L’Héritage de Charlotte/Livre 04/Chapitre 02

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 153-170).

CHAPITRE II

LE SENTIMENT DES DEVOIRS DU CAPITAINE PAGET

Une lettre du capitaine à sa fille apprit le retour du voyageur au cercle Sheldon.

Le capitaine était retenu chez lui par un rhumatisme goutteux et écrivait sur un ton piteux pour implorer une visite de Diana.

Mlle Paget, toujours prête, en ce qui la concernait, à remplir son devoir, même envers ce père prodigue, s’empressa de répondre à cet appel avec l’entière approbation de Georgy, toujours prête à avoir bon cœur à sa manière.

« Et si vous voulez porter à votre papa une bouteille du vieux porto de M. Sheldon, Diana, rappelez-vous qu’elle est à votre disposition. J’ai entendu quelqu’un dire que le vin de Porto était bon pour la goutte…, ou peut-être, au fait, ce que j’ai entendu dire, c’est qu’il n’était pas bon. Je sais que le vieux porto et la goutte sont mêlés dans ma tête d’une façon ou d’une autre. Voyez s’il y a quelque chose dans la maison qui pourrait faire plaisir à votre papa, Diana, du vin ou du thé, ou l’édredon qui est sur le lit qui ne sert pas, ou le damier qui est dans le salon, pour l’amuser le soir, ou bien un roman nouveau… il n’y a certainement pas de mal à ce que l’on profite de son abonnement pour prêter un livre à un malade qui n’est pas abonné ? »

Pendant que Georgy lui suggérait l’idée de prêter au capitaine tout ce qu’il y avait de transportable dans la maison, Charlotte envoya chercher une voiture et fit les préparatifs nécessaires pour que rien ne manquât à son amie.

Elle l’enveloppa chaudement pour la protéger contre le vent froid de février et insista pour la conduire à la voiture, ce qui procura aux piétons du voisinage la vision d’une merveille aux cheveux épars.

Charlotte avait toujours été belle, mais Charlotte, promise à Valentin, était une créature d’une splendeur et d’un éclat surnaturels, un ange radieux, planant légèrement sur cette terre, trop grossière pour que son pied pût s’y poser.

Mlle Paget trouva son père atteint d’une très-légère attaque de goutte, une respectable goutte de famille. Il se plaignait un peu, mais n’était nullement abattu d’esprit, ayant au contraire l’alluré d’un homme pour lequel les choses vont comme il veut.

Sa voix avait un ton de satisfaction, sa figure une apparence de tranquillité tout à fait nouveaux pour Diana ; elle n’avait pas été habituée à voir son père sous son beau jour. Il parut reconnaissant de la visite de sa fille et lui fit le plus aimable accueil.

« Vous êtes venue très-vite, ma chère, et c’est un plaisir pour moi de voir avec quel empressement vous avez satisfait à ma demande, dit-il avec une affectueuse dignité, après avoir donné à sa fille un baiser. J’ai été très-souffrant hier au soir, Diana, très-souffrant, prisonnier sur cette chaise, et la femme qui est en bas a entrepris de me faire à dîner. Quel dîner ! Il semblerait qu’un très-mince degré d’éducation est nécessaire pour savoir faire cuire des rognons ; mais ce que cette femme m’a apporté hier au soir ressemblait effroyablement à du cuir brûlé. Je ne suis pas un épicurien, Diana, mais avec une constitution comme la mienne une bonne cuisine est une nécessité. La vie dans un appartement meublé est une rude épreuve pour un homme de mon âge, ma chère. Je voudrais que vous fussiez mariée, Diana, et que vous pussiez donner à votre père un humble coin à votre foyer. »

Diana sourit.

C’était un sourire quelque peu amer et d’une amertume qui respirait le mépris pour elle aussi bien que pour son père.

« Je ne suis pas de celles qui font de bons mariages, papa, dit-elle.

— Qui sait ? Vous êtes plus belle que les neuf dixièmes des femmes qui font de ces mariages-là.

