L’Héritage de Charlotte/Livre 10/Chapitre 05

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 246-251).

CHAPITRE V

L’INDÉPENDANCE DU BOHÈME

M. et Mme Lenoble partirent pour passer leur lune de miel à Brighton.

Une lettre ou un télégramme devait les rappeler rapidement auprès du lit du capitaine s’il survenait quelque changement qui fît craindre un événement fatal. Diana voulait rester auprès de son père, mais Paget insista pour que l’excursion de la lune de miel eût lieu et que tout se passât dans l’ordre accoutumé.

« Vous pourrez prendre un appartement à l’Hôtel d’Albion, avait dit le capitaine quelques jours avant le mariage. La maison est très-confortable, et vous serez reçus par un compatriote. Le propriétaire est un Français, et un homme très-distingué, je vous l’assure. Je me rappelle le vieux Heyne, quand Mme Fitzherbert habitait dans le voisinage et recevait la meilleure société ; à l’époque où les bourgeois n’avaient pas encore pris possession de Brighthelstone, et où les pagodes et les dragons chinois étaient dans toute leur fraîcheur et tout leur éclat au Pavillon. »

Les nouveaux époux partirent donc pour Brighton ; Diana emmena à sa suite une femme de chambre, qu’elle avait attachée à sa personne à la pressante et insistante sollicitation du capitaine. La pauvre Diana se demandait ce qu’elle aurait à faire lorsqu’elle l’aurait coiffée de grand matin, et qu’elle l’aurait habillée pour la journée.

« Je pense qu’il me faudra lui acheter des mouchoirs à ourler, dit-elle à Gustave. Il sera mortellement ennuyeux pour elle de n’avoir rien à faire tout le long du jour. »

Le temps était beau et chaud ; la mer dansait et étincelait sous les fenêtres.

Gustave était toujours dans les mêmes heureuses dispositions d’esprit.

Un élégant landau avait été loué pour le temps de leur séjour et deux beaux chevaux les emportaient pour de longues excursions à travers les plus jolis villages du comté ou dans les grandes plaines au-delà desquelles s’étendaient les flots bleus de la mer.

Dans la soirée, quand les lampes furent allumées et que la bouillotte chanta gaiement sur le feu, Diana sentit qu’elle et son mari étaient chez eux.

C’était la première fois qu’elle avait un chez soi, la première fois qu’elle se sentait seule maîtresse et directrice d’une maison.

Alors sa pensée se reporta en arrière, elle songea à la désolation de son ancienne existence, quand elle déménageait furtivement de logements en logements, avec la conscience de la dégradation humiliante de sa position et la sombre apathie du désespoir, puis ses yeux se tournèrent vers son mari qui, mollement étendu dans un fauteuil, la contemplait avec des regards pleins d’amour, plongé dans une sorte d’idolâtrie ; elle comprit que, pour cet homme, elle était le centre de l’univers, la clef de voûte de l’arche de la vie.

Elle lui tendit la main avec un sourire et il la pressa avec amour contre ses lèvres. Des bagues brillaient à ses doigts délicats, car les plus beaux magasins de Brighton avaient été mis à contribution, le matin, par l’heureux mari, aussi charmé de parer sa femme qu’un enfant l’est d’habiller sa dernière poupée.

« Comment serai-je jamais digne de tant d’affection, Gustave ? » s’écria-t-elle pendant qu’il lui baisait la main.

Il lui semblait en effet qu’elle ne pourrait jamais trouver une récompense suffisante pour un si sincère amour.

