Librairie de Ch. Meyrueis et Comp. (Volume 1p. 235-256).


CHAPITRE XVII.


Mon sang a été trop froid et trop calme,
Incapable de bouillir à ces indignités ;
Mais vous m’avez trouvé.

(Le roi Henri IV.)



Selon sa promesse, Philippe se rendit à Hollywell, et il entra, sans s’en douter, avec l’air d’un juge suprême. Charles, quoiqu’il ne sût rien, le remarqua tout de suite et le salua en ces termes :

— Entre Don Philippe II, le duc d’Alva, alguazils, corregidors et exécuteurs.

— Qu’avez-vous donc, Philippe ? lui demanda Amy.

Cette question le surprit, car il ne la croyait pas dans l’ignorance. Il répondit gravement :

— Rien, je vous remercie, Amy.

Elle vit bien qu’il ne voulait rien ajouter, et n’y aurait pas fait attention, si elle n’avait pas remarqué aussi l’air inquiet de sa mère.

— Avez-vous demandé s’il y avait des lettres à la poste pour nous ? Walter m’en doit une depuis longtemps, dit Charles. Y en a-t-il une de lui ?

— Oui. il y en a une.

— Où est-elle donc ?

— Elle est pour votre père.

— En êtes-vous sûr ? Vous avez mal lu l’adresse, montrez-la moi.

— Elle est pour votre père, vous dis-je.

— Il s’est donc trompé lui-même ; donnez-la moi, d’autant que je l’aurai tôt ou tard.

— Je vous assure, Charles, que cette lettre n’est pas pour vous.

— Ne dirait-on pas que vous l’avez lue ! s’écria Charles.

— Savez-vous que Mary Ross est allée voir son frère John, dont la femme est malade ? interrompit madame Edmonstone d’une manière qui fit deviner à ses enfants qu’il y avait quelque secret désagréable qu’elle connaissait. Amy la regarda avec inquiétude ; mais madame Edmonstone tourna les yeux du côté de la fenêtre, et continua la conversation avec son neveu, jusqu’à ce que, l’heure de s’habiller ayant sonné, chacun quitta la chambre. Madame Edmonstone était demeurée en arrière avec Philippe et lui dit :

— Vous ayez eu des nouvelles de Saint-Mildred ?

— Oui, ma tante, répondit-il, comme s’il n’avait pas envie d’en dire davantage.

— De Walter ou de Marguerite ?

— De Marguerite.

— Mais vous dites qu’il y a une lettre de lui ?

— Oui, ma tante, mais elle est pour mon oncle.

— Ne dit-elle rien de plus satisfaisant ? demanda la pauvre madame Edmonstone avec anxiété. N’a-t-elle rien appris ?

— Non. Mais je vois qu’Amy ne se doute de rien ?

— Son papa a pensé qu’il valait mieux ne pas lui parler avant de savoir si Walter ne pourrait pas expliquer sa conduite.

— Pauvre petite ! Je la plains, dit Philippe.

Madame Edmonstone lui demanda encore ce que Marguerite écrivait.

— Elle me dit de quelle manière il a reçu la lettre de mon oncle, avec sa violence habituelle. Cela peut vous inquiéter pour Amy ; pour moi je lui pardonne volontiers. Pauvre garçon !… Ah ! voici mon oncle !

M. Edmonstone entra ; on lui remit la lettre de Walter, qu’il pria sa femme de lire, parce qu’il n’avait pas ses lunettes. La voici :


« Mon cher monsieur Edmonstone,

« Votre lettre m’a surpris autant qu’affligé. Je ne puis imaginer quelles sont les preuves que Philippe pense avoir de ce que je n’ai jamais fait, c’est pourquoi je ne puis les réfuter autrement qu’en vous assurant que je n’ai jamais joué de ma vie. Pour ce qui est d’une confession, certainement j’aurais à avouer bien des fautes ; mais d’une nature tout autre que vous ne le pensez. Je suis fâché de ne pouvoir vous dire ce que je voulais faire des mille livres que je vous demandais ; mais je suis persuadé que vous ne pouvez me croire capable d’avoir parlé à madame Edmonstone comme je l’ai fait, si j’eusse eu une conduite si coupable et dont je déteste la seule pensée. Je vous remercie de la bonté que vous me témoignez à la fin de votre lettre ; j’aurais été au désespoir si elle avait fini comme elle commençait. Envoyez-moi, je vous prie, les preuves de Philippe, afin que je puisse les réfuter et croyez-moi toujours