— Non, papa, ce n’est qu’une prévention en faveur de ce qui vous appartient et même si je venais à me marier en apportant à quelqu’un obéissance, utilité, et le reste, en échange d’une demeure confortable, comme disent les annonces des journaux, sauriez-vous vous contenter du paisible coin de mon feu ? Pensez-vous que les clubs et le baccarat ne vous manqueraient pas et même les créanciers, les créanciers qui vous obligent à tant de frais de diplomatie.

— Non, ma chère, je me fais vieux, les clubs et les maisons de jeu ne font plus mon affaire. J’ai été voir, il y a quelques mois au Reform Club une personne à laquelle j’avais écrit pour une petite combinaison ; au fait… je puis être franc avec vous…, c’était pour lui emprunter une banknote de cinq livres… J’allais au Club chercher la réponse. J’ai aperçu une figure dans une glace pendant que j’attendais dans la salle où l’on reçoit les étrangers, et j’ai cru voir un fantôme. Il vient un temps, quand une longue vie agitée touche à sa fin, où un homme se considère comme un fantôme. Ses amis sont partis, son argent est parti, sa santé est partie aussi bien que sa bonne mine, et l’étonnant c’est que l’homme lui-même soit encore là. Cela me rappelle un mot de lord Chesterfîeld : « Lord*** et moi sommes morts depuis deux ans, mais nous ne le disons à personne, » dit-il ; et il y a bien peu de vieillards qui ne pourraient pas en dire autant ; mais je ne suis pas mal disposé aujourd’hui, ma chère. Non, l’habitude d’espérer ne m’a jamais complètement abandonné et c’est seulement de temps à autre que la vie m’apparaît en noir. Allons, mon amour, débarrassez-vous de votre chapeau. Dieu ! quelle belle robe de soie noire vous avez et comme elle vous va bien !

— C’est un cadeau de Charlotte, papa. Sa bourse est assez bien garnie, et elle est la générosité même. Je n’aime pas à recevoir autant d’elle, mais un refus ne fait que la blesser.

— Naturellement, ma chère, il n’y a rien de plus désobligeant qu’un refus, et rien n’est plus rare que de savoir accepter avec grâce. C’est le signe de l’élévation de vos sentiments. Le premier nigaud venu peut faire un cadeau, mais recevoir un cadeau sans réticence maladroite ou exclamations exagérées est une perfection à laquelle il n’est pas facile d’atteindre. C’est toujours un grand plaisir pour moi de vous voir bien mise, mon amour. »

Diana fronça légèrement le sourcil au souvenir de son chapeau passé et de sa robe usée de Spa.

« Et je suis particulièrement satisfait de vous voir élégamment habillée ce soir, parce que j’attends tout à l’heure la visite d’un gentleman.

— Un gentleman, papa ! s’exclama Mlle Paget avec la plus vive surprise ; je croyais que vous m’aviez appelée auprès de vous parce que vous étiez malade, abattu, et seul.

— Eh bien, oui, Diana, certainement je suis malade. Il n’y a rien d’extraordinaire, je pense, à ce qu’un père désire voir son seul enfant ? »

Diana garda le silence.

Qu’un père désirât voir son enfant c’était certainement chose naturelle, mais que le capitaine qui, à aucune époque de la vie, n’avait témoigné pour sa fille le moindre sentiment d’affection paternelle fût tout à coup saisi de ce désir, cela avait quelque chose de très singulier ; néanmoins, fortifiée et améliorée par la lutte intérieure qu’elle avait soutenue, par le sacrifice qu’elle avait accompli dans ces derniers mois, Diana ne se sentit nullement disposée à repousser les affectueux sentiments de son père, même à la onzième heure.

« Lui, il nous a dit que la onzième heure n’était pas trop tard, pensa-t-elle. Si ce n’est pas trop tard aux yeux du Divin Juge, puis-je croire que cela soit trop tard pour une pauvre créature errante comme moi ? »

Après un silence de quelques minutes, elle s’agenouilla près de la chaise de son père et l’embrassa.

« Mon cher père, murmura-t-elle doucement, croyez-moi, je suis très-heureuse de penser que vous m’avez désirée. Je viendrai à vous aussi souvent que vous le voudrez. Je suis très-heureuse de ne pas être un fardeau pour vous, mais je le serais bien plus encore si je pouvais vous être utile. »

Le capitaine laissa échapper sa larme solitaire, ce qui indiquait une émotion plus qu’habituelle.

