Robert Denoël (p. 154-160).


XXIV


La pluie cinglait les vitres, le vent soufflait en rafales. Louise quitta sa place, souleva le brise-bise : le quai était désert. « On ne verra pas un chat, ce soir, » pensa-t-elle. Son mari sommeillait. Elle regarda Badour, couché en boule près du feu et prit sa boîte à ouvrage.

Brusquement, la porte s’ouvrit et un homme entra dans la boutique.

« Assez, Nônô ! » cria Louise.

L’inconnu secoua son chapeau melon. « Quelle pluie ! » dit-il. C’était un homme de quarante ans, peut-être, maigre, barbu, vêtu d’un long pardessus noir et d’un pantalon qui tombait sur ses chaussures.

— Avez-vous une chambre à louer ?

— Oui. Émile ! Hé, Émile !… Lecouvreur se réveilla. « Accompagne Monsieur au no 3… « Faut me dire votre nom, avant.

— M. Lad… Une quinte de toux l’interrompit. Ladevèze, acheva-t-il d’une voix sifflante.

Il ramassa sa valise et suivit Lecouvreur.

— Une belle chambre, sur le canal. Il y a de l’air, expliqua Lecouvreur.

— Est-ce calme ?

— Jamais un bruit. À dix heures, ici, tout le monde dort. Ce n’est pas une hôtel à femmes… Je dis pas ça pour vous. Si vous aviez quelqu’un d’attitré…

Ladevèze eut un geste évasif. Lecouvreur s’en alla.

« Un homme bien, » dit-il à Louise, qui hocha la tête.

… Le lendemain matin, quand Ladevèze descendit, Louise examina son nouveau locataire : un fantôme, une grande perche, squelettique et dégingandé, avec un visage hâve et des yeux fiévreux… Quelle odeur étrange il apportait.

— On vous a entendu tousser, hier soir, dit-elle.

— Un peu de grippe, répondit-il en s’asseyant près du poêle.

Mais bientôt, pris d’une quinte de toux, il secoua la tête, se courba comme s’il allait vomir ses poumons, et, à plusieurs reprises, cracha méticuleusement dans son mouchoir.

— Est-ce que je pourrais avoir un peu de tisane ?

— Vous devriez plutôt boire un grog. Ça fait suer et après on est dégagé.

— Non, non !… Il s’étrangla. « Du tilleul. »

Louise lui fit une infusion. Elle le regarda boire. Un malade. À cette seule idée, un frisson lui passa dans le dos. Ladevèze, comme s’il eût deviné sa pensée, lui jeta un coup d’œil soupçonneux, et, se levant, regagna sa chambre.

Il ne redescendit plus l’après-midi et ne parut pas les jours suivants. On l’entendait tousser. Les clients, étonnés, demandaient :

« Qu’est-ce que c’est que le type du 3 ? »

— Un nouveau, répondait Louise.

Elle faisait la grimace et restait pensive. Plusieurs fois par jour, elle montait à Ladevèze du bouillon et des tisanes. Il était couché ; ses genoux pointaient sous les draps ; un relent de pharmacie traînait dans la chambre. Il fallait aérer, retaper le lit, mettre de l’ordre sur la table. Ladevèze, les yeux au plafond, respirait péniblement ; son visage, ses mains, étaient moites. Brusquement il criait : « Laissez-moi, madame Lecouvreur, je n’ai plus besoin de rien. » Un drôle de bonhomme !

Deux semaines passèrent ainsi. Un matin, Louise suggéra : « Vous devriez voir un spécialiste ».

« Les médecins, je les connais, déclara Ladevèze. Il eut un sourire désabusé. « Je croyais guérir à Paris… et oublier le reste. »

Ses lèvres tremblaient. Soudain, une crise violente l’étouffa ; il fallut l’aider à se redresser, lui donner de la tisane. Quand ce fut fini, le moment des aveux était passé.

Ladevèze intriguait les locataires. « Qu’est-ce qu’il est venu fabriquer à Paris, la patronne ? » Louise montrait le plafond : « Demandez-le-lui. Moi, j’ai jamais pu lui arracher un mot. »

Les clients se taisaient. Enfin, Mimar grognait : « Il est en train de crever, ce bonhomme-là. » Pélican ajoutait : « C’est pas contagieux, au moins ? »

Louise secouait la tête. « Je le soigne bien, moi ! » Soudain, on entendait Ladevèze qui râlait, qui crachait, et sa toux traversait l’hôtel comme un mauvais vent d’automne.

Quand Louise annonça le départ de Ladevèze, ce fut un soulagement général. Elle avait dû ruser, discourir, menacer presque, avant de le décider à entrer à l’hôpital Saint-Louis. « Laissez-nous vos bagages. Vous n’allez pas rester longtemps là-bas. »

… Pas longtemps. Louise fit deux visites à son malade. À la troisième, le lit était vide : Ladevèze était mort dans la nuit.

Quinze jours plus tard, les Lecouvreur virent entrer dans la boutique une femme à l’aspect rigide, important, au visage caché sous une voilette.

— Permettez-moi de me présenter : Mme Ladevèze ». La voix était sèche, les gestes guindés. Mon époux a habité ici… Vous avez conservé ses bagages ? »

Louise répondit par un signe de tête. Elle prit une clef. « Je vais vous conduire dans sa chambre. »

— Il a vécu dans ce taudis ? fit Mme Ladevèze quand elles furent arrivées.

— Un taudis ! riposta Louise, un taudis !… Vous en avez des expressions ! Tenez, voilà les affaires de votre mari. »

Mme Ladevèze ôta ses gants, sa voilette, posa un lorgnon sur son nez et commença un méticuleux inventaire. Elle prenait les objets un à un, les palpait, puis les rangeait dans sa valise avec une lueur de contentement au fond des yeux.

— Parfait, dit-elle, lorsqu’elle eut fini. Il avait un parapluie, n’est-ce pas ?

— ???

— Un parapluie à manche d’argent niellé.

Louise leva les bras.

— Voyons, rappelez-vous, c’est important…

— Moi, je lui ai jamais vu de parapluie.

— Vous m’étonnez, il ne peut être ailleurs qu’ici. Cherchez voir… Il ne le quittait jamais son parapluie. C’était un cadeau de mariage.

— Il l’aura oublié en chemin de fer…

— Ah ! vous ne connaissez pas mon mari, madame. Elle eut un rire bref, offensant, et, d’une voix cinglante : « On le lui a volé. »

Louise sentait la moutarde lui monter au nez. Devant cette femme, exigeante et dédaigneuse, elle pensait au malheureux convoi qu’elle avait suivi jusqu’au cimetière de Pantin. Elle ne put se retenir. Pêle-mêle elle ramassa les bagages, en chargea Mme Ladevèze et la poussa dans l’escalier. « Foutez-moi le camp ! Foutez-moi le camp ! »

Elle s’arrêta, bouleversée. En bas, Mme Ladevèze criait :

— Si vous le retrouvez, son parapluie, écrivez-moi !