L’Héroïsme dans la musique

L’Héroïsme dans la musique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 114 (p. 426-444).
L'HEROÏSME DANS LA MUSIQUE[1]

Après nous avoir parlé de Dieu, de la nature et de l’amour, ou plutôt après les avoir chantés tous trois, il semble que la musique n’ait plus rien à nous dire. Une dernière fois pourtant nous revenons à elle, parce qu’il reste en nous un sentiment, ou mieux un ordre de sentimens, dont elle garde, peut-être plus que les autres arts, l’interprétation privilégiée. C’est l’héroïsme. Sur cette région de notre âme, les pires détracteurs de la musique n’en ont jamais contesté ni calomnié l’influence. Après avoir écrit contre la musique tant de pages impertinentes ou injustes ; après l’avoir maudite comme magicienne et sorcière, ennemie de toute activité et de toute liberté morale, ils se sont repentis et rétractés. Ils n’ont pu refuser leur hommage à la vierge guerrière, inspiratrice du courage, ouvrière de victoire, gardienne ou vengeresse de la patrie. Devant la musique héroïque, un de Laprade même s’est incliné, se souvenant de Tyrtée et de Rouget de l’Isle. Nous rappellerons, nous, bien d’autres souvenirs, et ce mot si grand d’héroïsme, nous tâcherons de le grandir encore. L’héroïsme dans la musique, ce sera la valeur militaire d’abord, mais non pas celle-là seulement. Nos héros ne se distingueront pas uniquement par des succès extraordinaires à la guerre, mais par une force de caractère, une vertu, une grandeur d’âme peu commune. La guerre est la plus fameuse, mais non l’unique école de l’héroïsme. La religieuse qui se jeta naguère au-devant d’un chien enragé et lui livra ses deux poings pour sauver des enfans confiés à sa garde, égala les plus grands capitaines et la marche funèbre de Beethoven aurait pu se jouer devant son cercueil. Il y a plus : l’héroïsme n’exige ni le sang ni la mort ; toutes les victimes ne tombent pas, et des sacrifices sublimes se consomment chaque jour dans le secret de consciences inconnues. Ainsi compris, l’héroïsme s’étend ; il gagne notre âme entière. Aussi l’associerons-nous, par un retour sur nos études précédentes, à la religion, à la nature et à l’amour ; des trois sentimens, il apparaîtra comme le paroxysme et la fleur éclatante. Enfin, sans plus y rien mêler, sans même le qualifier, de peur de le restreindre, nous envisagerons l’héroïsme pur, c’est-à-dire un état supérieur de notre âme : la conscience tantôt grave, tantôt exaltée de notre force et de notre liberté. Ainsi, de la forme guerrière de l’héroïsme, la plus extérieure et la plus sensible, nous repliant peu à peu sur nous-mêmes, nous pénétrerons jusqu’au théâtre intime des luttes purement morales et des silencieuses victoires.


I

La guerre est naturelle. Est-elle également divine ? Des hommes d’action l’ont proclamé : témoin le maréchal de Moltke ; des hommes de pensée l’affirment aussi, depuis Joseph de Maistre jusqu’à M. E.-M. de Vogué. La guerre, a dit le soldat allemand, entretient chez les hommes tous les grands, les nobles sentimens : « l’honneur, le désintéressement, la vertu, le courage ; elle les empêche de tomber dans le plus hideux matérialisme. » « Si par impossible, écrit à son tour notre éminent compatriote, une fraction de la société humaine, mettons tout l’occident civilisé, parvenait à suspendre l’effet de cette loi, des races plus instinctives se chargeraient de l’appliquer contre nous ; ces races donneraient raison à la nature contre la raison humaine. »

Étranges doctrines ! — La guerre, dites-vous, entretient le courage. Mais tous les fléaux humains l’entretiennent également. La pauvreté et la faim provoquent l’aumône ; les épidémies font l’honneur des médecins et des garde-malades. Est-il donc heureux qu’il y ait des affamés et des cholériques ? — Non. La guerre, comme la souffrance, comme la mort, dont elle est une des grandes pourvoyeuses, est une loi nécessaire, mais détestable. Encore n’est-ce qu’une loi contingente, d’une nécessité provisoire et que l’avenir peut-être abolira. En tout cas, et tant qu’elle nous régit, c’est une loi de misère et de rigueur ; les vertus qu’elle enfante ne sauraient la consacrer ; à peine si elles en consolent, et le jour où les races instinctives, autrement dit inférieures, écraseraient l’occident comme le roseau de Pascal, le roseau n’en continuerait pas moins d’avoir raison contre l’instinct, même victorieux.

Il n’importe d’ailleurs ici que la guerre soit bonne ou mauvaise. Elle existe, et c’est peut-être pour en voiler l’horreur que la musique lui fut et lui sera toujours unie. La musique est plus naturelle et plus nécessaire encore au combat qu’à la religion et à l’amour. Il est plus facile aux hommes de prier ou d’aimer que de s’entretuer en silence. Chez les animaux, les oiseaux surtout, mais chez certains quadrupèdes aussi, voire chez d’humbles bestioles, l’araignée ou le grillon, la colère autant que l’amour provoque le chant. L’homme enfin, sauvage ou civilisé, s’est toujours excité au combat par la musique. C’est à grand bruit que Gédéon défit les Madianites, et l’on n’aurait jamais pris Jéricho sans trompettes. Quelle vertu possèdent donc les sons pour fortifier notre âme et l’élever au-dessus du danger ? Les enfans chantent dans les ténèbres pour couvrir de leur petite voix les voix terribles du silence. Les chevaux mêmes hennissent et se cabrent au son des clairons et des tambours. Double et mystérieux pouvoir de la musique : elle apaise et elle excite ; elle berce la souffrance et réveille le courage ; elle met sur les fronts qu’elle aime des roses ou des lauriers.

