Librairie de Ch. Meyrueis et Comp. (Volume 1p. 98-106).


CHAPITRE VII.


Dis-moi, s’il te plaît, bon pasteur, qui est ce
beau jeune berger qui danse avec ta fille ?

*** (Contes d’hiver.)


On était au mois de juin, le soleil de l’après-midi brillait dans un ciel d’azur, et répandait une chaleur vivifiante qui n’avait rien d’accablant. Les ombres des sapins et des marronniers, s’allongeant sur la pelouse, semblaient inviter au repos, et cependant une troupe d’hommes et de femmes, en manches de chemise, en chapeaux de paille, le teint hâlé, s’occupaient activement à tourner et retourner le foin nouvellement fauché. À l’extrémité de la prairie, un groupe de spectateurs oisifs semblait jouir vivement de ce beau jour et de cette scène champêtre. Charles était à demi couché sur l’herbe, le dos appuyé contre une meule ; madame Edmonstone lisait auprès d’une autre, Laura faisait un croquis ; Philippe, étendu sur le gazon, sans chapeau et sans cravate, avait l’air d’apprécier tout particulièrement ce doux repos, car il venait d’arriver à pied de Broadstone. Enfin, un peu plus loin, Amable et Charlotte prétendaient aider aux faneurs, mais en réalité, elles faisaient des nids de foin, ou s’en jetaient des poignées l’une à l’autre, jouant avec autant d’entrain que la chaleur le leur permettait. Ces deux jeunes filles causaient et riaient, mais tous les autres personnages étaient trop occupés ou trop fatigués pour faire la conversation. Chacun jouissait de la douceur de l’air que parfumait le foin nouveau, lorsque soudain Charles sentit un nez froid qui lui caressait la figure, et, en ouvrant les yeux, il reconnut Trim qui le léchait et lui faisait mille caresses.

— Le voici ! s’écria la petite Charlotte en s’élançant au-devant de Walter, qui venait de laisser son cheval, et arrivait en courant. Jamais écolier en vacances n’avait paru plus heureux, et ne fut reçu avec de plus bruyantes démonstrations de joie. Les questions et les réponses se succédaient sans interruption ; puis vinrent les nouvelles de la maison ; celle, entre autres d’un bal que lord Kilcoran allait donner, et auquel toute la famille était invitée. Lord Kilcoran était un Irlandais, père de Maurice de Courcy, et parent de M. Edmonstone. Il passait quelque temps avec sa famille à Allonby, une de ses terres non loin de Hollywell. Sa fille Eveline, jolie et vive Irlandaise, grande amie de Laura, malgré la différence de leurs caractères, avait obtenu qu’il donnât un bal, pour avoir le plaisir d’y inviter Amy, qui n’avait pas encore été dans le monde, et Mary Ross, pour qui ce serait aussi une nouveauté. Walter, apprenant qu’il serait de la partie, déclara que le bal ne l’amuserait pas autant que les fenaisons, et, quittant son habit, il se mit à l’ouvrage… comme un ouvrier.

Il fallait avoir bien travaillé pour revenir à la maison avec tant de plaisir. En effet, M. Edmonstone et Philippe, ayant pris des informations, ne reçurent que des réponses très satisfaisantes sur le compte de Walter. Pour lui, il fit toutes ses confidences à madame Edmonstone. Il lui avoua que ses études sérieuses étaient toujours pour lui un devoir plutôt qu’un plaisir. Il avait dû renoncer à toutes les récréations les plus innocentes, parce qu’elles le distrayaient trop, et il avait fini par ne se permettre que la promenade et la musique. Ce bel art lui semblait si propre à élever l’âme, qu’il ne pouvait se reprocher d’y consacrer un peu de temps ; puis il avait fait aussi de temps en temps une lecture légère pour se reposer de ses graves études.

Walter n’avait formé à Oxford qu’une seule liaison d’amitié. C’était avec un jeune homme du nom de Wellwood. Il s’était figuré que c’était le fils de ce capitaine Wellwood dont son grand-père s’était toujours reproché la mort. Mais il découvrit que c’était seulement son neveu. Le capitaine n’avait laissé d’autres enfants que deux filles, qui n’étaient pas mariées. Leur cousin parlait d’elles avec la plus grande estime, et Walter eut le bonheur de leur faire savoir combien son grand-père avait eu de remords d’avoir tué leur père. Le jeune Wellwood étudiait la théologie, et Walter ne pouvait assez parler de toutes les qualités qu’il cachait sous une extrême timidité.

