L’Héritage de Darius
Revue des Deux Mondes3e période, tome 50 (p. 135-172).
◄  01
L'HERITAGE DE DARIUS

II.[1]
LES MECONTENS.


I

Darius, on s’en souvient, vaincu aux champs d’Arbèles, s’était jeté dans les montagnes où le grand Zab, — le Lycus de l’antiquité ; — prend sa source[2] ; de là, il avait précipitamment gagné la Médie. La troupe qui l’accompagnait était peu nombreuse : elle se composait de cavaliers bactriens, de quelques Perses alliés à la famille royale et d’un certain nombre de soldats du train. Deux mille mercenaires étrangers, sous la conduite de Paron de Phocée et de Glaucus d’Etolie, le rejoignirent dans sa fuite. L’infortuné monarque avait admirablement choisi sa ligne de retraite. Il ne doutait pas qu’Alexandre ne prît la route de Suse et de Babylone ; de ce côté, une grande armée devait trouver des vivres et des facilités pour le transport de ses gros bagages, deux choses qui lui eussent manqué si elle se fût engagée sans préparatifs dans la région montagneuse ; de plus, elle s’assurait sur l’heure les fruits les plus importans de sa victoire. Le calcul de Darius ne le trompait point : ce fut bien, en effet, vers Babylone et Suse qu’Alexandre se dirigea. De Suse, le roi de Macédoine ne craignit pas de prendre à travers les terrains les plus scabreux le chemin de Persépolis. Ne laissons pas le récit de ce grand mouvement excentrique suspendre la marche d’un drame qui touche à son dénoûment. Ceux qui voudront apprendre quel usage modéré Alexandre sut faire de sa victoire dans la Babylonie et dans la Susiane, de quels obstacles il trouva sa route hérissée dans la Perside, devront, s’ils consentent à me suivre un jour au sein de ces contrées si mal connues de Strabon, de Diodore de Sicile, de Quinte-Curce et d’Arrien lui-même, s’armer d’une patience que je ne saurais, sans la présomption la plus excessive, demander aux lecteurs de cette Revue. J’ai promis de conduire l’armée macédonienne dans l’Inde ; le voyage paraîtrait peut-être un peu long, si je m’attardais à toutes les étapes de la voie ferrée qui joindra probablement un jour la Méditerranée à l’Océan-Indien, le golfe d’Alexandrette à Bagdad, Bagdad à Chiraz, Chiraz à Téhéran et Téhéran à Caboul.

Alexandre, en mettant la main sur la majeure partie des trésors accumulés à Babylone, à Suse, à Persépolis par une prévoyance séculaire, portait à Darius le dernier coup ; il lui ravissait à la fois le moyen de faire des levées à l’extérieur et celui de raffermir à l’intérieur les fidélités douteuses. Les empires se relèvent difficilement de ces catastrophes qui dissolvent en un jour toute une organisation militaire ; cependant, si le patriotisme ne fléchit pas, si la hiérarchie administrative reste intacte, le mal peut encore être conjuré. Quand, au contraire, tout s’écroule à la fois, il ne reste plus qu’un de ces deux partis à prendre : céder au destin, ou se retirer au fond des déserts, si la nature vous y a ménagé un dernier refuge. Darius s’était préparé de bonne heure à user de cette ressource suprême ; il avait fait filer sur les Pyles caspiennes l’attirail encombrant qui rappelait si mal à propos une splendeur à jamais disparue ; il avait même envoyé au-delà des défilés sa cour et son harem. La mort de Statira ne lui faisait pas, il faut le remarquer, un veuvage absolu : les rois mèdes étaient tenus d’avoir au moins cinq femmes, car il importait que le trône ne fût pas exposé à manquer d’héritiers. Léger de bagages, sûr de pouvoir imprimer désormais une grande rapidité à sa fuite, le successeur des Xerxès et des Artaxerce attendait à Ecbatane les événemens. Six mois, sept mois même s’écoulèrent ; Alexandre ne s’était pas encore mis en marche pour la Médie. Tout à coup, dans les premiers jours du mois de juin de l’année 330 avant Jésus-Christ, Darius apprend que son redoutable ennemi « est tombé sur les Parétaques. » Une campagne d’été, — nous le savons par les récits que nous a laissés Flandin, — semble chose à peu près impossible en Médie, mais ce qui suspend aujourd’hui la marche des caravanes n’était pas capable d’arrêter, à l’époque de la grande conquête, une armée grecque. Les avis alar-mans se succèdent : Alexandre a soumis la Parétacène ; il y a installé un satrape, Oxathrès, fils d’Abulite, qui vient d’exercer, pendant quelques mois, au nom du roi de Macédoine, le gouvernement de la Susiane ; maintenant, il s’avance, avec toutes ses troupes rangées en bataille, vers la Médie. Alexandre marche lentement, car il s’attend à rencontrer Darius en chemin. On lui a dit que les Scythes et les Cadusiens se sont réunis aux Perses, que Darius veut tenter de nouveau la fortune des armes ; ce n’est pas au moment où il est exposé à livrer un combat décisif qu’un général prudent s’avisera jamais de doubler les étapes. Douze jours après avoir quitté la Parétacène, l’armée macédonienne, prête à se déployer, s’engage enfin dans les défilés qui précèdent Ispahan. Là, des avis entièrement contraires à ceux qui avaient jusqu’alors ralenti sa marche viennent brusquement changer tous les plans d’Alexandre : Darius ne se dispose pas à combattre, il se prépare à fuir. « Il va passer, dit-on, chez les Parthes, se porter, si l’ennemi le poursuit, chez les Hyrcaniens ; on lui prête même le projet de mettre entre les Macédoniens et lui le désert ; il irait chercher un dernier refuge dans la Bactriane et dans la Sogdiane. » À cette annonce soudaine, inattendue, la phalange macédonienne ploie ses rangs, et l’armée tout entière se porte à marches forcées sur Ecbatane.

Les défections reçoivent de l’approche rapide d’Alexandre une impulsion nouvelle ; les plus illustres transfuges accourent de toutes parts aux pieds du conquérant. Un fils de roi, Bisthanes, dont le père, Ochus, a régné sur les Perses, vient le premier se prosterner devant la victoire. Bisthanes rencontre Alexandre à trois journées d’Ecbatane ; il lui annonce que Darius a évacué cette ville depuis cinq jours. Le roi de Perse est parti avec 9, 000 hommes, dont 6, 000 fantassins ; il a emporté de la Médie 38 millions de francs. Les portes d’Ecbatane sont ouvertes ; la citadelle, qui eût pu arrêter le vainqueur sous ses murs pendant de longs mois, est entre des mains dont on n’a rien à craindre ; elle tombera, comme sont tombées les citadelles de Babylone, de Suse, de Persépolis, livrées à l’étranger par une impression irréfléchie de terreur ou par une foi depuis longtemps chancelante. Alexandre n’a jamais accordé au repos que le temps qu’il était impossible de lui dérober. Résolu à poursuivre Darius partout où le malheureux souverain se retirerait, il se hâte de franchir la distance qui le séparait encore d’Ecbatane.

C’était déjà beaucoup d’être venu de Persépolis à Ecbatane au mois de juin ; aborder les plaines de la Parthiène et les montagnes de l’Hyrcanie sous les premières ardeurs du soleil de juillet semblerait impraticable à une armée moderne. On peut croire qu’Alexandre eût volontiers épargné cette épreuve à ses troupes ; les nouvelles qu’il reçut ne lui en laissèrent pas la faculté. Darius fuyait, entraîné plutôt que suivi par son escorte ; si l’on voulait l’atteindre, il n’y avait pas un instant à perdre. La cavalerie des hétaires, le corps des éclaireurs, les cavaliers étrangers dont Erygius avait le commandement, toute la phalange, à l’exception de 6, 000 Macédoniens laissés à la garde du trésor d’Ecbatane, les archers et les Agriens reçoivent subitement l’ordre de se mettre en marche ; Alexandre en personne se place à leur tête. L’armée s’ébranle et se porte à marches forcées vers Rhagès. On dut laisser en route un grand nombre de soldats épuisés de fatigue ; beaucoup de chevaux tombèrent sous leurs cavaliers ; rien ne put décider Alexandre à suspendre une poursuite qui, dans sa pensée, devait terminer la guerre.

A Rhagès cependant, nouvelle incertitude : Darius a franchi les Pyles caspiennes ; personne n’est en mesure d’indiquer de quel côté s’est dirigé le roi fugitif. S’est-il jeté dans les montagnes de l’Hyrcanie ? a-t-il continué sa route vers la Bactriane ? Alexandre s’arrête cinq jours à Rhagès ; cette halte lui donnera le temps de recueillir sur la direction qu’il doit prendre quelques renseignemens plus certains. Il est toujours difficile à la guerre de savoir où l’on doit aller chercher son ennemi ; la difficulté se trouve augmentée encore quand cet ennemi a devant lui des solitudes immenses. Dans le désert, une armée n’a qu’à se disperser pour se dérober aux recherches ; elle y disparaît comme un ruisseau qui se perdrait tout à coup dans les sables. Des transfuges toutefois se présentent bientôt au camp des Macédoniens : c’est d’abord Melon, l’interprète de Darius, puis Orsillus et Mithracènes, Bagistanes, un des principaux habitans de Babylone, Antibelus enfin, un des fils de Mazée. Tous annoncent que Darius, trahi par Nabarzane, qui l’accompagnait dans sa fuite avec mille chevaux, est emmené prisonnier par Bessus, satrape de la Bactriane. Pour ce rapt sacrilège, Bessus s’est assuré la complicité de Barsaente, satrape de la Drangiane et de l’Arachosie. Plus de doute ! c’est à travers les déserts de la Parthiène qu’on entraîne le monarque vaincu.

Comment la majesté royale put-elle perdre à ce point son prestige dans un pays sujet aux complots ténébreux et aux meurtres domestiques, mais qui, jusqu’à ce jour, n’avait jamais donné à des populations respectueuses et dociles le spectacle démoralisant d’une sédition militaire ? En se précipitant, les événemens avaient tout changé : ce n’était plus, hélas ! de soldats perses que Darius marchait entouré, les immortels pourrissaient à cette heure dans les champs d’Issus et d’Arbèles ; le commandement en chef appartenait encore nominalement à un Perse, les armes ne se rencontraient plus guère qu’aux mains des Bactriens. Artabaze, favori du roi, conservait un titre sans portée ; Bessus, en réalité, demeurait le général et le maître. J’ai peine à me figurer dans Bessus, en dépit de l’autorité d’Amen, un parent de Darius, un satrape semblable à Tissapherne ou à Pharnabaze ; je ne puis m’empêcher de voir dans le gouverneur de la Bactriane un de ces khans uzbecks que nous a si bien décrits, au XVIe siècle, le grand voyageur anglais Jenkinson.[3]. Ce barbare, sans merci, sans foi, sans scrupule, commandait encore à plus de trente mille hommes. Imprégné des habitudes cruelles et des mœurs farouches de la nation au milieu de laquelle il vivait, Bessus tramait depuis longtemps sa trahison. Il avait réussi à y associer, non-seulement un satrape à demi sauvage comme lui, mais, ce qui était bien autrement difficile et scandaleux, un vrai Perse, Nabarzane, le rival d’Artabaze. Un seul obstacle arrêtait les conspirateurs dans l’exécution de leur plan homicide : quel parti prendraient les mercenaires grecs ? On ne pouvait exploiter avec eux, comme avec Nabarzane, ces divisions de cour que la prospérité comprime et qu’on voit éclater soudain quand viennent les mauvais jours. Jetés au milieu d’un peuple étranger, n’attendant guère de pardon des compatriotes qu’ils avaient osé combattre, ces stipendiés, au nombre de quatre mille, ne connaissaient plus d’autre patrie que leur camp, d’autre devoir que l’engagement contracté envers le souverain qui les avait pris à sa solde. Ils possédaient, avec toutes les vertus guerrières qui distinguaient alors les enfans de la Grèce, la fidélité inébranlable de cette légion suisse qu’on vit jusqu’au dernier moment prête à verser son sang sans arrière-pensée pour Louis XVI. Leur chef, Patron, justement inquiet de l’attitude arrogante de Bessus, avait plus d’une fois fait presser en secret l’infortuné Darius de se réfugier dans les rangs des seuls bataillons qui lui restassent invariablement dévoués. Consulté par le roi, Artabaze se montra favorable à ces ouvertures. La chose, évidemment, avait ses dangers ; elle en écartait de plus grands. L’irrésolution d’un monarque à bon droit soupçonneux éventa les négociations ; les Grecs se sentirent menacés aussitôt qu’ils apprirent que leur projet était découvert. Ils ne songèrent plus alors qu’à leur propre sûreté et se dirigèrent avec Artabaze du côté de l’Hyrcanie. Délivré de la présence de ces courageux mercenaires, Bessus n’avait plus aucun ménagement à garder : sacré pour les Perses, le sang de Cyrus imposait peu à ces bandes nomades des Bactriens, des Dranges, des Arachotes, qui n’assistèrent jamais que de très loin aux pompes solennelles de la cour. Bessus trouve en eux des satellites tout prêts à seconder son usurpation. Il se saisit à l’instant de la personne de Darius, le fait jeter sur un des chariots du convoi et précipite sa course vers le fond du désert.

