C. Meyrueis (Volume 2p. 155-172).


CHAPITRE XXXV.


Il y a un rocher tout près de nous,
Une ombre dans un pays désolé ;
Celui qui se repose sous ce rocher frappé
Trouve de l’eau qui en découle.

(Neale.)


Cependant, à Recoara, les jours se passaient sans amener un grand changement. Après la première semaine, la fièvre de Walter avait diminué, il n’avait plus d’assoupissements, et il semblait que rien ne dût empêcher son entier rétablissement. Il était mieux chaque matin, mais ce mieux ne durait pas ; la fièvre, quoique peu forte, ne le quittait jamais complétement, et ses forces diminuaient peu à peu en dépit de tous les remèdes.

Il ne souffrait pas beaucoup ; les maux de tête même étaient rares ; aussi était-il gai, quoiqu’il parlât peu, parce qu’on lui recommandait de ne pas se fatiguer. Il se plaignait surtout de langueur et de lassitude, et il avait des moments de faiblesse et d’oppression pénibles. D’abord on put les faire cesser au moyen de stimulants ; mais les remèdes semblaient perdre leur vertu, et le malade s’affaiblissait de plus en plus.

— Je crois que je supporterais plus facilement des douleurs aiguës, dit-il un jour ; et plus d’une fois il s’écria en soupirant : Oh ! si je pouvais sentir une bouffée de vent de Redclyffe. On eût dit en effet que l’air étouffé de la vallée, à la fin d’une chaude journée, devait suffire pour l’accabler, faible comme il était. Chaque matin, Amable, en laissant entrer l’air frais par la fenêtre, prédisait que la journée ne serait pas chaude ; mais, chaque après-midi, le vent tombait, le soleil brillait à travers les croisées, la chambre était suffocante, et le malaise revenait. Puis, après quelques efforts pour le soulager, Walter disait qu’il valait mieux demeurer tranquille, et Amy le quittait à onze heures, espérant qu’il aurait une bonne nuit.

Il semblait à la jeune femme que des siècles s’étaient écoulés de cette manière, lorsqu’un matin on lui remit deux lettres.

— De maman ! s’écria-t-elle, et celle-ci est pour vous. Elle a eu de la peine à nous trouver, combien d’adresses différentes !

— De Markham, dit Walter. Ce doit être la lettre que nous attendions.

La lettre qui annonçait que Redclyffe était prêt à les recevoir ! Amable la posa avec une sensation étrange et ouvrit celle de sa mère. Elle s’écria avec un mouvement de joie.

— Ils viennent… papa et maman !

— Quel bonheur !

« Si nous ne recevons pas des nouvelles beaucoup meilleures, disait la lettre, nous partirons mercredi de bonne heure, et j’espère que nous serons auprès de vous peu après l’arrivée de cette lettre. »

— Que je suis contente ! Mais que fera Charles sans elle ?

— C’est une grande consolation, dit Walter.

— Vous verrez comme maman soigne les malades ! Elle pourra du moins vous soigner comme il faut. Elle vous veillera la nuit sans se lasser, et pensera à mille choses que je ne sais pas imaginer.

— Non, Amy ; personne ne pourrait me soigner mieux que vous. Mais ce sera une grande joie de revoir maman, de sentir que vous serez avec elle. Tout concourt à me tranquilliser.

Ces derniers mots furent prononcés très bas. Amy attendit qu’il lui demandât le reste de la lettre et celle de Markham.

Celle-ci fut pénible à lire ; Markham l’avait écrite sans savoir la maladie de Philippe ; et il parlait des préparatifs que l’on faisait à Redclyffe pour les recevoir, les priant de ne pas arriver sans prévenir, parce que les paysans comptaient leur faire de grands honneurs. Il finissait par des observations sur tous les inconvénients qu’il y avait à demeurer si longtemps en pays étranger.

— Pauvre Markham ! dit Walter.

Amable comprit ce qu’il voulait dire ; mais ces paroles lui faisaient moins d’impression, Walter ayant parlé ainsi depuis le commencement de sa maladie. Occupée comme elle l’était, elle ne pensait pas à l’avenir. Après un long silence, Walter reprit :

— Je suis fâché pour lui. Je lui ai fait écrire par Arnaud.

— Par Arnaud ?

