L’Héritage de Charlotte/Livre 01/Chapitre 01

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 1-21).


LIVRE PREMIER

DE PROFUNDIS !



CHAPITRE I

LENOBLE DE BEAUBOCAGE

Alors que les Bourbons régnaient encore sur les Gaules, avant que la poésie débraillée et sentimentale d’Alfred de Musset eût remplacé la muse débonnaire et bourgeoise de Béranger dans le cœur de la Jeune France, un étudiant en droit logeait avec des camarades dans une grande maison grise de la rue Madame, à cinq minutes du Luxembourg.

C’était un triste quartier : autrefois cependant des gentilshommes, des patriciennes avaient demeuré là, s’étaient entretenus dans les sombres allées, avaient bavardé à l’ombre des grands arbres.

Mais les étudiants se souciaient fort peu de la tristesse des lieux ; elle ne les atteignait pas et laissait libres leur insouciance et leur gaieté ; ils étaient joyeux et tapageurs comme des merles.

Du haut en bas de la maison ce n’était que chansons, rires sonores et frais, appels bruyants, gaudrioles et cris. Béranger avait tous les honneurs : les uns chantaient bien, d’autres mal ; mais tous chantaient. On s’invitait à déjeuner, à dîner ; le vin blanc à quatre sous, à six sous, à dix sous se versait ; des cigares s’offraient, des pipes s’allumaient, et quelque chose de jeune, de vainqueur montait dans les couloirs, les escaliers, mêlé à la fumée du tabac, à l’odeur du fricot.

Un couloir sombre, très-étroit, servait de cuisine. Une créature qui paraissait appartenir au sexe féminin, très-âgée, myope, sourde comme un pot, faisait le déjeuner et le dîner de ces messieurs.

On la nommait Nanon.

Quelques-uns avançaient qu’elle était la propre mère de Mme Magnotte ; tous se plaignaient de sa cuisine, disant : « Quelle drogue !… c’est dégoûtant, ma parole d’honneur ! » Mais personne n’osait dire en face à la maîtresse du logis ce qu’on pensait de sa table.

On la payait très-peu et elle ne se gênait pas pour dire aux mécontents : « Cela ne vous convient pas, monsieur… Eh bien ! il faut aller ailleurs. »

Mme Magnotte était une femme mystérieuse, impénétrable ; on faisait sur son compte toutes sortes d’histoires.

Selon les uns, c’était une comtesse : la fortune et les terres de sa famille avaient été confisqués par le Comité du Salut public, en 93.

Selon les autres, c’était une ancienne actrice d’un théâtre populaire du temps de Napoléon Ier.

Elle était grande et mince, même d’une maigreur exceptionnelle ; elle était d’un plus beau jaune que celui du beurre qui était servi sur sa table, mais elle avait de beaux yeux noirs et une certaine dignité de maintien qui en imposait à ses jeunes locataires : ils ne parlaient d’elle qu’en disant : la comtesse ; c’est sous ce nom qu’elle était désignée par tous les habitués de la maison ; mais, dans leurs rapports avec elle, tous étaient pleins de respect.

L’un des plus tranquilles parmi les jeunes gens qui jouissaient du privilège de résider chez Mme Magnotte, était un certain Gustave Lenoble, étudiant en droit.

Il était le seul fils d’un très-excellent couple qui vivait sur ses terres situées près d’un obscur village de Normandie ; ce domaine était des plus petits : une vieille maison délabrée, que dans le voisinage on appelait le Château, très-chère à ceux qui l’habitaient ; un jardin dans lequel toutes les plantes semblaient montées en graines, et environ quarante acres de la plus mauvaise terre de Normandie.

Tel était le domaine patrimonial de François Lenoble, propriétaire de Beaubocage, près Vire, dans le département du Calvados.

Les gens parmi lesquels vivait très-simplement le bonhomme l’appelaient M. Lenoble de Beaubocage ; mais il ne tenait pas à cette distinction, et lorsqu’il envoya à Paris son seul fils pour y débuter dans la grande bataille de la vie, il lui avait bien recommandé de s’appeler Lenoble tout court.

