bien sympathiques, soupira-t-elle. Tu vas demeurer avec moi pour me reconduire ou me garder des mauvaises rencontres, n’est-ce pas, ma jolie ?

— Je vous mènerai chez vous, seulement, faudra que je rentre, il est l’heure que la lune tourne, il va rentrer, lui aussi… et il y aura de la casse quand il va dénicher le père Olibert sur le passage de son lit. J’aimerais mieux rien savoir, surtout que la vieille chouette doit guetter de sa porte, à elle. Elle ne dort guère non plus, cette femme-là, quand elle attend un chambardement. Tenez ! Chut ! Écoutez, le voilà ! C’est pas le père Olibert qui ronfle, c’est des cailloux qui déboulent de là-haut ! Lui, je reconnais son pas entre mille ! Il marche en nuit tel qu’en jour, parce qu’il est habitué.

— Non, je n’entends rien, Ida ! Je voudrais bien m’en aller.

La duchesse ramena son capuchon de soie sur ses yeux. À présent, elle était sans force et sans volonté, mais elle commençait à avoir très peur. Car, ce qui venait était peut-être plus redoutable pour elle que cet ivrogne cuvant son eau-de-vie à l’entrée de la caverne du fauve.

— Il descend la pente. Il saute les marches. C’est rapport à ses espadrilles que vous l’entendez pas… Là, le voilà ! Qu’est-ce que je vais prendre ?

Et, d’instinct, la fille leva son bras pour se protéger.

Il dégringola en quelques bonds souples jusqu’aux deux femmes, s’arrêta, la tête en avant, les coudes au corps, et gronda, les yeux pleins d’un rayon phosphorescent, en jurons des plus accentués.

— Ah ! ça c’est trop fort ! fit-il en lançant sur l’herbe un carnier rempli de pattes et d’oreilles velues, qu’est-ce que vous pouvez bien fiche ici, toutes les deux ?

Ce toutes les deux irrévérent fouetta l’orgueil de la duchesse qui venait pourtant de traiter de sœur une pauvre fille stoïque, et elle dit, dédaigneuse :

— Nous avions des choses intéressantes à nous dire, cher monsieur Simon, et… mademoiselle vous les expliquera. Je me sauve, car il est tard. Pardonnez-moi, mais je préfère ne pas entendre cette explication. Je suis écœurée.

Il se balançait, les mains aux hanches, essayant de démêler ce qui se passait. Tout à coup, il éclata d’un rire strident

— Vous ne pouvez pas savoir comme c’est drôle de voir dans le même nid le faisan doré mêlant ses plumes aux plumes de la bécasse ? On va s’expliquer tout de suite, après quoi je vous reconduirai chez vous, madame Lionnelle. Voyons, conte ton conte, Ida, sinon je t’étrangle. Tes manières en dessous ne me plaisent pas. Tu trembles, donc tu as fait une sottise.

Il barrait le chemin, de toute sa hauteur. On ne voyait même plus la clarté de la lune derrière lui.

Ida se serra contre Mme de Montjoie. Il était évident qu’elle ne savait par quel bout commencer. Elle cherchait la main de la duchesse et une solution.

Cela rendit son assurance à la femme du monde.

— Ne riez pas, Simon, car Mlle Ida vient de me sauver un peu plus que la vie.

— Alors, comme je vous connais… ça fera deux bagues ! grommela-t-il de fort mauvaise humeur. Qui a voulu vous tuer, ou plutôt, dans quelle fondrière avez-vous glissé, belle madame ? C’est ici chez moi, je pense, et les femmes n’y viennent pas facilement. Pour vous y voir… faut qu’on vous ait montré le chemin ! Malheur à celui qui l’a fait. Je ne permets à personne de se mettre à ma place.

— Ne t’emporte pas, Simon, supplia la pauvre Ida, y allant de tout son courage. Il n’y a pas de mal grâce à moi, mais c’était moins cinq ! La mère Fonteau a saoulé le père Olibert qui est… là… couché devant ta porte ; il y était pour … pour attendre madame, rapport à… ce qu’elle lui plaît.

La duchesse avalait sa salive, étranglant de honte ; quant à la petite servante, elle demeura court, parce que le grand braconnier venait de sauter sur sa porte, autrement dit la fente du rocher qui lui servait d’entrée. Il tira une masse grouillante, un homme ou un animal, complètement nu, de cette crevasse, leva la main, on vit un éclair briller, on entendit un horrible cri sortir de cette masse gélatineuse, couleur de poisson mort, et le père Olibert, précipité du haut de la pente de la falaise, alla rouler jusqu’à la Seine, probablement dégrisé pour toujours.