— Cela valait mieux pour vous. Arnaud a écrit de ma part toute la nuit. Vous enverrez ma lettre, n’est-ce pas, ainsi qu’une autre à mon pauvre oncle ?

— Très bien, dit-elle, comme il la regardait.

— J’ai demandé à Markham, reprit-il, de vous envoyer mon petit secrétaire. Il contient toute espèce de choses que j’y ai mises en quittant Oxford. Je ne voudrais pas qu’une autre que vous les vît, quoiqu’il n’y ait rien d’important.

Elle le regarda sans répondre, et, en voyant sa physionomie si calme, Amy n’osait désirer de le retenir. Il lui semblait que c’était un sort inévitable, et que le moment de le perdre approchait. Elle n’avait jamais pleinement espéré qu’il se rétablît ; elle le veillait, l’écoutait parler, et ne se demandait pas ce qu’elle ferait sans lui, car elle s’oubliait complétement.

— J’aurais bien voulu revoir la baie de Redclyffe, dit Walter après une pause. Mais je ne dois plus rien désirer, puisque maman vient. Je souhaitais sans doute trop vivement d’être un jour avec vous sur nos rochers, respirant le vent de la mer, écoutant le murmure des flots, regardant le ciel, l’océan… Vous les verrez un jour… Après tout, ce sont des regrets terrestres !…

Pendant la soirée, il parut méditer, et ne parla que pour charger Amable de quelques messages pour les habitants de Redclyffe ou de Hollywell, pour nommer la petite Marianne Dixon et ses autres protégés. Elle pensa qu’il n’oubliait personne de ceux qu’il avait connus, pas même la vieille bonne à Hollywell, et il se les rappelait tous avec un plaisir tranquille. À onze heures et demie, il l’envoya au lit ; elle obéit avec soumission, espérant qu’il s’endormirait. Le jour commençait à poindre lorsqu’Amy revint vers son époux, et fut reçue avec un sourire plus radieux que jamais. Ce sourire éclairait toute sa physionomie et reposait sur son front et ses yeux autant que sur ses lèvres.

— Vous avez passé une bonne nuit ? demanda-t-elle.

— Mon vœu a été accompli ; j’ai revu Redclyffe.

Et, voyant qu’elle était surprise :

— C’était une espèce de rêve, quoique je n’aie pas complétement perdu la conscience de ma situation présente. C’était ravissant ! Je voyais les vagues transparentes et éclairées… l’écume… les oiseaux de mer… les arbres… le Shag… le ciel… et tous plus glorieux qu’ils ne m’avaient jamais semblé !

— Je suis heureuse, dit Amy, s’associant à cet étrange bonheur.

— Quelle grâce ! Ce désir même a donc été exaucé ! Comme si ce n’était pas assez de contempler la gloire à venir ! N’est-ce pas une faveur toute paternelle ?

— Oui, mon cher Walter !

— Après cela et l’arrivée de maman, que je ne verrai peut-être pas, il ne me reste qu’une chose à souhaiter.

— La présence d’un ministre ?

— Oui ; mais si cela m’est refusé, il faudra m’y soumettre, penser au dernier dimanche à Stylehurst, à Noël, et à ce dimanche de communion à Munich.

— Ah ! je suis heureuse que cela nous ait retenus à Munich.

— Oui, j’ai eu plus de grâces que je n’en méritais, et maintenant je vais mourir comme je l’aurais demandé.

Il s’arrêta pour prendre ce qu’Amable lui présentait, et elle interrogea son pouls. Il y avait toujours de la fièvre, qui, sans doute, remplaçait les forces ; mais les pulsations étaient faibles, irrégulières, et elle frémit à l’idée que le moment approchait peut-être !… Mais il fallait le soigner et s’oublier.

Quand l’heure de descendre pour déjeuner avec Philippe fut venue, Walter dit :

— Croyez-vous que Philippe pût monter vers moi ? Je voudrais lui parler.

— Je suis sûre qu’il le pourrait.

— Demandez-lui donc si cela ne le fatigue pas trop.

Depuis deux jours, Philippe s’était levé assez tôt pour déjeuner avec Amable dans la pièce voisine de sa chambre. Il était toujours très faible, et n’était encore allé que sur le balcon pour sentir l’air. Les grandes chaleurs l’avaient aussi fort éprouvé, et contribuaient à retarder sa complète guérison.