Aucun autre art, sauf la poésie et l’éloquence, n’inspire, et n’exprime ainsi l’héroïsme. Une statue, un temple ne provoqueront jamais l’enthousiasme guerrier ; un tableau n’entraînera point une armée. L’animal, dont nous parlions plus haut, n’est sensible qu’à la seule musique. Et sur le cheval, par exemple, notez que ce n’est pas le bruit qui fait impression, mais la musique, c’est-à-dire le bruit réglé et modifié par certaines lois. De ces lois il semble que la plus nécessaire à l’expression du sentiment belliqueux, celle qui nous le fait le plus sûrement éprouver ou reconnaître, ce soit le rythme. L’héroïsme en musique est une question de rythme plus que de mélodie, d’harmonie ou d’instrumentation. Certes, il y a des instrumens plutôt guerriers, comme d’autres plutôt religieux, amoureux ou descriptifs. Ainsi l’orgue ne se prête qu’à la prière ; le hautbois et le cor nous parlent des champs et des forêts et ce sont les violoncelles qui répondent aux soupirs de Raoul et de Valentine, de Juliette et de Roméo. De même la trompette est l’instrument belliqueux par excellence. La musique héroïque sait pourtant s’en passer et par le rythme seul évoquer des idées martiales : écoutez la chanson de Claire dans Egmont, ou, dans le finale de la symphonie héroïque, la fameuse gamme des violons. Le rythme au contraire est essentiel à l’héroïsme musical. Toute musique de guerre est rythmée, depuis la charge ou la retraite, jusqu’à la Marseillaise ; du chœur de Judas Macchabée à la Chevauchée des Valkyries. Prenez dans notre art les plus belles pages de tendresse ou de piété, vous en verrez la beauté consister presque toujours dans l’harmonie ou à la mélodie ; dans le rythme, presque jamais. Mais revenez aux pages guerrières, la puissance rythmique aussitôt reparaît et s’impose à l’oreille la moins exercée. On mènerait des conscrits au feu rien qu’en battant du tambour, un instrument qui n’a que le rythme, et un enfant reconnaîtra de suite que vous lui jouez une marche, sur une table, avec vos doigts.

Une marche ! l’héroïsme militaire n’est autre chose que la marche de tout notre être au-devant du danger, de la mort, s’il le faut, et la musique n’est si merveilleusement propre à traduire ou à provoquer ce mouvement sublime, que parce qu’elle est elle-même mouvement. Elle pourrait dire comme Hernani : Je suis une force qui va. De cette force à la fois mouvante et motrice, la double nature physique et esthétique a été étudiée de très près dans un intéressant ouvrage anglais : le Pouvoir du son[2]. « Autant qu’une chose peut être suggérée par une autre, écrit M. Gurney, le mouvement physique est continuellement suggéré par la mélodie. » L’auteur constate une différence caractéristique entre la mélodie et les conceptions abstraites de notre esprit. La mélodie nous produit, dit-il, un effet que ne produisent jamais, par exemple, les idées de hauteur, de poids ou de force. Non-seulement la mélodie nous donne l’impression du mouvement ; mais elle nous invite, nous excite à nous mouvoir. Les idées citées plus haut se sont bien formées, comme l’idée de la mélodie, dans le domaine de l’expérience physique, mais habituellement nous nous représentons la hauteur d’une tour sans penser à en faire l’ascension, son poids, sans réfléchir à sa chute sur notre tête. Dans la mélodie au contraire se trouve toujours impliqué quelque chose de plus que la représentation du mouvement : l’impulsion directe au mouvement même, et c’est cette impulsion qui fait marcher ou danser au son de la musique les enfans, les sauvages et les animaux.

La musique est le seul art où le mouvement s’allie à la force. Dans l’architecture, la sculpture ou la peinture, la force existe ; elle y a même certains avantages : elle y est palpable et visible, mais immobile aussi, et cette immobilité fait que l’œuvre sculptée, bâtie ou peinte aura toujours moins de vie que l’œuvre sonore. Voyez des bataillons défiler sur une toile ; puis écoutez la Marseillaise, et des deux armées dites laquelle marche le mieux.

Les Grecs avaient senti l’étroitesse du rapport entre le rythme et l’expression des sentimens que M. Gevaërt appelle « les sentimens élevés, prenant leur source dans la conscience morale de l’individu : religion, héroïsme, souffrance noblement endurée. » À la traduction de tels sentimens, ils avaient affecté particulièrement les rythmes binaires. Les modernes ont fait de même souvent, et plus d’une page héroïque est rythmée à deux ou à quatre temps. La mesure à cinq temps avait toutefois, elle aussi, dans l’antiquité l’ἔθος (ethos) ; héroïque ; elle a été délaissée aujourd’hui, bien qu’elle fasse quelquefois encore preuve de bravoure : témoin la coda de l’air de la Dame blanche : Viens, gentille dame, et surtout le chant national du pays basque : Guernica arbol !

Les chants nationaux ! Là est la source de la musique héroïque[3]. Nous le disions plus haut, la musique de guerre remonte aussi haut que la guerre elle-même. Josèphe rapporte que Salomon fit établir 200,000 trompettes, ainsi que Moïse l’avait ordonné, et 40,000 instrumens divers, tels que harpes, psaltérions et autres. En Grèce, Tyrtée fut nommé général des troupes lacédémoniennes parce qu’il jouait bien de la flûte.

Chez les Barbares : Gaulois, Francs, Germains, la musique de guerre commença par être seulement un cri sauvage. Cette clameur, que Tacite appelait barritus, devint peu à peu un chant, le bardit, interprété par les bardes ou scaldes. « Nous sourirons quand il faudra mourir », chante le barde des Martyrs, et les guerriers de l’Armorique allaient au combat en célébrant le vin, le soleil, la danse, la bataille et le glaive bleu qui aime le meurtre.

Tout notre moyen âge abonde en chants de guerre. L’un des plus célèbres n’est autre que la Chanson de Roland, qui fut, selon l’expression de Kastner, la Marseillaise de la chevalerie.

A l’idée de courage se mêlèrent peu à peu des pensées de prière et d’amour. Kyrie eleison, chantait la foule derrière saint Bernard, qui prêchait la croisade ; à genoux sur la plage d’Aigues-Mortes, l’armée de saint Louis entonna le Veni creator, et peut-être plus d’un soldat de vingt ans murmurait-il, en s’embarquant, le refrain du trouvère :


Chascun pleure sa terre et son païs,
Quand il se part de ses coraux amis ;
Mès nul partir, sachiez quoi qu’on vous die,
N’est dolereux, que d’ami et d’amie.


Notons ce passager accent de mélancolie. Il va disparaître pour longtemps et ne se retrouvera plus que de nos jours, dans la chanson de la reine Hortense : Partant pour la Syrie, ou dans une page adorable de Boïeldieu (les Deux nuits) : les stances des ménestrels.

Quand vient la renaissance, reîtres et aventuriers célèbrent à l’envi les victoires de Louis XII et de François Ier par des chants tantôt sérieux, tantôt joyeux ou gaillards. La célèbre chanson du Franc archer est un type de ce dernier genre ; aussi la chanson de l’Homme armé, que rappellerait un peu notre célèbre romance : Guernadier, que tu m’affliges ! À côté de la veine héroïque, c’est la veine militaire. Elle a persisté jusqu’à notre époque ; elle a donné au genre français de l’opéra-comique une teinte à demi touchante, à demi vulgaire, une larme de chauvinisme bourgeois. De là viennent les grands airs de soldat et de marin, les descriptions de combat sur terre et sur mer : Ah ! quel plaisir d’être soldat ! Partons, la mer est belle ! C’est la corvette fraîche et coquette, et : Salut à la France ! et Vive le vin, l’amour et le tabac ! et jusqu’au J’aime les militaires, j’aime, de la Grande-Duchesse, si plaisamment imité du finale de la symphonie en la.