Le jeune homme lui-même n’avait jamais eu d’autre intention ; il était l’homme du monde le moins vaniteux.

Le père était légitimiste jusqu’à la moelle des os, le fils moitié bonapartiste, moitié libéral.

Le père et le fils avaient eu quelquefois des discussions politiques, mais amicales, à ce sujet.

Gustave aimait ses parents comme un Français seul peut aimer son père et sa mère, avec un dévouement pour le premier qui approchait presque de l’enthousiasme, avec une tendresse pour sa mère qui avait quelque chose de chevaleresque, était d’un autre âge.

Il y avait une sœur par laquelle son frère Gustave était regardé comme un modèle de perfection.

Il y avait encore un couple de vieux domestiques, un très-stupide et très-lourd garçon d’écurie, et une demi-douzaine de chiens de races croisées, nés et élevés à la maison, qui tous semblaient partager les opinions de leur jeune maîtresse.

Il n’y eut pas de discussions au sujet de la future carrière de Gustave, et ce ne fut pas sans difficulté que le père fut amené à approuver le choix que le jeune homme avait fait lui-même d’une profession.

Le seigneur de Beaubocage avait conservé un extrême orgueil de race, peu soupçonné par ceux qui étaient témoins de la simplicité de sa vie et que séduisait la bonté naturelle de ses manières.

À une époque reculée, presque fabuleuse de l’histoire, la maison Lenoble s’était distinguée de diverses façons, et ces grandeurs passées, vagues et fantastiques dans l’esprit de tous les autres, étaient demeurées très-réelles, très-vivantes dans l’esprit de M. Lenoble.

Il assurait à son fils que jamais un Lenoble n’avait été avocat. Tous avaient été constamment seigneurs du sol, vivant sur leurs propres terres, lesquelles occupaient autrefois un vaste espace de la province, fait attesté par certaines cartes en la possession de M. Lenoble, cartes dont le papier était usé et jauni par le temps. Jamais ils n’avaient fait d’autre métier que le métier des armes. Un seigneur de Beaubocage avait combattu sous Bayard lui-même ; un autre était mort à Pavie, dans cette journée où tout fors l’honneur avait été perdu ; un autre avait suivi le panache blanc du Béarnais, un autre… mais à quoi bon rappeler la gloire de cette maison, à laquelle Gustave était si disposé à infliger la disgrâce d’une profession libérale.

Tels étaient les arguments du père, mais la mère avait passé sa jeunesse au milieu du bruit des campagnes de l’Empire, et la pensée de la guerre était terrible pour elle. Le souvenir de la retraite de Russie datait à peine de vingt ans ; il y avait encore des hommes qui en racontaient la terrible histoire, dépeignaient ces jours et ces nuits d’horreur, cette puissante marche de la mort.

C’était elle et sa fille Cydalise qui avaient aidé Gustave à se persuader qu’il était fait pour se distinguer dans la noble carrière du barreau ; elle désirait qu’il allât étudier à Paris.

Le jeune homme lui-même en avait un ardent désir. Il comptait revenir quelques années plus tard pour plaider à Vire, qui était à une demi-douzaine de lieues du domaine. Il était certainement né pour défendre l’innocence et flétrir le coupable, pour être grand, courageux, enthousiaste.

Il ne vint pas même à la pensée de cet esprit simple qu’il pût jamais être appelé à défendre un coupable ou à accuser un innocent.

Tout enfin fut convenu : Gustave irait à Paris où il ferait son droit ; il ne manquait pas de pensions dans le voisinage de l’École de Droit où un jeune homme pouvait trouver à se loger. Gustave reçut d’un des amis de sa famille une lettre de recommandation pour l’une d’elles, la Pension Magnotte, la grande maison grise entre cour et jardin, autrefois si noblement habitée.

Un imprimeur occupait le rez-de-chaussée et une main peinte sur le mur indiquait :

PENSION MAGNOTTE,
AU PREMIER.
Tirez le cordon,
S. V. P.

Gustave avait vingt et un ans lorsqu’il arriva à Paris.