« Votre affectionné
« W. Morville, »


Philippe ne fut pas peu surpris de voir que Walter le connaissait pour être son accusateur, mais la conclusion lui fit deviner que son style l’avait trahi, et que M. Edmonstone avait fini par le nommer ; aussi se promit-il bien à l’avenir de ne lâcher une lettre de sa composition qu’après l’avoir vue signée et cachetée.

— Eh bien ! s’écria joyeusement M. Edmonstone, je savais qu’il en serait ainsi. Il ne peut pas même comprendre de quoi nous voulons parler ; je suis bien aise de n’avoir pas tourmenté Amy pour rien.

— Je suis surpris de vous voir si facilement rassuré, dit Philippe.

— Que voudriez-vous donc de plus ?

— Une entière confiance au sujet des mille livres.

— Mais s’il a promis sur son honneur !

— C’est facile de le dire pour se débarrasser d’une question embarrassante ; mais ce n’est pas là se justifier.

— Il est vrai qu’il aurait pu avoir plus de confiance en moi. J’aurais bien gardé son secret.

— Toujours dès mystères ! reprit Philippe.

— Du reste cette lettre est très convenable, continua M. Edmonstone, et, puisqu’il affirme n’avoir jamais joué, que peut-on exiger de plus ?

— Il ne dit pas qu’il n’a jamais parié ! dit Philippe.

— Walter n’est pas capable d’un pareil subterfuge ! s’écria madame Edmonstone.

— Je ne le croirais pas non plus, si nous ne savions qu’il a payé un habitué des courses de chevaux avec le dernier billet de mon oncle.

— Je ne vois aucune bonne raison de le soupçonner, reprit-elle.

— Ses propres paroles l’accusent. Il ne veut pas répondre à la question de mon oncle ; il avoue qu’il a eu des torts, et ainsi rétracte sa négation première. À mes yeux, voici le sens de sa lettre : Je ne veux pas rompre avec vous, tant que vous ne pourrez pas prouver que je suis coupable.

— Il ne trouvera pas cela si facile ! s’écria M. Edmonstone. Ce n’est pas ainsi que l’on se joue de moi, surtout quand il s’agit du bonheur de ma fille ! Qu’il ne me reparle pas d’elle avant que tout ceci soit expliqué d’une manière satisfaisante. Voilà ce que c’est que de s’engager en mon absence !

Madame Edmonstone sentit si vivement ce dernier reproche qu’elle ne dit plus rien.

— Eh bien ! reprit M. Edmonstone, qu’allons-nous faire maintenant ? Je lui écrirai que je ne puis souffrir les mystères, et qu’il faut qu’il s’explique plus clairement.

— Nous parlerons de cela plus tard, reprit Philippe.

Madame Edmonstone comprit qu’elle était de trop, et fut chercher Amy pour calmer ses larmes, car elle était toujours convaincue que Walter pourrait se justifier. Elle trouva sa fille dans le cabinet de toilette.

— Ne sonnez pas, maman ! Je vous aiderai à vous habiller, dit-elle. Puis après une pause elle reprit : Ô maman ! je ne sais si je fais bien de vous questionner, mais vous seriez bien bonne de me dire s’il s’est passé quelque chose de désagréable !

— J’espère que ce ne sera rien, ma chère enfant ! dit madame Edmonstone en lui baisant le front. Mais il y a quelque mystère à propos d’une affaire d’argent, et cela fâche votre père.

— Et pourquoi Philippe est-il mêlé là-dedans ?

— Je le sais à peine. Je crois seulement que Marguerite Henley a entendu dire quelque chose ; mais je ne connais pas les détails.