Alexandre, averti, s’était remis en marche ; de Rhagès, il se porte dans une seule journée aux Pyles caspiennes. Si les Pyles caspiennes, ainsi que le suppose, et qu’à mon avis le démontre M, Ferrier, sont bien le défilé désigné aujourd’hui sous le nom de Passe de Serdari, l’étape fut à peu près de 48 kilomètres. « A l’issue de ce défilé, on entre dans la fertile plaine de Khar ; on rencontre ensuite un désert qui se prolonge, sur une longueur de 72 kilomètres, jusqu’à Lasguird. » Avant de songer à traverser cette région désolée, il faut rassembler des provisions ; la plaine de Khar est heureusement en mesure d’en fournir. Alexandre, dès qu’il a franchi les Pyles caspiennes, envoie Cœnus, avec quelques chevaux et quelques fantassins, battre la campagne. Pendant ce temps, les renseignemens affluent ; on n’a que la peine d’en démêler le fil et de les contrôler rapidement l’un par l’autre. « Bessus n’est plus qu’à 36 ou 37 kilomètres ; son année marche débandée et sans ordre ; Darius, bien que prisonnier, vit encore ; si l’on veut le sauver, il n’y a pas un moment à perdre. » Alexandre n’attendra pas le retour de Cœnus, Il prend avec lui ses hétaïres, des chevaux légers et l’élite de son infanterie ; le reste de l’armée, conduit par Cratère, reçoit l’ordre de suivre à petites journées. La troupe d’Alexandre n’emporte que ses armes et deux jours de vivres ; elle marche toute la nuit et fait halte le lendemain, vers midi ; dès le soir même, elle reprend sa course.

Seuls peut-être entre toutes les nations militaires de l’Europe, nous avons le droit de trouver ces prodiges d’activité vraisemblables ; nos soldats d’Afrique nous y ont habitués. Pouvions-nous cependant nous attendre à rencontrer encore à l’avant-garde ce jeune roi qui déjà soutient sur ses épaules près de la moitié du monde ? Le lendemain de sa première étape, Alexandre arrive, vers le milieu du jour, près d’un village où les fuyards ont campé la veille. Là de nouveaux transfuges lui apprennent que Bessus se sait poursuivi, qu’il se propose de mettre par une marche de nuit un plus grand intervalle entre son armée et la cavalerie macédonienne. Le roi de Macédoine, par bonheur, a maintenant pour alliés tout ce qui s’intéresse au sort du roi des Perses. Les guides s’offrent en foule. On peut couper la route à Bessus ; il existe un chemin plus court que la route directe ; seulement, sur ce chemin, on ne trouvera pas d’eau. Qu’importe ? L’essentiel est d’arriver vite. L’infanterie, — la chose est certaine, — va retarder la marche. L’infanterie ? qu’elle reste en arrière ! Ne fut-ce pas aussi votre avis, brave colonel Morris, le jour où il fallut poursuivre sans répit Abd-el-Kader ? Que de souvenirs fait revivre, à chaque instant, sous mes pas, cette histoire d’Alexandre ! Dans la foule des héros qu’elle évoque, mon regard attendri croit sans cesse distinguer les traits à peine altérés des plus chers amis de ma jeunesse. Oui ! que l’infanterie reste en arrière ! Pour atteindre et vaincre Bessus, les hétaires et cinq cents fantassins montés suffiront. Accompagné de cette troupe choisie, Alexandre part vers le soir ; le jour parait avant que la distance soit franchie, et cependant la vaillante colonne ne s’est pas accordé un instant de repos. On était au cœur de l’été, par 36 degrés environ de latitude ; un soleil de plomb pesait sur la plaine ; la colonne harassée marche toujours. Vers midi, les tortures de la soif deviennent intolérables ; l’eau portée à dos de mulet dans des outres n’a pas été suffisamment ménagée ; il en reste à peine quelques gouttes. Des soldats versent le précieux liquide dans un casque et l’offrent au roi. Au moment de porter le casque à ses lèvres, Alexandre s’arrête : « Non, dit-il, je ne boirai pas. Puis-je m’exposer en étanchant ma soif, à redoubler les tourmens de tout ce monde qui m’entoure ? » Où n’irait-on pas avec un tel roi ? La soif, la fatigue, tout est à l’instant oublié. Les cavaliers excitent leurs chevaux de la voix et des jambes ; les montures, tout à l’heure épuisées, semblent elles-mêmes avoir retrouvé leur ardeur. Cette troupe admirable venait pourtant de faire 74 kilomètres d’une seule traite. Bientôt on croit entendre le frémissement lointain d’une armée en marche ; un nuage de poussière en signale la présence et en dérobe la vue.

Bessus et ses complices pressaient en ce moment Darius de monter à cheval, car le chariot qui portait le roi prisonnier, par son allure pesante, retardait la fuite. Darius résiste, proteste, prend les dieux vengeurs à témoin : ce sont des libérateurs, ce ne sont pas des ennemis qui le poursuivent ! En fallait-il plus pour irriter et provoquer au crime des rebelles ? La colère les enflamme ; ils dardent sur le malheureux souverain leurs javelots. Les traits pleuvent sur le char, blessent les chevaux, tuent les deux esclaves qui les conduisaient et vont frapper le monarque lui-même sur son siège. Darius s’affaisse, atteint d’un coup mortel. Épouvantés de leur attentat, les meurtriers se dispersent et s’enfuient ; Nabarzane prend la route de l’Hyrcanie ; Bessus, avec cinq cents chevaux, se dirige vers Bactres. Alexandre, pendant ce temps, accourait. Sans s’inquiéter du nombre d’ennemis qu’il peut avoir à combattre, il s’était lancé en avant de toute la vitesse de son cheval. Il n’y eut, dit-on, que soixante cavaliers qui arrivèrent en même temps que lui au camp de Darius. Le spectacle du plus affreux désordre les y attendait : une foule de chariots, chargés de femmes et d’enfans, abandonnés par leurs conducteurs, erraient au hasard dans la plaine : des bandes de fuyards se montraient dispersées de tous côtés. Quelques groupes plus hardis essayaient encore de se défendre, les autres jetaient leurs armes, se prosternaient aux pieds du vainqueur et demandaient merci. Où était Darius ? Comment le découvrir au milieu de cette confusion ? Les prisonniers qu’on interrogeait ne savaient répondre que par des gémissemens et des larmes. Allez contempler au musée de Versailles le tableau de la prise de la smalah, vous vous ferez une idée de la scène de désolation qui s’offrit aux regards des Macédoniens. Les cavaliers « passent par-dessus beaucoup d’or et d’argent éparpillé à terre ; » sans perdre de temps à ramasser ce butin que leur ardeur dédaigne, ils vont droit aux chariots épars. Darius n’est pas là ; les chevaux blessés ont traîné le char qui le porte à l’entrée d’une vallée dans laquelle ils ont uni par s’abattre.

Ce n’est pas seulement le roi des Perses que cherchent les Macédoniens ; il leur faut de l’eau : un ruisseau, une source, pour étancher la soif qui les dévore. Quelques cavaliers songent a visiter le pli de terrain vers lequel une apparence de verdure les attire. Un char abandonné, des chevaux percés de traits et se débattant dans les convulsions suprêmes, tels sont les premiers objets qu’ils rencontrent. L’un d’eux, Polystrate, s’approche, soulève les rideaux de cuir qui entourent le char, et, sur les planches grossières, aperçoit étendu un mourant. Polystrate se trouve en présence de Darius ; le mourant est vêtu de la pourpre royale. Ce monarque, le plus beau des Perses, n’est pas tombé dans la mêlée ; il n’a pas, comme Cyrus, été frappé sur son char de guerre ; il gît au fond d’un sordide arabas sans qu’un seul serviteur veille à ses côtés. Quel destin pour un si grand roi ! Darius pouvait tout prévoir, le jour où il ceignit le diadème d’azur : la trahison, la déchéance, la mort, tout, excepté l’invasion audacieuse qui a dissipé en deux années ses armées, et qui, après l’avoir chassé de sa dernière capitale, après l’avoir poursuivi jusqu’aux confins du grand désert des Parthes, arrive malheureusement trop tard pour le sauver. Darius Codoman respire encore : « De l’eau ! » demande-t-il d’une voix à demi éteinte. De l’eau ! c’est toujours le vœu que murmure le souffle haletant des blessés. Polystrate se hâte de courir à la source, car, ainsi que les Macédoniens l’ont prévu, l’eau jaillit claire et fraîche du flanc du vallon. Le cavalier revient, portant dans son casque l’eau qu’il a puisée. Darius plonge avidement ses lèvres dans le vase, remercie d’un regard reconnaissant Polystrate et rend le dernier soupir.

Les soldats s’étaient empressés d’aller prévenir Alexandre ; quand Alexandre arriva, Darius n’était déjà plus. La douleur du conquérant, dit-on, fut réelle. Devant un pareil exemple de l’instabilité des choses humaines, quel cœur généreux eût pu demeurer sans émotion ? Le destin cependant n’avait fait que consommer son œuvre : que fût-il advenu, si la fortune, par un nouveau caprice, eût laissé sa lugubre tâche incomplète et inachevée ? Se figure-t-on Darius tombant vivant au pouvoir de son jeune vainqueur ? Toute la magnanimité d’Alexandre n’eût pu suggérer à l’heureux conquérant un parti qui fût digne de lui et du captif que le sort des armes jetait en son pouvoir. Partager l’empire était hors de question. On ne pouvait pourtant pas songer à faire de Darius ce qu’on avait fait de Mazée, d’Oxathrès, de Mazacès, d’Ammynape : un satrape. Pour les rois déchus le moyen âge aura un jour le cloître ; notre époque même, malgré son scepticisme qui n’est qu’à la surface, ne laissera point leur majesté tombée et leur âme meurtrie sans refuge ; l’antiquité n’avait pas réservé d’asile à ces grands malheurs. L’héritier du trône de Cyrus eut le sort qui convenait à son infortune : il devait succomber avec le vaste empire « qui s’étendait des pays que la chaleur rend inhabitables aux terres glacées du côté de l’Ourse. » Corpus kumo patiare tegi ! Permets qu’un peu de terre recouvre mon corps ! voilà tout ce que le successeur des plus puissans monarques qu’ait connus l’univers se crut, à sa dernière heure, en droit de demander et d’attendre.

Ces rapprochemens n’humilient pas mon être : je croirais, au contraire, qu’ils le relèvent. J’aime la grandeur humaine dans son éclat ; je la trouve encore imposante dans ses adversités. Quoi ! cette chute qui fait trembler le monde n’est que la chute d’un homme ! Un homme peut s’abattre avec tant de fracas ! Il est donc quelque chose de plus qu’un atome. C’est quand l’arbre est à terre qu’on mesure le mieux à quelle hauteur s’élevait sa cime. Darius meurt : combien de millions d’êtres se trouvent à l’instant livrés aux feux du jour ! En même temps que Darius, supprimez par la pensée Alexandre et voyez ce que les Perses atterrés, ce que les Macédoniens emportés par leur brutale ivresse vont faire de l’univers ! Ce ne serait pourtant encore qu’un homme de moins : mais quel homme ! L’idée de la grandeur humaine, croyez-moi, n’est pas inutile. Notre génération est peut-être trop portée à exagérer sur ce point l’humilité chrétienne ; il m’a paru bon de lui montrer quelque chose d’humain qui ait été vraiment grand. Fallait-il donc pour cela remonter aussi haut le cours des siècles ? Alexandre est-il le seul roi qui ait honoré le trône ? J’avais besoin d’un nom qui ne fût pas un drapeau ; Alexandre appartient à l’humanité tout entière. Voilà pourquoi mon admiration entre tous l’a choisi.

Je me suis souvent demandé comment les sociétés avaient pu se fonder, quelle force, au début des temps, était intervenue pour rassembler sous une loi commune les familles dispersées qui luttaient si péniblement pour la vie ; à tort ou à raison, c’est au sentiment de l’admiration que j’ai cru pouvoir attribuer cette magique puissance. Si les hommes n’avaient jamais rien admiré, si aux âges lointains de l’histoire, ils avaient déjà su se défendre des illusions dont veut nous préserver une analyse sévère, il est probable que nous habiterions encore des cavernes.

II

Qui ne serait tenté de croire qu’après la victoire tout va devenir facile ? Nous avons vu cependant de grands gouvernemens dont le prestige se trouvait rehaussé par les satisfactions les plus éclatantes données aux aspirations nationales échanger tout à coup une tranquillité séculaire contre des troubles que n’avaient jamais connus des époques moins prospères et des règnes moins glorieux ; on dirait que le sort, par un malicieux caprice, se fasse un jeu, en ces occasions, de fouler aux pieds notre orgueil après avoir pris plaisir à l’exalter. Pour le malheur des peuples et des rois, la victoire oblige, et, dans la voie qu’elle ouvre, il est presque aussi périlleux d’arrêter ses armées au pied des Balkans ou sur les bords du Mincio que de vouloir les conduire de Paris à Moscou. Si Alexandre et Napoléon eussent seulement laissé transpirer la pensée de faire halte à mi-route, combien de grands esprits se seraient fait honneur de gourmander, au nom d’une politique à vues larges, leur impardonnable faiblesse ! Ils se crurent obligés, suivant le langage prêté au roi de Macédoine par Quinte-Curce, a pour conserver sûrement leurs conquêtes, de conquérir ce qu’ils ne possédaient pas encore, » et, sévère jusqu’à l’injustice, l’histoire veut aujourd’hui oublier leur incomparable grandeur pour ne se souvenir que de leur prétendue ambition. Je proteste.