C’était un grand gaillard vigoureux, aux épaules larges, à la poitrine carrée, avec une figure franche et de petites moustaches brunes ; des yeux bleus doux, ingénus, une physionomie plutôt saxonne que celtique.

Il était un de ces hommes qui se font tout de suite des amis, et il ne tarda pas à se trouver au mieux avec ses camarades ; il chantait avec eux La mère Grégoire, et même quelquefois risquait un cancan à la Chaumière.

Quant aux fruits, vraiment défendus, ils n’avaient aucun attrait pour le jeune provincial.

L’image de deux bonnes et honnêtes femmes le suivait partout, comme celle de deux anges gardiens. Il ne pouvait emmener cette douce image dans de mauvais lieux, cela lui répugnait.

C’était donc un garçon bruyant, tapageur même, mais non vicieux.

« C’est un brave cœur, disait de lui Mme Magnotte, bien qu’il casse mes verres comme un vrai démon. »

Les dames qui demeuraient à la Pension Magnotte n’étaient plus jeunes et pas jolies : deux ou trois vieilles filles isolées qui faisaient durer autant qu’elles le pouvaient leur petit avoir en vendant des broderies qu’elles confectionnaient elles-mêmes, et une vieille veuve, extrêmement grasse, soupçonnée d’être énormément riche, mais très-avare.

« C’est la veuve Harpagon elle-même ! » disait Mme Magnotte.

Elle avait deux filles horriblement laides que, pendant les quinze dernières années, elle avait traînées dans les pensions du quartier, espérant toujours rencontrer deux célibataires étrangers et imprudents qui consentiraient à devenir ses gendres.

Il y avait aussi une pâle jeune dame qui donnait des leçons de musique.

Côté des femmes, c’était tout.

Gustave était le préféré ; sa gracieuse courtoisie avec ces femmes était en quelque sorte un témoignage de ce bon vieux sang duquel son père se glorifiait de descendre. François Ier, qui écoutait à genoux et la tête découverte les discours de sa mère, n’était pas plus respectueux envers la noble Savoyarde que Gustave avec les vieilles de la Pension Magnotte.

En réalité, le cœur du jeune homme était aussi tendre et aussi faible que celui d’une femme. Il suffisait d’être malheureux pour l’intéresser, et ceux qui tenaient à sa sympathie faisaient bien d’être pauvres.

Il passait quelquefois ses soirées dans le désert, qualifié de salon, et écoutait respectueusement pendant que Mlle Servin, la jeune maîtresse de musique jouait du Gluck ou du Grétry sur un vieux piano fêlé qui n’avait plus de souffle, ou prêtait l’oreille au récit des splendeurs passées de Mme Magnotte.

Celle-ci lui ouvrait son cœur, comme jamais elle ne l’avait ouvert à aucun autre de ses jeunes locataires.

« Ils se moquent de tout… même de la religion, s’exclamait-elle avec horreur. Ce sont des Diderot et des d’Holbach en herbe, moins le talent ; mais vous n’êtes pas du bois dont ils sont faits. Vous êtes du vieux sang de France, monsieur Lenoble, et je puis avoir en vous une confiance que je n’aurais pas en eux. Moi qui vous parle, moi, aussi, je suis de race pure, et entre nous autres, vous savez, il y a toujours une secrète sympathie. »

Puis, après l’avoir entretenu de sa splendeur perdue, la dame l’invitait quelquefois à de petits soupers qu’elle offrait à ses locataires féminins, lorsque les étudiants n’étaient pas à la maison.

Pendant quatre ans, l’étudiant en droit vécut ainsi à Paris. Il n’était pas absolument paresseux, mais non plus très-studieux ; il s’amusait beaucoup et n’apprenait que fort peu de chose.

Plus économe que ses camarades, il n’en était pas moins une lourde charge pour sa famille. En fait, cette bonne, vieille famille normande était, sous le rapport pécuniaire, tombée très-bas. Il y avait une pauvreté réelle dans la maison décrépite de Beaubocage, bien que ce fût une pauvreté qui avait bon visage.

Un très-humble fermier anglais eût méprisé le revenu qui soutenait le ménage Lenoble ; l’économie et l’habileté de Mme Lenoble et de sa fille parvenaient seules à soutenir l’honneur de la petite maison.