« Ma chère fille, dit-il cela m’est très-agréable, très-agréable, en vérité. Le jour peut venir… je ne puis dire maintenant quand il viendra… des événements peuvent survenir… dont je ne pourrais en ce moment vous indiquer la nature… mais le stérile figuier peut ne pas être toujours sans fruits… dans sa vieillesse, le tronc flétri peut produire des branches nouvelles. N’en disons pas davantage à ce sujet, mon amour. Je me bornerai à ajouter que votre affection pour votre vieux père pourra n’être pas toujours sans récompense. »

Diana sourit ; cette fois, c’était un sourire pensif plutôt qu’un amer sourire.

Elle avait souvent entendu son père tenir un pareil langage ; elle avait souvent entendu ces allusions obscures à quelque grand événement sur point d’arriver ; mais jamais elle n’avait vu la vague prophétie s’accomplir.

Le capitaine avait passé sa vie à faire des projets sans cesse entre les ardeurs de l’espoir et les cuisantes brutalités de la déception, construisant aujourd’hui un château, s’asseyant demain sur ses ruines.

Hélas ! la pauvre Diana avait suivi et observé son père.

Elle ne s’exagéra donc pas la portée des paroles qu’il venait de lui faire entendre ; mais elle fut contente de le voir en bonnes dispositions.

Le capitaine contemplait Diana avec admiration : elle s’était accroupie près de son fauteuil et il aplanissait d’une main caressante les boucles éparses de ses cheveux noirs tout en considérant sa sérieuse, sa douce, sa fière figure.

« Vous êtes une très-belle fille, Diana, murmura-t-il en se parlant à lui-même autant qu’à sa fille. Oui, très-belle. Vraiment, je n’avais pas d’idée à quel point vous êtes belle !

— Qu’est-ce qui a pu vous mettre une pareille idée en tête ce soir, papa ? demanda Diana en riant. Je ne crois pas à la bonne mine que vous avez la bonté de m’attribuer. Lorsque je me regarde dans une glace, je n’aperçois qu’un pâle et triste visage, qui est loin d’être agréable à voir.

— C’est que vous êtes sans doute mal disposée lorsque vous vous regardez dans la glace. J’espère que vous n’êtes pas malheureuse à Bayswater ?

— Pourquoi y serais-je malheureuse, papa ? Une sœur ne saurait être meilleure et plus aimante que Charlotte l’est pour moi. Je serais bien ingrate envers la Providence et envers elle-même si je n’appréciais pas comme elle le mérite une pareille affection. Combien de pauvres filles comme moi ne trouvent pas dans toute leur vie une semblable sœur ?

— Oui, vous avez raison, ma chère. Ces Sheldon vous ont été très-utiles. Ce n’est peut-être pas le genre de personnes avec lesquelles j’aurais désiré que ma fille fût liée, si j’étais dans la position que ma naissance me mettrait en droit d’occuper ; mais, comme je ne suis pas dans cette position, je me soumets… Cette soie noire vous sied admirablement. Et maintenant, mon amour, ayez la bonté de sonner pour que l’on nous apporte de la lumière et le thé. »

Ils étaient restés, jusqu’alors, éclairés seulement par la flamme du foyer, cette mystique, magique, capricieuse lueur du foyer, qui faisait ressortir à leur avantage les pauvres ornements du salon meublé.

On apporta le plateau à thé et les lumières.

Diana s’assit près de la table et prépara le thé.

« Ne versez pas l’eau encore, dit le capitaine. Le gentleman qui va venir, ne prend sans doute pas de thé, mais il paraîtra plus poli de l’avoir attendu.

— Et quel est ce mystérieux gentleman, papa ?

— Un Français… une personne dont j’ai fait connaissance dans mon voyage.

— Réellement… un gentleman ?

— Certainement, Diana, répliqua le père avec un air de dignité offensée. Pensez-vous que j’admettrais à mon amitié une personne que ne serait pas un gentleman ? Mes relations d’affaires, il n’est pas en mon pouvoir de les choisir, mais il en est tout autrement de celles qui ne relèvent que de mon amitié. Il n’y a pas d’homme plus absolu que le capitaine Horatio Paget. M. Lenoble est un gentleman d’une ancienne famille, s’il vous plaît, et du caractère le plus aimable.

