Librairie de Ch. Meyrueis et Comp. (Volume 1p. 265-277).


CHAPITRE XIX.


Soigneusement, heure par heure,
Il examinait les mystères de l’humanité,
Et demeurait au-dessus des autres esprits ;
Il se vendait à lui-même ;
Il se nourrissait de lui-même ;
Tranquille, froid, sans passions,
Avec ses traits réguliers, froids et purs.

(Jennyson.)



Walter était depuis une semaine à Oxford, lorsqu’il reçut un soir la visite du capitaine Morville. Il en fut bien aise, pensant que, dans une entrevue, ils pourraient mieux s’expliquer. Il lui tendit la main avec cordialité en disant :

— Vous ici, Philippe ? Quand êtes-vous arrivé ?

— Il y a une demi-heure. Je vais demain chez ma sœur, et de là à Thorndale-Park, pour y passer une semaine.

Pendant qu’il parlait, Philippe examinait la chambre, pensant que le logement d’un homme donne souvent l’idée de son caractère. Le sien en était la preuve, car il était rangé avec un ordre et un goût parfaits. Mais rien ne put lui faire deviner les habitudes de son cousin. Les meubles étaient ceux de son prédécesseur, usés un peu plus, et loin d’être en ordre. Il y avait tant de livres et de papiers entassés sur toutes les chaises, que Walter fut obligé d’en débarrasser une pour l’offrir à Philippe, mais c’était la seule chose dont on aurait pu se plaindre, et l’on ne sentait pas même le cigare. Philippe, qui savait que Walter aimait la lecture et les arts, fut surpris de ne voir d’autres ornements de la chambre qu’un dessin de Laura, et une petite gravure représentant Redclyffe. Pour les livres, c’étaient uniquement des livres d’étude, excepté deux ou trois vieux volumes qui devaient venir de Redclyffe. Était-ce une nouvelle preuve que Walter dépensait ailleurs son argent ? Il avait devant lui un Sophocle et un dictionnaire, ainsi qu’un buvard, qu’il ferma, mais dans lequel Philippe eut le temps de voir quelque chose qui ressemblait à des vers.

Sa contenance n’était pas non plus ce que Philippe attendait. Il avait l’air plus triste qu’autrefois, et son sourire semblait un rayon de soleil dans un jour de pluie, mais il n’y avait ni embarras ni défiance dans son expression, et ce fut avec une entière franchise qu’il dit :

— Vous êtes bien bon de venir voir ce que vous pouvez faire pour moi.

Philippe ne s’attendait pas à ce langage et supposa que Walter voulait gagner son intercession ; il crut donc devoir se montrer sévère, et répondit :

— Personne n’est plus disposé que moi à vous aider, mais il faut que vous commenciez par ne pas vous faire de tort à vous-même.

Walter sentit son cœur battre d’impatience à ce ton mesuré. Mais il se posséda. Philippe continua :

— Tant que vous ne direz pas tout, il n’y a rien à faire.

— Ma seule pensée est d’être franc, répondit Walter ; mais on ne m’a pas donné l’occasion de m’expliquer.

— Vous n’aurez plus lieu de vous plaindre de cela, car je suis ici pour vous écouter, et faire parvenir vos explications à mon oncle. Je ferai mon possible pour vous le rendre favorable ; mais il est vivement offensé.

— Je sais, répondit Walter en rougissant, et sans la moindre amertume, je sais que je suis inexcusable, et je ne puis qu’exprimer mes regrets pour ce que j’ai dit de lui et de vous.

— Pour mon compte, répondit Philippe, je vous pardonne de grand cœur ce qui a pu vous échapper dans un moment de vivacité, surtout puisque vous en témoignez du regret. Mais c’est cette demande d’argent qui a surpris M. Edmonstone.

— J’en avais besoin pour exécuter un projet ; mais, s’il ne juge pas convenable que je le reçoive, tout est dit.

— Ce n’est pas là ce que pense M. Edmonstone, il voudrait être sûr que vous ne l’aviez pas dépensé d’avance.

— Que veut-il de plus que ma parole d’honneur ? s’écria Walter.

— Je suis loin de croire qu’il lui faille autre chose.

Les yeux de Walter lancèrent des éclairs ; mais Philippe ne voulait pas de querelle, et il continua :

— Cependant des preuves évidentes de vos bonnes intentions seraient encore plus satisfaisantes.

— Je ne peux dire quel était l’emploi que je voulais faire de cet argent.

— C’est malheureux ! Mais si vous ne pouvez éclaircir cela, ne pouvez-vous du moins montrer vos comptes à votre tuteur ? Sans doute ils vous justifieraient.