— Maintenant que ma chambre est nettoyée, si vous voulez vous donner la peine d’y venir, fit le grand garçon très calme, en essuyant la lame de son couteau dans l’herbe. Vous y serez encore plus en sûreté que chez vous.

Ida venait de fuir, droit devant elle, talonnée par la peur des gendarmes. Elle ne songeait plus qu’aux papiers de justice.

— Dommage, dit-il froidement, qu’elle oublie de refaire mon lit… c’est son métier pourtant… et il va falloir que vous y dormiez, madame la duchesse, vous êtes certainement malade, vous qui n’aimez pas le sang. Ah ! ma pauvre faisane dorée, c’était pas comme ça que je rêvais de ma nuit de noces ! ajouta-t-il, en lui tendant les bras.

Lionnelle eut une révolte, essaya de fuir à son tour, mais elle ne put que se laisser porter dans l’étrange nid d’aigle qu’elle ne connaissait point, la chambre nuptiale.

C’était tout rond, sans autre issue que cette fente de la roche, et au milieu, il y avait un tas de mousse souple et doux comme le meilleur des divans. Un fusil était accroché au-dessus. On y voyait à peine quand on regardait du côté de la porte et on n’y entendait rien, ni le bruit du barrage, ni le murmure des feuilles du bois surplombant l’entonnoir, où le ravin qui y conduisait. Un calme effrayant y régnait, une sensation de sécurité… mortelle, le même calme qui permettait à ce grand fauve de contempler sa proie enfin conquise.

— Nous avons le temps, tu peux t’expliquer à ton aise et je ne me priverai point de t’écouter encore chanter, mon oiseau d’amour, ma bestiole toquée, qui n’a, décidément pas tout l’orgueil que je voudrais garder à sa place. Ah ! c’est bien utile d’être duchesse pour devenir jalouse d’une servante d’auberge, d’une fille à tout le monde. Non ! C’est malheureux de voir ça !

Mme de Montjoie ferma les yeux et se blottit dans les bras de l’assassin. Elle pleurait, riait, divaguait, rejetant en arrière ses courts cheveux ondés.

— Non ! je ne m’en irai pas tout de suite, mais je veux que tu me comprennes bien. Je ne suis pas venu te chercher, ici. Je voulais savoir si tu m’avais trompée ! Cette pauvre petite servante… Ah ! comme je l’aurais tuée, si je l’avais découverte, là, à ma place, dans tes bras…

— C’est bien ce que je te disais ! La jalousie… et la tuerie, par-dessus le marché. On est à deux de jeu, quoi. Nous sommes du gibier de bagne et je ne sais pas du tout lequel rendra le mieux dans un mois, en face des juges. Si on s’aimait, dis, pour oublier tout ça ?

Il la regardait avec une étrange anxiété au fond de sa joie furieuse d’animal libre qui sent, pourtant, rôder la mort autour de lui, mais comme elle voulait, avec un geste de coquetterie puérile, rattacher son corsage, il arracha tout, envoya les soieries et les dentelles à l’autre bout de sa caverne de brigand, et Mme la duchesse Lionnelle de Montjoie se trouva, pour la première fois de sa vie, devant un homme qui ne respectait plus rien…

Ida, vers midi, se glissa timidement vers l’antre du fauve, siffla comme un pinson. Elle apportait du lait, du pain, des noix nouvelles. Le grand braconnier sortit, s’étira et posa un doigt sur sa bouche.

— Elle dort, fit-il, la voix sourde, tout son beau visage de sauvage amoureux ravagé par l’inquiétude. Et les gendarmes ? Viendront-ils ?

— Espèce de timbré ! Tu mériterais bien que je te le laisse croire, mais le sacré père Olibert n’est point trépassé, et c’est dommage ! La mère Fonteau le soigne. Il n’a rien compris à sa dégringolade, vu qu’il était trop saoul, et pas de danger que la patronne lui explique. Ton couteau n’a pas touché le cœur, qu’elle dit. Elle a bien trop peur qu’il cherche à se revenger sur toi, Simon. Elle n’en voulait qu’à la dame. Ça n’a pas réussi… ni vu ni connu, elle inventera autre chose.

Ida baissa la voix et les yeux :

— Est-ce qu’elle est encore là, ta dame ?

Le grand braconnier enroulait autour de ses reins, en guise de ceinture, un lambeau de satin jaune d’or. Ses gestes étaient lents, lassés et mesurés. Il semblait si préoccupé qu’il n’entendit même pas les réflexions d’Ida au sujet de la blessure de sa victime. Les gendarmes ne viendraient pas, c’était l’essentiel.

