CHAPITRE XXXI.


 
Et changé les chardons maudits
En des emblèmes bienfaisants.

(Wordsworth.)


Environ trois semaines après le rendez-vous de Bellagio, sir Walter et lady Morville arrivèrent à Vicenza, comme ils revenaient de Venise. Ils étaient à déjeuner, quand Arnaud entra en disant :

— Il est fort heureux, monsieur, que vous ayez renoncé à visiter la Valteline avec le capitaine Morville.

— Comment ? Lui est-il arrivé quelque chose ?

— Je crains qu’il n’ait eu à souffrir de sa témérité. On vient de me dire qu’un Anglais, de votre nom, est très malade à Recoara.

— Où ?

— À la badia de Recoara. C’est ce que nous appelons des bains, sur la montagne, au nord. Les habitants de Vicenza y vont en été pour respirer la fraîcheur. Mais ils sont tous revenus depuis deux jours, par crainte de la contagion.

— Il faut que j’aille prendre des informations, dit Walter. Puis, revenant bientôt, il ajouta : C’est vrai ; ce ne peut être que le pauvre Philippe. J’ai vu le médecin, un Italien ; il dit que Philippe a una febbre molta grave.

— Très grave ! Cependant il a dit son nom ?

— On l’a lu sur son passeport, car il est incapable de parler.

— Il faut qu’il soit très malade, s’écria Amy. Et seul ! Que ferons-nous ? Vous ne me laisserez pas en arrière, quoi que vous fassiez ?

— Ce n’est pas loin d’ici, et…

— Oh ! ne dites pas cela, et prenez-moi avec vous. Je souffrirai tout ce que vous voudrez, mais cela serait trop dur.

Ses yeux étaient pleins de larmes, qu’elle essayait en vain de retenir. Walter gardait le silence.

— Ma pauvre Amy ! dit-il enfin, je crois que votre inquiétude serait trop grande, si je vous laissais.

— Oh ! merci !

— Vous ne le soignerez pas ; non, il n’y a pas un grand danger, nous irons ensemble.

— Merci ! Peut-être serai-je de quelque utilité. Est-ce une maladie très contagieuse ?

— J’espère que non. Il l’a prise à Colico, et l’a portée dans un endroit où elle ne règne pas, et où nous devons espérer qu’elle ne se propagera pas. Mais il nous faut partir le plus tôt possible ; je crains qu’il ne soit très mal, et presque abandonné. Je vais envoyer d’abord un exprès au consul de Venise, pour avoir un médecin, car je n’ai pas beaucoup de confiance en cet Italien.

Ils furent bientôt sur la route de Recoara, bordée d’un côté par des rochers élevés, et de l’autre par une petite rivière encaissée dans une étroite vallée. Celle-ci se rétrécissait de plus en plus à mesure qu’on montait ; ce ne fut bientôt plus qu’un vallon, puis une crevasse, remplie par de magnifiques châtaigniers. Mais, avant qu’elle devînt si étroite, nos voyageurs aperçurent les toits de la petite ville. Le soleil brillait, et l’air de la montagne était vif et pur. Amable avait peine à se figurer que la maladie et la douleur pussent se rencontrer dans ce lieu charmant ; elle se tourna pour faire part de cette observation à son époux ; mais il était plongé dans une profonde méditation, dont elle ne voulut pas le tirer. La ville, bâtie sur le bord de la rivière, était entourée de rochers qui dominaient l’auberge devant laquelle nos voyageurs s’arrêtèrent, augurant bien de son apparence de propreté.

Walter se rendit tout de suite auprès du malade ; tandis que l’on conduisit Amy dans une chambre au parquet poli, mais à peine meublée. Elle y attendit avec impatience le retour de son mari. Quand il entra, sa figure était en feu, et, avant de parler, il s’approcha de la fenêtre pour respirer.

— Il faut que nous lui trouvions tout de suite une autre chambre, dit-il. Il ne peut pas vivre dans un trou pareil, avec une atmosphère de fièvre qui suffirait à renverser les gens ! Voulez-vous lui en faire préparer un, Amy ?

— À l’instant même, dit Amy en sonnant. Comment est-il ?

— Il est assoupi, mais il ne dort pas. Il est très mal ; je n’ai jamais rien senti de comparable à la chaleur de sa peau. Mais cette petite chambre y est pour beaucoup ; il est probable qu’un air plus pur le ranimera. Il a manqué de soins. C’est une terrible chose que de tomber malade dans un pays étranger, loin de tous ses amis !

