Robert Denoël (p. 135-143).


XXI


Une dépêche à la main, Lecouvreur entra dans la chambre où Renée faisait le ménage.

— Tenez, dit-il, voilà pour vous.

Renée posa son balai.

— Pour moi ?

— Levesque, Hôtel du Nord, fit Lecouvreur qui était pressé.

Renée resta seule, le télégramme entre les doigts : « C’est peut-être bien de la nourrice, » pensa-t-elle.

Depuis quinze jours, elle était sans nouvelles de son gosse. Elle ouvrit fébrilement le télégramme. Le texte dansa sous ses yeux : E… N… F… A… N… T. Brusquement le sens de la dépêche l’écrasa. À mi-voix, les lèvres tremblantes, elle lut à deux reprises : « Enfant mort », et s’effondra sur le lit.

Le visage enfoncé dans la couverture, elle sanglota sans penser à rien de précis. Puis, avec un gémissement de bête, elle se redressa et quitta la chambre.

Dans le couloir, elle rencontra Mimar.

— Je vais prévenir la patronne, lui dit-elle, en claquant des dents.

Il la regarda sans comprendre. Elle titubait, la main sur la bouche pour étouffer ses sanglots. Au palier, elle s’arrêta, essuya les larmes qui l’aveuglaient, et, s’accrochant à la rampe, descendit l’escalier marche à marche. Enfin elle poussa la porte du café avec un « ah » de délivrance et agita sa dépêche.

Louise se précipita : « Qu’est-ce qui vous arrive ? » Elle s’empara du télégramme. « Oh ! Émile, le petit de Renée est mort ! »

Renée était tombée sur la banquette. Son chignon s’était dénoué, une mèche se déroulait sur son épaule ; elle regardait fixement devant elle.

C’était depuis le jour où elle avait cédé à Bernard qu’elle était sans nouvelles de son Pierre. Ah ! ça lui avait porté malheur d’être retombée.

Elle joignit les mains : « Mon Dieu, mon Dieu… pardonnez-moi. »

Un client qui entrait, rigola. « Renée, vous entendez des voix ! »

Elle se raidit et se leva. Louise s’approchait, cherchait à la consoler. Mais, sans prononcer une parole, elle monta dans sa chambre et s’habilla pour aller à la gare prendre le premier train…

Le soir du deuxième jour, les Lecouvreur la virent revenir. Elle était méconnaissable, et répondait à peine, en bégayant. Elle voulait regagner sa chambre, être seule.

Louise l’entraîna dans l’arrière-boutique et put lui arracher quelques mots. Pierrot avait été emporté par des coliques, en quarante-huit heures. Les voisines disaient qu’on ne l’avait pas « pris » à temps.

Elle rapportait, soigneusement empaqueté dans sa valise, le linge de l’enfant. Elle étendit sur son lit le bonnet, les rubans, les brassières ; elle les contempla rêveusement, s’en frôla le visage et les couvrit de baisers. Il y avait encore de la vie dans ces petites choses, un relent, une douce chaleur.

Elle releva la tête : des souvenirs défilaient. Trimault, le petit… Et maintenant, plus rien ; autour d’elle cette chambre étouffante, une solitude sans issue. Elle laissa tomber ses bras et les reliques qu’elle tenait lui glissèrent des doigts. Mais elle ne se sentait plus la force de les ramasser.

Deux semaines passèrent. Quand Louise lui demandait de ses nouvelles, Renée haussait tristement les épaules.

« Je m’ennuie, » disait-elle.

Sa voisine de chambre était une corsetière qui menait joyeuse vie. Le matin, elles bavardaient dans le couloir.

« Quoi, un gosse, s’écriait Fernande, ça peut se refaire. Amusez-vous donc en attendant. »

Elle fit si bien qu’elle entraîna Renée au cinéma, au café, enfin au bal-musette. Renée se laissait emmener sans trop de résistance ; même, elle se fardait, mettait son corsage neuf et ses beaux souliers qui lui faisaient mal. Elle prenait modèle sur Fernande, employait ses économies à s’acheter des futilités. Mais jamais elle n’arriverait à être aussi élégante que son amie. Ses mains rouges la rendaient honteuse.

« Ne soyez pas si timide, » lui répétait Fernande.

Dans le bal-musette, il y avait des marlous et des gigolos autour des tables, des couples qui dansaient au son d’un accordéon ; des guirlandes de papier décoraient les murs.

Renée ouvrait de grands yeux ; un nuage bleu l’enveloppait. Fernande « chaloupait » déjà que Renée restait là, bouche bée, étourdie, bousculée par les danseurs. Alors un garçon l’abordait ; elle se laissait emporter ; elle tournait sagement, comme à la campagne, mais l’étreinte de son danseur la faisait céder peu à peu. Tête renversée, joyeuse, elle s’abandonnait au tourbillon.