— Écoute, Ida, fit-il, je suis triste à mourir, j’ai besoin de toi pour arranger l’autre histoire. Mme Lionnelle n’a plus ni chemise, ni robe, ni manteau, et moi je n’ai rien d’assez propre à lui prêter. Il y a aussi qu’elle ne veut pas rentrer à la villa, elle veut s’en aller à Paris tout de suite.

Il poussa un soupir et s’assit sur le banc des rocs, la tête dans ses mains.

— Ida ? Sais-tu ce que c’est qu’un amour qui vous glisse des doigts quand on s’imaginait le tenir bien serré ? Sais-tu ce que c’est que quelqu’un qui vous a voulu, aimé, jalousé, puis qui ne peut plus vous souffrir ?

Ida détourna le front, les larmes prêtes à couler de la fontaine de son regard noyé.

— Oh ! oui, je sais ce que c’est, Simon. Je ne sais même bien que ça !

Il continua, sans s’apercevoir de sa personnelle cruauté :

— Il te va falloir jouer au plus fin avec cette peste de Charlotte. Elle ne veut plus revoir Charlotte. Elle entend que tu la suives à Paris. C’est un grand honneur pour toi et ta fortune est faite si tu te conduis bien. Le chauffeur s’entendrait-il avec toi, lui ? Quel homme que c’est pour garder un secret ?

— Tout ce qu’il y a de mieux, fit Ida, dont la douce philosophie passionnelle reparut. Il m’a même donné cent sous la semaine dernière. C’est un garçon très convenable, respectant les patrons.

— Bon ! Il faut l’attirer par ici, sur la route du haut avec sa voiture et tout ce qu’il pourra trouver pour habiller une femme. Je vais lui confier sa maîtresse parce que c’est rue de Rome qu’elle veut aller sans attendre la fin de la saison. Et qu’il se taise, hein, ou je l’écrase !

— Comment ? Elle ne veut pas rester ici ? Elle est fâchée avec toi ? Une si bonne créature, une si belle gosse ! Tu n’es qu’une brute ! Elle te cherchait pas, bien sûr ! Elle a voulu déjà me donner mille francs et elle m’a embrassée comme on embrasse une sœur ! Tiens, moi non plus, je ne peux pas te sentir, Simon.

— Ça m’est égal de ta part, mais, de la sienne, ça m’étonne. Enfin c’est ainsi, j’y peux rien. C’est un gibier de salon que je ne connais pas. Quand on n’est pas du même monde, on ne s’apprend pas, faut croire. Si je te disais, Ida, que j’ai couché dehors en attendant qu’elle s’endorme ! J’en pleurerais tout le sang de mon corps, parce que, moi, je ne pourrais la faire sortir de mes veines que comme ça. J’en suis plus fou que jamais. Enfin, elle s’en ira, quoi. Je l’attendrai, et elle reviendra peut-être plus tôt qu’elle ne pense. C’est une colère d’orgueil qui la dévaste… à cause aussi de ses robes chiffonnées.

Ida, comme la subtile belette, la fouine rousse, qui traverse les haies, les barrières, les murs, se faufila jusqu’à la villa.

Ces messieurs de la maison vierge déjeunaient joyeusement. Nul ne doutait que madame ne fût dans sa chambre, persiennes closes, en train de dévorer un mystérieux affront, car, si Lionnelle n’avait pas reparu, triomphante, pour les narguer, c’est qu’elle devait avoir vu les pies au nid. On avait entendu un cri, dans la nuit, du côté du four à chaux. De ce côté, certaines explications, très chaudes, laissaient des traces mais on gardait, cependant, un silence qui promettait le chantage futur.

Ida découvrit le chauffeur en train de soigner son moteur, et elle souffla, humblement :

— Monsieur, je voudrais vous parler.

— C’est toi, la belle enfant ? Allons, pas tant de manières. Il y a eu du branle-bas chez vous, hein ? Viens me raconter ça. Tu en crèves d’envie.

— Oui, monsieur Gaston, un sale grabuge, mais c’est rapport à votre patronne que je suis ici.

Le chauffeur eut un froncement de narines.

— Qu’est-ce que ma patronne a à faire avec vous autres ? Charlotte prétend que madame dort et qu’il faut pas que je la réveille par mon moteur.

— Elle dort, oui, mais pas où vous croyez. — Hein ? Blague pas, petite p

Et il dit le mot cru.

Ida essuya une dernière larme.

— Elle a eu très peur. Le braco a failli tuer quelqu’un. De voir la dispute, elle s’est évanouie et elle est malade. C’est moi qui l’ai soignée, rien que moi.