Maître des quatre grandes capitales de l’empire, de Babylone, de Suse, de Persépolis, d’Ecbatane, Alexandre pouvait-il se dispenser de marcher sur la Bactriane ? Bessus avait pris la robe royale ; il se faisait appeler Artaxerxe et rassemblait, outre les Bactriens, les Scythes autour de lui. Fallait-il dédaigner ce dernier appel à la résistance et le châtiment de Bessus ne s’imposait-il pas à qui prétendait recueillir l’héritage du roi que Bessus avait immolé ? Malheureusement Alexandre n’était pas le seul à qui l’on eût pu reprocher avec quelque apparence de raison de s’être laissé enivrer par de trop faciles triomphes ; la présomption de ses lieutenans égalait au moins son orgueil, et lui rendait l’exercice du commandement suprême d’heure en heure plus pénible. Bien peu de ces hommes de guerre, si brillans cependant sur les champs de bataille, auraient goûté le viril conseil de Cléarque qui « tenait pour honteux d’acquérir des richesses sans danger ; » ils avaient hâte de jouir dans l’abondance d’un repos qu’ils croyaient avoir acquis par assez de sang répandu et par assez de fatigues vaillamment supportées. Comment entraîner à de nouveaux efforts toutes ces lassitudes ? Les calculs profonds de l’homme d’état ne leur disaient rien. Mécontens, inquiets, jaloux les uns des autres, envieux même d’une gloire qu’ils croyaient naïvement leur ouvrage, les généraux macédoniens s’aigrissaient davantage tous les jours. La mort de Darius était pour eux la fin et le couronnement de l’expédition. A quoi bon désormais poursuivre des bandés éparses, des nomades qu’on ne parviendrait jamais à joindre et à détruire, poussât-on la campagne jusqu’aux derniers confins de la Bactriane ? « Alexandre, disaient-ils, ne s’arrêterait qu’au point où la terre et l’eau lui manqueraient ; il voudrait bientôt aller chercher Bessus et ses partisans chez les Scythes. » En dépit de tous ces murmures, les lieutenans d’Alexandre s’apprêtaient à marcher, — il n’était pas facile de se détacher d’un tel maître., — Alexandre les trouverait dociles, de cette docilité revêche du cheval qui se sent moins fort que son cavalier ; en fait de dévoûment, il ne lui restait plus que le dévoûment de ses soldats. Les soldats aussi murmuraient ; ils ne conspiraient pas. Un seul mot d’Alexandre les rendait à leur enthousiasme.

Il fallait distinguer cependant les troupes de la Thrace et de la Macédoine des contingens fournis par les villes de la Grèce. Le même esprit était loin d’animer ces deux grandes fractions de l’armée. Les Macédoniens ne connaissaient de patrie et de Dieu qu’Alexandre ; les Grecs gardaient au fond du cœur le culte et le regret de la vieille liberté. Ils appartenaient bien au général ; ils marchandaient leur foi au souverain. Alexandre jugea prudent de congédier toute cette portion douteuse, mais il voulut la congédier en roi. Chaque cavalier reçut, à son départ, une gratification de 5,500 francs ; le moindre fantassin toucha une centaine de dariques. La darique était le louis d’or de l’époque. Il se rencontra parmi ces auxiliaires des soldats assez épris encore de leur vaillant métier pour refuser le congé qu’Alexandre leur offrait. A ceux-là c’est une prime de 16,500 francs qui va être sur-le-champ payée. Les trésors de l’Asie subvenaient aisément à ces libéralités excessives et le plus libéral des rois prenait plaisir à les dissiper.

On a de tout temps accusé les souverains d’avoir cherché dans la guerre une diversion aux mécontentemens intérieurs ; Quinte-Curce se garderait bien d’épargner cette imputation au roi de Macédoine. Il ne veut voir dans l’expédition de la Bactriane que l’occasion avidement saisie de prévenir une sédition militaire. Si pareille sédition eût été, comme le prétend Quinte-Curce, à la veille d’éclater, comment expliquerait-on la résignation dont le soldat fit preuve quand le roi, pour début, lui demanda le sacrifice de son butin ? L’armée traînait à sa suite les dépouilles des nombreuses capitales qu’elle avait pillées. Ce n’était pas avec cet attirail qu’elle atteindrait Bessus. « Alexandre, dit Quinte-Curce, fait réunir dans une vaste plaine les chariots chargés des fruits de ce long pillage ; il ordonne qu’on dételle et qu’on ramène au camp les attelages. Saisissant une torche, il la jette le premier sur ses propres bagages et commande qu’on mette le feu au reste. » Pour peu que l’on ait vu avec quelle énergie le soldat sait défendre de vieilles nippes dont le poids, dans les marches, ne sert qu’à l’écraser, on se figurera aisément ce qu’il en dut coûter aux Macédoniens pour se séparer des richesses « que souvent ils n’avaient enlevées des villes ennemies qu’en éteignant les flammes qui les allaient dévorer. »

Les choses se sont-elles passées d’une façon aussi théâtrale ? La destruction des bagages à Zadracarta pourrait bien appartenir au même ordre de faits que l’incendie de Persépolis. Qu’Alexandre ait seulement prescrit « d’alléger les sacs, » qu’une étincelle soit tombée sur les loques jetées de côté, il n’en aura pas fallu davantage pour inspirer aux chroniqueurs l’irrésistible tentation de faire un tableau. De toute façon, une courte harangue paraît avoir calmé promptement et sans peine la prétendue douleur de l’armée. Le soldat ne connaît guère les longs regrets ; les Macédoniens eurent le bon esprit, si nous en croyons Quinte-Curce, de prendre gaîment leur parti d’un événement dont les conséquences, au dire des vieux grognards, étaient plus aisément réparables que ne l’eût été la moindre brèche faite à la discipline. Cette poignée d’hommes perdue au milieu d’une multitude innombrable de peuples qui n’avaient avec elle aucun rapport de religion, de langage ou de mœurs, sentait instinctivement le danger auquel l’exposerait l’affaiblissement de la magnifique organisation militaire qui lui avait procuré la victoire. Dans toutes ses inquiétudes, elle se serrait autour de son chef, et cependant ce chef dont le courage et la merveilleuse habileté faisaient son salut, des esprits aussi imprudens que pervers songeaient à le lui ravir. La trahison rampait déjà dans l’ombre ; nous la verrons bientôt se glisser jusqu’au chevet du roi. Heures tristes et mélancoliques où la méfiance finira par envahir le cœur le plus généreux, où le glaive du bourreau se lèvera implacable à l’appel de cette voix qui ne s’était fait entendre jusqu’alors que pour distribuer des encouragemens ou pour accorder des pardons !

Il faut un bien grand amour de la vérité pour se décider à prendre parti contre les malheureux ; les historiens qui ont flétri avec indignation les rigueurs d’Alexandre n’ont fait que ce que je voudrais pouvoir faire à mon tour ; mais si j’obéissais à cet élan du cœur, serais-je juste ? C’est un terrible rôle que celui de monarque, et le jour où les rois sont obligés de refouler au fond de leur âme la pitié me semble, de tous leurs jours de tribulations morales, celui où le ciel nous les montre le plus à plaindre. Les joies de la clémence doivent-elles cependant s’acheter au prix du salut de l’armée ? Je ne puis oublier que, conduit, il y a près de quarante ans, dans le cabinet d’un phrénologiste, on m’y montra le masque de l’empereur Napoléon. A l’extrême regret des disciples de Gall et de Spurzheim, la phrénologie ne possède que l’empreinte antérieure de la tête ou s’agitèrent longtemps, devant les peuples muets, les destinées du monde. Quel trait saillant croyez-vous que lui ait révélé le fragment incomplet de ce crâne puissant ? L’organe de la bienveillance développé outre mesure. « Oui ! me disait l’enthousiaste adepte d’une science dont il ne m’appartient pas, d’ailleurs, de me porter garant, oui, j’ai beaucoup étudié l’histoire de Napoléon et je déclare qu’ici même la localisation de nos sentimens et de nos facultés n’a pas menti ; l’empereur était essentiellement bienveillant ; plus d’une de ses fautes doit être attribuée au penchant généreux qu’un examen superficiel lui refuse. » On ne s’en douterait guère en lisant les ordres donnés à l’héroïque défenseur de Hambourg, bien moins encore en se rappelant le jugement sommaire et l’exécution précipitée du duc d’Enghien ; mais il ne faut pas confondre l’homme et le soldat : l’homme peut être doux et le soldat féroce. L’habitude du danger a parfois de fâcheuses conséquences ; elle apprend le mépris de la vie humaine. Quand à tout propos on met son existence en jeu, quand on la tient au fond pour peu de chose, faut-il s’étonner qu’on fasse, à l’occasion, bon marché de la vie des autres ? Ne jugeons donc pas l’âme des grands capitaines à ces rugissemens qui font encore frissonner, comme un vent d’orage, les feuillets de l’histoire. Lorsqu’Alexandre s’incline avec respect devant la famille de Darius, quand Napoléon jette au feu les papiers qui perdaient un conspirateur, nous ne pouvons plus les confondre avec un Néron ou avec un Tibère. Le cœur de l’homme a racheté les violences du soldat.

A partir de la mort de Darius et de l’arrivée des troupes à Hécatompylos, nous nous trouvons en présence d’une conspiration permanente. « Alexandre, nous dit Quinte-Curce, n’ignorait pas les mécontentemens de ses principaux amis ; il les comblait de dons et de faveurs, dans l’espoir de regagner leur affection. » Que reprochaient donc à leur roi ces amis farouches ? Ils lui reprochaient « d’affecter le faste de la cour de Perse et de se rendre semblable aux vaincus. » Alexandre, en effet, n’est plus seulement, à cette heure, le roi de la Macédoine ; le sceptre qu’il aspire à saisir, les Anglais le connaissent : ils l’ont décerné récemment à l’impératrice des Indes. Les Scythes se rassemblaient de toutes parts autour de Bessus : la moindre hésitation avançait très probablement de soixante-quinze ans l’avènement de la dynastie des Parthes. Puisqu’il faut un roi aux barbares, Alexandre va leur montrer la royauté sous le seul aspect que les barbares connaissent. A peine est-il descendu des monts de l’Hyrcanie qu’il se hâte d’opérer la transfiguration que, depuis longtemps, il médite. Il revêt pour la première fois la blanche tunique des Perses et apparaît la tête ceinte du diadème d’azur. On croirait vraiment que Darius, en mourant, l’a institué son héritier ! Voilà bien, en effet, ce qu’il importe que les vaincus, au milieu de la confusion du moment, s’imaginent. Alexandre, — admirons ici sans réserve l’habileté de sa politique, — leur dissimulera si bien la gravité du changement qui va s’accomplir, qu’il leur ravira leur obéissance, leurs coutumes, leur langue, leurs dieux mêmes, sans que rien d’extérieur puisse les avertir que l’Asie a passé sous une domination étrangère. Blâmer Alexandre en exaltant Dupleix et Clive est une de ces inconséquences auxquelles on pouvait s’attendre ; l’esprit n’en reste pas moins confondu de tant d’injustice.

Les Asiatiques forment une race à part, la servitude est un besoin pour eux ; seulement il leur faut le joug d’or, la force brutale ne suffirait pas à les courber. En brisant le sceptre sous lequel cette immense agglomération vivait, depuis deux siècles, paisible et prospère, Alexandre s’était créé le devoir de ne pas abandonner ses innombrables sujets à l’anarchie. Les prêtres de Jupiter Ammon lui rendaient heureusement la tâche assez facile ; Alexandre affecta de prendre leur oracle au sérieux, il se présenta aux Perses en homme convaincu de sa filiation divine. Quand tout tend à leur rappeler leur humanité, les rois font bien de ne pas trop y croire, ils n’en remplissent que mieux le rôle qui leur est assigné. La foi en soi-même est indispensable à qui prétend commander la foi chez les autres. Ce n’est assurément pas avec vingt mille fantassins et trois mille cavaliers, — tel est le chiffre total des troupes qui vont se diriger vers la Bactriane, — qu’Alexandre pourrait se flatter d’arriver à ses fins, s’il n’appelait à son aide l’étiquette dont, avec une sagacité rare, il s’entoure. Que de grossiers soldats ne l’aient pas compris, il n’y a pas lieu de s’en étonner, mais que des philosophes soient tombés dans la même erreur, voilà ce qui pourrait faire mettre en doute leurs lumières, — je ne me permettrai pas de dire, leur patriotisme. Tous ces déclamateurs imprudens, qui s’exposent par leurs vaines critiques à provoquer de dangereuses séditions dans l’armée sont des patriotes ; ils croient sincèrement que le monde a été créé pour enrichir et pour servir la Grèce. Ce sentiment étroit avait, comme tous les préjugés, sa grandeur. Je ne fais pas, remarquez-le bien, la guerre aux préjugés, — ce serait mal choisir mon moment, — je me borne à constater le danger que l’on court à vouloir follement ramener le monde en arrière. Le vieil Isocrate, après la bataille de Chéronée, se laissa mourir de faim ; Démosthène consentit à vivre, mais ce fut pour faire au fils de Philippe la guerre que son éloquence avait soutenue presque seule contre le vainqueur de la Phocide. Eut-il dans ce second effort un meilleur succès ?

Le plus grand patriote que nous offre l’histoire est incontestablement Démosthène. La reconnaissance du peuple athénien ne s’y est pas trompée, et les orateurs du parti de Philippe ont inutilement essayé de ternir cette gloire, qui demeure sans tache. Qu’Eschine se soit mieux conduit dans l’Eubée, que Phocion ait fait meilleure figure sur le champ de bataille, peu importe ; le cœur qui bat le plus chaudement pour la patrie n’en est pas moins celui de l’illustre orateur. Démosthène, sans doute, s’épuise à une tâche vaine ; il ne ramènera pas dans la cité vieillie les vertus de Salamine et de Marathon, mais Hector, lui aussi, a dû plus d’une fois désespérer du salut de Troie. En a-t-il’pour cela moins vaillamment combattu aux bords du Scamandre et son héroïsme nous en paraît-il aujourd’hui moins méritoire ? Démosthène, je l’accorde, fut le chef d’une mauvaise école. Si intelligent, si avisé aux choses de la politique qu’il pût être, il avait, comme tant d’autres, son infirmité mentale : il ne croyait pas à l’avenir d’Alexandre. Que signifiait ce nom de Margitès par lequel l’éloquent railleur se faisait un malin plaisir de désigner l’héritier de Philippe ? Margitès était le niais de la comédie grecque, un infeliz, diraient les Espagnols. Sous les murs d’Athènes, Alexandre apprit à celui qui le croyait encore un enfant ridicule qu’il était devenu « un homme ; » en Asie, il lui montra cette chose rare entre toutes : un homme digne d’être roi. Eh bien ! même à cette heure, mon admiration pour Alexandre ne me rendra pas injuste envers Démosthène : il est des hommes auxquels on ne saurait demander de se convertir ; représentans d’une idée, ils doivent en suivre le sort. Je les plains seulement d’avoir fait un choix qui les met en contradiction manifeste avec les vues de la Providence.