— Et riche, je présume, papa ? » demanda Diana.

Elle pensait que son père ne s’exprimerait pas avec autant de respect si le gentleman n’était pas riche.

« Oui, il m’a donné l’hospitalité pendant mon séjour en Normandie. Vous n’avez pas besoin de parler de lui à vos amis les Sheldon.

— Pas même à Charlotte ?

— Pas même à Charlotte. Je ne me soucie pas que ces personnes-là se mêlent de mes affaires.

— Mais, cher papa, pourquoi faire un mystère d’une chose si peu importante ?

— Je ne fais pas un mystère, mais je déteste les bavardages. Mme Sheldon est une incorrigible bavarde ; et sans doute sa fille ne vaut pas mieux.

— Charlotte est un ange, papa.

— Cela est très-possible ; mais je demande que vous vous absteniez de parler de mon ami, M. Lenoble, même en son angélique présence.

— Comme il vous plaira, papa, » dit gravement Diana.

Elle se croyait obligée d’obéir à son père en cette circonstance ; néanmoins, l’idée de ce mystère, de ce secret, était antipathique à sa loyale nature. Elle lui donnait à penser que la liaison de son père avec le Français était le signe de quelque nouveau projet.

Ce n’était pas une amitié avouable, autrement le capitaine eût été fier de l’avouer, fier de montrer que, dans ses jours de décadence, il pouvait se faire un ami.

Ce ne pouvait être qu’une alliance d’affaires, clandestine, furtive ; une conspiration sociale qui avait besoin d’être conduite dans l’obscurité.

« Pourquoi papa m’a-t-il fait venir s’il a besoin de tenir secrets ses rapports avec ce gentleman ? » se demanda-t-elle à elle-même.

Et elle ne put trouver de réponse à cette question.

Elle se représenta à elle-même M. Lenoble comme devant être une sorte d’être machiavélique, au teint jaune, à la figure rusée, dont les affaires en Angleterre ne pouvaient être marquées qu’au coin de la trahison, de la conspiration, de la fraude, de tout ce qu’il pouvait y avoir de criminel et de mystérieux.

« Laissez-moi retourner à Bayswater ayant que ce gentleman arrivé, papa, dit-elle. Je viens d’entendre sonner sept heures et je sais que l’on s’attend à me voir rentrer de bonne heure. Je reviendrai lorsque vous le désirerez.

— Non, non, mon amour, il faut que vous attendiez pour voir mon ami. Parlons un peu des Sheldon. Y a-t-il quelque chose de nouveau depuis la dernière fois que je les ai vus ?

— Rien, papa. Charlotte est très-contente. Elle a toujours eu d’heureuses dispositions, mais elle est plus gaie que jamais depuis son engagement avec… Valentin.

— Quelle absurde infatuation ! murmura le capitaine.

— Et lui… Valentin… est très-bien, il travaille énormément… et… il aime beaucoup Charlotte. »

Elle avait eu besoin de faire un effort pour dire cela : elle se croyait cependant guérie de cette folie qui, autrefois, avait été si douce pour elle.

Mais parler ainsi de lui, le séparer de sa propre vie, le considérer comme lié à la vie d’une autre, tout cela ne pouvait apparaître à son esprit sans réveiller un peu ses anciennes douleurs.

Pendant qu’elle parlait un double coup de marteau se fit entendre à la porte d’entrée et des pas résonnèrent presque aussitôt dans l’escalier ; des pas vifs et fermes, des pas qui ne révélaient certainement rien de furtif.

« Mon ami Lenoble, » dit le capitaine.

Et au même instant entra dans la chambre un gentleman, un gentleman qui, sous tous les rapports, était le contraire de celui que Diana s’était attendue à voir.

Les peintures d’imagination sont rarement des portraits exacts.

Mlle Paget croyait trouver un homme petit avec une figure ridée, vieux et laid, desséché et blanchi dans l’épaisse atmosphère de la fraude et des complots, une face de singe, avec l’âme d’un tigre.