Ida expliqua la situation en tâchant de l’atténuer, mais le chauffeur comprit surtout qu’on avait voulu assassiner madame, et il fulmina contre les louches habitants des banlieues parisiennes.

Tant bien que mal, cette étrange fuite s’organisa et la voiture fut amenée sur la route du haut, capote baissée. Gaston, très ému, donna un paquet de vêtements pris au hasard, comme s’il les avait volés, dans une penderie qu’il ne visitait point, en temps ordinaire, puis il vit venir, montant le dur sentier des falaises de la Seine, un spectre de femme sous un manteau sombre, le visage voilé, l’allure nonchalante de quelqu’un qui dort encore.

Simon, très attentivement respectueux, la soutenait par le coude pour l’empêcher de buter dans les pierrailles du chemin avec ses petits souliers de toile dorée, semblables à deux feuilles mortes.

Gaston, sa casquette à la main, ouvrit la portière, Mme de Montjoie monta sans une parole. Ida se glissa, elle et son minuscule paquet à ses côtés, en gardant timidement ses distances, et on partit.

Debout, au tournant de la route inondée de soleil où les verdures s’embrasaient de tous les feux de l’automne, Simon-dit-le-braco demeura un instant, les bras croisés, immobile, silhouette noire, comme celle d’un arbre frappé par la foudre.

Il ne devait jamais la revoir.

VII

De notre terre de Provence :
La Montjoie
par le Valbousquet,

janvier
1913.

« Madame et toujours très chère épouse,

« Mon notaire m’a fait tenir vos explications si franches et si douloureuses touchant votre nouvel état. J’en suis à la fois ravi et bien peiné. Ravi, parce que j’ai enfin l’occasion de vous offrir la preuve de ma toujours fidèle affection, peiné parce que je devine combien vous avez dû souffrir. Je vous attendais, ma pauvre Lionnelle, à ce tournant très dangereux de votre existence et si je n’ai jamais cessé de m’informer de vos nouveaux caprices c’est que je savais, à n’en pas douter, qu’un jour viendrait où vous seriez plus humaine. Je n’ai jamais accepté le divorce, d’abord parce que la religion de mes pères me le défend, ensuite parce que je considère cette possibilité de séparation comme un crime vis-à-vis des enfants que l’on peut avoir. Et vous avouerez, avec moi, combien j’avais raison. Vous voulez vous séparer tout à fait de moi et vivre avec les seules rentes que vous font vos parents, mais cette trop grande loyauté vous amènerait à la perte absolue, justement, de cette considération sociale dont nous avons tous besoin, les femmes encore plus que les hommes. Je ne sais même pas de quelle manière, en l’occurrence, vos parents vous admettraient à leur foyer, femme sans mari y rapportant un enfant sans père ! Non, ma chère Lionnelle, je me refuse au divorce, aujourd’hui plus que jamais. Vous me donnez une grande satisfaction à constater votre soumission d’humeur à ce triste destin, mais je ne puis pas oublier que vous êtes ma femme légitime, que vous avez reçu mon nom en dépôt et que si j’estime que vous ne pouvez pas avoir failli, je suis seul juge de la question.

« Lorsque j’ai demandé votre main à vos parents, il y a de cela bientôt dix ans, j’avais cinquante ans et je faisais une folie, mais je la faisais au nom de ma race, mon cadet, Jean de Montjoie, se consumant dans la phtisie, ne pouvant plus se marier, je pensais être encore assez jeune pour espérer une descendance. J’avais compté sans la bizarrerie de votre nature sauvage, rebelle à toute assiduité conjugale et j’ai eu peur d’encourir votre haine, j’ai préféré me retirer courtoisement de votre existence et attendre le retour de votre bon plaisir, ou, tout au moins, de vous savoir dans la cruelle nécessité où vous voici tombée.

« Il y a, en amour, bien des difficultés qu’on ne peut surmonter sans un ridicule qui tue l’amour. Vous ne m’aimiez pas. Vous ne pouviez pas m’aimer. Jeune, beaucoup plus jeune que moi, coquette et belle comme vous l’étiez, vous ne pouviez pas concevoir les choses sérieuses et quand je parlais des enfants que vous me deviez, vous aviez de tels sourires ou de telles larmes, que j’eus mille fois raison de vous abandonner à vos farouches instincts de liberté. L’argent, que j’eus grand soin de ne pas vous épargner malgré un peu de désordre dans vos comptes de maison, vous a protégée contre vous-même. Une duchesse de Montjoie ne pouvait pas vivre sans payer ses fantaisies et j’ai bon espoir que personne, autre que moi, n’a pu vous en offrir.