III

Les vides de l’armée grecque se comblaient peu à peu, mais ces nombreux renforts pouvaient-ils rendre au roi les incomparables soldats de la première heure, les braves tombés de fatigue sur les routes ou qui dormaient leur dernier sommeil au fond des gorges de Persépolis ? Le courage n’est pas le lot d’un seul peuple ; il n’est guère de nation qui ne possède une certaine fleur d’héroïsme, fleur qu’on voit s’épanouir aux champs de Jemmapes, de Valmy, de Castiglione et de Marengo. « Ce sont toujours les mêmes qui se font tuer, » disait le maréchal Bugeaud. Quand cette fleur a été moissonnée, il ne faut plus compter que sur un regain de qualité sensiblement inférieure. Les vainqueurs de Wagram, nous assure le duc de Raguse, ne valaient plus les soldats d’Ulm et d’Auerstaedt ; les Anglais ne sont jamais parvenus en Crimée à reconstituer les vieux bataillons décimés aux journées de l’Aima, de Balaklava et d’Inkermann. La race a sans doute ses qualités natives ; le climat exerce incontestablement sa puissance ; néanmoins, au sein même des races les mieux douées, sous le ciel le plus généreux, les armées ne réparent pas aisément leurs pertes. On sait le jugement porté par l’empereur Napoléon à ce sujet : « Les multitudes qui ont envahi la France en 1814 et en 1815, disait le glorieux captif de Sainte-Hélène, n’étaient que de la canaille auprès des vrais soldats que nous avions combattus à Marengo, à Austerlitz, à Iéna. » Tous les grands hommes de guerre ont fait peu de fond sur le nombre ; c’est surtout à la qualité du soldat qu’on les a vus s’attacher. Le soldat, en effet, ce n’est pas seulement un homme brave : il est tel volontaire arrivé de la veille au camp qui, suivant l’expression de l’empereur, « calculera moins le boulet » que le vétéran aguerri par de nombreuses campagnes. Le soldat vraiment digne de ce nom, c’est l’homme qui obéit. Celui-là ne s’exposera peut-être pas à plaisir ; il mourra quand il en aura reçu l’ordre de son général.

Les soldats du début font cruellement défaut quand viennent les jours d’épreuve ; et les lieutenans qu’enfanta la glorieuse ivresse, croit-on qu’on réussisse jamais à les remplacer ? Ceux que la mort n’a pas fauchés ont vieilli ; leur longue expérience est bien loin de valoir l’élan qui les distinguait dans la chaleur de l’âge, « sous le consulat de Plancus. » L’expérience devient trop souvent un penchant grondeur à discerner et à mettre en lumière le côté fâcheux des choses. Comment, du reste, la vieillesse ne serait-elle pas chagrine ? Chaque jour lui apporte de nouvelles amertumes et l’avenir qu’elle a devant elle est trop court pour lui laisser entrevoir des compensations. Parménion est un des exemples les plus frappans de cette opiniâtreté de la fortune à redoubler ses coups quand elle a résolu d’affliger un illustre déclin. Ce n’était pas assez de sa gloire compromise dans la journée d’Arbèles ; il fallait encore que le père fût atteint dans ses affections et dans le juste espoir que lui inspirait la plus noble lignée. Déjà, en Égypte, un des fils de Parménion, Hector, jeune et vaillant guerrier qu’honorait, entre tous ses compagnons, l’amitié d’Alexandre, avait trouvé dans les eaux du Nil un trépas obscur. La barque qui le portait, trop chargée, chavira. Le roi ressentit, presque autant que Parménion lui-même, la perte douloureuse ; les funérailles d’Hector témoignèrent de son deuil et rien ne fut épargné pour donner à ces honneurs suprêmes tout l’éclat par lequel les anciens croyaient consoler les mânes des héros moissonnés avant l’âge. Deux ans plus tard, au moment où l’armée se mettait en marche pour la Bactriane, les fièvres de l’Hyrcanie enlevaient à Parménion un second fils ; Nicanor, le commandant des hypaspistes, était emporté par un de ces accès pernicieux qui laissent à peine au médecin le temps de se reconnaître. L’armée ne refusa pas à Nicanor les regrets qu’elle avait accordés à son frère, et le roi, toujours préoccupé de ce culte des morts qui composait le fond des religions antiques, fut sur le point, pour rendre à son ami les derniers devoirs, de suspendre la poursuite de Bessus. Mais on était au milieu du désert, les vivres allaient manquer ; Alexandre se vit obligé de continuer sa route. Croirait-on que, dans cette conjoncture si pressante, le chef de l’armée grecque n’hésita pas à laisser Philotas en arrière avec 2,600 hommes ? Mieux valait, pensait-il, opposer aux Scythes et aux Bactriens une force réduite que priver un général macédonien, un fils de Parménion, un frère d’armes, des honneurs auxquels ses cendres avaient droit. Les dieux cependant se seraient montrés démens s’ils n’avaient jamais infligé à cette race condamnée de plus grands malheurs qu’une tombe sans libations et des obsèques à court de sacrifices.

Parménion avait été laissé en Médie avec un milliard et un corps d’élite composé de 6,000 Macédoniens, de 200 jeunes gens appartenant aux plus nobles familles de la Macédoine et de 5,000 Grecs, dont 200 cavaliers. Son fils aîné, Philotas, commandait, dans l’armée de la Drangiane, la cavalerie des hétaires. Déjà redoutable avant la mort de Darius, la puissance de cette famille illustre n’était-elle pas cent fois plus à craindre encore depuis que l’Asie soumise remplissait toute l’armée de pensées de retour ? Dans Parménion, les mécontens trouvaient enfin un chef. Alexandre n’avait pas d’enfans : qu’il disparût, la succession au trône de Macédoine devenait vacante ; un conspirateur heureux pouvait y aspirer. Ce ne sont ni des Turenne, ni des Wellington que nous avons à juger ; ce sont, — qu’on ne l’oublie pas, — des Guise et des Douglas. Leurs actes malheureusement ont été appréciés par des rivaux, et c’est là, je l’avoue, ce qui me trouble un peu quand je m’apprête à faire le procès à leur mémoire.

L’armée campait, depuis neuf jours, dans les plaines de la Drangiane ; un dangereux complot, détestable dessein, mystérieusement tramé dans des régions obscures, arrive, par une confidence imprudente de Dymnus, le chef des conjurés, à la connaissance de Nico-maque. Qu’était ce Nicomaque ? Un jeune officier sans consistance et que son rang inférieur dans l’armée n’autorisait pas à se présenter, sans y être invité, devant Alexandre. Épouvanté du dangereux secret dont il porte le poids et dont il ne sait comment se décharger, Nicomaque consulte son frère Ceballinus. Tous deux reconnaissent qu’il n’y a pas un instant à perdre et qu’il faut, avant tout, mettre, par un prompt avis, le roi sur ses gardes. Philotas avait, à toute heure, accès près du souverain ; c’est à Philotas que Ceballinus s’adresse. Philotas, le commandant de la cavalerie des hétaires, l’ami d’Alexandre, est averti ; sans doute Alexandre lui-même va l’être. Deux jours se passent, Philotas voit le roi, l’entretient de divers sujets ; il ne lui dit rien du complot. Prend-il du moins quelques dispositions pour écarter du héros confiant le danger qui menace à chaque instant sa vie ? Philotas laisse son maître, son roi, son général, l’homme qui l’honore de son amitié, exposé pendant deux jours aux coups des assassins sans rompre le silence, sans éveiller la vigilance des gardes ! Trahison plus flagrante s’est-elle jamais produite, je ne dirai pas, dans une cour, je dirai, pour mieux faire comprendre ma pensée, au sein d’un état-major ?

Ceballinus, inquiet, ne voyant donner aucune suite aux avis pressans que son anxiété réitère, se résout à faire prévenir Alexandre par Métron, que Vaugelas, un des traducteurs de Quinte-Curce, appelle « le chef de la garde-robe, » mais dont les fonctions me paraissent avoir eu, en réalité, beaucoup plus de rapport avec celles de Duroc, le grand maréchal du palais sous le premier empire. Métron, — combien la conduite de ce serviteur fidèle rend plus choquante encore l’indifférence coupable de Philotas ! — Métron commence par s’assurer de la personne de Ceballinus et court incontinent chez le roi. Il le trouve au bain. Dès les premiers mots que Métron prononce, Alexandre, assiégé depuis longtemps des plus affligeans soupçons, comprend la gravité de la communication ; avec sa présence d’esprit habituelle il donne sur-le-champ ses ordres. « Qu’on aille arrêter Dymnus. » Maintenant où est le dénonciateur ? Le roi ne veut laisser à personne le soin de l’interroger. Ceballinus voit à peine entrer Alexandre dans l’appartement où Métron l’a renfermé, qu’il s’écrie : « O mon roi ! je te revois donc sain et sauf ! Les dieux t’ont arraché aux mains impies des traîtres ! » Tout ce qu’il a pu apprendre du complot, Ceballinus à l’instant le révèle. « Depuis combien de temps, lui demande Alexandre, savais-tu qu’on en voulait à ma vie ? — Depuis trois jours, répond le frère de Nicomaque. — Et c’est aujourd’hui seulement que tu me préviens ! » Une information si tardive pouvait-elle venir d’un soldat loyal ? N’indiquait-elle pas plutôt un conjuré hésitant, indécis, et qui ne se résignait à livrer ses complices que par la crainte d’une découverte qui l’aurait perdu lui-même ?

À cette imputation, Ceballinus proteste : sa contenance, son accent sont empreints d’une sincérité qui ne saurait échapper au regard, pénétrant d’Alexandre. Dès que Nicomaque s’est ouvert à lui, Ceballinus n’a eu garde de perdre un instant pour chercher le moyen d’arriver jusqu’au roi ; il a tout rapporté à Philotas. Les rois n’ont pas d’amis : Louis XIV et Napoléon se le sont bien souvent répété avec amertume. Il est cependant des noirceurs que leur cœur ne soupçonne jamais. Alexandre fait appeler Philotas. Sur le complot de Dymnus il n’avait plus de doutes : Dymnus, au moment où les gardes allaient le saisir, s’est donné la mort. Mais que faisait au roi le projet criminel de Dymnus ? Ce qui intéressait le prince, et l’armée, et l’Asie, c’était le silence gardé pendant trois jours par le fils de Parménion. Si Alexandre eût pu obtenir de Philotas cet aveu qu’Henri IV essaya vainement d’arracher au maréchal de Biron, se serait-il déclaré satisfait ? Je n’oserais me permettre de le croire : la raison d’état a des exigences souvent inflexibles, et jamais les intrigues de Philippe II n’ont mis la France dans un péril égal à celui que courut en ce jour l’armée de Macédoine. Philotas, en tout cas, n’avoua rien ; il embrassa le roi, s’excusa d’un air dégagé de sa négligence et crut avoir tout dit quand il eut rappelé, pour se faire pardonner, ses services passés. Le malheureux osait follement se flatter de pouvoir rentrer dans ce cœur d’où la méfiance venait de le chasser à jamais. Alexandre lui tendit la main, l’invita même, assure-t-on, à souper ; dans la nuit, lorsque les feux du camp furent éteints, il fit investir sa tente par trois cents hommes ; le lendemain six mille soldats s’assemblaient pour juger le fils de Parménion.

Les vieux usages de la Macédoine réservaient à l’armée en campagne ce droit de vie et de mort que la république athénienne attribuait au peuple. Le rôle d’accusateur était le seul qui appartînt à l’autorité royale. Qu’importe ce partage ? Dans les jugemens déférés à la multitude, la responsabilité ne reste-t-elle pas tout entière à celui qui accuse ? Philotas eût été lapidé séance tenante si Alexandre n’eût jugé bon de faire suspendre jusqu’à plus ample informé la sentence. Une lettre de Parménion, saisie parmi les effets de son fils, contenait des expressions vagues dont le double sens pouvait être interprété comme la preuve d’une complicité secrète. Philotas cependant n’avait jamais cessé de protester de l’entière innocence de son père. Cratère, Éphestion, Cœnus, insistèrent pour qu’on recourût à la torture. Au milieu des tourmens, Philotas confessa le crime réel ou imaginaire que méditait le commandant de l’armée de Médie. Les supplices raffinés dont les tortionnaires se sont transmis d’âge en âge les atroces secrets ont, de tout temps, arraché aux infortunés qui demandaient à grands cris la mort comme une délivrance, les aveux dont on voulait se faire une arme contre eux. L’histoire n’a jamais tenu compte de ces confessions douloureuses. Néanmoins les détails dans lesquels, s’il faut en croire Quinte-Curce, entra, au sortir des mains du bourreau, Philotas, portent un caractère bien étrange de précision et de vraisemblance. « Ni lui ni son père, raconta l’infortuné patient, n’avaient trempé dans l’obscur complot de Dymnus, mais de mutuels sermens les liaient à Hégéloque, depuis le jour où Alexandre s’était laissé proclamer le fils de Jupiter. » Hégéloque, — on s’en souviendra peut-être, — était ce général qui, au mois de janvier de l’année 331 avant Jésus-Christ, amena en Égypte[4] les prisonniers de Chio et de Mitylène. Ce Grec sceptique et frondeur parvint-il, en effet, à ébranler la foi du vétéran qui avait tant contribué à placer et à raffermir Alexandre sur le trône ? Comment expliquer alors qu’avec ce puissant concours le sinistre dessein eut été si longtemps ajourné ? « On avait voulu, disait Philotas, attendre que le triomphe des Macédoniens fût couronné par la capture ou par la mort de Darius. » Le crime de Bessus était venu affranchir les conjurés de tout scrupule ; ils se préparaient à jeter le masque, quand Hégéloque, l’âme et l’instigateur du complot, tomba frappé sur le champ de bataille. Cet événement, loin de changer le cours des idées de Philotas, ne fit au contraire que stimuler son impatience. Parménion allait entrer dans sa soixante et onzième année ; si la mort le surprenait, avant qu’Alexandre fût revenu de la Bactriane, qui pourrait mettre encore l’armée de Médie et les trésors d’Ecbatane au service d’une conspiration dont le succès même ne s’affirmerait pas sans débat ? Que Dymnus ou tout autre portât le coup mortel, Philotas et ses amis se seraient trouvés, grâce à un plan qui subsistait dans l’ombre, les seuls en mesure d’en profiter.