La musique militaire proprement dite commença d’être organisée par Louis XIII. Louis XIV, Louis XV la favorisèrent beaucoup. Le maréchal de Saxe voulait qu’elle accompagnât non-seulement les combats, mais les manœuvres stratégiques. « On ne doit jamais, écrivait-il dans ses Mémoires, manquer de faire travailler les soldats en cadence au son des tambours et des instrumens de guerre. Les sons ont une secrète puissance sur nous, qui dispose nos organes aux exercices du corps et les facilite. »

À cette époque parurent plusieurs marches célèbres, entre autres, celle de Dessau, dont Meyerbeer devait plus tard tirer parti dans l’Étoile du Nord. Alors aussi passa d’Allemagne en France l’usage de faire jouer les orchestres militaires dans les endroits publics.

Mais c’est de la Révolution que date vraiment l’éclosion, ou l’explosion de la musique héroïque. Notre Conservatoire est d’origine militaire : il fut formé par Sarrette, capitaine de la garde nationale et excellent musicien, avec quarante-cinq instrumentistes du dépôt des gardes françaises, pour la plupart enfans de troupe de ce corps. Ce petit orchestre enseigna le premier la Marseillaise aux soldats en haillons qui se chargèrent bientôt de l’enseigner au monde.

Et le monde a été bouleversé par elle. À son souffle se sont allumées les guerres sacrées, mais aussi les stupides émeutes et les révolutions atroces. Patronne de l’héroïsme, elle l’a été du crime. Par elle le jour de honte, après le jour de gloire, est arrivé, et la vierge, armée pour courir aux frontières, a traîné comme une fille dans le ruisseau de la rue. N’importe ; les pires excès de la Marseillaise ne l’ont pas déshonorée. Qu’elle répudie de fâcheuses alliances et aussitôt elle se purifie ; ceux-là mêmes qu’elle a mis en deuil lui pardonnent, et sur les marches des trônes qu’elle a ébranlés, on a vu des rois l’écouter debout et le front découvert.

C’est que, malgré ses souillures, elle est de naissance divine. Aussi bien, dans l’intention de Rouget de l’Isle, un royaliste emprisonné par la Terreur et sauvé par le 9 thermidor, la Marseillaise n’était pas révolutionnaire, mais patriotique. C’est contre l’étranger seulement qu’elle appelait aux armes.

On sait comment elle fut composée. Rouget de l’Isle, capitaine du génie, tenait garnison à Strasbourg, quand les volontaires du Bas-Rhin reçurent l’ordre de rejoindre l’armée de Luckner. Dietrich, maire de Strasbourg, ayant un soir (le 24 avril 1792) regretté que les jeunes soldats n’eussent pas de chant patriotique, Rouget de l’Isle rentra chez lui et dans un accès d’enthousiasme, écrivit d’un trait, paroles et musique, le Chant de guerre pour l’armée du Rhin. L’hymne fut arrangé aussitôt pour les orchestres militaires et joué dès la fin d’avril à Strasbourg. En juin, il produisit à Marseille un effet prodigieux. Les volontaires qui partaient pour Paris l’apprirent aussitôt ; ils le chantèrent en entrant dans la ville ; ils le chantèrent, hélas ! aussi le 10 août, et c’est d’eux que lui vint le nom de Marseillaise, Mais le nom primitif vaut mieux ; il est plus conforme à l’origine de l’hymne français et, je l’espère, à ses destinées.

De tous les chants nationaux, la Marseillaise est le plus héroïque. À côté de la Marseillaise, Partant pour la Syrie fait l’effet d’une complainte et l’Hymne des Girondins d’un refrain aviné. Quant aux chants étrangers, pour le mouvement et l’allure guerrière, aucun n’approche de la Marseillaise. Je les ai tous entendus naguère, devant Barcelone, où s’étaient rencontrés les vaisseaux de l’Europe entière. Tous planaient sur la mer paisible, dans le bleu des matins d’été : Dieu sauve la Reine ! Dieu garde l’Empereur ! Dieu protège le tsar ! Tous lents, tous calmes, ils priaient tous, et dans leur pacifique et religieux concert, notre Marseillaise appelait aux armes sans invoquer Dieu. Je me souviens qu’alors elle nous parut farouche, un peu impie, et que pour les jours de paix nous eussions souhaité peut-être un moins terrible refrain. Mais aux jours de guerre, aux jours de gloire, il n’en est pas de plus entraînant.

À quoi tient l’héroïsme de la Marseillaise ? — Au rythme et notamment à une particularité du rythme : le départ en levant, c’est-à-dire l’élan pris d’un temps faible pour retomber sur un temps fort : Allons, enfans de la patrie ! Aux armes, citoyens ! Rappelez-vous comment le coup porte sur : enfans et sur : aux armes. Toute l’impulsion du morceau tient à cet ictus rythmique. Les rythmes de ce genre, appelés anacrousiques (qui frappent en levant), caractérisent presque toute musique héroïque. Le Chant du départ, lui aussi, frappe en levant ; mais les deux premières notes, les trois premières même, descendent au lieu de monter comme dans la Marseillaise, et l’effet est par là diminué. Autres exemples de mélodies héroïques et pareillement rythmées : les couplets de Claire : Egmont prend sa lance ; la phrase célèbre du finale de la Symphonie héroïque ; le finale des Huguenots : Pour cette cause sainte ; celui de Guillaume Tell : Si parmi nous il est des traîtres ; la Chevauchée des Valkyries. Les anciens n’ignoraient pas les rythmes de cette espèce et leur reconnaissaient le privilège d’exprimer la hardiesse. L’anapeste était de ceux-là. C’était le rythme des chants guerriers que Tyrtée composa pour la jeunesse de Lacédémone et, par une étonnante correspondance, c’est encore le rythme de la Marseillaise. À trente siècles de distance, deux grands cœurs ont battu à l’unisson pour la liberté et pour la patrie.