« Aujourd’hui, Lionnelle, je ne vous ordonne pas, comme un époux aurait le droit de le faire, de rentrer chez moi, mais je vous prie, en qualité de votre meilleur ami, de revenir chez vous avec votre enfant, avec mon héritier. Nous ne serons pas trop de deux, madame, autour de ce berceau.

« Maintenant, je vous dois, à mon tour, quelques explications pour que vous ne puissiez plus douter de mon entier dévouement et comme vous m’avez interdit de vous rendre visite en ce moment, je vous informe de toutes mes démarches pour assurer la tranquillité absolue, si nécessaire à votre présente situation. Quand j’aurai le bonheur de vous recevoir, en mars, comme j’ose l’espérer, nous n’aurons donc plus qu’à nous occuper de l’avenir. Le passé n’existera plus ni pour vous ni pour moi.

« Sur vos précises indications, je me suis rendu au lieu-dit : la maison vierge, votre dernière résidence, et, malgré que ce fût en plein hiver, j’y ai trouvé la plus déplorable compagnie et la plus grande dilapidation. Trois personnages, qui me semblaient sortir de la comédie italienne, menaient là-dedans le plus singulier des trains, les uns coupant les arbres de votre parc pour les vendre, et les autres y introduisant des personnes du plus mauvais ton. J’ai fait nettoyer cette bicoque, ne méritant certes pas, ou plus, son nom, j’ai cassé aux gages une petite pimbêche, votre ex-femme de chambre devenue, je crois, du dernier bien avec votre intendant, et j’ai eu, enfin, maille à partir avec un jeune godelureau, se disant poète, auteur d’un livre de critique dont j’ai dû acheter une édition entière, parce que cet étourneau avait cru bon de vous le dédier, ce que je ne saurais permettre, votre nom étant aussi le mien. Ayant eu la curiosité de parcourir ce libelle, durant un ennuyeux trajet en chemin de fer, je n’ai pas tardé à m’apercevoir que l’auteur, sous prétexte de critiques, y offensait à la fois les mœurs, le bon sens et la syntaxe, ce qui m’a profondément dégoûté de sa manière. Je vous ai fait porter ce livre par votre chauffeur, les quelques bibelots auxquels vous teniez et je charge un notaire de vendre le reste, y compris la villa. Pour ce qui concerne votre chauffeur et cette pauvre petite repentie, dont vous me parlez d’une façon si touchante, je m’occuperai, dès mon retour en Provence, de leur chercher une place convenable sur nos terres et si, comme vous semblez le supposer, il y a anguille sous roches, nous unirons ce couple en le dotant puisqu’il vous fut dévoué.

« J’arrive au point délicat de nos négociations et je ne sais comment vous faire part de la chose, tant votre ombrageux orgueil me paraît demeuré à vif. Vous m’excuserez si je traite la question froidement, mais j’ai l’habitude d’aller droit au but que je poursuis, surtout quand il s’agit de votre personnelle tranquillité.

« Ayant appris qu’un braconnier du pays, du nom de Simon, avait été découvert, la tête fracassée d’un coup de fusil au fond d’une grotte, je me suis fait indiquer le médecin légiste chargé de l’autopsie aux fins de constater s’il y avait eu crime ou suicide. Ce médecin, fort courtois d’ailleurs, n’a pas pu m’éclairer à ce double propos, prétextant que la victime, jouant du couteau pour peu de chose, lui semblait moralement peu intéressante, mais il me déclara, sans que je le lui demande, que ce pauvre diable, mort si mystérieusement, était vraiment un admirable échantillon d’humanité physique, n’ayant aucune tare, ni maladie d’aucune sorte et n’étant pas le moins du monde alcoolique, chose étonnante à notre époque.

« Il faut, maintenant, ma chère Lionnelle, tourner vos yeux vers l’avenir, c’est-à-dire vers notre enfant.

« Ah ! comme je souhaite passionnément que ce puisse être un mâle !… Je vous attends donc, ma chère femme, pour le renouveau, dans notre belle résidence de Montjoie que je vais préparer en votre honneur comme je prépare mon cœur, si profondément triste de votre absence de dix années, à l’émotion délicieuse de vous revoir, plus belle parce que meilleure, et à la joie d’obtenir peut-être un jour votre confiante amitié, si je n’ai pas su forcer votre amour.

« Votre mari fidèlement affectionné,

« Bertrand de Montjoie. »
FIN

PARIS. — IMP. GAMBART, 52, AVENUE DU MAINE.