Comment admettre, si le récit recueilli par Quinte-Curce n’a pas été forgé à plaisir, que Philotas ait pu prendre tant de peine à se charger lui-même, qu’il ait eu le sang-froid, brisé, à demi mort, tout haletant encore des angoisses de la gêne, de construire de toutes pièces une histoire que la malveillance de ses ennemis n’aurait jamais pu rêver plus plausible et plus vraisemblable ? On comprend aisément qu’après de tels aveux, Cratère, Ephestion et Cœnus se soient retirés satisfaits. Alexandre fit lire les déclarations de Philotas devant les soldats assemblés ; une acclamation unanime prononça la sentence. Tous ceux que Nicomaque avait accusés furent avec Philotas, lapidés sur-le-champ.

« Philotas, dit Quinte-Curce, n’obtint pas même la pitié de ses amis. » Mais l’armée n’avait pas seulement condamné Philotas ; elle avait en même temps voté la mort de Parménion. L’arrêt était rendu ; il s’agissait de l’exécuter. Les soldats de l’armée d’Italie auraient bien pu cent fois décréter contre Moreau la peine capitale, il n’en eût pas été pour cela plus facile d’aller saisir le rival de gloire de Bonaparte au milieu des vieilles légions de l’armée du Rhin. Alexandre pouvait, il est vrai, revenir sur ses pas, le décret de proscription à la main, rentrer à la tête de ses cohortes en Médie, sommer les troupes qui gardaient Ecbatane d’abandonner un traître et livrer en dernier ressort bataille à Parménion. Voilà ce que nous étions peut-être en droit d’attendre d’un héros. Alexandre se conduisit autrement : ne l’accusons pas d’avoir agi cette fois en Asiatique ; il n’agit pas même en Macédonien, c’est-à-dire en demi-barbare ; les éphores de Sparte ne l’auraient pas désavoué. Ce qu’il fit ne fut ni un emprunt aux mœurs des vaincus, ni un ressouvenir des perfidies paternelles ; ce qu’il fit, la Grèce en avait maintes fois donné le spectacle : il fit assassiner Parménion.

Atroces exigences du salut de l’état, il ne m’appartient pas de vous absoudre ni de vous condamner ; je ne suis pas, grâce à Dieu, un homme politique, et je plains sincèrement ceux que des considérations trop cruelles pour mon cœur, peut-être aussi trop hautes pour mon intelligence, obligent à fouler aux pieds, comme autant de faiblesses coupables, les scrupules qui pourraient arrêter un esprit vulgaire. Il n’en est pas moins vrai que la conscience s’alarme quand on lui demande de reconnaître deux morales : l’une absolue et faite pour la grande masse humaine, l’autre réservée aux hommes de gouvernement. Les conséquences qu’aurait pu avoir la moindre hésitation après le supplice de Philotas ne sont pas douteuses : la guerre renaissait en Grèce, l’Asie se soulevait, encouragée par les divisions des vainqueurs ; un vaste écroulement succédait à la conquête à peine ébauchée. Alexandre ne voulut pas exposer l’univers à cette anarchie ; il le sauva aux dépens de sa gloire. Hercule en personne, pendant qu’il supportait le ciel sur ses épaules, a dû quelquefois trouver la tâche d’Atlas bien lourde ; j’aurais préféré, je l’avoue humblement, qu’Alexandre laissât choir le monde plutôt que de se résoudre à le soutenir d’une main cauteleuse et sanglante. Le meurtre de Parménion fut sans doute conforme aux habitudes politiques de l’époque ; ce n’en est pas moins une exécution à la turque.

Un des plus chers compagnons du vieillard, Polydamas, franchit en onze jours les 1,400 kilomètres qui séparent la Drangiane de la Médie. — Qu’on ne mette pas en doute cette rapidité merveilleuse ; le jambaz, ou chameau de course, réalise tous les jours de semblables prodiges. — Accompagné de deux Arabes et prenant à travers le désert la route que devait, deux mille ans plus tard, faire jalonner par des tours de brique Nadir-Shah, Polydamas se tenait assuré de devancer tous les avis qui auraient pu mettre Parménion sur ses gardes. Il portait deux lettres d’Alexandre, l’une adressée au commandant de l’armée de Médie, l’autre destinée à Cléandre, un des généraux qui, dans cette même armée, servaient en sous-ordre. La première lettre contenait l’exposé affectueux et confiant des opérations projetées ; la seconde enjoignait à Cléandre d’exécuter la sentence de mort portée contre le proscrit. Polydamas arrive de nuit à Ecbatane et s’y glisse sans être remarqué, grâce au déguisement qui, depuis le départ de Prophtasia, dissimulait sa qualité véritable. Vers trois heures du matin, il va se présenter chez Cléandre. Un ordre du maître sanctionné par l’armée ne laisse à ce soldat, désigné au choix d’Alexandre par son naturel ambitieux et féroce, aucune hésitation. Cléandre ne demande que le temps de réunir le nombre de complices nécessaire ; il les cherche et les trouve parmi les généraux qui ont, ainsi que lui, un facile accès auprès de la victime. Dès le point du jour, tous ces exécuteurs dociles d’une volonté tenue pour sacrée se rencontrent dans le parc royal d’Ecbatane. C’est là, sous les magnifiques ombrages qui ont vu passer les courtisans de Cyrus, que Parménion vient goûter d’ordinaire la fraîcheur matinale et entendre, tout en poursuivant sa promenade, les rapports de ses lieutenans. Cléandre et les autres conjurés l’abordent ; Polydamas lui fait savoir qu’arrivé le matin même de la Drangiane, il n’attend que son bon plaisir pour se présenter devant lui. « Un messager du roi ! un ancien frère d’armes ! qu’on l’introduise à l’instant ! » Polydamas s’avance, l’air riant et joyeux ; Parménion lui fait de la main signe d’approcher. Le traître accourt, impatient, semble-t-il, de donner à son général, après six mois d’absence, ce baiser de paix qui était le salut familier de l’époque. Parménion, sans défiance, lui a ouvert les bras. Polydamas remet à Parménion la lettre écrite de la main d’Alexandre. Le vétéran rompt le sceau de la dépêche royale et en parcourt rapidement le contenu. « Le roi, dit-il, se dispose à marcher sur l’Arachosie. Quel homme ! quelle activité ! Ne serait-il pas temps cependant que, satisfait de la gloire acquise, il songeât à ménager sa vie ? » Est-ce uniquement un intérêt affectueux et presque paternel qui dicte ces paroles ? N’y découvrez-vous pas comme un mélange suspect d’admiration et de blâme ? La réflexion que Parménion fait ainsi à voix haute n’est-elle pas le thème favori des découragés et des séditieux ?

En ce moment, Polydamas tendait au vétéran une prétendue lettre de son fils, dont un habile faussaire avait imité soigneusement l’écriture. Le visage de Parménion, dès les premiers mots, témoigne de la joie que cette lecture lui cause. Pendant que son attention est ainsi absorbée, Cléandre lui porte soudain un violent coup d’épée dans le flanc ; d’un second coup, il l’atteint à la gorge. Les autres conjurés se précipitent sur le malheureux vieillard et l’achèvent. Parménion ne respirait plus qu’ils le frappaient encore. L’infortuné avait, aux premiers jours du règne, secondé Hécatée dans le meurtre d’Attale ; il eut à son tour le sort qui attendait Guise, Ali-Pacha, Wallenstein. Mais combien Alexandre me semblerait déchu, s’il me fallait l’excuser par l’exemple d’un Henri III, d’un Mahmoud ou d’un Ferdinand II ! J’aime mieux m’en prendre au caractère barbare des temps où il vécut. Si grand qu’on soit, on ne s’affranchit jamais complètement de la fatale influence de l’air ambiant. La mort de Parménion, en dépit des formalités qui prétendaient lui avoir donné une sanction légale, fut un crime. Il nous est difficile d’apprécier aujourd’hui si ce fut une faute. On ne saurait cependant méconnaître les funestes effets que cette justice sournoise, qui ressemblait si bien à un attentat, devait infailliblement avoir sur la discipline de l’armée. Il est toujours mauvais d’ériger des soldats en juges et de leur rendre le commandement suspect ; plus désastreux encore de leur montrer l’autorité souveraine occupée à opérer dans l’ombre et par des moyens inavouables. L’alarme était dans le camp ; chacun tremblait et interrogeait avec une secrète anxiété ses souvenirs, se demandant s’il ne s’était pas, à son insu, compromis par quelque fâcheux propos. Bien peu auraient osé interroger leur cœur, car la réponse eût pu être un murmure. Le grand art du pardon consiste à rassurer à fond les consciences malades : vous promettrez en vain votre indulgence aux gens qui vous ont trahi, si vous ne parvenez à bien les convaincre que vous ignorez les noms des traîtres. « Les malheureux ! ils croient que nous le savons ! » est un mot charmant ; c’est en même temps un mot fort habile, un mot profondément politique.

Alexandre jugea non sans raison que la sourde inquiétude qui lui était de toutes parts signalée, devenait un symptôme de mécontentement infiniment plus grave que ne l’eût été le tumulte passager d’une sédition ouverte. Une loi sauvage, propre à la Macédoine, rendait solidaires de tout crime capital les parens des coupables ; le roi fit proclamer que cette loi terrible ne recevrait pas son application. Plusieurs des amis de Philotas, dans le premier moment d’effroi, avaient pris la fuite : ramenés au camp, ils eurent toute liberté pour plaider leur cause, et l’armée, par un de ces reviremens soudains sur lesquels néanmoins il sera toujours imprudent de compter, trouva bon d’écouter avec une certaine faveur leur défense ; elle se donna même le royal plaisir de les absoudre.

Cette disposition à la mansuétude fut malheureusement de courte durée. Alexandre Lynceste, gendre d’Antipater et ami d’Antigone, fit la cruelle épreuve des mouvemens capricieux des foules. Depuis trois ans, il était détenu, sous la prévention d’avoir, en Cilicie, tramé, à.la suggestion de Darius, le meurtre du roi ; un zèle intempestif évoqua ce vieux procès. Alexandre de Lynceste comparut devant le tribunal populaire. Il s’y présentait à une mauvaise heure, le monstre à jeun n’était plus en veine de clémence. Le trouble de l’accusé le perdit ; les soldats lui laissèrent à peine le temps de murmurer quelques mots ; ils le percèrent de traits au milieu de sa harangue.

Il se passa plusieurs mois avant que ces nouvelles lugubres parvinssent en Grèce. Atteint dans la personne de son gendre, Antipater se sentit menacé ; Plutarque l’accuse formellement d’avoir dès cette époque, noué une alliance secrète avec les Étoliens. Antipater fût-il resté fidèle et résigné, qu’Alexandre ne l’en aurait pas moins tenu pour suspect ; il l’avait trop sérieusement offensé pour ne pas songer à se prémunir contre sa rancune. Le roi de Macédoine traversait une des phases presque inévitables du pouvoir absolu : la méfiance. Dans le doute universel qui l’envahit alors, le vit-on, à l’exemple des tyrans de Sicile, montrer une humeur sombre, prendre un aspect farouche, s’entourer tout à coup de gardes et de soupçons ? La trahison n’eut pas la puissance de transformer à ce point Alexandre ; elle disposa sans doute aux explosions violentes ce caractère impétueux à l’excès, elle ne changea rien aux allures ouvertes du plus séduisant des despotes. Ce dieu, dont la majesté naturelle imposait sans effort un respect superstitieux aux vaincus, ce profond politique dans lequel les Grecs s’obstinaient à ne voir qu’un conquérant vulgaire, enivré d’un orgueil touchant à la folie, resta ainsi, pour le peuple de soldats qui poussait son char, l’idole toujours radieuse que, longtemps avant l’oracle de Jupiter Ammon, il avait pris l’habitude d’adorer. Les déceptions, si cruelles, si répétées qu’elles fussent, ne mirent pas une ride sur le front souriant du héros ; elles lui inspirèrent seulement une haine plus vigoureuse encore contre les violateurs de la foi jurée.