Mais, quand il apprit que Walter désirait de le voir, il en fut réjoui, et répondit qu’il monterait. Déjà il avait voulu offrir à sa cousine de tenir un peu compagnie au malade, et il parut charmé d’apprendre que Walter fût assez bien pour désirer sa visite. Elle vit qu’il fallait donc le préparer un peu à ce que Walter avait à lui dire.

— Il désire beaucoup vous voir, dit-elle. Il veut mettre ses affaires en ordre ; et, s’il parle de… de sa mort, soyez assez bon pour ne pas le contredire.

— Comment ! il n’y a pas de danger ! s’écria Philippe.

— Je ne crois pas qu’il soit plus mal ; mais il a un si grand désir que tout soit arrangé, qu’il sera mieux de le laisser se délivrer de ce souci. Ainsi vous tâcherez de tout supporter, n’est-ce pas, Philippe ?

— Et vous-même, comment pouvez-vous le supporter ? demanda Philippe.

— Je ne sais… je ne puis le contredire.

Philippe n’ajouta rien, et demanda seulement quand il devait monter.

— Dans une heure, peut-être ; ou bien quand vous serez prêt, car vous pourrez vous reposer un moment dans le salon avant d’entrer.

Il trouva la montée plus difficile qu’il ne s’était attendu, et il entra dans le salon si essoufflé et les genoux si tremblants, qu’Amable le fit reposer un moment sur le sofa, avant d’entrer auprès de Walter. Le premier regard que Philippe jeta sur le malade le rassura, car il n’était pas, à beaucoup près, aussi changé que lui-même l’était encore. La figure de Walter était habituellement maigre, son teint était encore hâlé par le voyage, et le léger coloris que la fièvre donnait à ses joues lui laissait à peu près son apparence habituelle. Ses beaux yeux bruns étaient toujours brillants, et, quoique la main qu’il tendit à Philippe fût brûlante et amaigrie, son cousin le rassura par des paroles gaies et bienveillantes qu’il lui adressa d’une voix assez forte. Amy avança une chaise, jeta un regard à son cousin pour lui recommander la prudence, et se retira dans sa chambre, en laissant la porte ouverte, car les deux malades n’étaient pas en état de demeurer tout à fait seuls ensemble.

Philippe s’assit, et, après une courte pause, Walter commença :

— Il y a quelque chose que je voudrais vous demander, pour le cas où vous seriez mon successeur à Redclyffe.

Philippe fut saisi d’horreur ; mais il voyait Amy écrivant à sa petite table, et il se contint.

— Je ne veux pas essayer de vous diriger, continua Walter. Vous serez un beaucoup meilleur propriétaire que moi ; mais il y a deux ou trois petites choses auxquelles je tiendrais…

— Tout ce que vous voudrez !

— Le vieux Markham. Il a des préjugés de l’ancien temps, mais sa vie tient au domaine de notre famille ! Il me pleurera beaucoup, et, s’il perdait son emploi, il serait tout à fait malheureux. Voudriez-vous le supporter pendant le reste de sa vie, même s’il est de mauvaise humeur et fait des objections absurdes, et s’il est jaloux de tout ce qui n’est pas moi ?…

— Oui, oui ! s’il faut…

— Merci ! Puis il y a Coombe-Prior. Je paye Wellwood de ma poche : voulez-vous continuer aussi, en attendant qu’il puisse avoir ce poste après le vieux ministre ? Et l’école à bâtir, qui n’est pas encore terminée, ainsi que les jardins pour les pauvres, que je voulais faire avec le reste du terrain ! Mais vous ferez cela mieux que moi. Vous souvenez-vous aussi que, quand vous allâtes à Redclyffe, l’an passé, — Philippe frémit — vous dîtes à Markham que cette petite pelouse, devant la grille de Sally, devrait être enfermée dans le parc ? Je voudrais bien qu’on ne le fît pas ; car les villageois n’ont pas d’autre pâturage pour leurs vaches et leurs ânes. Laissez-les aussi venir à l’église par le sentier du parc : cela épargne bien des pas aux vieillards. Merci. Pour ce qui est du reste, je suis bien aise de sentir que tout cela sera dans vos mains, si…

Ce mot consola un peu Philippe, mais n’avait pas le sens qu’il lui attribuait. Il supposait que Walter faisait allusion à la possibilité de sa guérison, tandis qu’il pensait au cas où Amable deviendrait mère d’un fils.