Dans l’ordre de l’héroïsme purement guerrier, je ne connais qu’une page égale, supérieure même à la Marseillaise, sinon par l’âme, au moins par l’art : c’est la Marche hongroise de Berlioz, dans la Damnation de Faust, la plus belle symphonie descriptive qu’ait peut-être inspirée la guerre. La guerre est là dans toute sa gloire, avec ses pompes éclatantes, les casques au soleil et les drapeaux au vent. Les troupes défilent d’abord : des triolets nerveux, un petit thème pimpant, que relèvent les pizzicati chers à Berlioz, marquent le pas des bataillons. Ici encore on retrouve le rythme analysé plus haut : le départ en levant. Bientôt commence une admirable progression symphonique. Ils passent, les héros, par centaines, par milliers ; les régimens s’entassent dans les plaines immenses, et voici la bataille engagée. Régulièrement, entre les coups de grosse caisse, reviennent les triolets caractéristiques sur le fond sombre des trémolos qui s’appellent, se cherchent les uns les autres. Soudain un autre thème éclate ; des gammes de trombones passent comme des volées de mitraille. Si jamais on a pu dire d’un morceau qu’il marche, qu’il est lancé, c’est bien de celui-là. Toutes les masses instrumentales s’attaquent et se repoussent ; les triolets obstinés livrent des assauts furieux ; enfin cette fumée sonore s’éclaircit et laisse reparaître vainqueur, hurlant à plein orchestre, le motif du début : Comme il sonna la charge il sonne la victoire, et s’achève dans la folie du triomphe.

En nulle autre page de musique on ne saurait mieux étudier que dans les précédentes l’héroïsme purement guerrier, l’héroïsme, pour ainsi dire, à l’état simple. Combinons-le maintenant avec les trois sentimens analysés naguère, et sous l’influence de l’amour, de la nature et de la religion, nous le verrons prendre des aspects nouveaux.


II

Les exemples d’amour héroïque sont nombreux. Alceste, Léonore, Valentine, Sieglinde, Brunehild, autant d’héroïnes d’amour. Mais nous en choisirons une plus modeste et plus cachée. Elle ne porte, celle-là, ni le diadème, ni le casque, ni le chaperon de velours. Au lieu du sceptre ou de la lance, elle ne tient à la main qu’un écheveau de laine : c’est la Claire de Beethoven, la vaillante petite Flamande, la gentille amie d’Egmont. En ses deux couplets, quelle charmante bravoure de femme, quelle intrépidité d’amour ! Et comme Beethoven a su proportionner ici le sentiment au personnage ! L’héroïsme de Claire n’est que le reflet ou l’écho de l’héroïsme d’Egmont. Pour Egmont, l’ouverture tout entière, avec les tragiques accords du début, le développement houleux du thème et la péroraison triomphale. À Claire, Clarchen, la petite Claire, il suffit d’une humble chanson. Humble, mais fière pourtant. Et si distinguée, d’une distinction toute féminine, avec quelque chose de fin comme serait la taille de la jeune fille sous l’habit de soldat. Ah ! si j’avais un pourpoint, un chapeau ! Quelle crânerie et quel brio dans ce rêve guerrier, avec quelle adorable mélancolie, quel regret que ce ne soit qu’un rêve ! Rappelez-vous l’allure que donnent les triolets au début de la Marche hongroise. On retrouve ici, dès les premiers mots de Claire, le même dessin rythmique et le même effet. À la fin de la partition, dans les trois ou quatre dernières mesures de la symphonie triomphale, ils brilleront encore, les jolis éclairs de bravoure ; ils apporteront au héros jusque sous la hache une dernière vision de l’enfant qui souhaitait de combattre et de mourir à côté de lui. Pauvre Claire ! Les rêves de gloire et de liberté n’ont jamais passé le seuil de sa chambrette ! Plus heureux que l’humble petite bourgeoise, il est des paysans, dont les vœux héroïques eurent pour confidens et pour alliés le ciel et la terre, les lacs et les bois de leur patrie.

Naguère, à propos de la nature, nous avons déjà parlé de Guillaume Tell ; il convient d’y revenir à propos de l’héroïsme. Dans le chef-d’œuvre rossinien, l’héroïsme est la note fondamentale, dont la nature donne les harmoniques. Retournons donc à Guillaume. Encore une fois, c’est ainsi, par des vues rétrospectives, que notre dernière étude peut compléter les précédentes et fermer le cercle de notre horizon. Je ne sais pas de drame lyrique, hormis le Freischütz, où la nature ait plus de part que dans Guillaume. Elle y commande l’action et communique à l’héroïsme des personnages un peu de sa force et de sa majesté. Elle prête à la conjuration du Rütli une beauté sinon sans égale, au moins sans pareille, faite de paix et de sérénité. Récitatifs, ritournelles, appels de cors, trémolos plus légers que des frissons du feuillage, tout montre ici l’alliance de la nature et de l’humanité. Sur les paysans réunis plane la nuit, leur belle nuit alpestre ; leurs grands sapins les écoutent, les eaux de leur lac les amènent sans bruit. La vieille terre, devinant que ses fils lui préparent la liberté, se fait saintement leur complice. Chaque page ici est deux fois un chef-d’œuvre, et par les sensations et par les sentimens qu’elle exprime, par la sympathie et l’unanimité qu’elle manifeste entre les choses et les âmes. Une première ritournelle se hasarde en notes détachées et timides. Les trois chefs prêtent l’oreille : Des profondeurs du bois immense un bruit confus semble sortir. On entend la forêt s’animer tout entière ; des hommes l’emplissent, nombreux comme les arbres. Un court silence ; puis une trompe sonne, lointaine, et une seconde ritournelle se dessine. Ah ! l’admirable prélude ! Les voilà, ces pas des messagers dont parle l’Écriture, ces pas sur la montagne, et qui sont si beaux ! Comme ils sont doux aussi ! Comme ils s’enfoncent dans l’herbe non foulée, dont nous croyons sentir le moelleux et la fraîcheur ! Mais n’accordons pas trop, au moins n’accordons pas tout ici au paysage. Quelle expression de courage, d’héroïque patience, de mélancolie à la fois mâle et tendre dans l’entrée des voix : En ces temps de malheur, une race étrangère ! Et, sur une cadence exquise, quand viennent les mots : Que ce bois solitaire soit témoin de nos pleurs, est-il rien de plus touchant que cette confidence de tout un peuple qui souffre à toute la nature qui le plaint ?

Voici les dernières cohortes. Elles arrivent non plus par la forêt, ni par la prairie, mais par le lac, et l’orchestre aussitôt nous décrit ce nouveau chemin. Une ondulation des violons court à la surface des eaux ; un chant de violoncelle, un accent appuyé sur le dernier temps de la mesure, et nous entendons la pesée des rames, nous voyons l’effort courbé des rameurs.

Les trois cantons sont réunis. Ils ont échangé leurs mots d’ordre à voix basse. Ils se taisent, attendant les instructions promises. Les chefs vont parler.