— Avez-vous vu sa lettre, maman ? demanda encore Amy d’une voix tremblante.

— Oui, il nie d’avoir fait ce dont il est accusé.

Amy releva la tête et dit :

— Ainsi papa est satisfait ?

— Je ne doute pas qu’il ne le soit plus tard ; mais il y a toujours quelque chose qui n’est pas expliqué, et je crains que, pour le moment, tout n’aille pas au mieux. J’en suis bien fâchée pour vous, ma chère Amy ! ajouta-t-elle en la serrant dans ses bras.

— Il faut que j’apprenne la résignation ! se dit Amy. Seulement, reprit-elle plus haut, je voudrais bien que Philippe ne se mêlât de rien. Cela fâchera Walter, qui en aura du regret après.

La cloche du dîner sonna, et Amy courut un instant dans sa chambre.

— Oui, se dit-elle encore, il faut que je me résigne si je veux être digne de lui. Il m’a dit que je serais sa Véréna ! Je sais ce que cela signifie. Sans doute tout s’éclaircira, et il ne faut pas que j’aie l’air de bouder Philippe.

À dîner, M. Edmonstone était de mauvaise humeur et trouvait à redire à tout. Madame Edmonstone parla politique avec Philippe jusqu’au moment où les dames quittèrent la salle à manger. Charles les suivit bientôt au salon, se plaignant d’avoir été mis à la porte par Philippe, qui lui avait dit vouloir parler à son oncle.

Les jeunes gens formèrent ensemble mille conjectures, jusqu’à ce que madame Edmonstone, à son retour, leur donna toutes les informations qu’elle put. Charles était furieux contre madame Henley et son frère, et Laura n’osait prendre la défense de Philippe, de peur de le faire avec trop de chaleur. Mais tous s’accordaient à croire que Walter était innocent, seulement Laura pensait que Philippe agissait pour le mieux ; madame Edmonstone qu’il était dans l’erreur, et Charles, sans le croire capable de mensonge, pensait que son cousin se plaisait à fonder sur de faibles preuves de graves conclusions, pour le plaisir de pousser M. Edmonstone aux voies de rigueur.

Quand la porte de la salle à manger fut fermée, Philippe et son oncle recommencèrent à débattre la question qui les occupait. M. Edmonstone, touché par la douleur muette d’Amable, aurait voulu revenir en arrière, se montrer moins rigoureux. Mais Philippe, voulant sauver sa cousine, produisit des fragments de la dernière lettre de sa sœur. Madame Henley lui avait écrit pour le supplier de ne pas accepter le duel qu’elle croyait Walter sur le point de lui proposer.

— Quoi ! vous ne vous seriez sans doute pas battu avec lui ! s’écria M. Edmonstone. Songez à la pauvre Amy.

— Mes principes ne me l’auraient pas permis, reprit Philippe. Non, j’ai rassuré ma sœur, en lui disant que quelque démarche que fît le jeune homme, je ne voulais pas avoir sa mort sur la conscience.

— Vous a-t-il écrit ?

— Non, je suppose qu’une nuit de réflexion l’aura calmé. Mais pourquoi était-il si particulièrement fâché contre moi ? ajouta Philippe en regardant fixement son oncle.

Puis il en vint au récit de la colère de Walter. Quelque violente qu’elle eût été, elle ne perdait rien à passer par la plume de madame Henley. Elle répétait les expressions échappées à ce jeune homme, sans dire qu’elle les avait écoutées de derrière la porte, en sorte qu’il semblait que Walter avait parlé de son tuteur devant elle d’une manière irrévérencieuse. C’est là ce qui fâcha surtout M. Edmonstone ; il se croyait fort sage, et ne comprenait pas comment son pupille, qu’il avait toujours traité comme un fils, pouvait se permettre des expressions si peu respectueuses à son égard. Je ne l’en aurais jamais cru capable, dit-il, jugeant dès lors Walter capable de tout. Philippe eut même de la peine à lui faire modérer ses expressions dans sa lettre. Ils la composèrent ensemble dans le courant de la soirée, et ils s’arrêtèrent enfin à ce qui suit :


