C. Meyrueis (Volume 2p. 124-135).


CHAPITRE XXXIII.


De l’obscurité et de la misère ici-bas ;
Nous ne demandons pas un parfait repos.

(L’Année chrétienne.)


On eût dit que Walter commençait à se ressentir de toutes les fatigues qu’il avait éprouvées, car, le lendemain matin, il avait un léger mal de tête, et il se sentait appesanti et endormi. Il se rendit avec Amable auprès de Philippe, et, quand elle se retira pour écrire, Philippe fit part à Walter d’un plan qu’il avait formé. C’était de s’offrir comme chef du corps des constables dans le comté où Redclyffe était situé. Cet office lui aurait convenu, et lui aurait peut-être permis de songer au mariage. Il comptait sur l’appui de lord Thorndale et de quelques autres personnes ; mais Walter ne put l’aider beaucoup dans ces calculs, connaissant fort peu ses voisins. Il dit plus tard à sa femme qu’il craignait d’avoir paru indifférent, mais qu’il s’était endormi deux fois pendant que Philippe lui parlait.

— Le sommeil veut se venger de ce que vous l’avez appelé un préjugé populaire. Ne lui résistez plus ; couchez-vous, et, plus tard, vous serez bon à quelque chose.

Il suivit ce conseil, dormit pendant une couple d’heures, et se réveilla le soir bien rafraîchi, quoiqu’il eût toujours mal à la tête, et il put soigner Philippe comme de coutume.

Le lendemain matin, il s’éveilla si tard qu’il sauta du lit tout consterné, pressé de se rendre vers son maladie. Mais, à peine avait-il commencé à s’habiller, qu’il revint précipitamment de son cabinet de toilette, et se jeta sur le lit. Amable accourut, effrayée de sa pâleur.

— Ce n’était qu’un étourdissement, dit-il ; c’est déjà passé. Et il voulut se lever ; mais il fut obligé de se recoucher.

— Vous feriez mieux de rester tranquille, lui dit-elle. Avez-vous mal à la tête ?

— Encore un peu, dit-il, comme elle lui posait la main sur le front.

— Il est brûlant. Vous aurez pris froid dans notre promenade d’hier. Non ! ne vous levez pas, cela vous ferait du mal.

— Il faut que j’aille auprès de Philippe, dit Walter, essayant encore une fois, mais vainement, de se lever et de surmonter son malaise.

— C’est inutile, dit Amable, dès qu’il fut un peu mieux. J’irai moi-même vers Philippe ; couchez-vous, et je vous apporterai une tasse de thé bien chaud.

Quand il fut couché, elle eut le plaisir de le voir un peu mieux, et il lui promit de ne plus essayer de se lever. Il était assez tard, et le déjeuner était prêt dans la pièce voisine. Elle lui apporta un peu de thé ; mais il ne parut pas disposé à soulever sa tête pour le boire, et il la pria d’aller tout de suite vers Philippe, craignant qu’il ne trouvât étrange qu’on l’oubliât ainsi, et lui donnant mille directions sur la manière de lui servir son déjeuner.

Philippe fut bien surpris de la voir au lieu de son mari, et très affligé d’apprendre que Walter n’était pas bien.

— Il s’est trop fatigué, dit-il. Puis, après une pause, pendant laquelle il avait commencé à déjeuner, en lui demandant mille fois pardon de se laisser servir par elle, il reprit la parole avec effort :

— Jamais malade n’a été soigné comme il m’a soigné, Amy. Je le sens mieux que je ne puis l’exprimer. Ah ! vous n’aurez plus lieu de vous plaindre que je le juge durement !

— Ne parlez plus de cela, dit-elle, émue par la voix tremblante de Philippe, et pressée de retourner vers son mari. Il lui fallut un effort, pour ne pas montrer son impatience à son cousin ; mais Charles l’avait accoutumée à servir le déjeuner d’un malade.

Quand elle put enfin monter, Walter lui dit qu’il se sentait mieux et la pria d’aller déjeuner à son tour. Elle fit un effort sur elle-même pour obéir et revint bientôt vers lui. Il était rouge et oppressé, et, quand elle posa sa main fraîche sur son front, elle fut effrayée des battements redoublés de ses tempes.

— Amy, dit-il en la regardant avec calme, c’est la fièvre.