IV

Tous les obstacles se sont évanouis à l’approche d’Alexandre ; Bessus, après Darius, a succombé et, des côtes de Syrie à la Bactriane, la route est devenue assez sûre pour que la moindre troupe puisse rejoindre avec sécurité l’armée de Macédoine. Quelle nouvelle campagne pourra donc entreprendre Alexandre ? Le premier devoir d’un roi de Perse consiste à prévenir les incursions des Scythes : héritier de Darius Codoman, Alexandre va reprendre l’œuvre de refoulement, là où ses grands prédécesseurs, Cyrus, fils de Cambyse, et Darius, fils d’Hystaspe, l’ont laissée. Les deux années passées dans la Sogdiane sont les deux années les plus laborieuses de son règne. « Comme une peau de bœuf sèche et racornie qu’on presse sur un point et qui se redresse aux autres bouts, » la Bactriane et la Sogdiane, dès qu’elles ne sentent plus peser sur elles le pied du conquérant, se lèvent et reprennent les armes. Il fallut, pour les comprimer, l’établissement de colonies militaires. Alexandre en fondait partout, et l’on ne sait en vérité ce qu’il faut le. plus admirer chez lui, de l’héroïsme guerrier ou de l’activité créatrice. La clémence l’avait servi en Perse ; dans ces contrées barbares, il se vit plus d’une fois contraint d’employer comme moyen de gouvernement la terreur. Des populations entières disparurent sous son glaive. Les Grecs qu’il transplantait sur ces lointains confins ne se soumettaient pas sans murmure à ses ordres ; tout finissait cependant par plier sous l’arrêt de cette volonté qui avait pris, au fur et à mesure que s’agrandissait sa tâche, l’inflexibilité du destin. Un officier, Ménandre, refusait d’accepter le gouvernement d’une forteresse ; Alexandre, nous raconte Plutarque, le tua de sa propre main ; un Perse, Orsodatès, osa lever l’étendard de l’insurrection ; le roi le perça lui-même de flèches. Alexandre seul était de taille à imposer silence « à ces têtes maudites, » qui, au risque de tout perdre, n’hésitaient pas, en présence de populations frémissantes et de soldats exténués, à faire, dans leur insolence imprudente et brutale, la leçon au roi. Pour que l’armée ne soit point engloutie par la vague toujours prête à se refermer sur elle, il faut deux choses, dont l’une dépend des dieux et l’autre de la sagesse des Macédoniens. Il faut d’abord qu’Alexandre vive ; il faut aussi que les pays subjugués ne conçoivent point d’alarmes au sujet du respect promis à leurs coutumes religieuses et à leurs institutions sociales. C’est un grand deuil pour une âme supérieure, éprise d’un but sublime, que de n’être point comprise de la foule impatiente et frondeuse. Quel est l’homme d’état qui n’ait eu, en sa vie, besoin des trois jours que Colomb demandait à ses équipages ?

Alexandre était fait pour inspirer un dévoûment idolâtre ; la chaleur même de ce sentiment tendait à l’entourer d’inquiétudes jalouses et chagrines, toujours prêtes à se traduire en murmures, en plaintes, en revendications de plus en plus amères. C’est en effet le propre de la jalousie d’éprouver le besoin de consoler sa peine avec le mépris de ce qu’elle craint de perdre ou s’imagine, à tort ou à raison, avoir déjà perdu. Les vétérans d’Alexandre auraient voulu faire le vide autour de leur roi, le garder pour eux tout entier. « Les beaux blancs-becs que ces somatophylaques, les Perdiccas, les Léonatus, les Ptolémées ! On les avait vus devant Halicarnasse : si le vieil Atharias n’avait ramené tous ces jeunes soldats découragés au combat, l’armée n’aurait pas encore dépassé le promontoire sacré. C’est pourtant avec cette jeunesse, dira-t-on, qu’Alexandre a conquis l’Asie. Qu’en conclure ? Que le frère d’Olympias ne se trompait guère quand il prétendait qu’en Italie il avait eu des hommes à combattre, tandis que son neveu ne rencontrait pour adversaires en Asie que des femmes. »

Tous ces propos inconsidérés n’auraient pas été de grande conséquence si l’excès des fatigues n’eût incliné l’armée à la rébellion ; dans l’état des esprits, il était à craindre qu’ils ne finissent par trouver de l’écho dans le camp et par diminuer le prestige dont Alexandre, non pour la satisfaction d’un puéril orgueil, mais pour le salut même de ses troupes, sentait la nécessité impérieuse de demeurer toujours environné. Rabaisser ses exploits et ceux de ses compagnons, c’était en réalité combattre pour les Perses. Le jour où les Macédoniens ne se seraient plus figuré qu’ils acquéraient par leurs durs travaux des titres impérissables à une gloire immortelle, comment les eût-on empêchés de demander à regagner leurs foyers ? Alexandre avait puni Parménion pour une trahison qui n’était guère plus ouverte, mais on ne se résout pas à punir aussi facilement que l’imaginent sans doute ceux qui n’ont jamais exercé à un degré quelconque le pouvoir. La mort d’un homme pèse longtemps et d’un poids bien lourd sur la conscience. Cette fois, ce n’était pas un lieutenant hautain, presque un rival qui semblait conspirer ; c’étaient les compagnons des premiers combats, les amis des heures de détresse qui épanchaient l’amertume de leur âme en discours séditieux ; c’était Clitus, entre autres, Clitus, le frère d’Hellanice, dont le sein a nourri Alexandre ; Clitus, qui, au Granique, couvrait de son bouclier la tête désarmée du roi ; Clitus qui vient de perdre deux fils dans les champs de l’Asie. Vis-à-vis d’un pareil coupable, l’extrême sévérité serait une injustice ; il faut se borner à l’éloigner. L’occasion s’en présente et le roi la saisit. Le grand âge d’Artabaze devenu, depuis la mort de Darius, un des satrapes les plus fidèles d’Alexandre, ne lui permettait plus de garder des frontières destinées à être sans cesse menacées par les Scythes ; le fidèle serviteur demande à être déchargé du gouvernement de la Sogdiane et de la Bactriane. Alexandre cède à sa requête et lui donne sur-le-champ Clitus pour successeur.

On n’honorait pas, à cette époque, les dieux seulement par des sacrifices ; on les honorait aussi par des festins, ou plutôt, si on leur immolait des victimes par centaines, c’était surtout pour en couvrir des tables qui ployaient sous le poids des mets. De là probablement tant de banquets publics. Les Macédoniens avaient consacré un jour à Bacchus : quelle dévotion fut jamais mieux faite pour autoriser l’orgie que ce culte bruyant voué au dieu du vin ? Respectueux des coutumes nationales, Alexandre avait jusqu’à ce jour rendu fidèlement au fils de Sémélé les honneurs qui lui étaient dus. L’armée venait de reprendre à Maracande les cantonnemens d’où elle n’était sortie que pour réprimer la révolte des Sogdiens ; l’anniversaire religieusement fêté se présente : Alexandre décide que le sacrifice ne sera pas offert cette fois à Bacchus ; on sacrifiera aux Dioscures, aux deux fils jumeaux de Léda, protecteurs des marins, à Castor et Pollux. D’où put venir au roi de Macédoine la pensée de déposséder un dieu qui l’avait précédé dans l’Inde et qui semblait, en ce moment surtout, appeler ses hommages ? Alexandre espérait-il rendre ses vieux montagnards, « ses bêtes sauvages, » comme il les appelait, plus paisibles et plus sobres, en leur refusant l’occasion périodique de boire et de délirer ? Dieux tutélaires de l’hospitalité et de la navigation, Castor et Pollux n’offraient aucun prétexte aux transports bachiques.

La coupe n’en circule pas moins avec autant d’activité que de coutume. Clitus, qui devait partir le lendemain, se trouve malheureusement au nombre des convives. La mission qui lui est échue lui paraît à bon droit une disgrâce déguisée. Partager avec Éphestion le commandement de la cavalerie et se voir tout à coup relégué à l’extrémité du monde, dans une contrée rebelle et indomptée, n’était-ce pas plus qu’il n’en fallait pour exaspérer l’humeur déjà aigrie du capitaine le moins endurant de l’armée ? Pas n’est besoin d’avoir assisté au banquet de Maracande pour savoir comment les choses ont dû s’y passer : sur le premier prétexte venu, Clitus aura lâché la bride à son caractère bourru et frondeur. Quinte-Curce et Plutarque mettent dans sa bouche des vers d’Euripide : je ne l’aurais pas supposé si lettré. Les uns prétendent qu’Alexandre se mit lui-même à exalter ses exploits et à ravaler les hauts faits de Philippe : voilà bien, à coup sûr, l’hypothèse la plus invraisemblable ! Les autres admettent qu’on chanta des vers injurieux contre les Macédoniens qui venaient de se laisser surprendre par Spitamène. Ceux-là pourraient bien avoir raison : Arrien enfin soutient que l’irritation de Clitus ne fut provoquée que par les flatteries outrées qui étaient adressées au roi. L’entretien roulait sur les Dioscures ; un des convives observa que jamais ces deux frères n’avaient rien fait qui n’eût été surpassé par Alexandre ; un autre renchérit et fit, à son tour, litière de la gloire d’Hercule ; un troisième déplora que l’envie empêchât les héros de recevoir de leur vivant les honneurs divins qui leur étaient dus. Si de pareils propos se fussent échangés devant Kléber, on devine par quels haussemens d’épaules et par quels sourires sarcastiques il les eût accueillis. Hoche disait, non sans raison, que ce grand soldat était la plus méchante langue de l’armée. Clitus, sous ce rapport, ne valait pas mieux. Il se contenta cependant de murmurer d’un ton grondeur et d’une voix étranglée quelques mots : « C’était, suivant lui, un plus fâcheux usage encore de n’inscrire sur les trophées dressés après la victoire que les noms des rois. Pourquoi leur faire honneur d’une gloire que le sang d’autrui avait payée ? »

Alexandre n’avait entendu qu’à demi, mais il connaissait Clitus. Il soupçonna sans peine que quelque trait malicieux venait de sortir de la bouche du maussade convive. Il interroge les personnes qui l’entourent ; un silence rempli d’embarras répond seul à ses questions réitérées. Cependant Clitus, de plus en plus excité par le vin, commençait à hausser la voix. Il rappelait maintenant les grandes actions de Philippe, les guerres de Thrace et d’Illyrie, le combat de Chéronée. Alexandre se taisait. Résolu à se maîtriser, il laissait patiemment Clitus exhaler sa bile. Que lui importaient ces vanteries ? Les jeunes officiers, que le vétéran tenait à humilier, n’en seraient que plus ardens à réclamer pour lui les honneurs de l’Olympe. Mais tout à coup le nom de Parmérion a frappé son oreille : le roi se dresse ; il a senti le dard venimeux de l’aspic. Oser évoquer devant Alexandre cette ombre sanglante ! agiter sons ses yeux le drapeau d’une faction mal éteinte ! Ce n’était plus s’abandonner aux écarts d’une critique morose, c’était faire appel à la trahison. « Tête maudite ! s’écrie-t-il, c’est par de tels propos que tu essaies chaque jour de soulever l’armée ! » Pourquoi donc Alexandre ne fit-il pas entraîner sur-le-champ ce dogme hargneux hors de la salle du festin ? Parler à un homme ivre, c’est le perdre.

Clitus, dès qu’il se voit directement interpellé, ne connaît plus de bornes ; le fiel, longtemps amassé dans son âme, se gonfle et se répand. « Heureux ceux qui sont morts, s’écrie-t-il, avant d’avoir vu les Macédoniens courbés sous le bâton des Mèdes ! Heureux ceux qui n’ont jamais eu à implorer des Perses la faveur d’être admis près du roi ! Tu méprises aujourd’hui les vétérans de Philippe. Qui t’a sauvé la vie quand, aux bords du Granique, l’épée de Spithridate allait te frapper par derrière ? » En prononçant ces mots, Clitus brusquement s’est levé : l’œil hagard, la main tendue avec arrogance, il ne se justifie pas ; il menace. C’est alors, mais trop tard, qu’on songe à l’emmener. Pendant qu’il se débat, vomissait de nouvelles injures, reprochant au roi le meurtre d’Attale, rappelant pour le vouer au ridicule le célèbre oracle des prêtres de Jupiter Amman, Alexandre sent peu à peu la colère l’envahir. Il cherche son épée ; Aristophane avait heureusement pris soin de la faire disparaître. Le roi arrache alors à un des gardes du corps sa javeline et veut s’élancer vers Clitus. Ptolémée, Perdiocas, Léonatus, Lysimaque, se jettent à ses pieds, l’enlacent de leurs bras. Alexandre s’indigne de cette respectueuse violence. « Me voici donc aujourd’hui, s’écrie-il, captif de mes sujets ! Comme Darius, il ne me reste plus que le nom de roi ! » Ses amis, effrayés, n’osent cependant l’abandonner à la fureur qui l’anime ; le roi fait de vains efforts pour se dégager de leur étreinte. Il appelle alors à grands cris ses hypaspistes, ordonne au trompette de sonner l’alarme. Le tumulte est à son comble. Alexandre en profite pour échapper aux mains qui le retiennent.

Clitus cependant était sauvé : Ptolémée, fils de Lagus, a réussi à le faire sortir de la salle ; il le pousse jusqu’en dehors des murs et du fossé de la citadelle. Mais il était écrit que Clitus ne verrait pas la fin de cette journée. Plutarque raconte que de funestes présages depuis longtemps menaçaient sa vie. Alexandre lui-même avait eu, en songe une vision sinistre : Clitus lui était apparu au milieu des fils du Parménion, tous vêtus de noir. Il est difficile de fuir son destin ; une inspiration fatale ramène Clitus vers cette enceinte d’où l’on a eu tant de peine à l’expulser. En ce moment même, Alexandre s’élançait au dehors, criant : « Clitus ! où est Clitus ? — Tu cherches Clitus, dit l’infortuné, le voilà ! » Le coup fut aussi prompt que le défi était provocant ; la javeline perça le corps de Clitus de part en part. Clitus, tombe, et l’âme sort avec un grand mugissement de ce corps robuste.

Le vestibule est inondé de sang, les gardes consternés demeurent à l’écart. Alexandre revient, sur-le-champ à lui-même. Que ne donnerait-il pas pour pouvoir rappeler à la vie celui que, dans un transport aveugle, il vient d’immoler ! C’était aux Macédoniens de vouloir faire justice, au roi de s’interposer et d’exercer sa clémence ; c’est le roi au contraire qui a usurpé l’office odieux du bourreau. On assure qu’Alexandre tourna contre sa poitrine l’arme ensanglantée et qu’on fut obligé de la lui arracher des mains. Je souhaiterais que ce détail fût apocryphe ; la douleur du roi, muette et sombre, me toucherait davantage, car je la jugerais plus sincère. Il est certain que l’événement était profondément regrettable. Rien n’abaisse plus un homme à ses propres yeux, comme aux yeux de ceux qui se sont habitués à le placer au-dessus des faiblesses humaines, qu’un acte irréfléchi de violence. Les consolations ne manquèrent pas au roi dans le deuil exagéré auquel il se livra pendant plusieurs jours ; prêtres et sophistes rivalisèrent en cette occasion de bassesse ; l’armée seule trouva le chemin, du cœur. En elle résidait le droit de punir ; elle prononça contre le cadavre la sentence solennelle : Clitus avait mérité la mort. Les soldats voulaient pousser la rigueur jusqu’à priver le coupable des honneurs de la sépulture ; le roi donna l’ordre de l’inhumer.