Arnaud entra, et Amy fit demander l’hôtesse, pendant que Walter retourna auprès du malade. On avait fait peu d’attention au piéton solitaire, trop malade pour exiger qu’on le servît, et dont la présence avait fait fuir les autres voyageurs. Mais quand un milord inglese s’occupa de lui, les choses changèrent de face, et tout fut à la disposition de la signora. Il y avait beaucoup de chambres dans l’hôtel ; mais elles étaient petites. Amable en choisit trois contiguës, situées au premier étage, et qui étaient un peu plus grandes que les autres. On pouvait y établir un courant d’air en ouvrant le passage ; et, sous la surintendance de sa maîtresse, Anne parvint à rendre cet appartement assez confortable, presque anglais. Alors Amable fit dire à Walter que tout était prêt, et alla s’établir elle-même dans l’appartement au-dessus de celui du malade.

Philippe était complétement privé de connaissance quand on le transporta dans son nouveau logement. Il y avait une semaine qu’il était malade ; son état s’était aggravé, d’abord parce qu’il avait trop lutté contre le mal, puis par le défaut de soins. C’était une chose effrayante de voir à quel état ce jeune homme si robuste était réduit, ne donnant signe de vie que par sa respiration pénible et entrecoupée. Walter demeura auprès de lui, laissant l’air pur entrer librement par les fenêtres, humectant sa figure de vinaigre, et soupirant après l’arrivée du médecin, qui ne pouvait être là de longtemps. Ignorant le traitement qu’il fallait suivre, il craignait de faire du mal à son cousin.

Le malade parut un peu ranimé par l’air frais ; il respira plus librement, et murmura, comme s’il essayait péniblement de parler.

Da bere, dit-il enfin ; et, si Walter n’avait pas compris le sens de ces mots, il l’aurait deviné par la manière expressive dont ils furent prononcés.

— Un peu d’eau, dit Walter, en présentant un verre devant ses lèvres.

Philippe ouvrit les yeux en reconnaissant la langue de son pays, et, tout en buvant, il regarda Walter avec un air de surprise, mais sans intelligence.

— Est-ce assez ? En voulez-vous un peu sur votre front ?

— Merci.

— Êtes-vous mieux ? Nous avons appris seulement aujourd’hui votre maladie.

Philippe se tourna avec inquiétude, comme s’il n’avait pas été content de voir Walter, ou comme s’il n’avait pas compris ce qui se passait. Le délire vint bientôt. Le malade était inquiet de se sentir isolé ; il essayait de parler italien ; Walter lui répondait en anglais, et la langue maternelle paraissait lui faire plaisir. Cependant, au grand chagrin de Walter, son ancienne inimitié contre lui reparaissait ; il ne repoussait pas ses soins, mais il ne semblait pas les recevoir avec plaisir. Vers la nuit l’agitation du malade augmenta, au point qu’il fallut le tenir de force dans son lit.

Amable ne vit son mari qu’un instant ce soir-là ; elle lui fit prendre du café, et il redescendit bientôt, disant qu’il veillerait toute la nuit, mais lui conseillant de se coucher, parce qu’elle était pâle et fatiguée. La nuit fut terrible, et, le lendemain matin, le malade était sans connaissance. Enfin le médecin arriva. C’était un Français, homme habile et intelligent. Il déclara que le cas était grave et le cerveau plus affecté qu’il ne l’est d’ordinaire par une fièvre de malaria. Ce fut un grand soulagement pour Walter de voir essayer des remèdes ; mais la glace et les vésicatoires faisaient peu d’effet, et le médecin déclara que la fièvre ne diminuerait pas de longtemps.