« Monsieur, puisque vous me refusez la confiance que j’ai le droit d’exiger ; puisque vous ne voulez pas répondre aux questions que je vous adresse, et que vous parlez de moi et de ma famille d’une manière irrévérencieuse, je suppose que vous ne désirez plus être reçu sur le même pied qu’autrefois à Hollywell. En ma qualité de tuteur, je vous répète que je crois devoir vous surveiller avec vigilance, pour vous tirer, s’il est possible, de la mauvaise voie où vous êtes entré ; mais toute autre relation entre vous et ma famille doit cesser dès ce moment ; Votre cheval sera envoyé demain à Redclyffe.

« Votre dévoué
« C. Edmonstone. »


Cette lettre était plus dure que Philippe ne l’aurait désiré. Il n’aurait pas voulu que l’on renvoyât le cheval, ni que l’on parlât des propos de Walter au moment de sa colère ; mais il fallut bien céder et M. Edmonstone était si exaspéré, que Philippe se félicita d’avoir pu lui faire écrire une lettre tant soit peu raisonnable.

Il était passé minuit quand Philippe se retira, après avoir passé toute la soirée avec son oncle. M. Edmonstone monta auprès de sa femme, qui l’attendait au coin du feu.

— Maintenant, dit M. Edmonstone, vous pouvez avertir Amy qu’il faut qu’elle ne pense plus à lui. Elle l’a échappé belle ! Voilà ce que c’est que d’arranger les choses en mon absence !

Puis il continua son récit, mêlant tellement les faits et les suppositions, qu’il était impossible d’y rien comprendre. Si le quart de tout cela était vrai, il n’était plus question de défendre Walter, et, quoique madame Edmonstone eût l’air d’être persuadée, ce n’était pas le moment de le dire. Elle espéra seulement que le matin calmerait son mari.

Mais le matin n’amena aucun changement. M. Edmonstone répéta à sa femme qu’il fallait avertir Amy, et, comme il parlait plus tranquillement que la veille, la pauvre dame comprit qu’il avait des preuves de ce qu’il avançait. Elle pensa que les paroles reprochées à Walter lui étaient en effet échappées dans un moment de colère en se voyant injustement accusé, mais qu’il n’avait sans doute demandé de l’argent que pour tirer quelque ami d’embarras. Elle, ne put malheureusement faire partager sa manière de voir à son mari, à qui Philippe avait dit qu’elle ne voulait jamais croire Walter coupable. Il n’y avait donc plus rien à faire qu’à prévenir la pauvre Amy. Madame Edmonstone la trouva dans le cabinet de toilette ; elle put à peine retenir ses larmes, quand son enfant vint l’embrasser.

— Chère maman, qu’avez-vous ?

— Je vous ai déjà avertie qu’il y avait un nuage sur votre bonheur, ma fille. Tâchez de supporter ce que j’ai à vous annoncer. Votre papa est mécontent de Walter qui, à ce qu’il paraît, a parlé de lui et de Philippe d’une manière offensante. Votre père en est si fâché qu’il va lui écrire de ne plus penser à vous !

— Il a parlé de papa d’une manière offensante ! Je suis sûre qu’il en est désespéré !

Comme elle parlait, Charles ouvrit sa porte et entra, sa toilette à peine achevée, et s’appuyant sur une seule béquille, tandis que de l’autre main il s’accrochait aux meubles :

— Ne vous inquiétez pas, Amy ! Je parierais sur ma tête que c’est une détestable invention de madame Henley. Croyez-moi ! Il se disculpera ; tout ceci ne servira qu’à éprouver son amour. Ne pleurez pas, enfant ! J’ai voulu vous dire cela pour vous consoler.

— Vous le faites à bonne intention, Charles, dit sa mère : mais vous rendez un mauvais service à votre sœur en lui conseillant d’espérer.

— Maman du parti de Philippe ! s’écria Charles.

