L’Héritage de Charlotte/Livre 08/Chapitre 02

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 114-120).

CHAPITRE II

LA HAUSSE DES PHÉNICIENS

Pendant que Haukehurst arrangeait son affaire avec le sacristain de l’église de Saint-Mathias-des-Champs, paroisse de Marylebone, George était assis dans le bureau de son frère, écrivant une lettre à cet honorable spéculateur.

Une lettre à écrire était le prétexte le plus naturel pour se trouver seul dans le cabinet de son frère, et être seul dans le cabinet de Philippe était le premier point à gagner pour arriver au but que George se proposait.

Le cabinet était dans un ordre parfait, aussi bien meublé qu’il était possible, et se renfermant dans les limites que comporte un cabinet d’affaires un grand bureau d’acajou à cylindre, contenant un nombre considérable de tiroirs avec des serrures à secret, occupait le centre de la pièce ; quatre lourdes chaises d’acajou à dos rembourré, couvertes en maroquin rouge, étaient méthodiquement rangées contre les murailles ; sur la tablette de la cheminée une pendule au-dessus de laquelle était accroché un almanach de l’aspect le plus sévère, de chaque côté duquel pendaient des notes et des cotes journalières à l’usage des gens de Bourse.

Avant de pénétrer dans ce sanctuaire sacré, George avait passé un peu de temps dans une agréable conversation avec un jeune homme qui bâillait en lisant le Times, dans un premier bureau, moins richement meublé que le cabinet du patron.

Ce jeune homme était le commis de Sheldon, le plus jeune fils d’un riche fermier du comté d’York, qui était venu à Londres avec l’intention de faire fortune à la Bourse, et dont le père avait payé une somme considérable pour obtenir le privilège pour son fils de lire le Times dans le bureau de Sheldon et de s’initier tant bien que mal à la nature des opérations auxquelles se livrait son patron.

La carrière parcourue par Philippe avait été suivie avec quelque intérêt par ses compatriotes de Barlingford : ils l’avaient vu quitter leur ville avec quelques centaines de livres dans sa poche et ils avaient entendu parler de lui une douzaine d’années après, comme d’un heureux spéculateur, possédant une belle maison, un bel équipage et ayant la réputation d’être l’un des hommes les plus habiles de la Cité.

Les nouvelles qui parvenaient sur son compte à Barlingford étaient plus ou moins exagérées et ceux qui s’entretenaient de son habileté et de sa bonne chance, étaient portés à oublier qu’il devait le commencement de sa fortune aux dix-huit mille livres de Halliday.

Le seul fait qui frappait les compatriotes de Sheldon, c’est qu’un homme de Barlingford avait fait fortune à la Bourse, d’où ils tiraient cette conséquence, que d’autres hommes de Barlingford pouvaient faire de même.

Aussi arriva-t-il qu’un M. Orcott, de la maison Plymley Rise, près Barlingford, ne sachant que faire de son plus jeune fils, résolut de le lancer dans la carrière qu’avait suivie Sheldon : il écrivit à Philippe pour lui demander de prendre son fils comme commis, comme secrétaire, à un titre quelconque, et cela, en vue d’une association ultérieure ; et Philippe consentit, à certaines conditions. La somme était un peu raide, à ce qu’il sembla à Orcott, mais il fut d’avis qu’une aussi forte somme ne lui aurait pas été demandée si les avantages ne devaient pas être d’une importance proportionnée. Le marché fut donc conclu, et Frédérick Orcott vint à Londres. C’était un jeune homme ayant un goût prononcé pour les courses de chevaux, doué d’un souverain mépris pour toute affaire exigeant de l’application et du travail, et d’une confiance excessive en son propre mérite.

George avait connu Frédérick dès l’enfance, et il s’était trouvé avec lui une demi-douzaine de fois avant son arrivée à Londres ; il ne prévoyait pas de rencontrer de difficultés à tirer de ce jeune homme tous les renseignements dont il pourrait avoir besoin.

« Comment allez-vous, Orcott ? dit-il avec une aimable familiarité ; mon frère Philippe n’est pas encore de retour ?

— Non, répondit le jeune homme d’un air maussade. Il y a tant de gens qui sont venus m’ennuyer à ce sujet… Où est-il allé ?… Quand reviendra-t-il ?… Et ainsi de suite… J’aurais tout aussi bien fait de me faire valet de pied, si je dois rester ici toute la journée à répondre à toute cette masse de questions. Les courses de High Wickham ont lieu aujourd’hui, et j’avais besoin de voir courir Barmaid, avant de mettre de l’argent dessus pour Goodwood. Elle a été élevée dans nos pays, voyez-vous, et je la sais capable de gagner la course, si elle est en état. Ils ne la connaissent guère par ici quoiqu’elle soit la sœur de Boots, qui a gagné la course de Chester l’an dernier, grâce à ce que Topham avait été volé en la laissant décharger de sept livres. Il avait couru la course du printemps à York pour un prix de deux sous, et le jeune jockey qui la montait, l’avait ramené d’une demi-tête, je l’ai vu… et puis il a gagné la coupe à Chester et a rapporté des masses d’argent à ses propriétaires. »

Ce n’était pas précisément les renseignements que George voulait obtenir, mais il se planta sur le tapis, le dos appuyé contre la cheminée et parut prendre le plus vif intérêt aux discours d’Orcott.