Sans lui répondre elle pris sa main ; et interrogea le pouls, qui était en effet très fébrile. Chacun d’eux comprit que l’autre pensait aux paroles de Walter, et à ce qu’il avait dit le dimanche de la prédication du médecin ; Amy devina qu’il pensait à la mort ; elle proposa d’appeler le médecin français. Elle écrivit son billet avec un calme qui venait de la violence même du choc qu’elle avait éprouvé. Elle ne pouvait penser, elle ne savait pas si elle craignait ou si elle espérait. Elle tâchait de ne vivre que dans le moment présent, et il était heureux que son imagination ne lui représentât pas toute l’horreur de sa situation. Si jeune et chargée seule du soin de deux malades dans un pays étranger (il est vrai que son cousin était convalescent ; mais il était encore dépendant et incapable de l’aider, même de ses conseils) ; son mari, atteint de cette fièvre terrible, et pour qui elle avait des raisons particulières de craindre ! car, indépendamment de la prédiction du médecin, il était facile de voir qu’il n’était pas robuste, malgré son activité, et que les fatigues qu’il venait de supporter l’avaient mal préparé à traverser une maladie. Mais, comme nous l’avons dit, Amy n’osait pas regarder en avant ni autour d’elle. Elle se confiait en Dieu, et tâchait de se rendre utile aux deux malades, auprès desquels elle aurait voulu pouvoir être à la fois.

Cette journée fut très pénible, car l’agitation de la maladie se faisait beaucoup sentir chez une nature si active. Il ne s’impatientait pas contre le mal, mais il désirait essayer l’une après l’autre toutes les choses qui avaient fait du bien à Philippe dans sa convalescence. Puis il craignait beaucoup qu’Amable ne se fatiguât, et que Philippe ne fût négligé. Il se tournait tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, tour à tour brûlant et frissonnant. Amy voyait qu’il avait quelque désir, qu’il ne témoignait pas pour ne pas la fatiguer, mais si elle devinait ce que c’était, il en était bien aise en même temps que fâché. Sans cesse elle arrangeait ses couvertures et retournait ses oreillers ; il la remerciait, s’affligeait de lui donner tant de peine, et retombait bientôt dans la même agitation.

Enfin il s’écria :

— Je vois ce que c’est ! je suis impatient ; là, je ne bougerai pas d’une heure. Il sourit de se traiter ainsi comme un enfant ; mais, grâce à cette ferme résolution, il s’endormit.

Ce sommeil, tout agité qu’il fût, était un soulagement. Amy, qui surveillait sa respiration oppressée, n’avait pas le courage d’écrire une si triste nouvelle à sa mère. Elle ne pouvait pas même dire ses craintes à Philippe, avant qu’elles fussent confirmées par le médecin.

Celui-ci vint enfin, et la seule consolation qu’il donna, fut que le cas était moins grave que chez Philippe. Walter n’avait pas le moindre délire. Il était seulement assoupi et oppressé. Et, quand il s’éveilla lors de la visite du médecin, il lui répondit, le questionna, et parla de la manière la plus calme. Dès qu’il fut seul avec Amy, il lui dit avec un faible sourire :

— Il serait inutile, il serait faux de dire que je voudrais ne pas être soigné par vous. Le docteur croit qu’il y a peu à craindre de la contagion, et ce serait d’ailleurs trop tard pour prendre des précautions.

— J’en suis bien aise, dit Amy.

— Mais soyez prudente et ménagez-vous. Voulez vous me promettre de ne pas veiller ?

— Je vous remercie de ne pas me demander plus que cela, dit-elle avec une soumission mélancolique.

Il sourit encore.

— Que je suis fâché pour vous que vous nous ayez tous deux malades à la fois ! Mais c’est la volonté de Dieu !