Les jours se succédaient sans changement favorable. Philippe n’avait, entre ses moments de rêveries, que de très courts intervalles lucides. Il se croyait toujours abandonné de ses amis, demandait de retourner à Stylehurst, et, quand il reconnaissait Walter, il montrait toujours une certaine répugnance à recevoir ses services, auxquels il préférait ceux d’Arnaud. Cependant Walter était infatigable dans ses fonctions de garde-malade. Il les remplissait avec une exactitude rare, ne pensait jamais à lui et toujours au bien-être du patient. Il n’allait auprès d’Amable qu’à l’heure des repas, et de temps en temps, dans le cours de la journée, pour lui donner des nouvelles. S’il pouvait rester un peu plus longtemps, quand Philippe était assoupi, elle tâchait de lui faire prendre quelque repos. Si c’était le soir, ou dans le moment de la grande chaleur, il consentait à se coucher, pendant qu’elle lui faisait une lecture, mais il finissait rarement par s’endormir ; et, d’ordinaire, il préférait sortir avec sa femme, pour aller respirer l’air frais sous l’ombrage des châtaigniers ou sur le sommet des vertes collines.

Ces promenades et les conversations sérieuses que les circonstances amenaient leur étaient précieuses à tous deux. Il lui disait les pensées qui avaient occupé ses veilles, et ils partageaient les impressions profondes de cette époque d’appréhensions. Ces moments étaient doux, mais ils étaient rares et incertains. Dans l’intervalle Amy attendait et espérait seule, et avait beaucoup à faire ; les bulletins continus qu’elle envoyait à ses parents, les ordres à donner pour faire venir de Vicence, et même de Venise, cent choses nécessaires ; elle travaillait même de ses propres mains, avec l’aide de sa femme de chambre, pour remplacer ce qu’on ne pouvait se procurer. Walter disait qu’elle faisait plus pour Philippe hors de sa chambre que lui-même dedans. Les choses se passèrent ainsi pendant une quinzaine de jours. Un soir, au moment où le médecin français partait, il dit à Walter qu’il reviendrait le lendemain sans faute, parce qu’il avait lieu d’attendre une crise. Walter demeura toute la nuit assis auprès du lit de son cousin, observant le moindre changement de sa figure amaigrie, et tous les mouvements de ses membres inquiets. Il réfléchit à tout ce qui s’était passé entre eux dès l’origine ; à cette étrange inimitié, héritée de leurs ancêtres, et que rien encore n’avait pu détruire. Jamais Philippe ne l’avait compris, et lui, quoiqu’il le respectât et désirât son amitié, il s’était toujours senti repoussé par ses manières. Il souhaitait maintenant de tout son cœur que cette vie précieuse fût conservée ; mais, si cela ne se pouvait pas, son vœu le plus ardent était de pouvoir échanger avec son cousin quelques paroles d’adieu, de pardon, de complète réconciliation.

C’est ainsi que Walter rêva durant la nuit, tout en essayant de comprendre les paroles que les lèvres de Philippe semblaient murmurer. Vers le matin, le malade s’éveilla assez complétement, et, comme Walter lui prit la main pour compter les battements du pouls, il dit d’une voix faible :

— Combien ?… Et ses yeux reprirent une expression plus naturelle.

— Je ne puis compter, répondit Walter ; mais il bat moins vite qu’hier au soir. Voulez-vous boire ?

Philippe accepta ; puis, faisant un effort pour se tourner un peu, il demanda :

— Quel jour est-ce, aujourd’hui ?

— Samedi matin, 23 août.

— J’ai été malade longtemps ?

— Environ trois semaines ; mais vous êtes mieux aujourd’hui.

Il garda le silence, et parut recueillir encore ses idées ; puis il reprit d’une voix plus ferme :

— Je pense que, humainement parlant, les chances de vie et de mort sont à peu près égales ?

— Oui, répondit Walter doucement, mais avec fermeté. Vous êtes gravement malade, mais non pas sans espoir de guérison.

Après une pause, pendant laquelle Philippe parut réfléchir, Walter reprit :

— J’aurais voulu vous amener un ministre de notre église, mais c’est impossible. Voulez-vous que je vous fasse une lecture ?

— Merci… tout à l’heure… j’ai quelque chose à vous dire. Donnez-moi un peu d’eau… merci.

Encore une pause.

— Walter, vous avez cru que je vous jugeais durement ; c’était sans mauvaise intention.

— N’y pensez plus, dit Walter avec un mouvement de joie, lorsqu’il entendit ces paroles qu’il avait désirées avec tant d’ardeur.

— Et cependant vous avez eu tant de bontés pour moi ! Si je vis, vous verrez que j’y suis sensible. Et il tendit sa faible main à son cousin, qui la serra, se sentant aussi heureux que le jour où il s’était présenté devant madame Edmonstone, dans son boudoir. Philippe continua : Ma sœur a mon testament. Faites-lui mes adieux ainsi qu’à… ma pauvre Laura.