Vers une heure du matin, les deux amies regagnaient l’Hôtel du Nord. Avant de dormir, Renée revivait confusément la soirée : un danseur lui avait proposé de « faire le tapin ».

« Faudra que je demande à Fernande ce qu’il a voulu dire. »

Fernande lui donnait toutes les explications. Elle l’entraînait en riant dans des hôtels borgnes pour y faire des « parties carrées ».

« Ça te dessale », expliquait-elle.

Louise avait bien essayé de retenir Renée. « C’est comme ça que vous respectez le souvenir de votre petit ?… » Rien n’y faisait. Bientôt même, Renée découcha.

Elle rentrait au matin, à l’heure où les ouvriers partaient au travail. Elle se glissait dans l’escalier et les locataires qu’elle rencontrait souriaient de la voir nippée comme ça. Elle avait juste le temps de quitter sa robe et de passer un linge mouillé sur ses joues pour enlever le maquillage. Dans la boutique, on l’accueillait par des moqueries et s’il lui arrivait d’étouffer un bâillement, « Renée a la gueule de bois », disait-on.

Toute la matinée, elle se traînait de chambre en chambre. Elle avait grand’peine à ne pas céder au sommeil. Souvent elle emportait une petite fiole de rhum dans la poche de son tablier, et lorsqu’elle n’en pouvait plus elle buvait une gorgée pour « se remonter ». Enfin, le soir arrivait. C’était la délivrance. Elle allait pouvoir dormir.

Une nuit, elle était en plein sommeil, quand Bernard vint la retrouver à l’improviste. Lorsqu’elle s’éveilla, Bernard se vautrait sur elle.

« Fais pas de manières, » souffla-t-il, lui fermant la bouche d’un baiser.

Au matin, en s’en allant, il lui mit un billet de cent sous dans la main.

À partir de ce jour, elle se sépara de Fernande et ne découcha plus ; elle n’avait pas à se maquiller ni à revêtir son beau costume. Les locataires qui avaient envie d’elle venaient dans sa chambre. On lui donnait un « pourboire » en échange de sa complaisance. Bientôt même, elle l’exigea.

Les Lecouvreur s’alarmaient. Ils craignaient pour le renom de leur hôtel. Ils patientèrent cependant. Enfin, un matin que Renée descendait à dix heures, Lecouvreur, exaspéré, lui cria :

— Renée, faudra vous chercher autre chose !

Elle balbutia : « J’étais malade, patron… »

Mais Lecouvreur l’interrompit :

— Non ! Je vous crois plus. J’en ai marre. Allez faire la vie ailleurs que chez nous !

Il tapotait nerveusement le zinc du comptoir et sa voix tremblait de colère. Renée l’écoutait, les yeux baissés ; elle tortillait machinalement un coin de mouchoir entre ses doigts. Louise n’était pas là pour la défendre ; et d’ailleurs l’aurait-elle défendue ? Tout était fini entre elles deux. Elle ne répondit rien, jeta son tablier sur une table et monta dans sa chambre…

Paresseusement, elle s’étendit sur son lit ; la tête sur l’oreiller, elle regarda longtemps le plafond. Plus d’un an qu’elle vivait ici. Eh bien ! quoi, elle irait chercher fortune autre part ! Les deux cents francs qui lui restaient de son mois lui donnaient une semaine de tranquillité.

Elle se leva et fit sa valise. Ce ne fut pas long ; elle n’était pas plus riche en linge qu’au moment où elle avait quitté Coulommiers. Elle jeta dans le seau, avec un tas de détritus et de bricoles, les souvenirs qu’elle avait gardés de son gosse. Puis elle décrocha son manteau. Elle était libre maintenant. Mais que faire de sa liberté ?

Elle haussa les épaules : « Ah ! je m’en fous, » soupira-t-elle. Et elle descendit prendre congé de ses patrons.

Lecouvreur, qui était bon bougre, lui proposa un certificat. Somme toute, personne n’avait eu vraiment à se plaindre de son travail. Elle refusa. À quoi bon ?

Les Lecouvreur lui tendirent la main. Louise, émue malgré tout, murmura : « Bonne chance. »

Renée prit sa valise et sortit. Où aller ? Indécise, elle s’arrêta sur le pont-tournant. Des péniches, qui semblaient porter dans leurs flancs le calme de la campagne, montaient vers la Villette. Elle tourna la tête. Par la rue de Lancry, les voitures gagnaient les grands boulevards. Elle les suivit, sans regarder derrière elle.