Une grande espérance était entretenue au même degré par le fier et bon vieux père, par la tendre mère et la sœur dévouée, c’était l’espérance des choses qui devaient être faites dans l’avenir par Gustave, le fils, l’héritier, l’étoile polaire de la famille.

C’était au grand éclat des honneurs et des richesses que devait être conduite la maison Lenoble par le jeune étudiant en droit ; sur les larges épaules de ce moderne Atlas-Lenoble devait reposer le monde.

C’était vers lui que se dirigeaient leurs regards, c’était à lui qu’ils pensaient pendant les longues et tristes soirées d’hiver, alors que la mère sommeillait sur son tricot, que le père dormait dans son vaste fauteuil, que la fille se fatiguait les yeux à travailler à l’aiguille près de sa petite table en palissandre.

Il était plusieurs fois venu les voir pendant ses deux premières années d’études, apportant avec lui la vie, la lumière, et la gaieté, à ce qu’il semblait, aux deux femmes qui l’adoraient.

À ce moment, dans l’hiver de 1832, sa visite était attendue. Il devait venir passer avec eux le jour de l’An et rester jusqu’à la fête de sa mère, le 17 janvier.

Le père attendait cette visite avec une anxiété inaccoutumée ; la mère était également plus émue, plus troublée qu’à l’ordinaire et la fille de même.

Un affreux complot, une terrible conspiration dont Gustave était l’objet et devait être la victime avait été ourdie sous ce toit d’apparence si innocente.

Père, mère, sœur, assis autour du foyer de famille, fatals comme des Parques domestiques, avaient couve leur horrible projet, tandis que le garçon, abandonné à lui-même, passait son temps à se distraire dans la capitale, comme si de rien n’était.

La corde que Monsieur démêlait, la maille que tenait Madame, l’aiguille que maniaient les mains de Mademoiselle avaient pour objet la fabrication d’un filet matrimonial.

Ces conspirateurs ingénus avaient pour but d’amener leur victime à conclure un mariage qui devait tout à la fois élever et enrichir les Lenoble de Beaubocage, dans la personne de Gustave.

Le meilleur ami et le plus proche voisin de François Lenoble était un certain baron Frehlter, d’origine germanique, mais naturalisé Français depuis plusieurs générations.

Le baron était propriétaire d’un domaine qui eût pu montrer dix acres pour un, comparé à la terre de Beaubocage.

Le baron s’enorgueillissait d’un arbre de famille qui prenait racine dans une ramification généalogique des Hohenzollern ; mais, moins fiers et plus prudents que les Lenoble, les Frehlter n’avaient pas dédaigné de mêler leur sang bleu prussien au courant moins pur de la France commerciale.

L’élément épicier avait prévalu parmi les belles fiancées de la maison Frehlter, pendant les trois ou quatre dernières générations, et, par ce moyen, la maison Frehlter s’était considérablement enrichie.

Le baron actuel avait épousé une dame de dix ans plus jeune que lui, veuve d’un marchand de Rouen, très-pieuse, mais plus remarquable par ses attributs que par ses charmes personnels.

Un seul enfant, une fille, avait béni cette union.

C’était alors une jeune personne d’un peu moins de vingt ans, fraîchement sortie de son couvent, et aspirant à avoir sa part de joies et de délices dans le paradis mondain qui déjà avait été ouvert à beaucoup de ses camarades.

La plupart des compagnes de Mlle Frehlter s’étaient mariées tout de suite à leur sortie de pension ; elle avait entendu parler de la corbeille, de la robe de noce, des fêtes de mariage, et avait même entendu incidemment quelques mots de cette considération secondaire : le futur.

La jeune fille était, en conséquence, quelque peu disposée à trouver mauvais que son père n’eût pas assuré pour elle l’éclat d’un mariage prochain.