Et au lieu de cette déplaisante créature paraissait dans la chambre un homme de trente-quatre ans, grand, fort, avec une belle figure fraîche, un peu brunie par le soleil d’été, dont la barbe et les cheveux épais étaient noirs et les vêtements coupés court à la dernière mode française ; des yeux bleus, vifs et clairs, et une bouche où s’épanouissait je ne sais quoi d’ingénu et de bon, en dépit de la magnifique moustache qui la surmontait ; Henri de Navarre, le Béarnais, avant que sa vue eût été troublée par la splendeur des Lys de France, avant que la cour des Médicis eût enseigné à son cœur loyal le goût du mensonge, avant que le huguenot d’autrefois eût endossé le harnais catholique, oui, le Gascon Henri de Navarre à trente-quatre ans devait être ainsi.

Une surprise de ce genre produit une sorte de crise dans la vie peu accidentée d’une femme.

Diana se sentit rougir pendant que l’étranger se tenait debout à la porte, attendant que son père l’introduisît : elle était honteuse de l’injustice que son imagination avait commise envers lui.

« Ma fille… Diana Paget… M. Lenoble. J’ai fait connaître à ma fille combien je vous suis redevable pour l’hospitalité que vous ayez bien voulu me donner pendant mon séjour en Normandie, continua le capitaine, en prenant son plus grand air. Je regrette de vous recevoir dans un appartement tout à fait indigne du seigneur de Cotenoir. Un endroit charmant, ma chère Diana, que j’aurais grand plaisir à vous voir visiter un jour. Voulez-vous prendre une tasse de thé. Les Paget sont une race déchue, vous voyez, mon cher monsieur, une tasse de thé, dans le salon d’une maison meublée, est, hélas ! ce que je puis offrir de mieux à un ami. Les Cromie Paget du comté de Hertford vous donneraient à dîner dans de la vaisselle d’or, avec un domestique debout derrière la chaise de chaque convive ; mais notre branche est une branche plus jeune, beaucoup moins favorisée de la fortune, et moi entre autres, je paie le prix de folies de jeunesse. »

Gustave répondit par un regard sympathique ; mais la sympathie de ce regard était adressée à Diana, et non au représentant mâle de la plus jeune branche des Paget.

Plaindre et soulager les demoiselles en détresse était un attribut des Lenoble, et déjà Gustave commençait à plaindre Diana, en se demandant quel sort pouvait lui être réservé si elle n’avait d’autres protecteurs dans la vie qu’un père qui, lui-même, avouait être dans la misère.

Il vit que la jeune personne était très-belle, il devina à une indéfinissable expression de sa physionomie qu’elle était fière, et, comme il pensait à ses propres filles, à leur existence facile, à leur avenir assuré, le contraste lui parut plus douloureux.

Néanmoins, si chevaleresque que pût être par nature la maison Lenoble, il n’eût pu à première vue prendre un aussi vif intérêt à la fille du capitaine si ses sympathies ne lui eussent déjà été acquises.

Le noble Horatio, quelque peu paternel qu’il fût, avait promptement saisi l’occasion de tirer profit de la beauté et de la vertu de sa fille.

Dans ses rapports avec le seigneur de Cotenoir, lesquels, de simples relations d’affaires, s’étaient transformés en véritable amitié, le capitaine s’était étendu avec beaucoup d’éloquence sur sa fille, sans mère ; et Lenoble, dont les propres filles étaient privées de leur mère, avait prêté à ses discours une oreille sympathique.

« J’ai beaucoup entendu parler de vous, Mlle Paget, dit à ce moment Gustave, et de votre dévouement pour votre père. Il n’a pas de thème plus favori que celui de vos bons soins. »

Diana devint rouge.

Le père de Diana rougit également : cet adroit diplomate sentit l’embarrassante situation de sa fille et fut prompt à la secourir.