« Rien de nouveau dans la Cité ? demanda-t-il alors.

— Du nouveau, non, rien, qu’une complète stagnation, comme dit un personnage d’une comédie que j’ai vue l’autre soir. Les gens de Barlingford disent que votre frère a réalisé une masse d’argent à la Bourse, mais si le fait est vrai, il faut qu’il ait fait plus d’affaires qu’il n’en fait depuis que je suis avec lui. Je ne vois pas comment un homme peut gagner la fortune d’un Rothschild, en prélevant accidentellement deux et demi pour cent sur le transfert de Consolidés à l’acquisition desquels quelque vieille femme emploie ses économies, et ce sont là les seules affaires que j’aie vu se traiter dans ces derniers temps. Comme de raison, votre frère a d’autres fers au feu, car c’est un habile homme que votre frère, et je ne dois pas m’attendre à ce qu’il me tienne au courant de toutes ses opérations.

— Ah ! dit George. Ainsi donc mon frère ne vous dit pas grand’chose de ses affaires ? Mauvais signe, selon moi. Alors il semblerait être plutôt dans la mauvaise veine que dans la bonne, n’est-ce pas ?

— Dame ! on ne sait jamais avec ces gens qui sont muets comme des carpes, il peut avoir pris des dispositions à long terme et se tenir tranquille en attendant les événements. Il s’est peut-être lancé dans une affaire avec toutes ses forces sur de sûrs renseignements ; mais je connais une valeur sur laquelle il doit perdre.

— Quelle est-elle ?

— C’est l’Emprunt Phénicien. Il a spéculé sur les obligations quand elles ont été émises, et depuis ce temps-là elles n’ont fait que baisser, avec une régularité désespérante. Il les a achetées, en mars, et depuis lors il a payé pour les faire reporter en attendant qu’elles remontent.

— Les obligations peuvent se consolider.

— Oui, elles le peuvent, mais d’un autre côté elles peuvent continuer à dégringoler. Il y a là les cours de la Bourse relevés de la main même de votre frère. La baisse est constante, vous le voyez. « Envoyez-moi un télégramme s’il survient une hausse nouvelle, » m’a dit M. Sheldon le jour où il a quitté Londres. « Elles monteront rapidement dès qu’il y aura un mouvement. » Mais elles ont continué à toujours baisser depuis, et je crois que s’il était absent jusqu’au jugement dernier il en serait toujours de même.

« LES PHÉNICIENS MONTENT RAPIDEMENT, REVENEZ À LONDRES. »

Tels étaient les termes de la dépêche télégraphique que George ruminait dans sa tête, pendant que le commis de son frère révélait les secrets de son patron.

Il avait trouvé la solution de la grande question de savoir comment Philippe pouvait être arraché d’auprès du lit de son inconsciente victime : il tenait son appât.

« Je savais bien que j’y arriverais. Je savais bien que je tirerais tout ce dont j’avais besoin de cet idiot sans cervelle, » se dit-il d’un air triomphant.

C’est alors qu’il dit au jeune homme qu’il avait une ligne à écrire à son frère, et que, sous ce prétexte, il entra dans son cabinet.

Là, quelque usage qu’il fît de ses yeux, il ne put rien découvrir, pas le plus léger renseignement. Les secrets qu’il aurait voulu pénétrer étaient gardés par des serrures qui ne s’ouvraient qu’à l’aide de certains mots mystiques qui devaient être connus de celui qui voulait les ouvrir. Philippe savait comment se protéger contre les indiscrets. Malheureusement pour lui, il avait été forcé de confier quelques-uns de ses secrets à un dépôt humain qu’il ne pouvait pas défendre par une serrure à combinaisons.

L’homme de loi ne perdit pas beaucoup de temps dans le cabinet de son frère.

Une rapide inspection suffit pour le convaincre qu’il n’avait rien à apprendre de ces murailles nues et de cet inviolable bureau à cylindre.

Il écrivit quelques lignes insignifiantes sur une table, près de la fenêtre, il ferma et cacheta sa lettre après y avoir mis l’adresse, puis il partit pour lancer son télégramme.

« LES PHÉNICIENS MONTENT RAPIDEMENT, » écrivit-il.

Ce fut tout ; puis il signa la dépêche du nom de Frédérick.

« Philippe et Orcott régleront cette affaire ensemble, se dit-il en signant du nom du jeune commis. Ce que j’avais à faire c’est d’éloigner Philippe, et de donner à Valentin une chance de sauver la fille de Halliday ; et je ne dois pas me laisser arrêter par des bagatelles pour atteindre ce but. »

Après avoir expédié son télégramme, George se sentit trop agité pour se livrer à ses affaires habituelles. Lui qui était renommé parmi les hommes impassibles pour sa froideur exceptionnelle, il se sentait complètement énervé.

Il entra dans une taverne de la Cité, où il se fit servir un breuvage. Mais au milieu du bruit et des conversations d’une salle encombrée de monde, le visage défait et flétri par la maladie de Halliday était devant ses yeux, la voix de Halliday résonnait à ses oreilles.

« Je ne serai capable de rien cette après-midi, se dit-il à lui-même. Je vais aller à Bayswater voir comment Valentin a arrangé les choses avec Nancy. »