Son départ du couvent du Sacré-Cœur, à Vire, lui avait été extrêmement pénible. L’avenir ne lui faisait entrevoir qu’une existence vide, dans une grande maison déserte, entre un père qui, après s’être journellement gorgé d’une succulente et abondante nourriture passait ce qui lui restait de temps à dormir et une mère qui partageait ses affections entre un affreux chien caniche et un curé plus vilain encore, un curé qui prenait sur lui de sermonner la demoiselle Frehlter à tout bout de champ.

Le château de Frehlter était une très-grande résidence, comparé à la maison croulante de Beaubocage ; mais ce n’était qu’un assemblage de pierres d’une écrasante froideur et le mobilier avait déjà dû paraître usé sous la Fronde.

De vieux domestiques entretenaient cette demeure dans un état d’irréprochable propreté, en même temps qu’ils tenaient le baron et sa femme sous une verge de fer.

Mademoiselle exécrait ces vassaux dévoués, mais despotiques, et elle eût volontiers fait accueillir le plus détestable des domestiques modernes, s’il l’eût débarrassée du joug de ces serviteurs qui étaient des maîtres.

Mademoiselle était depuis un an à la maison : une année toute de mécontentement et de mauvaise humeur. Elle s’était querellée avec son père, parce qu’il ne voulait pas la conduire à Paris ; avec sa mère, parce qu’elle refusait de lui donner un plus grand nombre de robes nouvelles, de chapeaux, de plumes, etc. ; avec le curé, avec le chien, avec les autocrates de la cuisine et de l’office ; avec tout le monde et avec toutes choses. Si bien que, à la fin, le baron avait décidé qu’il fallait la marier pour être ainsi débarrassé d’elle, de ses plaintes, de ses caprices, de sa mauvaise humeur, et de tout ce qui touchait à sa jeune et aigre personne.

Ayant ainsi pris sa détermination, le baron ne fut pas long à se fixer sur le choix d’un époux.

Il était fort riche, et Madelon était son seul enfant ; il était par-dessus tout fort paresseux : il n’alla pas chercher pour sa fille un prétendant riche et distingué, il se décida à prendre le premier qui lui tomberait sous la main.

Il est possible que le baron, qui était un cynique, n’eût pas une très-haute idée des attraits de sa fille au physique et au moral.

Toujours est-il que, après que la demoiselle eut maltraité le chien, insulté le curé et la cuisinière, cette grande prêtresse des fourneaux, qui seule, en Normandie, était capable de confectionner des mets au goût du baron, le maître de Cotenoir se décida à marier sa fille incontinent.

Il communiqua son dessein à son vieux compagnon, un jour que la famille de Beaubocage dînait au château de Cotenoir.

« Je pense à marier ma fille, dit-il à son ami, lorsque les dames eurent gagné l’une des extrémités du vaste salon, votre fils Gustave est un charmant garçon, brave, beau, et de bonne race. Il est vrai qu’il n’est pas aussi riche que Madelon le sera un jour ou l’autre, mais je ne suis pas un brocanteur pour mettre ma fille à l’enchère… et si j’étais disposé à le faire, je doute qu’il y eût beaucoup d’enchérisseurs, pensa le baron entre parenthèse. Si votre fils avait une idée pour elle et qu’elle en eût une pour lui, cela me plairait assez, ami François. »

L’ami François dressa les oreilles et ses yeux brillèrent un moment.

Cotenoir et Beaubocage unis dans la personne de son fils Gustave ! Lenoble de Beaubocage et Cotenoir… Lenoble de Cotenoir et Beaubocage !

Une vision aussi splendide n’avait jamais brillé devant ses yeux dans tous les rêves qu’il avait caressés pour son fils unique !

Jamais il ne lui fût venu à l’esprit un projet aussi hardi que celui de l’union des deux domaines, et voilà que le baron offrait cela de lui-même, comme il eût offert sa tabatière, en passant.

« Ce serait un grand mariage, dit-il, un très-grand mariage. Pour Gustave, je puis répondre sans hésitation. Il ne pourrait qu’être très-charmé d’une pareille union : une aussi charmante fiancée ne pourrait que l’enchanter. »

Il dirigea ses regards du côté du salon où Madelon et Cydalise se tenaient debout, à côté l’une de l’autre, admirant le chien de Mme Frehlter.

Madelon savait être polie pour le chien devant le monde.