« Oui, dit-il, ma fille a été héroïque. Il est des Antigones, monsieur, qui montrent leur dévouement autrement qu’en conduisant çà et là un père aveugle. Dès sa plus tendre jeunesse, ma pauvre enfant a cherché à se suffire à elle-même ; trop fière, trop noble, pour vouloir être une Charge pour son père, dont l’affection eût voulu pouvoir lui tout donner, mais ne pouvait lui donner que peu de chose. En ce moment elle vient de sa demeure chez des étrangers pour adoucir mes heures de souffrance et d’infirmité. J’ai la confiance que vos filles ne se montrent pas moins dignes de votre affection, monsieur Lenoble.

« Ce sont d’excellentes filles, répondit le Français ; mais, pour elles, la vie n’a été qu’un rayon de soleil. Jamais elles n’ont éprouvé un vrai chagrin, si ce n’est la mort de leur mère. C’est l’orage qui prouve la qualité de l’arbre. Je désire que dans l’adversité elles sachent agir aussi noblement que l’a fait Mlle Paget. »

C’était plus que Diana ne pouvait supporter sans protester.

« Il ne faut pas prendre à la lettre les éloges de mon père, dit-elle ; je n’ai jamais été courageuse, ni patiente. Il y a des peines qu’il faut savoir supporter. J’ai subi les miennes du mieux que j’ai pu et ne mérite pas de compliments pour m’être soumise à ce que je ne pouvais éviter. »

Cela fut dit avec une certaine noblesse qui impressionna Gustave, plus que ne l’avait fait l’éloquence fleurie du père.

La conversation devint après cela moins personnelle ; Lenoble parla de l’Angleterre ; ce n’était pas la première fois qu’il y venait, mais il n’avait connu qu’en passant les Îles Britanniques.

« J’ai été jusqu’en Écosse, dit-il, votre Écosse avec ses hautes montagnes est ce qu’il y a de plus sauvage et de plus poétique. C’est la Suisse de la Grande-Bretagne ; mais ce qui plaît le plus aux étrangers, c’est la beauté paisible de vos paysages anglais.

— Vous aimez l’Angleterre, monsieur Lenoble ? dit Diana.

— N’ai-je pas raison de le faire ? Ma mère était Anglaise. Je n’avais que cinq ans lorsque je l’ai perdue. Elle est sortie de ma vie comme Un rêve. Cependant j’ai encore un vague souvenir de sa physionomie… une figure anglaise ; une contenance triste, aussi douce que tendre. Mais pourquoi est-ce que je vous parle de cela ? »

La conversation du Français prit alors une tournure plus gaie.

Lenoble se montra un joyeux et agréable compagnon ; il parla de la Normandie, de ses filles et de leur couvent, de son petit garçon au collège à Rouen, de sa tante Cydalise, la tranquille dame de Beaubocage, de son grand-père, de sa grand’mère, des vieux serviteurs, et d’autres choses encore.

Il raconta l’histoire de sa famille avec une naïveté d’enfant, exempte de tout égoïsme, semblant très-satisfait de l’intérêt que Diana paraissait prendre à son récit.

Il n’avait pas le moindrement conscience que le diplomate Horatio le stimulait à parler de ces choses pour lui rendre la conversation agréable ; cet archi-diplomate savait qu’il n’est rien dont l’homme aime autant à parler que de ses propres affaires, lorsqu’il trouve une excuse convenable pour le faire.

La pendule sonna neuf heures pendant que Diana écoutait avec un réel intérêt.

Cet aperçu d’une existence si différente de la sienne était un soulagement aux réflexions pénibles qui, dans ces derniers temps, avaient rempli sa vie.

Elle se leva en sursaut en entendant sonner l’heure.

« Qu’y a-t-il, Cendrillon ? s’écria son père. Avez-vous dépassé votre heure et craignez-vous que la fée votre marraine ne soit en colère ?

— Personne ne sera en colère, papa ; mais je ne Comptais pas rester aussi tard. Je suis fâchée que votre description de la Normandie ait été si intéressante, monsieur Lenoble.

— Venez visiter Vire et Cotenoir, vous en jugerez par vous-même. L’Hôtel de Ville de Vire est presque aussi beau que celui de Louvain et nous avons une cathédrale qui remonte au temps de Dagobert.