— Je ne suis d’aucun parti ; mais je crois que c’est une mauvaise affaire. Là-dessus elle lui conta ce qu’elle savait, heureuse d’avoir à s’adresser à un autre qu’à sa fille, qui demeurait debout, appuyée à la chaise de son frère, et parfaitement immobile.

Charles protestait hautement, déclarait que c’était une chose absurde, qu’il irait parler à son père et lui montrer le clair de tout cela. Amy écoutait et espérait, et sa mère, qui avait une bonne opinion du jugement de Charles, se sentait un peu rassurée, et espérait qu’on se réconcilierait.

Cependant Laura et Philippe s’étaient trouvés ensemble avant le déjeuner, et Laura avait appris l’histoire de Walter de la bouche de son cousin : elle était indignée.

— Ma pauvre sœur ! s’écriait-elle. Je vois à présent de quoi vous avez voulu me sauver, Philippe !

— Quel malheur qu’on leur ait permis de s’aimer !

— Elle était si heureuse ! Je l’enviais presque en voyant la différence que faisait la richesse. Mais je reconnais à présent qu’il est des malheurs plus grands que la pauvreté.

Philippe ne répondit rien, mais son regard s’adoucit en s’arrêtant sur elle ; elle se sentit heureuse, jusqu’au moment où le reste de la famille entra pour le déjeuner. Le repas fut triste, et, quand il fut achevé, Charles ne voulut pas suivre les dames, et il s’écria dès qu’elles furent sorties :

— Voyons, Philippe, expliquez-vous ! faites-moi donc connaître vos raisons, et pourquoi vous le persécutez ?…

C’était mal commencer ; son père fut offensé et laissa déborder un torrent d’accusations contre Walter, pendant que Philippe expliquait et modifiait ses exagérations.

— Ainsi, dit enfin Charles, le fait est que Walter a demandé son propre argent : et, lorsqu’au lieu de le recevoir, il a vu arriver une lettre pleine d’injustes reproches, il a dit que Philippe était un impertinent. Je vous conseille de ne pas justifier son accusation !

Philippe ne daigna pas répondre, et, après quelques nouvelles exclamations de M. Edmonstone, Charles poursuivit :

— Telle est la somme totale de ses fautes !

— Non, dit Philippe. J’ai la preuve qu’il joue.

— Quelle preuve ?

— Votre père l’a vue et il en est satisfait.

— N’est-ce pas une preuve suffisante qu’il ait perdu le sens des convenances, et parlé de nous comme il l’a fait devant la sœur de Philippe ? s’écria M. Edmonstone. Que voudriez-vous de plus ?

— Ce qu’il a dit du capitaine Morville ne me prouve pas tout à fait qu’il soit capable de tous les vices, dit Charles, qui ne pensait pas au tort qu’il faisait à Walter en blessant son cousin. M. Edmonstone se fâcha aussi que l’on ne considérât pas l’insulte qu’il avait reçue comme une chose très grave, et Charles, qui malheureusement n’avait pas assez de respect pour son père, ne fit que rendre le mal plus grave. Il se fâcha même et finit par dire que Walter ne méritait aucun blâme, et qu’il aurait été un lâche de se conduire autrement.

C’était plus que Charles ne voulait dire ; mais ces paroles une fois lâchées, on ne l’écouta plus, quand il représenta avec raison qu’il faudrait examiner mieux les preuves, et quand il s’écria, fort justement aussi :

— Vous prenez le bon chemin pour lui donner tous les défauts dont vous l’accusez !

Cette discussion orageuse dura près de deux heures, au bout desquelles M. Edmonstone partit, et Charles s’écria qu’il allait écrire à Walter qu’il y avait au moins une personne dans la famille qui n’avait pas perdu le sens.

— Vous ferez ce que vous voudrez, dit Philippe.

— Merci de la permission !

— Ce n’est pas à moi que vous devez vous soumettre, c’est à votre père.

— Je suis prêt à me soumettre à mon père, mais non pas à l’instrument du capitaine Morville.

— Nous avons eu assez de réponses offensantes pour une fois, dit froidement Philippe. Puis-je vous offrir mon bras ?