La mélancolie de son regard, la douceur de son sourire, et la sérénité de son front, jointes à ses joues fiévreuses, à sa respiration oppressée et à son air d’extrême lassitude, lui donnaient une beauté étrange et triste ; Amy, tout en éprouvant un ardent amour pour cet époux, dont tout son bonheur dépendait, le regardait aussi avec une espèce de crainte religieuse, comme s’il eût été trop au-dessus des autres mortels par ses pensées et ses sentiments. Elle se pencha sur lui et baigna son front avec de l’eau de Cologne ; puis, comme ses cheveux le gênaient en tombant sur sa figure, il la pria de couper la boucle de devant. Il y avait quelque chose de triste dans cette opération, car cette vague dorée, comme l’appelait Charlotte, plaisait tout particulièrement à Amy, et il lui semblait que de la couper c’était se préparer à une longue maladie. Cependant elle était décidément embarrassante, et il fallut bien la sacrifier. Walter sourit du soin avec lequel sa femme la plia dans du papier et l’enferma dans son nécessaire ; puis elle lui fit une lecture pour l’endormir.

Les journées se succédèrent sans autres événements. Walter n’eut jamais ni délire, ni autant de fièvre que Philippe. Il était dans un état de torpeur presque continuel, avec des intervalles de grande lucidité. Amy demeurait auprès du lit où il gisait immobile, pensant aussi peu que lui à la fuite du temps, toujours prête à lui donner à boire, à baigner ses tempes, à arranger ses oreillers, et à lui faire de courtes lectures, mais n’osant envisager l’avenir. Elle était toujours surprise de voir arriver l’heure des repas et le moment de soigner Philippe, de recevoir les lettres à la tombée du jour, et de céder à Arnaud son poste pour la nuit.

C’était pour elle un grand chagrin ; mais Walter ne voulait décidément pas qu’elle veillât. Elle sentait bien aussi qu’il fallait qu’elle ménageât ses forces, pour le cas où cette maladie serait longue, et elle savait qu’il était tranquille pour la nuit. Pour elle, son caractère paisible et confiant lui permettait de dormir et de se reposer plus que Philippe ne le croyait.

Elle paraissait toujours dans la chambre de ce dernier avec une physionomie douce et inquiète, mais elle ne lui laissait jamais voir son impatience de retourner auprès de son mari. Cependant, quoique Walter l’envoyât souvent se reposer ou soigner Philippe, elle savait qu’il était plus inquiet et plus agité en son absence, et son regard satisfait, quand elle rentrait, en disait plus que de longues plaintes.

C’était une grande douleur pour Philippe de se sentir inactif et dépendant, quand Amable aurait eu un si grand besoin de secours, et de se regarder comme la cause de la maladie de Walter, sans pouvoir lui rendre les soins qu’il en avait reçus. Si on lui avait prédit cet état de choses quelques semaines auparavant, il aurait souri avec dédain, à la pensée d’une enfant comme Amable chargée du soin de deux malades, sans qu’il pût lui donner même des conseils. Cependant tout allait bien, et, quoique sa cousine fût rarement avec lui, elle veillait à son bien-être ; il ne se sentait pas abandonné. Il était souvent seul, et comme sa tête et sa vue étaient encore trop faibles pour lui permettre de lire, il n’avait que ses pensées pour se distraire. Elles n’étaient pas gaies, et, si la maladie de Walter avait été aussi grave que la sienne, il n’aurait pu se pardonner de l’avoir causée par son imprudence. Imprudence ! ce mot était bien humiliant, et cependant ce n’était pas là le poids le plus lourd que Philippe eût sur la conscience ! Walter n’avait pas été pour lui un ami ordinaire, mais il lui avait rendu le bien pour le mal ; et, à présent que Philippe avait apprécié son caractère noble et généreux, il ne pouvait plus se dissimuler qu’il avait agi contrairement à la charité, en le soupçonnant toujours. Combien n’aurait-il pas été disposé à le croire maintenant, s’il était venu lui dire : « Je suis innocent ! » Mais il n’était plus temps de s’ériger en juge, et il n’était pas surprenant que tous ces sentiments de honte et de regret retardassent la convalescence de Philippe.

Ce ne fut pas avant le dixième jour de la maladie de Walter que son cousin fut en état de se lever et de passer dans la pièce voisine, où Amable lui avait promis de venir dîner avec lui. Il lui parut encore plus changé, quand elle le vit sur le sofa, qu’il ne lui avait semblé dans son lit ; car sa maigreur frappait davantage en voyant sa haute stature. Il semblait fort éprouvé par la fatigue que lui avait causée sa toilette, et garda le silence pendant une grande partie du dîner. Cependant Amable aurait été mieux en état de parler ce jour-là ; Walter avait dormi, et la fièvre avait diminué ; il avait pris quelque nourriture, qui semblait lui avoir rendu ses forces. La jeune femme disait qu’il ne lui faudrait que l’air de Redclyffe pour le remettre tout à fait, et le pas que Philippe venait de faire dans sa convalescence la réjouissait aussi beaucoup.