Walter n’avait jamais tenu de comptes, ni même pensé que l’exactitude fût un devoir. Il garda un moment le silence, et déclara enfin qu’il n’avait pas de comptes à montrer.

Philippe répéta : C’est malheureux ! d’une manière qui rendait ces paroles plus offensantes que s’il eût dit : Quelle sottise !

Après une pause, durant laquelle Walter ne se sentait pas assez maître de lui pour parler, Philippe ajouta :

— Ainsi nous n’avons pas d’explications à donner sur cette affaire des mille livres ?

— Non. Si ma parole ne suffit pas, je ne peux rien ajouter. Mais ce n’est pas tout ; je voudrais savoir ce que signifie cette autre calomnie, et qui m’accuse d’avoir joué. Si vous êtes vraiment disposé à me rendre service, dites-moi quelles preuves on a données, afin que je les réfute.

— Mon oncle a la preuve que vous avez payé, avec son dernier billet de trente livres, un joueur connu.

Walter ne tressaillit point, et répondit simplement : C’est vrai.

— Et cependant vous affirmez que vous n’avez ni joué, ni parié ?

— Je l’affirme.

— Pourquoi donc ce payement ?

— Je ne puis le dire ; je sais que les apparences sont contre moi, répondit Walter avec moins d’impatience qu’on ne s’y serait attendu. Puisque ma parole ne suffit pas, je ne vous la donnerai plus.

— Vous affectez d’être sincère, et il y a des mystères partout. Que voulez-vous que nous fassions ?

— Ce que vous voudrez, répondit fièrement Walter.

Philippe avait toujours été accoutumé à voir les autres céder et faiblir devant son calme ; même lorsqu’ils avaient, comme Charles, l’air de se révolter et de se fâcher. Mais avec Walter il n’en était pas ainsi, et il s’en était plusieurs fois aperçu. Aussi fut-il obligé de faire un effort pour conserver le sentiment de sa supériorité.

— Puisque c’est votre dernier mot, dit-il, puisque vous n’avez pas de confiance en nous, vous n’avez pas le droit de vous plaindre de nos soupçons. Je vous avertis que je ferai tout mon possible, et j’y suis autorisé par votre tuteur, pour dévoiler ce mystère. En premier lieu, je vais prendre ici des renseignements sur votre compte. J’espère qu’ils seront satisfaisants.

— Je vous suis fort obligé, répondit Walter d’un ton grave ; et son sourire sardonique prit une grande ressemblance avec celui de Philippe.

Philippe aurait préféré le voir se fâcher ; mais il voulait conserver aussi sa dignité, et, se levant, il lui souhaita le bonsoir.

— Bonsoir ! répondit aussi Walter avec tout le calme qu’il avait pris depuis qu’il avait surmonté sa disposition à se mettre en colère. Ils se séparèrent, sentant l’un et l’autre que les choses en étaient au même point qu’auparavant, et Philippe retourna à son hôtel, en méditant sur la fierté indomptable de son cousin.

Le lendemain matin, pendant que Philippe déjeunait, la porte s’ouvrit, et Walter entra, la figure pâle et fatiguée, comme s’il n’avait pas dormi de toute la nuit.

— Philippe ! lui dit-il avec sa manière franche et naturelle, nous ne nous sommes pas séparés hier comme vos bonnes intentions le méritaient.

Ho ! ho ! se dit Philippe, la crainte d’une investigation l’a rendu plus souple.

— Bien ! dit-il, je suis fort aise que vous preniez mieux la chose ce matin. Avez-vous déjeuné ?

— Oui.

Philippe ajouta :

— Avez-vous quelque chose à me dire sur le sujet qui nous a occupés hier ?

— Non, mon cousin, je répète que je suis innocent, et que je compte sur l’avenir pour le démontrer clairement. Je ne suis venu vous dire qu’une chose : j’espère que nous nous séparons en amis ?

— Je serai toujours votre ami véritable.

— Je ne suis pas venu ici pour avoir une altercation, ainsi je n’en dirai pas davantage. Si vous voulez me revoir, vous me trouverez chez moi. Adieu.

Philippe ne sut que se dire, et jugea qu’il serait mieux en état de juger la dernière demande de Walter quand il aurait pris les informations. Il les commença sur-le-champ, et ne reçut nulle part les réponses qu’il attendait. Chacun parlait de Walter Morville comme d’un jeune homme d’une conduite irréprochable et que tout le monde aimait. On regrettait seulement qu’il vécût si retiré et qu’il formât si peu de liaisons. Philippe s’aperçut même qu’on était surpris de le voir prendre de pareilles informations, lui qui n’était aussi qu’un jeune homme. M. Wellwood, qu’il aurait bien voulu voir, n’était pas à Oxford, mais chez lui, se préparant à être consacré.