Je ne voudrais pas me ranger toujours du côté de la tyrannie : je connais aussi bien qu’un autre ses côtés faibles. Il est des époques cependant où, quoi qu’on puisse, faire, on n’aura jamais, suivant l’expression du poète, que « le choix du tyran. » C’est à ces époques qu’il est permis d’appeler et de bénir le règne des Antonins. Transportez-vous par la pensée au milieu du IVe siècle avant notre ère : que pourrez-vous demander aux dieux ? De transformer les mœurs ? Autant vaudrait implorer un nouveau déluge, car les mœurs ne se modifieront pas autrement. Les dieux ont cessé d’avoir prise sur les hommes. Ne vous laissez pas abuser par les sacrifices qu’on leur offre ; le culte n’est plus qu’une vaine cérémonie. Nuées qui passez sur la terre en détresse, ouvrez-vous et laissez tomber du ciel un Trajan ou un Alexandre ! voilà le seul vœu que, pendant de longs siècles, le monde put former. Tristes ideas ! J’ai lu, il y a trente ans, ces deux mots tracés par une main inconnue sur des ruines portugaises, et je ne sais pourquoi la mélancolique inscription me revient aujourd’hui en mémoire. Si ce Trajan ou cet Alexandre, en effet, voit sa raison brusquement se troubler, si son mécanisme intellectuel, pour parler le langage moderne, tout à coup se détraque, quelle course échevelée va soudain emporter les chevaux de Phaéton !

Il ne faut pourtant pas trop se hâter, à mon sens, de décréter de folie les grands hommes. Ce sont souvent des yeux myopes qui les jugent. Quand le premier consul fit rouvrir la vieille basilique et signa le concordat de 1801, on sait par quelles amères railleries, par quels factieux murmures fut accueilli cet acte réparateur. Il eût été moins difficile peut-être au vainqueur des Pyramides et de Marengo de se faire proclamer dieu ; quelques années plus tard, il l’était devenu pour la majorité du peuple français. Alexandre ne demanda qu’une place dans le Panthéon où s’entassaient pêle-mêle, depuis des siècles, les divinités apportées en Grèce par les colonies phéniciennes. Songer à s’élever, non pas pour les Grecs et les Macédoniens, qui n’adoraient même plus leurs anciens dieux, mais pour les Perses, pour les Mèdes, pour les Bactriens et, les Sogdiens, pour les peuplades sauvages qui se prosternaient à cette heure devant une pique, songer à s’élever pour tous ces Asiatiques au niveau d’Hercule, de Bacchus, des Dioscures ne semblera peut-être pas une prétention déjà si étrange. Quand nous nous faisons de la divinité cette idée sublime que nous devons à la prédication de l’évangile, quand nous voyons en elle l’essence de toutes choses, l’âme et la Providence toujours en action de l’univers, il ne saurait entrer dans la pensée d’un chétif atome de briguer ni même d’accepter, quel que soit son mérite ou son outrecuidance, l’hommage dû à l’être suprême. Vous semblera-t-il aussi insensé d’aspirer à l’Olympe, quand cet Olympe ne sera plus qu’un prytanée ouvert à tous les héros ? Admettons que quelque enthousiaste eût voulu canoniser saint Louis de son vivant, serions-nous bien venus à crier au blasphème, à gémir sur la bassesse des peuples et sur l’impudence des courtisans ? Tous les partis n’ont-ils pas eu leurs saints, et la passion populaire n’a-t-elle pas réclamé maintes fois pour ses idoles d’un jour les plus pompeux asiles ? C’est un saint du paganisme, ce n’est pas un dieu que le poète Agis, citoyen d’Argos, et le Sicilien Cléon s’imaginent avoir découvert dans le fils de Philippe. Je ne les excuse pas, je les explique. Leur zèle est prématuré sans doute : bien plus coupables seraient ceux qui, Alexandre mort, lui refuseraient les honneurs rendus à Hercule.

Laissons de côté les poètes : leur enthousiasme est toujours de l’ivresse ; ils ne seraient pas poètes sans cela. Voyons les philosophes : que pensent-ils d’un projet qui, de leur propre aveu, ne tend, pour le moment, qu’à montrer aux barbares un nouveau Cyrus, « le premier qu’on ait adoré parmi les hommes ? » Anaxarque est tout de feu pour cette proposition ; il s’efforce d’y intéresser l’amour-propre des Macédoniens : Bacchus était de Thèbes, Hercule venait d’Argos ; la Macédoine restera-t-elle toujours condamnée à chercher ses dieux chez les étrangers ? Callisthène, à son tour, réclame la parole. Il s’exprime avec force et avec éloquence, réfute Anaxarque et, suivant le jugement de Plutarque, « épargne par ses discours une grande honte aux Grecs, une plus grande encore au roi, qui renonce à se faire adorer. » Arrien, lui, n’a jamais été le précepteur d’un empereur ; en revanche, il a gouverné la Cappadoce. En sa qualité d’homme de gouvernement, il ne peut s’empêcher de remarquer que le zèle de Callisthène dépassa les bornes. Plutarque l’avoue lui-même : Callisthène eut plutôt l’air de contraindre Alexandre que de le persuader. Qu’ils sont rares les donneurs de conseils qui ne se préoccupent pas, avant tout, de faire parade de leur austérité et de leur sagesse ! Entre l’orgueil du roi et celui du philosophe, je ne répondrais pas que le plus intraitable fût l’orgueil d’Alexandre. « Callisthène, disait Aristote, qui connaissait bien son neveu, ne manque pas de talent ; il manque de sens. » Ces gens de mérite auxquels le tact et l’esprit de conduite ont été refusés semblent avoir été créés tout exprès pour exercer la patience des rois. Quand, l’esprit assiégé des soucis les plus irritans, on éprouverait le besoin de se recueillir, de créer autour de soi une atmosphère de calme et de silence, il est dur d’avoir à subir les lieux-communs, les citations banales dont se croit en droit de vous étourdir un génie méconnu ou une âme désœuvrée.

Alexandre était homme d’esprit ; il eut quelquefois l’imprudence d’en prendre avantage ; l’amour-propre offensé de ses interlocuteurs ne lui pardonna jamais. Callisthène, après avoir été au nombre de ses flatteurs les plus outrés, devint son ennemi secret. Le mécontentement presque général qu’excitait dans l’armée la faveur croissante des Perses l’enhardit. Les Perses, en transportant leur foi au roi de Macédoine, n’avaient pas modifié l’étiquette de la cour d’Ecbatane ; ils se prosternaient devant Darius, ils continuèrent de se prosterner devant Alexandre. Des hommes avancés en âge et revêtus des plus hautes dignités de l’état ne croyaient pas s’humilier en s’inclinant jusqu’à toucher la terre du front. Ils avaient grandi dans ces idées et cet hommage servile n’était, à tout prendre, pour des Perses, que la pratique habituelle d’une coutume nationale. « Frappe encore plus fort ! » osa crier à l’un d’eux Léonatus. Si c’est ainsi que les Macédoniens se proposent de pacifier le peuple vaincu, ce ne sont guère de meilleurs politiques que Cambyse qui perdit l’Égypte pour avoir outragé sottement le culte du bœuf Apis. « Alexandre, déclamait pendant ce temps Callisthène, souviens-toi de la Grèce ! C’est pour soumettre l’Asie à la Grèce que cette expédition a été entreprise. » De quel côté trouverons-nous ici l’esprit vraiment philosophique ? Du côté du rhéteur ou du côté du roi ? Je ne puis m’empêcher de plaindre Alexandre sans cesse averti par de tels discours de l’inutilité des efforts qu’il tentait pour fondre les deux races. On a prêté des propos plus séditieux encore à Callisthène, des excitations directes à l’assassinat. Callisthène n’avait pas besoin d’être si criminel pour être dangereux. Il était le blâme en personne ; sa contenance seule parlait pour lui.

Cratère poursuivait les derniers révoltés de la Sogdiane, et Alexandre se préparait à reparaître sur le versant méridional du Paropamisus, quand, à la consternation générale, un nouveau complot est découvert. Jamais trame plus habile et plus audacieuse n’a mis en danger les jours du roi. Sans la protection manifeste des dieux Alexandre était inévitablement ravi à l’armée. Qui donc put concevoir cet horrible dessein ? On eût nommé quelque vétéran aigri par la jalousie comme Clitus, ou fatigué d’un ingrat labeur, comme Hégéloque, que personne n’eût songé dans le camp à s’étonner ; mais ce n’est pas au sein de ces vieilles troupes que se sont rencontrés les conspirateurs. Le corps des adolescens, troupe composée de jeunes gens choisis dans les meilleurs familles, avait été créé par Philippe pour protéger le sommeil du roi ; c’est parmi les adolescens que la trahison a recruté de précoces adeptes. Détestable influence de ces déclamations creuses qui ont fait éclore des passions qu’à coup sûr elles n’avaient pas l’intention de couver ! Hermolaüs, épris de l’éloquence et de la philosophie de Callisthène, habitué à boire ses paroles, a été, dit-on, de la part d’Alexandre, l’objet d’un châtiment immérité. On l’a fouetté comme il n’y a pas soixante ans on fouettait encore les midshipmen anglais. L’ardeur de son ressentiment lui inspire soudain l’idée de la vengeance. Les complices sont bientôt trouvés. Tout ce qui est mystère flatte le besoin d’importance d’un page, et l’orgueilleuse pensée de devenir les vengeurs de la Grèce, de prendre place à côté d’Harmodius et d’Aristogiton, dissimule à ces jeunes esprits l’horreur du crime qu’ils s’apprêtent à commettre. Pendant trente-deux jours, Sostrate, Nicostrate, Antipater, Asclépiodore, Philotas, Anticlès, Elaptonius, Épiménès, tous adolescens comme Hermolaûs, mûrissent le plan de leur agression. Un complot de collégiens est à la veille de livrer l’armée aux barbares et le monde troublé à l’anarchie. Pour que l’odieux projet s’accomplisse, il faut que tous les conjurés se trouvent de service la même nuit. Plus d’un mois s’écoule avant que cette circonstance favorable se présente. Enfin la nuit fatale est arrivée. Les jeunes assassins attendent à la porte de le salle destinée aux festins que le roi sorte de table. Ils doivent le frapper pendant qu’ils le conduiront à sa chambre.

« Pas un cheveu ne tombera de ta tête, écrivait le père de Nelson à son fils, si la Providence ne le permet. » On demeure, en effet, confondu quand on voit par quel insignifiant grain de sable la roue de la fortune peut être déviée : la Providence, quand elle intervient dans nos affaires, intervient rarement avec grand fracas. La porte s’ouvre. Alexandre s’avance sur le seuil ; un pas de plus et il va se remettre aux mains des meurtriers. En ce moment, une femme, les cheveux épars, le regard égaré, fend la foule et s’élance vers le roi : « Rentre, lut crie-t-elle, les dieux qui te protègent t’ordonnent par ma voix de ne pas quitter la table avant le lever du jour. » Le singulier interprète qu’ont choisi les dieux ! Quoi ! Syra, le jouet de l’armée, la pauvre folle, dont l’innocente manie n’a jamais été flattée que par Alexandre, parlerait en ce jour au nom des immortels, quand tous les devins officiels se sont tus, quand le grand Aristandre lui-même reste muet ! Le roi sourit : « Que vous en semble, amis ? dit-il à ses convives. Les dieux nous commandent de rester à table, il faut respecter leur volonté ; je trouve pour ma part l’avis excellent. » Cette saillie à la Henri IV le sauva.

Pendant qu’il s’attardait au banquet où, poussant ses amis devant lui, il s’était hâté de reprendre place, une autre série d’adolescens venait relever les conjurés à leur poste. Le coup se trouvait manqué. Il devait se passer sept jours avant que le roulement habituel du service ramenât les mêmes pages au chevet du roi. La déception fut si grande que les complices d’Hermolaüs et Hermolaüs lui-même ne purent se résoudre à quitter sur-le-champ le palais. Qu’espéraient-ils encore ? Sans doute que quelque incident imprévu se produirait, que la victime soustraite à leurs poignards leur serait de nouveau livrée, que le hasard, en un mot, après leur avoir été contraire, se raviserait. Le hasard, en effet, eût pu se raviser ; la Providence poursuivit son rôle. Lorsqu’au point du jour Alexandre retrouva sur pied ses jeunes écuyers, sa bonté s’émut de leur zèle. Il les réprimanda doucement d’avoir abusé de leurs forces et fit remettre à chacun d’eux une gratification de onze drachmes. Rouler dans son esprit les plus noirs projets et se voir tout à coup interpellé avec bienveillance par celui dont on médite la mort est une épreuve à laquelle ne résistent pas toutes les âmes. Tel n’hésiterait pas à frapper Marius qui s’arrêtera peut-être devant la bonne grâce d’Alexandre. Il se rencontra cependant huit jeunes scélérats pour persévérer, tant la funeste doctrine qu’on s’honore en tuant un tyran, que le plus sûr moyen d’arriver à la célébrité est de mettre à mort un personnage célèbre, avait fait de progrès au sein de cette jeunesse caressée par tous les sophismes ! Un seul sentit son cœur ébranlé : Épiménès ne dénonça pas ses complices ; il s’ouvrit simplement de ses scrupules à son frère Euryloque.