— Elle les verra avant peu, dit le capitaine. Mes affaires me ramèneront à Rouen avant la fin du mois prochain et, si elle a été bonne fille, je l’emmènerai avec moi. »

Diana, stupéfaite, regarda son père avec le plus vif étonnement.

Que pouvait signifier ce subit déploiement d’affection ?

« Je ne serais pas libre de vous accompagner, papa, lors même qu’il vous serait possible de m’emmener, répliqua-t-elle avec quelque froideur, j’ai d’autres devoirs à remplir. »

Elle ne doutait pas qu’il n’y eût quelque motif caché, quelque méchante combinaison au fond de ce changement dans la conduite du capitaine ; elle ne pouvait s’empêcher de laisser percer son mépris.

Le rusé Horatio vit qu’il avait été un peu trop loin, que sa fille unique n’était pas d’une pâte à se laisser pétrir à volonté par ses adroites mains.

« Vous viendrez me voir encore, Diana, dit-il d’un ton suppliant, je suis probablement condamné à rester prisonnier dans cette chambre, encore une semaine, au moins.

— Certainement, papa, je viendrai si vous le désirez, Quand voulez-vous que je vienne ?

— Voyons un peu…, c’est aujourd’hui jeudi ; pouvez-vous venir lundi prochain ?

— Oui, je viendrai lundi. »

On envoya chercher une voiture et Mlle Paget y fut conduite par Lenoble, qui montra une inquiétude pleine de galanterie à propos de son petit voyage.

Il voulait qu’il se fît aussi confortablement que possible ; il eut l’attention de fermer les carreaux des portières.

Diana arriva à dix heures à Bayswater ; mais comme il lui était défendu de parler de Lenoble, elle ne put rendre qu’un compte fort insignifiant de sa soirée.

« Et votre père, a-t-il été aimable, chère ? demanda Charlotte. A-t-il paru satisfait de vous voir ?

— Il a été beaucoup plus aimable et plus affectueux qu’à l’ordinaire, ma chère Charlotte… tellement que j’en ai été surprise. Si j’étais aussi confiante et aussi disposée que vous l’êtes à tout voir en bien, je serais enchantée de ce changement, mais, dans l’état des choses, je ne puis me l’expliquer. Je serais du reste fort satisfaite si mon père et moi pouvions nous rapprocher, si je pouvais avoir sur lui assez d’influence pour l’amener à modifier sa façon de vivre. »

Pendant que Mlle Paget raisonnait sur la nouvelle et affectueuse conduite de son père, le noble Horatio, assis devant son foyer solitaire, méditait sur ce qui s’était passé ce soir-là.

« Je suis à moitié disposé à croire qu’il est déjà pincé, rêvait le capitaine, mais il ne faut pas que je me laisse tromper par ses façons. La galanterie d’un Français ne signifie généralement rien du tout : cependant Lenoble est un de ces garçons francs et ouverts, dont un enfant lirait la pensée. Il a certainement paru se plaire avec elle ; il y avait chez lui de l’intérêt, de la sympathie, et tout ce qui y ressemble. Elle est vraiment d’une beauté rare et pourrait se faire épouser par n’importe qui, si elle en trouvait l’occasion. Je n’avais jamais remarqué avant ce soir combien elle est belle. Je présume que je ne l’avais jamais bien regardée à la lumière. Par Jupiter, j’aurais dû en faire une actrice, ou une chanteuse, ou quelque chose d’approchant. C’est certainement ce que j’aurais fait, si je m’étais douté qu’elle embellirait à ce point. Je voudrais seulement qu’elle fût un peu plus facile à manier ; elle a toujours quelque chose de maladroit à dire qui me fait passer pour un imbécile. Avec une once de sens commun elle devrait comprendre que j’essaie de faire sa fortune. Oui, sacrebleu, et une fortune comme peu de filles peuvent en espérer dans le temps où nous vivons ! Je suis sûr que parmi ces cafards qui fréquentent les églises il y en a aux yeux desquels je passe pour un père insouciant ; mais si je réussis à en faire la femme de Lenoble, j’aurai rempli mes devoirs d’une façon que peu de pères pourront se flatter de surpasser. Et de plus un homme dont les principes sont aussi élevés que ceux de Lenoble !… C’est une considération… cela !… »