La voix lui manqua. Walter lui mouilla les lèvres, et il reprit :

— Vous et Amy vous aurez pitié d’elle, n’est-ce pas ? Qu’elle n’apprenne pas ma mort trop soudainement… Ah ! vous ne savez pas !… Nous nous étions promis de nous aimer, depuis longtemps.

Walter ne fit pas d’exclamation, mais Philippe vit qu’il était fort surpris.

— C’était très mal, mais ce n’est pas sa faute. Je ne puis pas en dire davantage à présent ; si je guéris, on saura tout. Sinon, vous serez indulgent envers elle ?

— Je vous le promets.

— Pauvre Laura ! répéta Philippe d’une voix beaucoup plus faible. Puis, après un assez long silence, il dit encore : Lisez, s’il vous plaît.

Walter lut jusqu’à ce qu’il s’assoupît. Il dormait encore le matin quand Arnaud entra, et Walter monta alors auprès de sa femme.

— Amy, dit-il avec un air de joie paisible ; il a parlé comme je le désirais.

— Il est donc mieux ?

— Il a toujours beaucoup de fièvre ; mais il a eu sa connaissance un moment. Il a parlé avec calme, et comprend parfaitement son état. Quoiqu’il arrive, j’en suis bien heureux ! Mais faisons notre lecture du matin.

Quand elle fut finie, Walter alla s’assurer que le malade était toujours tranquille, et il revint s’asseoir à la table du déjeuner. Après un moment de réflexion il dit :

— J’ai été fort surpris d’une chose qu’il m’a dite ! Aviez-vous quelque soupçon que lui et Laura s’aimassent ?

— Je sais qu’elle lui a toujours été fort attachée, et qu’elle était sa favorite. Mais avait-il de l’amour pour elle, ce pauvre garçon ?

— Il dit qu’ils se sont promis de s’aimer.

— Laura ? Notre sœur ! Walter, c’est impossible. Il rêvait encore.

— Je l’aurais cru, si, du reste, il n’avait pas parlé très sensément. Il était trop faible pour s’expliquer, mais il dit que ce n’est pas la faute de Laura, et il nous demande de ne pas lui laisser apprendre soudainement sa mort. Il était aussi calme que je le suis dans ce moment. Non, Amy, il n’était pas dans le délire.

— Cependant je ne puis le croire de Laura, ni de lui. Ne savez-vous pas que les gens qui ont la fièvre peuvent déraisonner sur un seul point et garder tout leur bon sens sur d’autres : S’il l’a vraiment aimée depuis longtemps, il doit avoir beaucoup souffert, et il peut se figurer qu’ils se sont fait une semblable promesse.

— Je ne sais, dit Walter. Je ne puis m’empêcher de croire ce qu’il m’a dit : Ce serait trop affreux, si nous devions nous reprocher à l’heure de la mort, outre nos fautes réelles, celles que nous n’aurions pas commises.

Amable garda le silence, puis elle reprit au bout d’un moment :

— Laura !… Comment aurait-elle pu ne pas le dire à maman ? Ce n’est pas seulement un devoir, c’est un si grand plaisir !

— Mais vous rappelez-vous les larmes de Laura, et ce qu’elle me dit le jour de notre mariage ?

— Pauvre Laura ! reprit Amy. Cependant…

— Eh bien, je tâcherai de ne pas le croire. Je ne pourrais me résoudre à perdre la bonne opinion que j’ai de Laura et de Philippe. Mais il faut que je descende, il est temps qu’Arnaud aille déjeûner.

Amable resta longtemps encore à réfléchir. Elle ne pensa pas beaucoup à ce qu’elle venait d’entendre, car elle ne pouvait le croire. Mais ce qui la surprenait, c’était de voir que Walter fût si fâché de trouver une faute dans son cousin. Elle, au contraire, s’était toujours sentie fatiguée de ses perfections. Pour son mari il était bien au-dessus de pareils sentiments, et c’était en lui qu’elle trouvait toujours de nouveaux sujets d’admirer.

— Oui, se dit-elle, on pourrait chercher bien loin sans trouver son pareil ; si jamais il parvient à me fâcher, c’est parce qu’il me croit toujours meilleure que lui. Quelle erreur ! Au reste, c’est encore une de ses vertus que cette humilité. — Mais voyons, il faut préparer un dîner pour le médecin.