Le contraste entre les deux jeunes filles était passablement frappant.

Cydalise était fraîche et fine ; Madelon avait la taille épaisse, la figure rébarbative, la peau noire, et les sourcils de même.

« Il ne pourra qu’être charmé, » répéta le vieillard sur un léger ton de galanterie.

Il pensait à la réunion de Beaubocage avec Cotenoir et il lui semblait tout simple qu’une pareille union de domaines entraînât celle d’un homme et d’une femme pour l’éternité.

« Ce ne sera pas seulement un mariage de convenance, dit le baron avec enthousiasme, ma fille a un assez mauvais caractère… je veux dire que ma fille trouve la vie assez ennuyeuse entre ses vieux père et mère, et je pense qu’elle sera plus heureuse dans la société d’un mari. J’aime votre fils, ma femme l’aime aussi. Madelon s’est souvent rencontrée avec lui lorsqu’elle est venue de son couvent à la maison, pendant les vacances, et j’ai lieu de croire qu’il ne lui déplaît pas. S’il l’aime et qu’elle ait de l’affection pour lui, si cette idée vous est agréable à vous et à Madame, nous en ferons un bon mariage. Sinon, les choses en resteront là et nous n’en parlerons plus. »

De nouveau le seigneur de Beaubocage assura son ami que Gustave serait enchanté de la proposition, et c’était encore à Cotenoir qu’il pensait et pas du tout aux sentiments de son fils.

Cette conversation avait eu lieu à la fin de l’automne. Gustave devait venir pour le nouvel an ; on ne devait rien lui dire au sujet de sa future femme avant son arrivée ; c’était un point sur lequel le baron avait beaucoup insisté.

« Le jeune homme peut être tombé amoureux de quelque jolie Parisienne, dit-il, et s’il en était ainsi, nous ne lui dirions rien de Madelon ; mais si nous trouvons son cœur libre et disposé à s’émouvoir pour ma fille, nous l’encouragerons. »

Cela fut solennellement convenu entre les deux pères.

Mlle Frehlter elle-même ne devait avoir aucune connaissance du projet avant qu’il fût tout à fait mûri.

Mais après avoir dîné à Cotenoir, le ménage de Beaubocage ne parla guère d’autre chose que de l’union des deux familles.

Quelles grandeurs ! quelle richesse ! quel bonheur ! Gustave, le seigneur de Cotenoir.

La pauvre Cydalise n’avait jamais vu de plus belle résidence que le vieux château, avec ses tours en forme de pains de sucre, ses terrasses de pierre, ses escaliers en spirale, et ses incommodes petites chambres dans les tourelles, le long salon sombre et la salle à manger. Elle ne pouvait se représenter rien de plus somptueux. Pour Gustave, la future possession de Cotenoir était comme si on lui eût tout à coup offert la succession d’un royaume.

Cydalise ne pouvait en venir à considérer que Madelon n’était ni agréable ni attrayante et que, après tout, la femme doit compter pour quelque chose dans un contrat de mariage. Elle ne pouvait voir autre chose, elle ne pouvait penser à autre chose qu’à Cotenoir.

Aucun de ces trois conspirateurs ne craignait la moindre opposition de la part de leur victime.

Il pouvait se faire, à la rigueur, que Gustave fût tombé amoureux de quelque Parisienne, bien que ses lettres ne fissent aucune mention d’une semblable calamité ; mais si cela était, il en serait quitte pour se dégager ; il rendrait la liberté à la jeune demoiselle et obtiendrait qu’elle lui rendît sa parole, afin qu’il pût immédiatement la donner de seconde main à Mlle de Cotenoir.

L’objet de tous ces soucis, espérances et rêves arriva enfin, plein de vie et de gaieté, ayant beaucoup à dire sur Paris en général et fort peu sur ce qui le concernait en particulier.

Les femmes le questionnèrent sans miséricorde : elles exigèrent une description détaillée de tous les locataires féminins de la pension bourgeoise et voulurent à peine croire que toutes, à l’exception de la petite maîtresse de musique, étaient vieilles et laides.