Comment éviter ici, non pas un parallèle, mais un souvenir au moins ? N’est-elle pas héroïque aussi, d’un héroïsme odieux, mais pourtant sublime, l’autre conjuration, qui fait pendant à celle-ci dans l’histoire de la musique dramatique, la Bénédiction des poignards ? Je n’entends jamais éclater le récitatif de Guillaume : l’Avalanche roulant du haut de nos montagnes, sans penser à l’exorde correspondant de Saint-Bris : Et vous qui répondez au Dieu qui vous appelle. Analogues par le plan et l’architecture, les deux scènes diffèrent pourtant par l’idée. Ce n’est pas sur la montagne, mais dans le sein de sa demeure, que le sombre patricien a convoqué ses amis. Vous le rappelez-vous, sous son pourpoint noir, distribuant les besognes infâmes ? Vous avez entendu sa voix, hautaine d’abord, puis irritée, furieuse enfin. Dès la première apparition du thème fameux : Pour cette cause sainte, dans les apostrophes soupçonneuses à Nevers, déjà percent l’orgueil et le mépris. La colère maintenant, grondant sous cette autre phrase : Qu’en ce riche quartier la foule répandue, précipite la période entière. Partout et de plus en plus la sécheresse et la dureté ; partout les notes piquées, les dissonances, les rythmes de fer. Voici les petites flûtes, sifflant comme des épées, et les trompettes, les « trompettes hideuses ; » la strette furibonde roule vers l’imprécation suprême, s’y jette et s’y perd… Non, non, les héros montagnards ne chantent pas ainsi. Ce n’est pas ainsi que les harangue Guillaume. Lui n’a pas mis à son front la croix déshonorée, il n’a pas fait du symbole de salut et de douceur un signe de haine et de massacre ; à son bonnet de paysan, il ne porte que la plume de l’aigle, de l’oiseau de la liberté. Je ne sais si je me trompe, mais aux moindres accens de cette musique, je crois reconnaître la sainteté de cette cause. Les conjurés du Rütli frémissent moins de haine que de honte. J’en appelle à la fameuse phrase : Un esclave n’a pas de femme, un esclave n’a pas d’enfans, où l’unisson des voix centuple l’humiliation et l’horreur de l’aveu. Ce caractère de majesté plus que de colère persiste jusqu’au bout, jusqu’à la péroraison splendide, jusque dans les claires fanfares qui se répondent au début du serment ; enfin jusque dans l’effusion dernière : Si parmi nom il est des traîtres ! Nous revenons toujours au rythme dans cette étude ; mais tout l’effet ici (et quel effet ! ) est rythmique. Qui n’a senti la secousse prodigieuse de l’octave brusquement franchie de bas en haut sur les deux mots : des traîtres ! Qui n’a subi le courant et comme le reflux de la période : Refuse à leurs yeux la lumière ? Si l’héroïsme est ici plus pur que dans la Bénédiction des poignards, l’honneur en revient à la nature. Sur la dernière imprécation des bourreaux de Meyerbeer, des flambeaux fumeux achevaient de mourir ; les héros de Rossini descendent de la montagne au lever du jour, avec l’aveu du soleil et le premier sourire du ciel.

Après l’amour, après la nature, il reste une dernière note dont la musique héroïque se trouve plus souvent encore et plus profondément timbrée : c’est la note religieuse. Tout à l’heure et comme de biais, nous avons entrevu dans les Huguenots le fanatisme, ce mensonge de l’héroïsme sacré ; dans les Huguenots encore, mais chez les victimes, nous trouverons le véritable héroïsme religieux.

Pourquoi le chercher là seulement ? Les exemples en sont-ils si rares, depuis le vieux cantique de Hændel : Chantons victoire ! jusqu’à certaines pages de Parsifal, en passant par le finale biblique du troisième acte du Prophète ? Certes, tout cela est beau. Mais Judas Macchabée est déjà loin derrière nous. Nous avons étudié ailleurs Parsifal[4] et, tout sublime que soit l’hymne du Prophète : Roi du ciel et des anges, il est peut-être d’une moins haute portée morale que le cinquième acte des Huguenots. Pour Jean de Leyde, il n’y va que de la victoire ; il y va du martyre pour Raoul, Valentine et Marcel.

Des trois héros, Marcel est le plus héroïque, Marcel, l’une des plus belles personnifications de l’idée religieuse dans la musique de théâtre. Une femme de génie crut rencontrer jadis l’admirable figure au cours d’un voyage en pays protestant. Dans un temple de Genève, George Sand un jour entendit des voix et « naturellement, écrivait-elle à Meyerbeer, ces chants imaginaires prirent dans mon cerveau la forme du beau cantique de l’opéra : les Huguenots… Et je vis debout cette statue d’airain, couverte de buffle, animée par le feu divin que le compositeur a fait descendre en elle, je la vis, ô maître ! pardonnez à ma présomption, telle qu’elle dut vous apparaître à vous-même, quand vous vîntes la chercher à l’heure hardie et vaillante de midi, sous les arcades resplendissantes de quelque temple protestant, vaste et clair comme celui-ci[5]. »

Dès le début de l’opéra, Meyerbeer a posé le personnage dans une attitude héroïque. Rappelez-vous la première apparition de Marcel. Annoncé par un grondement de contrebasses, il vient, le chapeau sur la tête, sur sa tête balafrée. Il passe le seuil de la salle de fête et dans le festin renaissance, parmi le choc des gobelets d’or, il jette sa rude apostrophe. Sur l’ordre de Raoul, il se tait d’abord, mais du maître humain il en appelle au maître divin qui, lui, le laissera parler : Comment le sauver de leurs bras ? .. cri sublime d’angoisse devant la perdition de l’enfant bien-aimé. Ah ! viens, divin Luther, pour le sauver du mal ! Des hoquets de contrebasses, pulsations de ce pauvre vieux cœur inquiet, entrecoupent le récitatif jusqu’à l’explosion des cuivres sur le mot : Seigneur ! seul nom devant lequel Marcel se découvre et s’incline. Sans un regard pour l’orgie méprisée, le vieux soldat s’enfonce dans sa prière : Seigneur, rempart et seul soutien ! Le choral s’élève, rigide et nu, symbole de la réforme, « cette forte idée sans emblèmes[6] », rempart véritable entre le monde et la foi.