Elle s’occupa donc de son petit ménage, et ensuite elle essaya de lire et de travailler, sans pouvoir s’attacher à rien dans ce jour d’attente. Elle ne vivait que des nouvelles du malade. Le délire était revenu, et, de sa fenêtre, près de laquelle elle était assise, Amy entendait les paroles entrecoupées de Philippe. Elle ne pouvait qu’écouter, incapable d’écrire des lettres. Il aurait d’ailleurs été cruel d’écrire ce jour-là à madame Henley, et, si Philippe ne se trompait pas, il était tout aussi dur d’écrire à Hollywell. La pauvre Amy frémissait, en pensant à la peine qu’elle avait dû causer à Laura en n’épargnant aucun détail, aucune prévision funeste dans ses lettres précédentes, ainsi qu’elle l’avait fait pour la sœur de Philippe.

Le médecin arriva vers le soir. Il vint dire à Amy que le malade était plus tranquille, et, en effet, on n’entendait plus de bruit en bas. La nuit tomba, Arnaud apporta de la lumière, et dit que le capitaine Morville était de nouveau assoupi. Après un long intervalle, le médecin revint encore pour prendre du café. Il dit que la fièvre diminuait, mais que les forces diminuaient aussi, et que, si le malade était sauvé, ce serait grâce aux soins de son cousin.

Walter ne parut pas de toute la soirée. Son dernier message était écrit au crayon sur un petit morceau de papier, il l’envoya à onze heures du soir :

« Le pouls est presque insensible, la faiblesse mortelle ; le docteur ne le condamne pas encore ; cet état peut durer des heures ; couchez-vous, vous aurez des nouvelles dès qu’il y en aura de décisives. »

Amy obéit, et fit lentement ses apprêts pour se coucher, pensant que Walter n’aimerait pas à la trouver debout. Mais elle ne dormit presque pas, et ce fut d’un sommeil si agité, qu’il lui fit paraître la nuit plus longue que si elle avait veillé.

Enfin, étant sortie d’un assoupissement plus profond que les autres, elle vit que le jour commençait à poindre. On pouvait déjà distinguer le blanc sommet des montagnes ; il y avait un peu de clarté dans la chambre. À ce moment, elle entendit marcher avec précaution dans le passage, et Walter ouvrit doucement la porte de son cabinet de toilette. Philippe était-il vivant ou mort ? Le cœur d’Amy battit, au bruit des pas de son mari dans la chambre voisine. Dans son émotion, elle ne put que dire : « Je ne dors pas ! » Walter s’avança ; elle le vit passer devant la fenêtre. Faisant effort pour se contenir, il dit : « Il est sauvé ! » et il s’approcha du lit. Il pleurait.

Au bout d’un moment, il murmura quelques paroles d’actions de grâces, puis il garda encore le silence.

— Il dort paisiblement, reprit-il plus tard. Son pouls est meilleur. Il a été d’une faiblesse extrême ; le médecin tenait sa main et me disait quand il fallait lui faire prendre un cordial. Deux fois nous avons cru que c’était son dernier soupir et je ne pensais pas du tout qu’il pût se remettre ; mais à présent le médecin assure qu’il n’y a, pour ainsi dire, plus de danger.

— Quel bonheur ! A-t-il sa connaissance ? A-t-il parlé ?

— Il a sa connaissance quand il n’est pas évanoui ; mais il est trop faible pour parler, et même pour ouvrir les yeux. Quand il les a ouverts un instant, son regard était si amical !…

— Êtes-vous plus heureux qu’après le naufrage ? demanda Amy.

— Le naufrage était un rayon de consolation dans mes heures d’exil et de solitude. Mais à présent, Amy, quelle richesse, quelle abondance de bénédictions ! C’est plus que je n’ai jamais osé espérer dans ce monde ! Et je l’ai si peu mérité ! C’est un autre genre d’épreuve.

Amable était trop émue pour lui répondre. Il lui donna encore quelques détails. Puis il redescendit, quoiqu’elle le suppliât de se reposer :

Le docteur doit se retirer, dit-il, et Philippe a toujours besoin d’être veillé de près.

Amy ne put retrouver le sommeil, mais elle resta encore couchée, pensant à toutes les vertus de son mari, qu’elle appréciait chaque jour davantage.