Au sujet, de la maîtresse de musique elle-même, elles furent disposées à avoir des soupçons et elles ne furent pas complètement rassurées par l’affirmation de Gustave qu’elle n’était pas séduisante, ni jolie.

« C’est une chère, bonne, laborieuse petite personne, dit-il, qui travaille plus que moi ; mais elle est loin d’être un miracle de beauté et sa vie est si pénible, que je m’étonne souvent qu’elle ne préfère pas aller vivre dans un couvent. Ce serait plus gai et plus agréable pour elle que de vivre avec ces vieilles créatures à la Pension Magnotte.

— Je présume qu’il y a beaucoup de jolies femmes à Paris ?… dit Cydalise désireuse d’arriver au nœud de la question.

— Vraiment, je crois qu’il y en a, répondit Gustave avec franchise ; mais nous autres étudiants, nous n’en voyons pas beaucoup au quartier. Par-ci par-là une ouvrière, même une blanchisseuse pas trop mal, pas souvent… des grisettes enfin ! ajouta le jeune homme en rougissant un peu, bien que ce ne fût pas pour son compte. Nous apercevons quelquefois un joli minois qui passe en voiture, car à Paris, les belles femmes ne vont pas à pied. En somme, j’ai vu de plus jolies jeunes filles à Vire qu’à Paris. »

Cydalise fut enchantée de cette confession.

« Oui, s’écria-t-elle, notre Normandie est l’endroit où l’on trouve les jolies filles. Madelon Frehlter, par exemple, n’est-ce pas une très… aimable fille ?

— Sans doute, elle est aimable, répondit Gustave, mais s’il n’y avait pas par ici de fille mieux douée sous l’autre rapport que Mlle Frehlter, il n’y aurait pas de quoi se vanter. Mais il y en a de plus jolies, Cydalise, et toi-même… »

Sur ce, le jeune homme gratifia sa sœur d’un sonore baiser.

Oui, il était clair qu’il avait le cœur libre ; ces façons libres, bruyantes n’avaient rien d’amoureux.

Même l’innocente Cydalise savait qu’aimer c’est souffrir.

À partir de ce moment la mère et la fille s’acharnèrent sur leur victime en lui énumérant les mérites et les charmes de l’épouse qui lui était destinée.

Madelon était miraculeuse sur le piano ; les petites romances de Madelon étaient des prodiges ; ses travaux à l’aiguille de purs chefs-d’œuvre ; le dévouement de Madelon pour sa mère et pour le chien de sa mère avait un caractère héroïque ; le respect que Madelon témoignait au bon abbé Saint-Velours, le directeur de sa mère, ne saurait s’exprimer ; c’était une vertu séraphique, surnaturelle. Une telle fille était trop bonne pour la terre, trop bonne pour tout, excepté pour Gustave.

Le jeune homme écoutait, ahuri.

« Comme vous vous montez à propos de Madelon ! s’exclamait-il ; elle me semble la personne la plus ordinaire que j’aie jamais rencontrée. Elle ne sait rien dire ni que faire de ses bras. Et quels bras ! je n’en ai jamais vus de pareils, ils sont partout à la fois ! Et ses épaules ! Oh ! ciel, quelles épaules ! Il devrait être interdit par la loi de porter des robes décolletées quand on a des épaules construites comme ça ! »

Cela était décourageant ; mais les conjurées ne se tenaient pas pour battues.

La mère se rabattait sur les vertus intellectuelles de Madelon ; et qu’était-ce que des épaules comparées aux sentiments, à la piété, à l’amabilité, à toutes les grâces chrétiennes ?

Cydalise avouait que la chère Madelon était un peu gauche.

Gustave tenait pour bête.

Sur quoi, le père réprimandait le fils. Pouvait-il se permettre d’user d’un terme de caserne, à l’occasion de cette charmante jeune personne ?

À la fin le complot se révéla.

Après un dîner à Cotenoir et un dîner à Beaubocage, deux occasions dans lesquelles Gustave s’était rendu très-agréable aux deux dames de la maison du baron, car il n’était véritablement pas dans sa nature d’être autrement qu’aimable avec les femmes, la mère parla à son fils de la splendide destinée qui avait été préparée pour lui.