Semblable confidence pouvait être un arrêt de mort pour l’involontaire receleur du terrible secret ; Euryloque vit soudain se dresser devant lui le fantôme de Philotas. Inquiétude ou loyauté, il prit sur-le-champ son parti, commença par séquestrer son frère et courut chez Alexandre. Le roi était couché ; Ptolémée et Léonatus gardaient le seuil de sa chambre. L’émotion d’Euryloque ne témoignait que trop bien de l’importance de la communication qu’il avait à faire ; on éveille le roi et, sur son ordre, le frère d’Épiménès est introduit. Les complots n’étonnaient plus Alexandre ; néanmoins sa pensée n’eût jamais soupçonné un danger si voisin de sa personne. Euryloque lui révèle les noms des conjurés, le plan si bien mûri de la conspiration. Hermolaüs et Sostrate en sont les chefs ; Callisthène, malgré toutes les précautions dont son austérité sentencieuse s’enveloppe, en apparaît clairement comme l’inspirateur. C’est à lui qu’Hermolaüs est allé porter ses plaintes, c’est lui qui, dans un langage ambigu, au lieu de le calmer, a surexcité l’orgueil blessé de cet enfant. « Souviens-toi, lui a-t-il dit, que tu es un homme. » S’en souvenir ? Et pourquoi ? Pour souffrir l’injustice avec patience ou pour s’en venger ? Quand il y va de la vie d’un roi, quand ce roi tient en ses mains le salut de l’armée, un honnête homme ne devrait-il pas s’exprimer avec un peu plus de clarté ?

Il répugnait cependant à l’élève d’Aristote de faire arrêter le neveu de son maître, de proclamer devant toutes ces natures brutales de soldats que la philosophie n’était qu’une science pernicieuse et vaine, uniquement propre à égarer les esprits. Alexandre était Grec bien plus que Macédonien. Un Macédonien eût pu prendre plaisir à humilier l’éloquence, à la saisir en flagrant délit d’influence malfaisante ; un Grec ne pouvait abjurer aussi facilement le culte de toute sa vie. Callisthène fut simplement placé sous une surveillance discrète et gardé à vue ; les conjurés seuls seraient traduits devant cette redoutable assemblée populaire qui avait condamné, dans la Drangiane, les complices de Dyranus. Le roi voulut interroger lui-même les coupables. Il lui importait de savoir quelles passions agitaient si profondément l’armée, quels sujets de mécontentement, réels ou factices, avaient pu susciter, jusque dans son plus cher entourage, la pensée d’un aussi énorme attentat. Hermolaüs se chargea de parler pour ses compagnons : « Alexandre, dit-il, avait oublié qu’il commandait à des hommes libres ; il n’agirait pas autrement si le ciel l’eût appelé à régnersur des esclaves. Depuis longtemps il ne sait plus entendre une voix indépendante et fière. Attale, Philotas, Parménion, Alexandre de Lynceste, le gendre d’Antipater, Clitus enfin ont été récompensés de leurs services par la mort. Tous ces meurtres, les Macédoniens auraient pu, à la longue, en perdre le souvenir ; ce qu’ils ne pouvaient supporter, c’était de se voir sacrifiés aux barbares. »

On a souvent accusé Quinte-Curce d’abuser des harangues ; la réponse que Quinte-Curce met, en cette occasion, dans la bouche du roi est pourtant quelque chose de mieux qu’une amplification de rhéteur ; on y sent le souffle d’un grand politique. « Est-ce pour convertir en désert plus de la moitié du monde que les Grecs sont venus en Asie ? Les peuples vaincus versent aujourd’hui leur sang pour consolider la conquête qui les a mis sous le joug ; ils se disputent l’honneur de contribuer à reculer les limites d’un empire fondé à leurs dépens par les armes étrangères. Eût-il été plus habile de leur apprendre à maudire la victoire et le nom des envahisseurs ? » L’empereur Napoléon a fait plus d’un emprunt à l’historien romain : que n’a-t-il médité ces paroles empreintes d’une si profonde sagesse ! Il n’eût point eu à faire à Sainte-Hélène la pénible confession que ne put retenir son cœur : « C’est la guerre d’Espagne qui m’a perdu ; les Espagnols se sont conduits comme un homme d’honneur ; je n’y puis trouver à redire. » Alexandre habitua si bien la Sogdiane et la Bactriane à la soumission, que, de toutes ses conquêtes, ce fut peut-être celle qui eut le plus de durée. C’est en grande partie avec des Sogdiens et des Bactriens qu’il a envahi l’Inde. Si jamais les Sogdiens et les Bactriens vouaient au puissant empereur de toutes les Russies les sentimens que sut leur inspirer Alexandre, les possessions britanniques en Asie courraient, je le crains, un grand danger.

On ne saurait assurément exiger d’un peuple conquérant, naturellement porté à l’insolence, qu’il se place de prime-saut au niveau de ces hautes pensées qui furent, de tout temps, l’apanage exclusif du génie, le rôle de la philosophie serait peut-être de les lui faire comprendre. Comment ! ce sont des philosophes qui osent blâmer Alexandre d’adopter l’habillement et les usages des Perses ! Alexandre, en effet, a revêtu la robe de Darius, mais il a donné à l’Asie le vêtement moral de la Grèce. Il l’a si complètement transformée qu’elle n’est plus médique. Cyrus, revenant au monde, ne la reconnaîtrait pas ; quelques années encore, et il n’y serait pas compris. L’Asie, pénétrée par la civilisation nouvelle, aura perdu jusqu’au souvenir de sa langue ; conquise par les Normands, l’Angleterre a gardé la sienne. Est-ce donc payer trop cher une assimilation sans exemple dans l’histoire que de prendre la peine d’en dissimuler la marche irrésistible par quelques concessions extérieures ? Tous les griefs du faux sage dont il a reçu les leçons se retrouvent dans les reproches qu’Hermolaüs adresse fièrement au roi. Malgré l’atrocité du forfait qu’il a préparé, Hermolaüs, — je ne veux pas ici m’en défendre, — m’inspire un involontaire intérêt. La jeune âme de bronze ne fléchit pas un instant devant l’attente certaine des supplices. De quel vaillant soldat Callisthène, à son insu sans doute, aura privé la Grèce ! Suivant l’infortuné martyr de ces doctrines étroites que son jeune fanatisme s’est appropriées et probablement exagère : « Alexandre n’est pas seulement coupable envers la patrie dont il délaisse les mœurs, il l’est davantage envers les dieux ; son orgueil sacrilège ne recule pas devant l’imposture. Le fils de Philippe exige que tout genou ploie devant lui ; il ose, sur la foi d’un impudent oracle, se donner pour le fils de Jupiter. » Nous avons de nombreux témoignages de la facilité avec laquelle Alexandre se laissait aller à montrer le cas qu’il faisait lui-même de cette fiction : s’il cherchait à l’accréditer, c’est parce qu’il la jugeait utile, ajoutons presque indispensable, à l’accomplissement de ses grands desseins : « Plût au ciel ! disait-il, que les Indiens n’eussent à ce sujet aucun doute ! » Les malheureux adolescens ne pouvaient guère échapper à leur sort ; nous aurions aimé cependant à pouvoir louer ici la clémence d’Alexandre. Après avoir pris la peine de réfuter l’une après l’autre les accusations d’Hermolaüs, qui semble avoir voulu changer de rôle avec son juge, Alexandre, confondant tous les conjurés dans la même sentence, ordonna qu’on les livrât à leurs compagnons pour que leurs compagnons seuls en fissent justice. Les adolescens indignés les lapidèrent.

Pour bien apprécier les divers sentimens qui doivent, en pareille occurrence, se disputer l’âme d’un souverain, il faudrait avoir été soi-même l’objet de maint complot. Le premier consul n’était certes pas naturellement cruel ; son orgueil se révolta de la légèreté avec laquelle ses ennemis disposaient, dans leurs conciliabules, d’une existence à laquelle étaient attachés tant de grands intérêts. Il voulut leur apprendre le prix de ce sang qu’ils s’obstinaient à vouloir verser et frappa, comme l’a très justement fait remarquer M. Thiers, bien moins par esprit de vengeance que par politique. Ce qui tendrait à prouver, — disons-le en passant, — que les inspirations de la politique ne valent pas toujours celles du cœur.

La conspiration avortée des adolescens venait d’avoir son dénoûment tragique ; il semblait difficile d’y impliquer Callisthène. Les conjurés avaient eu toute liberté pour présenter leur défense ; la plupart se turent, aucun ne dénonça de complice ; tous, au contraire, affirmèrent, dans les tortures mêmes, que Callisthène ne connut jamais leur projet et fut, par conséquent, dans l’impossibilité de s’y associer. Callisthène, toutefois, ne fut pas rendu à la liberté. Il y eut là un excès de pouvoir, regrettable sans doute, mais qui ne s’explique malheureusement que trop par les idées étranges qu’on se faisait alors de la justice. On aura peine à croire que le sort de ce philosophe soit resté pour ses contemporains et demeure encore aujourd’hui un mystère. Rien n’est plus vrai pourtant : Aristobule et Ptolémée nous ont transmis à ce sujet deux versions tout à fait différentes. Selon Ptolémée, Callisthène aurait fini ses jours sur la croix. Aristobule raconte, au contraire, qu’on se contenta de charger de chaînes le malheureux philosophe et qu’on le traîna ainsi, quand Alexandre quitta la Bactriane, à la suite de l’armée. Si la rancune du roi lui réservait un plus dur supplice, il ne paraît pas, d’après ce récit, qu’elle ait eu le temps de le lui infliger.

Pour peu qu’on veuille admettre comme authentiques les lettres si souvent citées par Plutarque d’Alexandre à Antipater, le témoignage d’Aristobule serait celui auquel il faudrait nous tenir. Alexandre aurait, en effet, écrit au gouverneur de la Macédoine : « Les jeunes gens ont été lapidés par les Macédoniens ; quant au sophiste, je le punirai avec ceux qui me l’ont envoyé. » Ces paroles contenaient-elles une menace indirecte contre le philosophe de Stagyre, trop indulgent pour les menées séditieuses qui, à cette époque, agitèrent la Grèce ? Charès de Mitylène l’a pensé : « Callisthène, dit-il, devait être jugé en présence d’Aristote. Retenu, en attendant cette confrontation, dans les fers, il mourut dans l’Inde, sept mois après son arrestation. »

Nous n’avons, en réalité, aucun moyen certain de résoudre ce problème historique : l’assertion de Ptolémée serait assurément d’un grand poids, si Ptolémée eût donné à un événement de cette importance le développement qu’il n’a pas refusé à des incidens beaucoup moins faits pour frapper les esprits. Le supplice d’un philosophe qui paraît avoir tenu un haut rang dans la science et dont la mort devait émouvoir si douloureusement la Grèce est déjà bien invraisemblable ; il le devient cent fois plus encore quand je le vois laisser sans émotion le futur roi d’Égypte. Un manuscrit tronqué ou défiguré, telle est la seule explication plausible que je trouve à l’indifférence apparente de cet ami aussi généreux qu’éclairé des lettres. Accorderai-je plus de foi à l’avis menaçant que Charès ne craint pas de faire adresser à un précepteur qui mettait si justement son orgueil dans la gloire de son royal élève ? Aristote, selon toute apparence, avait plus à craindre les vengeances de la réaction athénienne que le courroux soupçonneux d’Alexandre. Qu’il me soit donc permis, à mon tour, d’essayer de déchiffrer l’énigme qui a embarrassé Arrien et Plutarque. Callisthène, suivant moi, a été effectivement arrêté et soumis à une détention sévère. Le désir de rendre Aristote juge entre le sophiste et le roi me semble également probable. Je crois qu’Alexandre suspendit ce procès à l’issue duquel était intéressée sa bonne renommée, avec l’intention de prendre un jour Aristote pour arbitre ; je ne crois pas qu’après un si long délai, il eût voulu donner cours à de stériles et odieuses représailles. La mort de Callisthène frustra sa générosité. Le philosophe ne mourut pas sur la croix ; il mourut plus vraisemblablement, comme l’affirme Charès, « d’obésité et d’une maladie pédiculaire. »

Ne se dégage-t-il pas de cet épisode une grande leçon pour les hommes de gouvernement ? Ils doivent, ce me semble, y regarder à deux fois avant de toucher aux gens d’esprit. La mémoire d’Alexandre a plus souffert de la mort de Callisthène que de la condamnation de Philotas et du meurtre de Parménion. Tout ce qui faisait, à cette époque, métier de buriner l’histoire, prit, d’un accord tacite, parti pour la victime. Les écrivains modernes eux-mêmes se sont crus, sur cette question brûlante, obligés de serrer leurs rangs ; on eût dit qu’on venait de frapper un des leurs. Le roi, dans sa colère, ne voyait qu’un homme justement châtié ; il armait contre lui une légion ; l’empereur Julien n’eût pas commis cette faute. Armé, comme Alexandre, de la puissance souveraine, l’auteur du Misopogon ne voulut se venger des habitans d’Antioche que par une satire ; le grand apostat n’en restera pas moins dans l’histoire, quelque protection que puissent lui accorder les bruyans partisans de la liberté absolue des lettres, bien au-dessous de l’élève d’Aristote. Ce vaillant émule de Marc Aurèle, ce héros austère, qui donna sur le trône l’exemple de toutes les vertus, n’était pas fait, dans sa philosophie étroite, pour atteindre à la hauteur morale où nous verrons s’élever, de degré en degré, Alexandre. Le fils de Philippe est le seul conquérant dont les vaincus aient porté le deuil : semblable gloire ne sera jamais à la portée de l’intolérance d’un sectaire. Les premiers colonisateurs du monde, possesseurs d’un empire qui semble devoir rivaliser un jour d’importance avec l’Inde anglaise, les Hollandais, s’il faut appeler ce petit peuple qui a fait de si grandes choses par son nom, regrettent-ils encore d’avoir pris Alexandre plutôt que Julien pour modèle ? Lequel des deux, je le demande à nos soldats, comme à nos philosophes, devons-nous, en Algérie, songer à imiter ?


JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er février 1882, les Conquêtes légitimes et la Guerre de montagne.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er février 1881, la Bataille d’Arbèles.
  3. Voyez, dans la Revue du 1er octobre 1876, les Marins du XVIe siècle.
  4. Voyez, dans la Revue du 15 novembre 1880, le Siège de Tyr.