Les vacances d’été se passèrent fort agréablement à Hollywell. C’étaient tous les jours de nouveaux plaisirs, de nouvelles entreprises. On s’amusa, entre autres, à construire un berceau au milieu des lauriers, et Walter, Laura, Amy, Charlotte, y travaillaient comme s’il s’était agi de gagner leur pain.

Un jour qu’ils étaient fort occupés à cet ouvrage, Eveline de Courcy vint les surprendre. Elle portait un costume d’amazone, qui lui allait à ravir, et, quoique moins belle que Laura, elle paraissait aussi fort jolie avec ses yeux bleus et ses cheveux noirs. On lui présenta Walter, qu’elle ne connaissait pas encore. Mais avec elle les cérémonies étaient bientôt finies. Grimper sur une échelle, pour aider à planter un clou, donner à Walter une leçon de danse sur la pelouse, tel fut l’emploi de sa visite. Son père vint la chercher : elle prit encore un moment Laura sous le bras, et, se promenant avec elle sur la terrasse :

M. Walter Morville est un charmant garçon, dit-elle. On m’avait tant parlé de sa sagesse, que je craignais qu’il ne fût le pendant de son cousin.

— Eveline !

— Ce n’est pas que je n’admire le capitaine ; mais il me fait peur : il a si mauvaise opinion de moi !

— Si seulement vous vouliez lui faire voir tout votre bon sens, ma chère Eva !

— C’est ce qui ne m’est pas possible, avec la crainte que j’ai de lui. Pour la cacher, je suis forcée de faire et de dire des folies ! Mais n’oubliez pas de donner à M. Walter des leçons de danse. Il a des dispositions remarquables.

C’est ce qu’on ne manqua pas de faire chaque soir, jusqu’à l’époque du bal. Ce jour remarquable arriva enfin. Philippe et Mary Ross vinrent dîner à Hollywell, pour se rendre de là à Allonby. À la demande générale, Philippe portait son nouvel uniforme de capitaine, grade auquel il était parvenu dernièrement, et Charlotte passa à le considérer le temps que ses sœurs employèrent à perfectionner la toilette de Mary Ross. — On annonça enfin les voitures ; M. Edmonstone appelait les jeunes demoiselles, qui, comme toujours, se trouvaient en retard. Les exclamations réitérées ne faisaient qu’ajouter à la confusion sans rien avancer ; mais enfin toutes trois, accompagnées de madame Edmonstone, descendirent pour se montrer à Charles. Les deux sœurs étaient en blanc, et portaient des guirlandes de jasmin sur leurs cheveux. Laura surtout, avec son teint si blanc, était charmante dans cette toilette. Mary étalait les vastes plis de sa robe de mousseline, et n’avait pu refuser de se coiffer de géraniums, qu’Amable elle-même avait préparés pour elle.

Charles eut quelque observation critique à faire sur chaque toilette ; pendant ce temps, Philippe, appuyé contre la porte, regardait Laura avec plus d’intérêt qu’il n’en prenait d’ordinaire quand il était question de toilette. Pauvre Philippe ! il était demeuré seul un moment avec Charles, et celui-ci, à l’occasion de quelques vers composés par Walter, l’avait appelé un Pétrarque, entendant par là simplement un poëte. Mais, sur-le-champ, il vit que ce nom rappelait celui de Laure, et s’apercevant de la jalousie que cette circonstance éveillait dans son cousin, il prit un air mystérieux, et refusa d’en dire davantage. Aussi, qu’on juge des sentiments du jeune capitaine, lorsque Amable, montrant à Walter un brin de myrte dans la guirlande de sa sœur :

— Voyez, dit-elle, vous avez voulu me persuader que cela ne se remarquerait pas, et pourrait passer pour du jasmin !

— Ah ! répondit-il, je voudrais vous avoir apporté assez de myrte pour que sa couronne en fût entièrement formée !

On partit enfin, et l’on arriva de bonne heure. Le salon d’Allonby était une fort belle pièce, qui communiquait avec la serre. Il n’y avait encore que les maîtres de la maison, le bon lord Kilcoran, sa femme, douce et paisible Anglaise, Maurice et ses deux jeunes frères, Evelina et ses deux petites sœurs, Mabel et Hélène. Peu à peu la société arriva, et les quadrilles se formèrent. Philippe observait toujours Laura, pour voir si sa conduite s’accorderait avec les soupçons que Charles lui avait donnés, et, à la première occasion, il l’invita à danser. Il fut fort satisfait de son empressement à accepter et du regard qu’elle jeta sur lui, en répondant à Walter, qui voulait l’engager aussi, qu’elle avait déjà promis à Philippe. Walter, pour se consoler, alla chercher Amable dans la serre, et il fut plus heureux auprès d’elle. Pour M. Edmonstone, il demanda à Mary Ross si elle le trouvait trop vieux pour son danseur, et, sur sa réponse négative, on le vit bientôt figurer auprès d’elle avec les pas et les entrechats qui avaient fait de lui l’un des meilleurs danseurs de son temps.