« Tu embelliras notre demeure de Cotenoir, dit-il, tu ne sais pas combien je soupire après un intérieur. Cette salle avec la lumière de ses lampes qui éclaire ton visage, ta robe blanche qui va et vient pendant que tu disposes les tasses pour le thé et le doux sourire qui me réjouit chaque fois que ton regard se dirige de ce côté, c’est tout ce qui m’a rappelé la vie d’intérieur, depuis que j’ai quitté Beaubocage, cette modeste demeure qu’habitaient deux anges de bonté, ma tante et ma grand’mère. »

Dans l’une de ces longues et agréables excursions à l’un de ces villages éloignés bâtis sur le penchant de la montagne, le mari et la femme eurent une conversation sérieuse au sujet de la position dans laquelle se trouvait Lenoble, à l’égard de la succession Haygarth.

Le résultat de cette conversation sera révélé par une lettre que Charlotte reçut le lendemain de son amie, Diana.

« Hôtel d’Albion.
« Brighton.
« Ma toujours chère Charlotte,

« Gustave et moi nous avons discuté l’affaire de la succession Haygarth, avec une grande satisfaction, dès que nous eûmes reconnu que nous étions animés du même esprit à ce sujet. Nous sommes tombés d’accord sur ce point, que comme il est déjà possesseur d’une fortune suffisante et n’a jamais compté sur celle qui pouvait lui venir de ses ancêtres dans la ligne maternelle, il n’est que justice de partager cette fortune inespérée avec sa chère cousine, à laquelle il reconnaît des droits égaux aux siens, le simple droit de priorité de naissance ne pouvant établir qu’une différence légale mais non morale dans le lien de parenté avec le Révérend John Haygarth. Comprenez-vous, ma chérie, vous avez la moitié de cette succession. Mon mari ne se dressera pas entre vous et cette bonne fortune. Je ne saurais vous dire combien cette détermination de Gustave m’a rendue heureuse. Je me considérais comme une créature vile et ingrate, quand je songeais que j’étais appelée à partager une richesse qui devait vous appartenir. Mais je dois à ceci d’avoir mieux connu l’esprit de justice qui anime mon mari. Et maintenant, chère amie, tout s’arrangera de la façon la plus simple. Gustave ira à Londres pour s’entendre avec ses hommes de lois et faire dresser les actes qui régleront tout.

« Nous avons fait de charmantes excursions en voitures, etc., etc., etc. »

Là, la jeune épouse passait à la description des plaisirs de sa lune de miel.

Valentin vint apporter lui-même la réponse à cette lettre. Il vint à Brighton pour remercier ses amis de leur généreux désir d’enrichir sa femme, mais pour refuser, en son nom, toute part dans l’héritage Haygarth.

Ce fut en vain que Gustave et Diana combattirent cette résolution, Valentin resta inébranlable.

« Croyez-moi, il vaut mieux qu’il en soit ainsi, dit-il. Charlotte et moi nous sommes arrivés à cette conviction après de mûres réflexions. Nous sommes jeunes tous deux et le monde est ouvert devant nous. Il y a beaucoup de choses dans le passé que je dois racheter, Diana le sait bien. Il vaut mieux que je soutienne la lutte de la vie sans assistance et que je sorte des rangs par mon seul mérite, comme un bon soldat. S’il nous arrivait jamais d’avoir besoin de secours, vous pouvez être sûr que c’est à vous que je m’adresserais. Et puis, si la Providence nous donne des enfants pour lesquels nous aurons à travailler, je ne refuse pas le bien que vous voudrez leur faire. Leur avenir peut être assuré par votre générosité, si cela vous plaît, Lenoble, car ils seront vos parents. Mais, pour un étranger comme moi il n’y a pas de discipline plus salutaire qu’un honnête et dur travail. Je suis aussi riche que Milton quand il ouvrit une école. »

Haukehurst resta inflexible dans sa détermination.

« Vous êtes aussi chevaleresque que Don Quichotte, dit Lenoble ; mais qu’il soit fait selon votre volonté. Touchez là. »

En disant cela il tendait la main que Valentin serra de tout cœur.

« Je serai le parrain de votre premier né et je placerai dix mille livres sur sa tête, avant qu’il ait percé sa première dent, » dit Gustave d’un ton qui tranchait tout.