— Amy a une liste de vieillards qui reçoivent une petite pension toutes les semaines, ou qui ne payent pas de logis, reprit Walter. Ne leur faites pas sentir de différence. Ne renvoyez pas non plus Brown, le vieux garde-chasse : il n’est pas de la moindre utilité, mais cela le tuerait. Il y a aussi Ben Robinson, qui a été si brave pendant le naufrage ; une parole encourageante de temps en temps pourrait le maintenir dans la bonne voie. Demandez-lui de ma part de ne pas oublier le lendemain du naufrage, quand nous allâmes à l’église : il sera bien aise d’y avoir pensé, quand il sera où j’en suis. Mais dites-lui vous-même ; il y fera plus d’attention si cela vient d’un homme.

Tout cela avait été dit avec des pauses, dans lesquelles Philippe faisait des signes d’assentiment. Amable vint faire prendre au malade un cordial. Dès qu’elle se fut retirée, il reprit :

— Mon pauvre oncle ! je lui ai écrit… c’est-à-dire, je lui ai fait écrire par Arnaud. J’espère que ce sera bon pour lui ; mais je veux vous demander une grande faveur. Je ne peux lui laisser de l’argent, ce ne serait qu’une tentation ; mais voulez-vous le surveiller et le secourir au nom d’Amy ? Je ne puis demander ce service à personne, et elle ne peut s’en charger ; mais vous vous en acquitteriez si bien ! Quelques témoignages d’intérêt peuvent le sauver ; et, si vous saviez, quel caractère généreux !… Voulez-vous me faire cette grâce ?

— Certainement, je le veux.

— Merci. Jugez-le bien ; il a des sentiments délicats, oui, je vous l’assure ; prenez garde de les froisser.

Encore un silence, après lequel Walter reprit en souriant :

— Vous êtes l’homme de loi de la famille ; je voudrais avoir votre avis. J’ai dicté mon testament à Arnaud, et j’ai voulu laisser aux demoiselles Wellwood de Saint-Mildred quelque chose pour leur établissement. Faut-il le leur donner à elles-mêmes, ou nommer des curateurs ?

Philippe se sentit frappé par un trait de lumière, et il s’écria :

— Dites-moi seulement une chose : Était-ce pour cela, les mille livres ?

— Oui ; mais je n’étais pas libre de…

Il s’arrêta, car Philippe ne l’écoutait plus. Il s’était jeté à genoux, et cachait sa figure sur les couvertures du lit.

— C’était donc pour cela ! dit-il d’une voix étouffée. Oh ! pouvez-vous me pardonner ?

Il n’osait lever les yeux ; mais il sentit Walter lui poser la main sur la tête, et l’entendit lui dire :

— Il y a longtemps que c’est fait ! Et vous aussi, vous m’avez pardonné ma colère contre vous, comme j’espère que Dieu me l’a pardonnée ?…

On frappa à la porte, et Philippe, avec la crainte irréfléchie qu’on le trouvât dans cette posture, se releva vivement. Amable ouvrit. Arnaud venait dire que le médecin était en bas avec deux messieurs, et remit leurs cartes, sur l’une desquelles Amable lut le nom d’un ministre anglais.

— Encore ! dit Walter. Je n’ai plus rien à désirer.

Amable alla leur parler, car Walter voulait voir M. Morris, le ministre, d’abord, après la visite du médecin.

— Ne descendez pas, dit-il à Philippe ; vous savez que nous avons besoin de vous ; allez seulement dans le salon.

Longtemps auparavant, on avait envoyé des lettres à Venise, pour demander qu’un ministre anglican voulût bien venir à Recoara. Jusque-là personne n’avait répondu, et M. Morris était le premier qui fût venu. Il était fort jeune, et voyageait pour sa santé, avec un frère qui avait grand’peur qu’il ne se fatiguât trop. Il y avait fort peu de temps qu’il était consacré, et Amy vit aisément, bien qu’il fût très aimable et très bon, qu’il ne fallait pas lui demander d’autres services que ceux de son office. Elle l’amena donc auprès du malade, avec qui elle le laissa seul, et passa dans sa chambre, d’où elle ne sortait que quand on avait besoin d’elle. M. Morris paraissait très édifié des sentiments du mourant, qui voulait communier encore une fois. Amable appela Anne et Arnaud pour prendre part à la cérémonie, puis elle alla aussi chercher Philippe.