(1) Dans les Huguenots, le quatrième acte a toujours, et, je crois, pour toujours, fait tort au cinquième, qui n’est pourtant pas moins beau. C’est l’acte héroïque par excellence ; Marcel en a la conduite. Le serviteur ici devient le maître et le prêtre aussi. Depuis longtemps, le psaume luthérien se taisait. Voici qu’il reparaît, non plus sous les plafonds dorés du château de Touraine, mais au fond d’un temple où vont venir les assassins, où prient des enfans et des femmes, pauvres voix qui ne peuvent chanter bien haut, mais qui chanteront jusqu’à la mort. Et tandis qu’elles chantent, Marcel paraphrase leur cantique ; il le suit avec des cris d’admiration et de stoïque tendresse. La faiblesse et la force, héroïques toutes deux, se répondent ici ; double leçon pour Valentine et Raoul, et double exemple. De ces petits qui commencent la vie, de ce vieillard qui l’a presque achevée, eux qui l’allaient goûter dans toutes ses délices, ils vont apprendre à la perdre sans peur. Le psaume se déroule, en des tonalités pâles et tristes comme le clair de lune à travers les vitraux blancs. Devant Marcel impassible, presque implacable, Valentine et Raoul se sont agenouillés, attendant l’homélie nuptiale et funèbre. Quel exorde que la fameuse ritournelle de clarinette basse ! Quelle méditation sur la mort, et jusqu’à quelles profondeurs de l’âme elle descend ! Puis, dans l’interrogatoire, entre les terribles sommations de Marcel et les réponses de Raoul et de Valentine, plus modestes devant le martyre, quelle touchante opposition ! À des degrés, ou plutôt en des genres différens, tout est héroïque ici, tout, jusqu’au crime, témoin le chœur des meurtriers et ses fanfares atroces. Héroïque, le choral qui revient par lambeaux, haletant et comme à l’agonie, entre les décharges d’arquebuse ; héroïque, le cri de Valentine : Ils chantent encore ! et le sanglot de Marcel : Ils ne chantent plus. Héroïque enfin, héroïque surtout le trio du dénoûment. On a dit, à propos des Huguenots, qu’il n’y a pas de musique protestante, non plus que de musique catholique. Cela est faux ou vrai, selon les divers momens de l’œuvre de Meyerbeer. Marcel, par exemple, n’est-ce pas « le type luthérien dans toute l’étendue du sens poétique, dans toute l’acception du vrai idéal, du réel artistique, c’est-à-dire de la perfection possible ? » C’est encore George Sand qui parle ainsi et elle a raison. Dans l’allocution de Marcel aux fiancés elle a reconnu la voix du martyre calviniste, « martyre sans extase et sans délire, supplice dont la souffrance est étouffée sous l’orgueil austère et la certitude auguste. »

Mais vienne le trio final, alors tout s’exalte et s’enflamme. Alors il n’y a plus de musique protestante ou catholique, mais de la musique religieuse seulement et la plus héroïque qui fut jamais. Alors le choral huguenot se transfigure et toutes les harpes du ciel l’accompagnent. Voici plus que la certitude et l’orgueil, voici le délire et l’extase, ces suprêmes secours que Dieu peut faire attendre, mais qu’il ne refuse jamais aux martyrs d’aucune foi.


III

Nous avons étudié l’héroïsme dans la religion, dans la nature, dans l’amour et dans la guerre. Il nous reste à l’étudier en lui-même, en dehors ou au-dessus des qualités diverses qui ne sont, pour ainsi dire, que des accidens attachés à son être. Il y a des âmes héroïques par leur constitution même et leur substance, des âmes, comme a dit M. Cherbuliez, « qui se contiennent, se possèdent et se révèlent moins par leur passion que par la résistance qu’elles lui opposent et l’autorité qu’elles ont sur elles-mêmes. » Résistance à la passion et à la douleur, possession et maîtrise de soi, voilà tout l’être moral de Beethoven, voilà tout son génie, voilà comment il est héroïque et par son âme et par son œuvre.

Par son âme d’abord : on sait tout ce qu’il eut à souffrir et comment il porta la souffrance.

Quant à son génie, s’il y avait un mot qui suffit à le définir, ce serait justement le mot d’héroïsme : il sied presque à tous les chefs-d’œuvre du maître. Des deux seules symphonies qu’il ait intitulées, Beethoven a dédié l’une à la nature, l’autre à l’âme humaine regardée dans sa force et dans sa grandeur. Héroïque aussi, peut-être encore plus que l’Héroïque elle-même, la symphonie en ut mineur ; héroïque, le finale de la symphonie en la. Héroïques, les ouvertures : Coriolan, Egmont, Léonore, et les concertos pour piano, le cinquième surtout, que Beethoven appelait, dit-on, l’Empereur ; héroïques, enfin, les sonates, au moins les plus belles : la Pathétique, la Juliette, l’Appassionata, l’Op. 111 ; la sonate dédiée à Kreutzer et la sonate en ut mineur, toutes deux pour piano et violon. Qui donc un jour parlait des airs que bourdonnait la vie aux oreilles de Beethoven ? La vie, hélas ! n’eut pour lui que des chants de douleur ; il y a répondu par des chants de courage. Si, comme on l’a très bien dit[7], l’art tout entier de la musique repose sur le rapport entre le son et la force de l’âme, entre le beau son et la belle force ou la belle âme, Beethoven est le plus grand des musiciens, parce que ce rapport est chez lui plus étroit que chez tout autre. La musique de Beethoven, comme la sculpture de Michel-Ange ou la poésie de Corneille, c’est avant tout le triomphe de la volonté sur la nature, c’est l’idéal, absolument réalisé, de la dignité humaine.

De ce point de vue, exclusivement moral, on pourrait considérer l’œuvre entier de Beethoven. Mais il faut choisir, et c’est naturellement la symphonie héroïque qui s’impose à notre choix.

Dès la plus haute antiquité, la musique, non contente d’inspirer l’héroïsme, a cherché à l’exprimer. Un des premiers tableaux de bataille en musique fut, sans doute, certain « nome pythique » où Timosthène, amiral de Ptolémée II Philadelphe, avait figuré le combat d’Apollon contre le serpent Python. Il faisait assister l’auditeur, nous rapporte Strabon, aux préparatifs du combat, puis aux premières escarmouches ; au combat lui-même, aux acclamations qui suivaient la victoire, enfin à la mort du monstre « dont on croyait entendre les derniers sifflemens, tant l’imitation des instrumens était parfaite. » On voit que le fameux combat de Siegfried avec le dragon, dans la Tétralogie, a été renouvelé des Grecs.