Philippe ne parvint pas mieux à la solution du mystère quand il s’adressa aux marchands. Tous furent aussi surpris que les professeurs, et déclarèrent que M. Morville payait toujours comptant. Le capitaine Morville était comme un avocat qui a une mauvaise cause, mais il pensa que les autorités du collége exerçaient mal leur surveillance et que les marchands ne voulaient pas trahir leurs pratiques. Peut-être aussi le mal ne s’était pas fait à Oxford mais à Saint-Mildred. En un mot, son opinion sur Walter ne fut point changée, et il était particulièrement irrité, en se rappelant l’invitation que Walter lui avait faite de revenir le voir chez lui, pensant qu’il avait voulu jouir de sa déconvenue après le mauvais résultat de ses recherches.

Il sentait pourtant qu’il eût été généreux d’aller dire à son cousin que jusqu’ici il n’avait rien appris à son désavantage ; mais il ne se souciait pas de donner à Walter cette occasion de triomphe. Il chercha donc à se persuader qu’il pourrait bien manquer le train, et se rendit à la station où il attendit un quart d’heure.

— Après tout, se disait-il pour se consoler, c’était inutile d’aller l’irriter pour rien et renouveler une vaine discussion.

Une année plus tard, que n’aurait pas donné Philippe pour ce quart d’heure ! À six heures il était à Saint-Mildred bien reçu par sa sœur et le docteur Henley. Tous deux étaient fiers de lui, et madame Henley n’avait de tendresse que pour ce jeune frère, qui avait été son élève, presque son enfant. Elle avait invité quelques amis à dîner, sachant que la conversation du docteur n’était pas propre à l’amuser toute la soirée, et Philippe se sentait heureux au milieu de ces anciens amis, qui étaient toujours charmés de le revoir.

Une seule fois, dans le courant de la soirée, Philippe ne fut pas de l’avis de sa sœur ; c’était au sujet des demoiselles Wellwood, que Philippe défendit chaudement. Il désapprouva beaucoup l’idée de les exclure de l’hôpital, et il revint sur ce sujet, quand les invités furent partis. Le docteur Henley, qui n’était qu’influencé par sa femme, convint que ces demoiselles soignaient les malades admirablement. Madame Henley soutint son opinion, mais elle trouva un antagoniste digne d’elle dans son frère ; et, quoiqu’elle ne voulût rien promettre, Philippe vit bien que les demoiselles Wellwood ne seraient pas inquiétées.

Ce petit triomphe sur sa sœur, qui ne cédait jamais à personne, rétablit Philippe dans la bonne opinion qu’il avait de sa supériorité, opinion qu’avait un peu ébranlée sa dernière conversation avec Walter.

M. Walter Morville allait souvent chez les demoiselles Wellwood, dit madame Henley.

— Vraiment !

— Il n’y a rien à craindre ; la plus jeune a pour le moins le double de son âge.

— Je ne pensais à rien de pareil, répondit en souriant Philippe, qui connaissait bien l’état du cœur de Walter.

— J’ai entendu dire qu’il devait épouser lady Éveline de Courcy. Croyez-vous que ce soit vrai ?

— Non, certainement.

— J’en suis bien aise pour elle, après ce que j’ai vu de la violence de ce jeune homme.

— Pauvre garçon ! dit Philippe.

— Lady Éveline a été bien souvent à Hollywell, dernièrement, n’est-ce pas ? Je suis bien surprise que ma tante lui fasse tant de prévenances !

— Pourquoi ?

— C’est que M. Walter aurait été un bon parti pour une de ses filles.

— Je croyais que vous plaigniez la femme qu’il choisirait.

— Oui, mais notre bonne tante ne sera pas si prudente ; elle aime trop son M. Walter pour voir ses défauts. Lady Éveline est jolie, n’est-ce pas ? mais elle n’a que sa beauté.

— Précisément, et je ne crois pas Walter disposé à l’aimer.

— J’aurais cru qu’il deviendrait amoureux de bonne heure, comme son père. Croyez-vous que l’une ou l’autre de nos cousines ait des chances ? Il m’a parlé de la beauté de Laura ; mais non pas à la manière d’un amant. La trouvez-vous si belle ?

— Elle est fort jolie !

— Et Amy ?

— Elle a l’air d’une enfant, et l’aura toujours. Mais c’est une charmante petite créature.

— Quel dommage que Charles ait un caractère si pénible !

