Robert Denoël (p. 22-27).


III


Lecouvreur s’éveilla après un bien beau rêve. À peine était-il installé quai de Jemmapes que son hôtel devenait trop petit pour la clientèle. On surélevait la maison. Une foule de curieux s’y précipitait ; du toit, on avait vue sur la mer…

Lecouvreur se leva en souriant de ces heureux présages. Il aurait aimé les confier à sa femme, mais elle dormait. Il fit sa toilette et sortit son costume neuf de l’armoire ; il se sentait dispos, plein d’assurance. La nuit lui avait porté conseil. C’était OUI !

À 9 heures, il arrivait chez le marchand de fonds.

Un honnête homme, Mercier. Heureusement, car Lecouvreur ne comprenait pas grand’chose aux papiers qu’on lui donnait à lire. L’acte de vente lui semblait obscur, compliqué, un vrai grimoire avec ses 14 articles. Il n’osait bouger ni demander trop d’explications, encore moins lever les yeux sur le bureau dont les murs, encombrés de dossiers, l’impressionnaient.

Il se passa la main sur le front comme pour chasser l’angoisse qui lui serrait la tête. Il était en sueur. Quelques phrases difficiles bouillonnaient dans son cerveau. Tout aurait été si simple sans ces paperasses. Enfin, désemparé, piteux, il consentit à tout.

M. Mercier se leva et lui tapa sur l’épaule :

— Vous voilà propriétaire… Une mine d’or, cette maison…

— Vous croyez ? fit Lecouvreur. Je ne voudrais pas manger l’argent de mon beau-frère.

L’importance de son acte le bouleversait. Il tournait nerveusement sa casquette entre ses doigts.

M. Mercier sourit.

— Avant huit ans, vous serez rentier… Il lui serra la main : À ce soir, chez Goutay.

Lecouvreur, rassuré, se rendit au Marais, dans le quartier où il avait travaillé longtemps comme cocher-livreur. Il voulait revoir ses amis.

Il entra chez plusieurs marchands de vin et raconta, en enjolivant un peu, son aventure aux camarades. On l’entourait, on le félicitait. Il avait bien mérité cette bonne fortune !

Sa journée se passa en libations et en adieux. À 8 heures, il retrouvait sa femme et son fils chez les Goutay qui donnaient un dîner pour fêter la signature de l’acte de vente.

Les Goutay avaient réuni deux tables au fond de la boutique. Sur la nappe blanche s’alignaient des assiettes, des plats, des hors-d’œuvre, sans parler des bouteilles depuis le « porto » jusqu’au « vieux bourgogne ». Au centre de la table fumait déjà la soupière.

Les invités arrivèrent. On s’assit. Goutay versa son porto.

— Buvez-moi ça, vous m’en donnerez des nouvelles ! Il fit claquer sa langue, leva son verre : — À la vôtre !

Ensuite chacun baissa le nez sur son potage et l’on n’entendit plus qu’un bruit de cuillères. Après les hors-d’œuvre, Goutay emplit les verres d’un vin du « pays » dont il vantait le bouquet en clignant de l’œil. On parlait déjà affaires, naturellement. Soudain, M. Mercier dit d’un ton péremptoire :

— Laissons ça de côté, ce n’est plus l’heure.

Au dessert, Goutay, la face hilare, fit sauter le bouchon d’une bouteille de « mousseux ».

— On vous vide votre cave, souffla Lecouvreur, très touché de cet accueil. Le repas trop copieux, le bourgogne, les libations de la journée, tout contribuait à l’attendrir. Il se leva, son verre à la main.

— À la santé de nos successeurs !

— Non, non ! interrompit M. Mercier, c’est pas ça. Vous êtes le patron maintenant.

Lecouvreur chercha à se reprendre, mais tout le monde riait et il se rassit. Des clients, attirés par le bruit, avaient peu à peu envahi la boutique.

— C’est la noce ! fit une voix à l’accent méridional.

— Oui, monsieur Pluche, répliqua Goutay. Approchez tous que je vous présente à nos remplaçants.

Il y avait là Mimar, le père Louis, Pélican, le père Deborger, Dagot, des « vieux » de l’Hôtel du Nord, et Latouche le camionneur voisin.

Goutay les présenta un à un, puis avec une pirouette qui amusa, il dit :

— Je régale d’une tournée générale, fouchtra !

Il n’avait pas fini d’étonner son monde. Il était un brin pompette lorsqu’il proposa à sa femme de danser la bourrée. Les chaises rangées dans la cuisine, les tables poussées contre les murs, Marthe Goutay et son mari glissèrent sur le carrelage et battirent de lourds entrechats.

Goutay s’accompagnait en chantant. Les spectateurs frappaient dans leurs mains, se tordaient de rire. Quel bon bougre, ce patron-là !

M. Mercier, Louise et son frère, bavardaient dans un coin. Lecouvreur passait d’un groupe à un autre groupe, trinquait, cherchait à inspirer confiance à ses futurs clients et regardait autour de lui avec un plaisir attendri. Comme tout le monde était sympathique ! Dans la fumée qui assombrissait le café, il voyait se dérouler ses rêves d’avenir.

Goutay jeta un coup d’œil sur la pendule.

— Une heure, diable ! dit-il en cessant de danser. Pas le moment de se faire dresser une contravention. Va falloir fermer boutique.

Dix minutes plus tard, les Lecouvreur quittaient leurs amis et traversaient le canal sur la passerelle. Ils s’arrêtèrent un instant pour regarder l’Hôtel du Nord. On ne pouvait pas en voir grand’chose à cette heure-là. À peine si un réverbère permettait de distinguer les fenêtres du premier étage ; le reste se perdait dans la nuit.

Louise sentit mourir la confiance qui jusqu’alors l’avait tenue joyeuse. C’est dans cette maison qu’ils allaient vivre… Elle tourna la tête et frissonna. Le canal était désert, à côté d’eux l’eau tombait d’une écluse avec un bruit sinistre. Elle se serra contre son mari.

— Oh ! Émile, rentrons vite !