Au XVIe siècle, une des plus célèbres compositions musicales fut la Guerre, de Jannequin, ou la Bataille et défaite des Suisses, description symphonique et chorale de la bataille de Marignan. « Quand on chantoit, écrit un contemporain, la chanson de la Guerre, faite par Jannejuin, devant le grand roy François, pour la belle victoire qu’il avoit eue sur les Suisses, il n’y avoit celui qui ne regardast si son épée tenoit au fourreau et qui ne se haussast sur les orteils pour se rendre plus bragard et de la riche taille. »

Depuis Marignan, vingt autres batailles ont été mises en musique : Prague, Jemmapes, Austerlitz, Iéna (celle-ci fut même réduite pour deux flûtes), Fleurus, Marengo, Wagram. Il existe un combat naval de Dussek et un autre de Steibelt ; de Steibelt encore un incendie de Moscou. Enfin, en 1813, Beethoven composa la Bataille de Vittoria ou la Victoire de Wellington, œuvre purement imitative et que le maître lui-même traita un jour de dummheit (bêtise). Nous pouvons l’en croire et laisser là toutes les symphonies militaires pour nous en tenir à la symphonie héroïque.

Berlioz a dit avec beaucoup de justesse : « On a grand tort de tronquer l’inscription placée en tête de la troisième symphonie par le compositeur. Elle est intitulée : Symphonie héroïque pour fêter le souvenir d’un grand homme. On voit qu’il ne s’agit point ici de batailles ni de marches triomphales, ainsi que beaucoup de gens, trompés par la mutilation du titre, peuvent s’y attendre, mais bien de pensers graves et profonds, de mélancoliques souvenirs, de cérémonies imposantes par leur grandeur et leur tristesse, en un mot de l’oraison funèbre d’un héros. » De la symphonie héroïque, comme de presque toutes les œuvres de Beethoven, le sens est tout intérieur. En tête de la symphonie pastorale, Beethoven avait écrit : s’attacher plus à l’expression du sentiment qu’à la peinture musicale. La même épigraphe conviendrait, mieux encore peut-être, à la symphonie héroïque, la moins pittoresque des deux, où l’on ne trouve l’équivalent, ni de la scène au bord du ruisseau, ni de l’orage. C’est l’expression psychologique et non la description matérielle que Beethoven a presque toujours cherchée ici. Le maître, il est vrai, pour composer l’Héroïque, s’était inspiré du premier consul. Il avait même intitulé son œuvre Bonaparte, et le manuscrit porta quelque temps ce grand nom. Mais en apprenant la proclamation de l’empire, Beethoven arracha la première page et la jeta au feu. Ce n’était donc pas l’héroïsme guerrier ou du moins celui-là seul qu’il avait voulu traduire et glorifier : empereur, Napoléon n’en restait pas moins un grand homme de guerre ; mais, pour Beethoven, ce n’était plus le héros.

Le premier morceau de la troisième symphonie n’a rien de guerrier. Il est héroïque pourtant, mais à la manière du penseur de Michel-Ange, ce héros sans épée. Que trouvons-nous dans ce premier morceau ? Deux ou trois dessins ou mouvemens, pas davantage, dont il est fait tout entier. Après deux accords qui établissent péremptoirement le tempo et la tonalité, paraît le thème principal. Il tient en trois mesures et, comme le thème du grand air de Fidelio, ne consiste que dans les trois notes de l’accord parfait. Voilà le germe, la cellule, le « raccourci d’atome » sonore, d’où sortira cette chose, je dirais presque cet être sans pareil dans le monde de la pensée : une phrase musicale. Elle va se développer, se mouvoir, vivre, pleurer, lutter et vaincre devant nous. Dans cette première reprise, comme dans l’exposition d’une pièce de théâtre, figurent déjà presque tous les élémens du morceau : le thème capital, d’une assurance martiale ; des accords syncopés dont Beethoven tirera plus tard un merveilleux parti ; puis des brisés de doubles croches, boucles brillantes et vives, qui reviendront aussi tout à l’heure ; enfin çà et là, entre les fières affirmations du thème, quelques phrases de détente et de rémission, soupirs et sourires si touchans sur des lèvres sublimes, dans les symphonies de Beethoven comme dans les discours de Bossuet.

« Loin de nous les héros sans humanité, » disait le grand évêque devant la dépouille de Condé. Le héros de Beethoven n’est pas de ceux-là. Quelle humanité que la sienne ! Comme il est nôtre par l’épreuve, par le combat ! La seconde reprise à peine commencée, voici le thème initial qui revient, mais en mineur. Il entre dans une phase de tristesse et d’angoisse. Au lieu de l’accompagnement égal et sûr qui le portait d’abord, un trémolo fait courir sur lui des frissons. Deux par deux, les petites doubles croches apparues tout à l’heure commencent à jeter des lueurs étranges. Les accords hachés reviennent à leur tour. Nulle période de la symphonie n’est plus pathétique. L’orchestre se débat, les notes dissonantes se heurtent ; des coups furieux sont portés et rendus. Lutte effroyable, mais tout intérieure, crise purement morale d’une âme livrée au doute, à l’épouvante, au désespoir. Tonnelle avait raison : « Dans la musique de Beethoven, ce ne sont pas des personnes qui parlent ou agissent, mais des êtres abstraits, impersonnels, des voix de l’âme (facultés, sentimens, puissances, de quelque nom qu’on les appelle), des principes ou des élémens. »

De cette crise quelle sera l’issue ? Comment sortirons-nous de ce désordre ? Brisé par sa propre fureur, l’orchestre tout à coup va défaillir. Maintenant, comme dit Berlioz, « ce sont des phrases plus douces, où nous retrouvons tout ce que le souvenir peut faire naître dans l’âme de douloureux attendrissemens. » Ça et là, encore des retours de colère et d’orgueil. Trois fois le thème héroïque donne l’assaut ; avec des éclats de fanfare, il monte plus haut que jamais il n’était monté. Mais de chaque sommet il est précipité. C’est par surprise qu’il reprendra l’avantage. L’entendez-vous errer furtivement et dans l’ombre ? Il se glisse, il approche. Blessé à mort, il tente vainement de se soulever ; il retombe sur des accords dolens, funèbres, qui le pleurent. Mais tout à coup, alors qu’on n’espérait plus, là-bas, dans une tonalité étrange, presque fausse, se ravivent les premières notes, si connues, si aimées. Par hasard, presque par imprudence, elles font éclater un foudroyant accord de septième, l’accord libérateur, comme disait Bettina, et voilà le thème ranimé, ressuscité. Il vit désormais de la vie éternelle. Et avec l’éternité, il semble qu’il ait l’immensité devant lui. Voilà pourquoi cette « rentrée » et en général toute « rentrée » chez Beethoven est si belle. C’est qu’elle nous emporte hors de l’espace et du temps. Elle nous donne l’impression de l’infini, et, par là, du sublime.