— Il est plus terrible que jamais dans ce moment, grâce à son zèle pour la cause de Walter. Walter a été rempli d’attentions pour lui, et je ne le blâmerais pas de lui en garder de la reconnaissance, s’il ne le faisait pas dans un esprit d’opposition à son père et à moi. Mais, Marguerite, il faut que vous me mettiez sur la trace des folies de mon pauvre cousin.

Madame Henley l’aida de son mieux, et Philippe continua ses recherches avec ardeur, mais toujours sans succès. Jack White n’était plus à Saint-Mildred, et personne ne put dire si Walter avait été aux courses. Philippe alla ensuite à Stylehurst, et fit une visite au colonel Harewood, pour tâcher d’apprendre quelque chose de lui. Le colonel ne savait rien et ses fils n’étaient plus à la maison. Walter Morville lui avait semblé un jeune homme fort aimable. Il avait été chasser une ou deux fois avec Tom, et il avait un magnifique épagneul. Le vieux colonel ignorait s’il avait été aux courses de chevaux.

Philippe pensa qu’il pourrait bien y avoir été avec Tom, sans que celui-ci en eût parlé à son père ; ce jeune homme était bien capable d’avoir mené Walter en mauvaise compagnie, et de lui avoir fait emprunter de l’argent. Qui sait même s’il n’en avait pas obtenu du vieil intendant de Redclyffe, qui lui était tout dévoué ? Mais, si cela était, on le découvrirait par ses comptes.

La conversation de Philippe avec le colonel Harewood dura si longtemps, qu’il était trop tard pour aller à Stylehurst. Il revint donc passer la soirée avec sa sœur, d’où il se rendit le lendemain chez lord Thorndale.

Philippe avait toujours été reçu de la manière la plus flatteuse dans cette maison, depuis le temps où, jeune écolier, il avait donné un bon exemple à son camarade Thorndale.

Charles et Walter avaient beau rire, et les nommer : le jeune homme et son compagnon, ou le pieux Enée et le fidèle Achate, il n’en était pas moins vrai que cette amitié les honorait tous deux, et que l’estime de Lord Thorndale et de sa famille n’était pas déplacée. Ils étaient fiers que James eût pour ami un jeune homme si distingué, car ils savaient bien que le capitaine Morville les aimait réellement, et ne recherchait pas leur société à cause de leur rang ; mais, qu’il les aimât à cause de la déférence qu’ils avaient pour lui, c’était là une autre question. Dans tous les cas, ce n’était pas lui qui leur faisait la cour.

Mesdemoiselles Thorndale regardaient le capitaine Morville comme l’arbitre du bon goût en fait d’art et de littérature, et le trouvaient plus beau que tous les beaux hommes de leur connaissance. Lady Thorndale ne se lassait jamais de l’entendre parler de James et de le remercier pour toutes ses bontés. Lord Thorndale, homme assez fastueux, aimait ses manières cérémonieuses, causait politique avec lui, et aurait désiré de tout son cœur qu’il fût son voisin, et le propriétaire de Redclyffe. Cette terre et celle de lord Thorndale se partageaient le bourg de Moorworth, et, si leurs propriétaires s’entendaient, ils pouvaient avoir une grande influence sur les élections. Mais on ne pouvait savoir encore quelles seraient les opinions du jeune héritier de Redclyffe.

James Thorndale conduisit son ami à Redclyffe, car Philippe avait été chargé de s’entendre avec Markham, l’intendant, au sujet de diverses affaires. Comme nous l’avons vu, il espérait trouver dans les comptes de ce dernier quelques indications qui lui faciliteraient ses recherches sur la conduite de Walter. Il ne trouva rien, quoiqu’il examinât les comptes si minutieusement, que cela déplut fort au vieux Markham. Il se promena aussi dans le parc, fit marquer quelques arbres qui nuisaient à leurs voisins, et, voyant qu’il y avait entre l’intendant et le ministre de la paroisse quelques difficultés, et que les torts étaient du côté de l’intendant, il le remit à sa place un peu rudement au nom de M. Edmonstone.

En parlant, Philippe s’arrêta encore à l’entrée de l’avenue, et jeta un regard sur ce magnifique domaine et cet antique manoir. Il les plaignait presque d’avoir eu de semblables maîtres, et d’être maintenant l’héritage d’un jeune homme qui, probablement, ferait de ces biens un mauvais usage, au lieu de mettre à profit sa position pour faire du bien à son pays. Les choses se seraient passées bien autrement s’il eût été lui-même l’héritier. Quelle belle occasion ses talents auraient eue de se déployer, et quelle maîtresse que Laura pour ce noble château !