Charles fut obligé de l’accepter bien malgré lui, et s’apercevant qu’il y avait des visites au salon, il voulut monter.

— Les gens viennent toujours quand on n’a pas besoin d’eux, murmura-t-il avec dépit.

— Je crois que vous n’êtes pas d’humeur à recevoir des avis, Charles, dit Philippe en montant l’escalier avec lui. Cependant, il faut que je vous le dise, prenez garde de ne pas favoriser cette malheureuse inclination d’Amy.

— Prenez garde à ce que vous dites ! s’écria Charles furieux, et, dans son empressement à avancer, il se fia plus à sa béquille qu’au bras de son cousin, glissa, et serait tombé jusqu’au bas de la rampe, si Philippe ne l’avait adroitement reçu dans ses bras et porté comme un enfant jusque dans le cabinet de toilette. Le bruit attira Amy, qui fut fort effrayée, mais Charles, une fois déposé sur le sofa, la rassura en disant qu’il ne s’était pas fait de mal ; mais il ne put se décider à remercier Philippe, qui sortit de la chambre sans paraître remarquer l’humeur de son cousin.

— Je suis un beau personnage pour vouloir être bon à quelque chose, s’écria le pauvre Charles, quand il fut seul avec Amy. Je ne puis seulement montrer ma colère à un impertinent qui parle de ma sœur d’une manière qui ne me convient pas, sans risquer de me rompre le cou, et sans devoir la vie à ce même insolent.

— Ne parlez pas ainsi, dit Amy, et dans ce moment Philippe rentra encore avec la béquille que Charles avait laissé tomber, puis il sortit sans mot dire.

— Peu m’importe qu’il l’entende, répéta Charles. Je dirai toujours qu’il n’est pas de plus grand malheur que d’avoir le cœur d’un homme et les membres d’un impotent. Certainement, si j’étais bon à quelque chose, cela ne se passerait pas ainsi, je serais déjà à Saint-Mildred, je saurais le fond de l’histoire, et M. Philippe pourrait montrer ses preuves à qui voudrait les croire. Mais à quoi sert de parler ? Ce sofa… s’écria-t-il en le frappant du poing, ce sofa est ma prison !

— Charles, mon frère, dit Amy d’une voix caressante, ne parlez pas ainsi.

— Je crois que Philippe a rendu mon père fou avec ces histoires inventées par sa sœur !

— Charles, elle ne les a sans doute pas inventées ?

— Quoi ! vous les croyez aussi ?

— Non ! jamais.

— Ce qui m’indigne, reprit Charles, c’est de le voir s’emparer à ce point de mon père pour le pousser à tout ce qu’il veut !

— Philippe partira bientôt, fit observer Amy, ne trouvant rien de plus charitable à dire.

— C’est une consolation ; mon père reviendra alors à son état naturel. Pourvu qu’en attendant ils ne poussent pas Walter à quelque action désespérée.

— Non, il n’y a pas de danger.

— Eh bien ! donnez-moi ce buvard, s’il vous plaît. Je veux lui écrire et lui dire que nous ne sommes pas tous les dupes de Philippe.

Amy donna à son frère ce qu’il demandait, et tâcha de s’occuper auprès de lui à préparer des graines pour le jardin. Après un moment de silence Charles reprit :

— Que lui dirai-je de votre part, Amy ?

— Je ne crois pas que je doive lui faire rien dire.

— Quoi ! vous n’auriez pas le droit de lui faire savoir que vous ne le croyez pas un mauvais sujet ?

— Papa m’a dit qu’il ne voulait plus… Ici sa voix fut étouffée par ses pleurs.

— C’est absurde, Amy ! Mon père avait approuvé votre inclination, et il l’approuverait encore s’il n’était dans l’erreur…

— Je suis sûre que lui, il ne m’approuverait pas de désobéir, dit Amy.

— Lui ?… prenez garde à ce que vous faites, ou vous ne le reverrez jamais.

— Ce n’est pas ma faute !

— Quelle folie ! Vous ne valez pas mieux que les autres, et je ne crois pas que vous teniez beaucoup à Walter…

— Charles, Charles, vous êtes bien cruel ! s’écria la pauvre Amy avec un nouvel accès de pleurs.