Le thème maintenant, comme il a passé par tous les degrés de la tristesse, passera par toutes les nuances de la joie. Les motifs secondaires aussi vont prendre un air de transfiguration et de fête. Tout le long de cette péroraison courent et s’allument des traînées de feu ; les doubles croches pétillent sur la crête des notes, des traits de violons filent comme des éclairs, et la mélodie triomphale ne se lasse pas de retentir. En elle, tous les élémens de la symphonie viennent se fondre. Voilà bien l’héroïsme, tel que le définissait Amiel : la concentration éblouissante et glorieuse du courage.

La marche funèbre de la symphonie héroïque est, je crois, la plus belle que Beethoven ou tout autre ait écrite. Celle de Chopin est plus élégiaque ; celle d’Halévy, dans la Juive, plus sinistre ; celle de M. Ambroise Thomas pour Ophélie a quelque chose de virginal ; celle de Berlioz pour Hamlet est pittoresque et imitative, au point qu’on y tire le canon. Mais de toutes, voici la plus grandiose. Il est une encore, de Beethoven aussi (12e sonate pour piano, op. 26), écrite également sulla morte d’un eroe, superbe et retentissante d’accords, mais beaucoup moins développée, beaucoup moins épique que l’adagio de notre symphonie. Ce qui donne à la marche de l’Héroïque son incomparable grandeur, c’est d’abord la beauté de l’idée mélodique elle-même ; c’est aussi une particularité de rythme : à la première moitié de chaque mesure, c’est l’arrêt, la défaillance qui coupe, de stations et comme de chutes douloureuses, la route menant à l’illustre tombeau. En dépit de quelques traits descriptifs : roulemens de tambour ou décharges de mousqueterie, ici encore l’inspiration de Beethoven est avant tout morale. À cet appareil de deuil, à « ces tristes représentations, » comme dit Bossuet, il mêle ce qu’y mêlait aussi le grand orateur : la pensée de notre néant et celle de notre éternité. La délicieuse phrase en majeur, cette phrase de consolation, avec son accompagnement perlé, ses pures sonorités de flûte, ouvre le ciel à l’âme du héros. Plus loin, que sort-il de la fugue éclatante, de la mêlée où retentit un dernier écho des combats ? Une voix plaintive, quelques notes désolées seulement, pour nous rappeler que « rien ne manque dans tous ces honneurs, que celui à qui on les rend. » Puis une immense acclamation s’élève, qui semble « vouloir porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre néant ; » mais elle retombe aussitôt. Alors toute cette superbe douleur s’humilie, et le thème revient brisé, trébuchant à chaque note et comme à chaque pierre du lugubre chemin. Quelle fin qu’une fin pareille ! Quelle originalité dans ces arabesques funèbres, quelle fantaisie dans l’improvisation éperdue des suprêmes adieux ! Les notes tombent une à une comme des larmes, et le dernier accord retentit, puis s’éteint et meurt lui-même, triste comme le mot de je ne sais quel grand historien devant une grande sépulture : Que la mort est donc chose morte !

Mais Beethoven va plus loin que la mort, et la symphonie héroïque, comme la symphonie en ut mineur, comme l’ouverture d’Egmont ou celle de Léonore, s’achève en pleine vie, en pleine gloire. Rien de plus inattendu que le début du finale. Après un trait de violons en avalanche, arrêté net sur un accord de septième, un thème commence ; à peine un thème, plutôt une simple basse, faite de notes éparses et rares. Deux ou trois fois le dessin se reproduit, non pas fugué, mais seulement orné d’agrémens divers : syncopes, triolets aimables, qui voilent un peu la nudité des contours. Survient alors un second thème, délicieux d’aisance et d’abandon, en apparence étranger, opposé même au premier, mais qui n’en est en réalité que l’extrait ou le corollaire. Tous deux prennent leur course ensemble, une course ailée, qui se plaît à de charmans détours, se joue à de faciles obstacles pour les tourner ou les franchir. Mais tout à coup s’élance et file une gamme de violons, comme un sillon de feu. De l’héroïque chef-d’œuvre, c’est peut-être l’éclat le plus héroïque. Est-ce une charge de guerre, une poussée à la mort, que figure cet admirable mouvement ? Il se peut. Mais j’y crois voir aussi, plus encore peut-être, l’élan d’une âme soulevée et bondissante, la plus sublime expression que la musique ait jamais donnée à la force morale, à la volonté souveraine, à l’absolue liberté. Paraissent maintenant les héros que nous avons évoqués : Judas Macchabée, Marcel, Jean de Leyde ; que Guillaume et ses compagnons descendent de leurs montagnes ! Viennent les légions de Berlioz et les volontaires de Rouget de l’Isle, et les soldats et les martyrs, tous ceux qui moururent pour leurs croyances, leur patrie ou leurs amours, Beethoven les dépasse tous. Son héros n’est plus, car nous avons suivi ses funérailles, mais il n’est mort que pour revivre, et voici son apothéose. Comme au début du finale, un point d’orgue arrête l’orchestre. Puis le second thème reprend avec une gravité inattendue. Il se dilate en ondes successives, en cercles toujours élargis, en escalades d’arpèges, en accords gigantesques étages les uns par-dessus les autres et soulevés comme des houles profondes. Quelques voix encore plaintives voudraient s’attarder aux regrets, mais l’allégresse est la plus forte, un trait vertigineux emporte la symphonie et l’abîme dans un tourbillon d’héroïque, de divine joie.

Parmi les chefs-d’œuvre de Beethoven, il en est de deux sortes : les uns, comme l’ouverture de Coriolan, la sonate en ut dièze mineur, l’Appassionata, la pathétique, sont tristes tout entiers ; ce sont les inconsolés. D’autres, les plus nombreux, nous mènent par la souffrance au bonheur, par la lutte à la victoire, par la vie et la mort à l’immortalité. La symphonie héroïque est parmi les derniers, qui sont les plus admirables. Ils nous donnent le plus grand exemple et la plus haute leçon, parce qu’ils symbolisent toute notre destinée : nos douleurs, nos devoirs et nos espérances, l’épreuve passagère suivie de l’éternelle gloire.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voir la Revue du 15 septembre 1887, du 1er février et du 15 septembre 1888
  2. The Power of sound, by Edmund Gurney (London ; Smith, Elder and C° ; 1880).
  3. Voir à ce sujet deux ouvrages auxquels nous avons beaucoup emprunté : l’Histoire de la musique militaire, par E. Neukomm, et l’Essai historique sur les chants militaires des Français, par Kastner.
  4. Voyez la Revue du 15 septembre 1887.
  5. Lettres d’un voyageur.
  6. George Sand.
  7. Psychologie de la musique, par M. Lévêque.