Robert Denoël (p. 96-101).


XV


Un petit homme, le vieux Charles, camionneur chez Latouche. Il marchait en sautillant, le corps tordu, la tête trop lourde, penchée sur l’épaule. Dans son visage chafouin où la peau, salie de poils, collait aux os, les yeux laissaient filtrer un regard sournois. Il tailladait lui-même sa moustache à « l’américaine ».

Ses vêtements lui flottaient autour du corps. Il portait, sur un pantalon à rayures, une vareuse militaire qui lui battait les genoux comme un manteau. Une paire de bandes molletières, les jours de pluie, lui étranglait les jambes.

Le vieux Charles venait de la campagne. Il aimait ce métier de camionneur, ces écuries, ce fumier dans la cour, qui lui rappelaient les fermes de la Beauce. Il avait son idée : faire chasser le palefrin et s’emparer de sa place. Aussi tournait-il autour du gros Latouche comme un moustique. Il le flattait et grimaçait pour lui sourire ; jamais il ne buvait un verre chez Lecouvreur sans l’inviter. Idée fixe, désir de maniaque dans sa cervelle détraquée. Un beau jour, il arriva à ses fins : Latouche renvoya le palefrin.

Alors on vit le vieux Charles triomphant, les vêtements hérissés de paille, circuler du matin au soir dans la cour, agitant ses bras maigres et semant le désordre partout où il passait. Il interdisait l’entrée des écuries aux cochers qui cherchaient toujours à chiper une ration d’avoine supplémentaire pour leurs bêtes.

— Va t’occuper de ta bagnole, criait-il. Et laisse-moi soigner les chevaux à mon idée !

Du grenier, situé au rez-de-chaussée de l’hôtel, il allait aux écuries, le corps enfoui sous la paille qu’il transportait pour préparer la litière. Puis il tournait autour des bêtes, les effrayait par ses cris et ne perdait pas une occasion de leur allonger un coup de pied « en vache ».

« Hé, Mistoufle ! Approche un peu. »

Une bonne bourrade. Le cheval regimbait.

« C’est comme ça ? Sale carne. Attends tes côtes !… »

Il mordillait sa moustache et frappait plus fort. On eût dit qu’il avait une vengeance à assouvir. À l’abreuvoir, dès que les chevaux avaient bien commencé à boire, il les arrachait de là, et, brandissant son fouet, les reconduisait, assoiffés, aux écuries.

Il tirait vanité de sa place. Il était fier de tout, de son « panama » qu’il enfonçait sur ses oreilles décollées, de son gilet blanc crasseux enguirlandé d’une chaîne qu’il tirait souvent pour regarder l’heure à sa « toquante ».

Il sautillait « Hop… Hop ! »

— Dis donc, vieux Charles, tu vas à la noce ! » criaient les cochers.

Il faisait une grimace, puis, comme les autres n’en finissaient plus avec leurs blagues, il leur tournait le dos et, furieux, entrait aux écuries. Il saisissait un fouet, se glissait près des chevaux avec des ruses de sauvage, et le visage frémissant de joie, il frappait.

Quand venait l’heure de déjeuner, le vieux Charles arrivait chez Lecouvreur. Louise, qui le méprisait, ne répondait pas à son salut ; d’un mouvement de tête elle lui désignait un coin de table où il s’installait avec sa nourriture : une bonne miche de pain, un peu de charcuterie ou bien un « plat du jour ». Lecouvreur fournissait boisson et couvert.

Le vieux Charles sortait de sa poche un couteau à cran d’arrêt et commençait à manger. Sur le pouce, comme il disait, se servant de ses doigts plus que de la fourchette. À chaque repas, il vidait sa chopine. Lorsqu’il avait fini, il se curait les dents avec la pointe de son couteau ou bien, une vieille habitude campagnarde, il ramassait les miettes de pain éparses sur la table, et les fourrait dans sa poche. Il admirait ses mains ornées de bagues de cuivre achetées à des camelots. Il fredonnait en se tortillant sur la banquette.

On lui demandait d’en « pousser une ». Il se croyait un talent de tragédien, et ne se faisait pas prier. Planté au milieu de la boutique, il commençait déjà à rouler des yeux et lever les bras, quand Louise intervenait.

— Dites donc, on n’est pas à Charenton !

— Laissez-le, patronne, disaient des voix.

— Qu’il aille faire ses singeries chez Latouche !

Le vieux Charles, déconfit, quittait la boutique, regagnait les écuries, faisait claquer son fouet et tempêtait :

« Fumiers ! Bandes de carnes ! »

On entendait alors le bruit sourd des chevaux qui frappaient leurs bat-flancs.

Un soir, Lecouvreur s’apprêtait à fermer boutique, quand un homme franchit le seuil. « Un poivrot, pensa-t-il, je vais l’expédier en vitesse. »

— Un rouge, patron !

Lecouvreur sursauta ; il connaissait cette voix. Il hésita un instant. Le palefrin ! Vrai, il ne l’aurait pas reconnu ! Une barbe rude lui embroussaillait le visage et jamais ses vêtements n’avaient été si misérables.

— Qu’est-ce que vous devenez ? demanda Lecouvreur en lui tendant la main.

Le palefrin rejeta en arrière sa casquette boueuse.

— Rien, patron.

Il haussa les épaules, prit son verre et but lentement comme autrefois.

Lecouvreur l’observait. Ce visage ravagé, ces yeux tristes et doux… Déjà le palefrin portait la main à sa poche.

— C’est ma tournée, dit Lecouvreur.

L’homme remercia d’un geste. Il finit son verre et sortit, après un mouvement machinal pour remonter son pantalon.

Lecouvreur vint jusqu’à la porte et le regarda s’éloigner. Le palefrin suivait le quai de Jemmapes d’un pas traînant et balancé de trimardeur. Lecouvreur le perdit de vue, jeta un coup d’œil sur la pendule et commença, plus lentement que de coutume, à « rentrer sa terrasse ».