Pauvre Amy ! elle n’avait jamais été aussi malheureuse qu’au moment où elle quitta la chambre pour ne pas céder aux mouvements de son cœur. Combien elle aurait voulu adresser quelques mots d’affection à celui qu’elle ne pouvait s’empêcher d’aimer.

Une nouvelle épreuve l’attendait dans sa chambre, où elle courut se réfugier. Elle vit de sa fenêtre Deloraine sortir de l’écurie avec William en costume de voyage. Les autres domestiques lui donnèrent des poignées de main en lui souhaitant un bon retour, puis il monta le bel animal et partit. Elle eut alors bien de la peine à ne pas retourner vers son frère et céder à ses sollicitations, mais elle résista à la tentation, et se jeta sur son lit en répétant d’une voix étouffée : Il ne reviendra jamais !

Elle était encore assise sur le bord de son lit et tâchait de se remettre, quand Laura entra dans sa chambre.

— Ma pauvre Amy ! ma chère sœur. Que je suis fâchée !

— Merci, ma chère Laura. Et Amy appuya sa tête sur l’épaule de sa sœur.

— Je voudrais bien savoir que faire pour vous, dit Laura. Vous ne pouvez l’oublier, et cependant vous le devez.

— Si c’est mon devoir, j’espère que j’en serai capable.

— Voilà qui est bien ! Vous n’aurez pas la faiblesse de trop regretter un homme indigne de vous.

— Indigne, Laura ? s’écria Amy en retirant ses bras passés autour du cou de sa sœur.

— Ah ! ma pauvre Amy, nous étions tous persuadés.

— Et vous l’êtes encore ; mais je suis persuadée, moi, qu’il est innocent !

— Que pensez-vous donc de Marguerite et de Philippe ?

— Ils se trompent sans doute, il y a quelque malentendu.

— Mais ce qu’il a dit de papa ?

— Ceci est le pire, dit Amy en se cachant la figure. Il était en colère et a parlé sans réflexion ; je suis sûre qu’il en est fâché à présent. Papa lui pardonnerait cela au bout de quelque temps sans cet autre affreux soupçon. Laura, que pourrait-on faire pour éclaircir cela ?

— On fera tout au monde. Papa a écrit à M. Wellwood, et Philippe ira lui-même à Saint-Mildred prendre des informations.

— Quand ?

— Pas avant le commencement du terme. Vous savez qu’il doit avoir quinze jours de congé avant d’aller en Irlande.

— Alors j’espère qu’il s’expliqueront mieux ; c’est bien plus facile dans une conversation que par lettres.

— Vous pouvez compter que Philippe fera tout son possible, à cause de vous surtout.

— Comment sait-il donc que cela me concerne ? J’aimerais mieux qu’on ne le lui eût pas dit.

— Croyez-vous donc qu’il ne mérite pas de savoir votre secret ? Il faut regarder Philippe comme un des nôtres.

Amy ne répondit rien, et Laura reprit :

— Vous êtes fâchée contre lui de ce qu’il a parlé ; mais soyez raisonnable, Amy ; c’était par affection pour Walter et pour vous qu’il l’a fait.

Cette dernière phrase rappelait trop la manière de parler de Philippe pour plaire à Amy. Elle s’efforça pourtant de répondre :

— Je crois que son intention était bonne ; mais il aurait pu s’y prendre autrement.