Elle quitta son cousin d’abord après le dîner, et ne revint auprès de lui qu’une heure et demie plus tard. Elle fut surprise alors de le trouver achevant une lettre, la tête appuyée sur sa main, d’un air très fatigué et très malheureux.

— En êtes-vous déjà à écrire des lettres ? lui demanda-t-elle.

— Oui, répondit-il d’un ton découragé ; je vous prierai d’adresser celle-ci, je ne puis le faire lisiblement.

Sa main tremblait en effet en la lui présentant.

— À votre sœur ? demanda Amable.

— Non, à la vôtre. C’est la première fois que je lui écris. Il y en a une dedans pour votre père, à qui je dis tout.

— Je suis bien aise que vous l’ayez écrite, vous serez plus tranquille à présent. Mais comme vous semblez fatigué ! Il faut vous recoucher. Voulez-vous que j’appelle Arnaud ?

— Non, je vous prie, laissez-moi d’abord me reposer.

La voix lui manqua, il se renversa sur le sofa, ferma les yeux et devint si pâle qu’Amable ne put le quitter, et employa tous les moyens à sa portées pour le faire revenir à lui. À peine se remettait-il, qu’Amy vint prendre les lettres pour les envoyer à la poste, ce qui faillit le faire évanouir encore une fois. Mais il serra ses mains avec force l’une contre l’autre ; Amy devina ce qu’il en coûtait à un caractère si fier pour avouer sa faute, et surtout pour attirer sur Laura la peine qu’il méritait.

Oh ! si Walter était ici pour lui parler ! se dit-elle ; mais, ne voulant pas le quitter sans un mot de sympathie :

— Vous serez content plus tard, lui dit-elle.

Il ne répondit rien.

Elle essaya quelques stimulants, et tâcha de l’arranger plus commodément sur le canapé.

— Merci, dit-il. Comment est Walter ?

— Il vient de dormir encore, et ce sommeil l’a rafraîchi.

— C’est une consolation ! Mais n’a-t-il pas besoin de vous ? Je vous ai retenue trop longtemps.

— Merci ; comme il est éveillé, je serais bien aise d’aller auprès de lui. Êtes-vous mieux ?

— Oui, tant que je ne remue pas.

— Ne l’essayez pas encore. Je vous enverrai Arnaud ; dès que vous le pourrez, retournez vous coucher.

Walter était encore éveillé, et il écouta avec intérêt ce qu’elle avait à lui conter de Philippe.

— Pauvre garçon ! dit-il. Il nous faut tâcher d’adoucir un peu cela.

— Voulez-vous que j’écrive ? dit Amable. Maman sera bien aise de savoir qu’il vous a tout dit, et ils le plaindront, quand ils sauront combien cette lettre lui a coûté.

— Ah ! ils ne devineront pas la moitié de son chagrin.

— J’écrirai à papa, pour qu’il lise ma lettre avant celle de Philippe.

— Pauvre Laura ! dit Walter. Ne pourriez-vous pas lui écrire aussi un billet ? Dites-lui que je suis très fâché, si jamais je lui ai fait de la peine en parlant durement de lui.

— Vous n’avez rien de semblable à vous reprocher, dit Amy ; c’est moi qui l’attaquais toujours. Amable souriait en apportant auprès du lit ce qu’il fallait pour écrire. Elle se mit à l’ouvrage. Elle disait ce qu’elle écrivait à son père à mesure qu’elle arrangeait ses phrases, et Walter les approuvait ou lui proposait quelque changement. C’était une grande jouissance pour elle de voir qu’il était mieux, quoiqu’il eût encore de la fièvre. La lettre était presque autant de lui que d’elle, et il lui dit, quand elle fut achevée :

— Ajoutez encore que, si je guéris, je suis sûr que nous pourrons les marier.

Puis, comme Amy écrivait, pleine d’espérance de le voir guérir, il lui dit, mais sans lui dicter :

— Sinon…

Elle frémit, mais n’osa pas l’interrompre.

— Sinon, vous savez que les affaires d’argent s’arrangeront facilement.