Madame Edmonstone observait sa jeune famille avec une fierté maternelle. La beauté de Laura et de Philippe ne l’avait jamais frappée aussi vivement que ce soir-là. Ils se ressemblaient beaucoup ; ils avaient les mêmes traits réguliers, les mêmes yeux d’un bleu foncé, et tous deux le teint très blanc.

C’est singulier, se disait madame Edmonstone ; en voyant Philippe on n’est pas d’abord frappé de sa beauté ; elle ne fait qu’un effet secondaire, et ce que l’on remarque au premier abord, c’est la distinction de ses manières. Et Laura ! comme elle est belle et gracieuse. — Pour ma petite Amy, elle semble presque aussi jolie que sa sœur, avec son aimable sourire et sa douce expression. Puis elle a l’air si heureux ! Et son danseur Walter, comme ses yeux brillent ! c’est aussi l’image du bonheur !

La danse finie, lady Eveline s’approcha de Laura et lui dit tout bas :

— Laura ! je suis une ambitieuse. Vous ne devinez pas… J’aurais meilleure opinion de moi, si j’obtenais quelque attention de lui, et, au contraire, je suis sûre qu’il dira du mal de moi à son ami M. Thorndale, avec qui je viens de danser et de causer aussi sensément qu’il est à propos de le faire dans un bal.

Les souhaits de lady Eveline furent vains ; le capitaine Morville dansa avec sa petite sœur Hélène, enfant de onze ans, toute fière de son grand cavalier, mais elle, il ne l’invita point.

Un peu plus tard, il demanda sa cousine Amable, avec qui il n’avait pas besoin de faire les frais d’une conversation frivole, à quoi il ne se sentait pas disposé. Il s’approcha avec elle des demoiselles Alston, à qui il voulait la présenter. La famille Alston demeurait trop loin de Hollywell pour être en relations avec M. et madame Edmonstone ; mais leur frère avait connu Walter à Oxford, il le leur avait présenté, et les deux jeunes filles lui demandaient justement de leur montrer la belle miss Edmonstone. Walter ne s’était jamais avisé de comparer la beauté des deux sœurs.

— Je puis vous dire laquelle est l’aînée, répondit-il ; mais je vous laisse à décider vous-mêmes laquelle des sœurs est la plus belle. Tenez, voici l’aînée, Laura, cette grande jeune personne aux beaux cheveux ornés de jasmin.

Walter parlait comme si Laura l’eût particulièrement intéressé, et s’il avait eu le droit d’être fier de sa beauté. Philippe l’entendit, car il était justement tout près de là avec Amy. — À ce moment une autre danse recommençait, et il emmena sa jeune cousine auprès de sa mère. — Il rencontra M. Thorndale, qui venait de danser avec lady Eveline pour la seconde fois, ce qui n’avait pas échappé à Philippe. M. Thorndale s’approcha de son ami :

— Elle est charmante, dit-il.

— Une vraie Irlandaise, répondit froidement Philippe.

M. Thorndale, peu habitué à porter un autre jugement que celui du capitaine Morville, se sentit embarrassé.

— Vous n’avez pas dansé avec elle ? dit-il.

— Non, elle attire trop de cavaliers pour avoir besoin de moi.

M. Thorndale se sentit encore plus honteux de son goût vulgaire, et Philippe s’éloigna, content de l’avoir arrêté au début d’une inclination.

Walter avait trois fois demandé à Laura de danser avec lui, et toujours elle s’était trouvée engagée. Enfin, lorsque arriva l’heure du départ, il fit encore Une tentative. Madame Edmonstone consentit à rester un moment de plus, car Laura lui demanda avec instance de la laisser danser ce quadrille avec Walter. Philippe, qui ne savait encore quelle foi il devait ajouter à ce que Charles avait essayé de lui faire entendre, alla voir si la voiture était prête, Quand il revint, la danse était finie, mais Walter et Laura n’étaient plus là. Un moment après, ils revinrent tranquillement ensemble de la bibliothèque, où ils avaient été voir un fameux portrait de Charles Ier, et l’on partit. — Dans la voiture des dames on ne fit que rire et causer tout le long de la route ; mais les hommes, furent plus silencieux. M. Edmonstone s’endormit ; Philippe se laissa aller à la rêverie ; pour Walter, il ne fit que siffler des airs de danse et battre la mesure avec ses pieds, comme s’il dansait encore.