Elle le trouva assis, la tête cachée dans ses mains, et abîmé dans sa douleur.

— Philippe, venez ; nous n’attendons que vous.

— Je ne puis ; je n’en suis pas digne ! répondit-il d’une voix étouffée.

— Sans doute vous ne nourrissez plus de sentiments contraires à la charité ? dit-elle doucement.

Philippe frémit, en faisant signe que non.

— Et si vous êtes affligé, repentant… Dieu ne repousse pas les cœurs froissés et brisés.

Ces paroles tombèrent comme un baume sur les blessures de Philippe. Il se leva, et suivit Amable en tremblant.

La cérémonie étant achevée, tous demeurèrent un moment dans le silence. Amable se leva la première, car Walter, quoique serein, avait l’air très fatigué. Elle lui fit respirer du vinaigre qui le ranima, puis il se tourna vers Philippe et lui tendit la main. Philippe se courba sur le lit, soit de lui-même, soit attiré par un léger effort de Walter, et il baisa le front de son cousin.

— Merci ! dit tout bas le malade. Bonne nuit ; que Dieu vous bénisse ainsi que ma sœur !

Philippe se retira, et Walter ajouta :

— Pauvre garçon ! Il sera plus à plaindre que vous, Amy. Prenez soin de lui, je vous le recommande.

Elle entendit à peine ces derniers mots, car il laissa retomber sa tête sur le côté et se trouva mal. Il n’y avait plus qu’elle dans la chambre ; Anne courut appeler le médecin. Walter revint enfin à lui et s’endormit. Le docteur lui tâta le pouls, et dit ces mots : « Très bas et inégal. » Les forces diminuaient rapidement, et rien ne semblait les ranimer. Cependant il fallait toujours essayer de les soutenir par quelques cordiaux ; le médecin, qui ne pouvait pas rester toute la nuit, promit de revenir le lendemain de bonne heure.

Amable remarqua à peine son départ ; les deux messieurs Morris étaient retournés à l’autre hôtel ; elle fit sa visite du soir à Philippe : tout cela lui semblait un rêve, que plus tard elle pouvait à peine se rappeler clairement. La nuit vint enfin, et, pour la première fois, il lui fut permis de veiller son époux.

Il avait dormi pendant quelque temps, quand elle l’éveilla pour lui donner un peu de vin, selon l’ordre du médecin. Il sourit et lui dit :

— N’y a-t-il que vous ici ?

— Non, je suis seule avec vous.

— Ma chère femme ! ma Verena, comme toujours ! Nous avons été si heureux ensemble !

— Oui, dit-elle ; et une expression de souffrance passa sur sa figure, au souvenir de leur bonheur sans nuage.

— Nous nous reverrons avant qu’il soit longtemps.

— Dans peu de mois, peut-être !… dit Amy d’une voix étouffée… Comme votre mère…

— Non, ne le souhaitez pas, Amy. Ne souhaitez pas qu’il n’ait pas de mère !

— Priez pour moi !… dit-elle ; et elle ne put continuer.

— Oui, répondit-il. Je compte sur cet enfant et sur maman pour vous consoler. Et Charles !… je ne l’aurai pas privé longtemps de vous ; et, dans un peu de temps encore, nous nous retrouverons tous. Les années et les mois semblent de la même longueur à présent. Je suis fâché de vous causer tant de peine, Amy ; mais c’est pour notre bien.

Amy l’écoutait, les yeux fixés sur les siens, et sans pouvoir répondre. Il reprit bientôt :

— Mes adieux à Charles… à Laura… à Charlotte… mon frère et mes sœurs !… Ils m’ont traité comme un des leurs. Il n’est pas nécessaire que je recommande à Charlotte d’avoir soin de Trim, et notre père montera Deloraine. Faites-lui aussi mes adieux, Amy ; remerciez-le surtout du don qu’il m’a fait en vous. Et ma chère maman ! Je ne la reverrai que dans un monde meilleur. Dites-lui combien j’ai senti ses bontés depuis que nous nous connaissons. Amy, vous ne serez pas fâchée de savoir que c’est votre ressemblance avec elle qui m’a fait d’abord vous aimer. J’ai été bien heureux !