Laura tâcha encore de faire comprendre à sa sœur que rien ne pouvait être plus judicieux que la conduite de Philippe dans toute cette affaire ; mais la seule chose qui parût adoucir le chagrin d’Amy était l’affection de tous les siens, tandis que son cœur était toujours tourmenté par la pensée des souffrances que son propre père faisait éprouver à Walter. Sa seule consolation était la persuasion qu’il supporterait noblement cette épreuve. Elle était heureuse aussi de voir que sa mère et Charles partageaient la bonne opinion qu’elle avait de lui, et, s’il ne lui était plus permis de l’aimer comme auparavant, elle sentait qu’elle pouvait au moins prier pour Walter Celui qui connaît le secret des cœurs. Ainsi, une fois le premier jour passé, elle se remit assez bien. Sans doute elle était silencieuse et grave, et ce n’était plus elle qui égayait toute la maison : mais elle s’intéressait à tout ce qui se faisait, et un observateur superficiel aurait à peine remarqué son air de mélancolique soumission. Son père, enchanté de sa docilité, lui faisait mille amitiés, et l’appelait la perle des bonnes filles ; mais il avait trop peur des larmes de femmes pour oser lui parler de Walter, et il laissait ce soin à sa mère. Madame Edmonstone, de son côté, la voyant soumise à la volonté de son père, aimait mieux aussi ne pas revenir sur ce sujet. Elle n’osait pas encourager sa fille dans ses sentiments à l’égard de Walter, car ce jeune homme, si son innocence était reconnue, pourrait se sentir trop offensé pour désirer de renouer sa liaison avec la famille Edmonstone.

Pour Charles, il combattait toujours, et reprochait à son père d’avoir brisé le cœur de sa fille. Il ne parlait que d’injustice, jusqu’à ce que M. Edmonstone déclara qu’il lui était impossible de supporter plus longtemps l’insolence de son fils.

Les réponses arrivèrent enfin. Les uns les trouvèrent satisfaisantes ; mais les autres ne s’en contentèrent pas. M. Wellwood avait la meilleure opinion de son élève, et croyait sa conduite irréprochable ; mais, quand on lui demanda comment Walter employait son temps, il put répondre seulement qu’il allait visiter des amis à Saint-Mildred et aux environs, et qu’il voyait quelquefois madame Henley et le colonel Harewood. Ce dernier nom n’était malheureusement que trop fait pour confirmer les soupçons de Philippe.

Walter écrivit à Charles avec une grande effusion de cœur pour le remercier de sa sympathie. Il demandait encore, pour les réfuter, les preuves qu’on avait de ses prétendues fautes, puis il exprimait un profond repentir de s’être exprimé comme il l’avait fait dans un mouvement de colère.

« Je ne sais ce que je puis avoir dit, écrivait-il, sans doute quelque chose de fort condamnable, car tels étaient mes sentiments à ce moment. Je ne puis que me soumettre à la sentence de M. Edmonstone, qui doit être bien mécontent de moi, et je ne compte plus que sur le temps pour découvrir mon innocence. »

Charles ne vit dans cette lettre que la manière habituelle de Walter de se condamner lui-même ; mais son père y vit une demi-confession de sa faute. Et pourquoi ce jeune homme voulait-il absolument demeurer à South Moor jusqu’à la fin des vacances ? Charles répondit qu’il fallait bien qu’il fût quelque part, et que l’exiler de Hollywell, c’était l’exposer aux tentations de Saint-Mildred. Il voulait à peine écouter sa mère qui lui disait qu’il fallait que ce fût ainsi à cause d’Amy.

Il tâcha de persuader à son père d’aller lui-même prendre des informations à Saint-Mildred. M. Edmonstone s’y sentait assez disposé, mais Philippe l’en détourna, disant que ce serait fort inutile. Charles conseilla du moins d’envoyer Philippe ; malheureusement cela ne put s’arranger. Enfin Charles prit le parti d’écrire à madame Henley, dont il reçut une réponse fort sèche, sur ce qu’il se mêlait de ce qui ne le concernait pas.

Il en fut très irrité. Il n’y avait pas de jour que la poste n’apportât des lettres qui provoquaient des disputes et entretenaient la mauvaise humeur de M. Edmonstone.

Charles et son père paraissaient toujours de mauvaise humeur. Hollywell était devenu un séjour fort désagréable. Madame Edmonstone et Laura ne pouvaient rien faire sans mécontenter l’un ou l’autre des messieurs, et Amy elle-même était souvent victime de l’humeur de son père, tandis que Charles pouvait à peine lui pardonner la tranquille résignation avec laquelle elle disait : « Il est inutile d’en parler. »