Il garda de nouveau le silence, comme s’il eût été en contemplation, et Amable parvint à calmer son émotion, dès qu’il ne fut plus question d’elle-même. Tous deux gardèrent ensuite un peu de temps le silence ; Walter semblait sommeiller. Quand il parla encore, ce fut pour lui demander de lui réciter quelques vers de Sintram. Ils revinrent sur les lèvres d’Amy, à mesure qu’elle les répéta d’une voix basse et tremblante.

Quand la mort approche,
Que tu sens ton cœur frémir,
Et tes membres trembler,
Élève tes mains et prie
Celui qui aplanit le chemin,
À travers la sombre vallée.

Vois-tu l’aube matinale ?
Entends-tu dans l’aurore rougissante
Le chant des anges ?
Relève ta tête abattue,
Toi qui as été couché si longtemps
Dans la tristesse et dans la crainte.

La mort vient te délivrer ;
Reçois-la le cœur joyeux,
Comme un ami véritable ;
Et toutes tes craintes cesseront,
Et dans la paix éternelle
Tes peines seront terminées.

— Dans la paix éternelle ! répéta Walter. Je ne croyais pas que cela vînt si tôt ; ma vie a été si heureuse ! Où fut le combat ? Je ne sais pourquoi je désirais de mourir à Redclyffe ou dans le tumulte d’un naufrage ; ceci vaut bien mieux ; Amy, lisez-moi un psaume.

Il y avait quelque chose dans cette paix parfaite qui empêchait Amy de penser à sa douleur, quoiqu’elle se sentît consternée. La nuit se passa, non pas longue et désolée, mais comme un rêve. Il s’assoupissait et s’éveillait tour à tour, lui disait quelques paroles paisibles, et la priait de lui lire une prière, un psaume ou un passage de la Bible. Il ne semblait pas souffrir, excepté quand il essayait de prendre quelque cordial. La difficulté augmenta au point qu’Amy ne pouvait se résoudre à lui causer cette peine, quoique ce fût là son dernier rayon d’espérance. Pour lui, il essaya longtemps d’obéir à cet ordre du médecin, en disant chaque fois « Merci ! » d’une manière touchante. Mais à la fin il dit : « C’est inutile, je ne puis. » Alors elle comprit que tout était fini, et s’assit auprès de lui en le regardant sans cesse. L’obscurité diminuait, et le jour commençait à poindre. Il s’endormit encore, mais sa respiration devenait plus courte. Amy essuyait sur son front la sueur de l’agonie !

La lumière du matin éclairait la chambre ; les cloches de l’église sonnaient les matines ; les blancs sommets des montagnes se teignaient de rose ; le pouls de Walter était presque insensible, sa main froide ; enfin il ouvrit les yeux :

— Amy ! dit-il, comme effrayé ou souffrant.

— Ici, mon bien-aimé !

— Je n’y vois pas.

Dans ce moment le soleil levant inondait le lit de ses rayons par la fenêtre ouverte ; mais c’était la lumière d’un autre monde qui l’éclairait, au moment où le plus beau des sourires vint illuminer sa figure, et où il dit : « Gloire dans les cieux… paix… bonne volonté !… » Il fit encore un effort pour respirer, et dit d’une voix étouffée : « Priez ! » Amy pria, et, dans le moment où elle dit : « Amen ! » elle vit qu’il ne souffrait plus. L’âme de Walter était auprès de son Sauveur, et sa dépouille mortelle demeurait seule sur le lit. Amy ferma les paupières frangées de ces beaux yeux… Elle voyait cette figure plus belle et plus calme que dans le sommeil, et s’agenouilla auprès du lit. Elle ne sut jamais combien de temps elle demeura dans cette posture. Anne vint l’en tirer en sanglotant et en disant avec effroi :

— Madame ! madame ! venez. Oh ! mademoiselle Amable, vous ne devriez pas être ici.

Elle leva la tête. Anne dit plus tard à Mary Ross qu’elle n’oublierait jamais la figure de sa maîtresse dans ce moment. Ce n’était pas de la douleur : on eût dit que son âme avait suivi quelque temps celle de son époux, et venait d’être rappelée sur la terre.

Elle se leva… le regarda encore… s’aperçut qu’Arnaud était là… se laissa conduire dans la pièce voisine et ferma la porte.