Ce fut pour elle un sujet de surprise et de chagrin de voir que cette révélation ne causa à Gustave aucun plaisir.

« Me marier est la dernière des choses auxquelles je pense, chère mère, dit-il gravement, et Mlle Frehlter est bien la dernière que je choisirais pour femme. Je n’en suis pas moins très-reconnaissant de l’honneur que M. le baron veut bien me faire. Cela va sans dire.

— Mais les deux domaines… réunis ensemble, ils feraient de toi un grand propriétaire. Tu ne peux certainement refuser une fortune pareille ? »

Cydalise fit entendre un léger cri d’horreur.

« Cotenoir !… refuser Cotenoir. Ah ! sûrement, cela n’est pas possible !… mais, pense donc, Gustave…

— Non, Cydalise, tu oublies que la jeune fille va avec le château ; c’est un meuble que nous ne pouvons pas nous dispenser de prendre en même temps.

— Mais elle, si aimable, si pieuse…

— Si ennuyeuse, si bête !…

— Si modeste, si charitable.

— En un mot, si admirablement constituée pour faire une sœur de charité, répliqua Gustave. Mais non, chère Cydalise ; Cotenoir est un beau, grand, vieux château ; mais j’aimerais autant passer ma vie à Toulon, avec un boulet au pied, que dans cet horrible salon où Mme Frehlter se soigne, elle et son chien, et où l’aimable et bon vivant baron ronfle une moitié de sa vie. C’est très-bien pour ces vieilles gens, vois-tu, ma sœur, et pour Mlle Frehlter… car elle a un vieil esprit dans un jeune corps… Mais pour un jeune homme vivant, actif, ambitieux même… Bah ! ce serait la pire de toutes les morts vivantes. Des galères, il y a toujours quelque espoir de s’échapper… un passage souterrain, creusé pendant la nuit avec ses ongles… un travail qui dure vingt ans et plus quelquefois, mais avec une faible lueur d’espérance au bout ; tandis qu’une fois dans ce salon, avec la maman, le chien, le bon, l’onctueux, le paresseux curé ; les ronflements apoplectiques du papa, les romances plaintives et les monotones broderies de sa femme, un homme, serait à jamais perdu. Ah ! brr ! »

Gustave frissonna et les deux femmes frissonnèrent également en entendant ces paroles.

Ce début n’était rien moins qu’encourageant ; cependant Mme Lenoble et sa fille ne perdirent pas tout espoir : le cœur de Gustave n’était point engagé, c’était un grand point ; et pour le reste, certainement la persuasion pourrait faire beaucoup.

Alors arriva ce phénomène que l’on a vu bien souvent dans la vie, un jeune homme à l’esprit généreux, aux vues droites, entraîné malgré lui à faire la plus lourde des sottises, celle qui répugnait le plus à ses sentiments.

La mère employa la persuasion, la sœur plaida, le père s’appesantit tristement sur la pauvreté de Beaubocage, la richesse de Cotenoir.

Gustave s’aperçut que son refus de se livrer à cette mirifique destinée, serait un amer, un long chagrin pour les gens qui l’aimaient si tendrement et que lui-même aimait tant. Ne serait-il pas coupable d’anéantir des espérances si peu égoïstes, d’entraver une ambition si innocente, et cela seulement parce que Madelon n’était pas jolie ?

Le jeune homme résista faiblement à tous leurs arguments, les plaidoiries le laissèrent inébranlable : ce fut seulement lorsque ces pauvres parents abandonnaient la bataille, la considérant comme perdue, que Gustave pour la première fois hésita.

Leur muet désespoir l’émut plus que l’éloquence la plus persuasive, et il finit, hélas ! par se soumettre.

Il quitta Beaubocage fiancé à une femme que parmi toutes les autres il eût choisie la dernière.

Tout avait été réglé d’un commun accord : le douaire, l’union des deux domaines et des deux noms.

Pendant six mois encore Gustave devait jouir de sa liberté pour finir son droit ; après quoi il devait revenir en Normandie et s’y marier.

« J’ai eu de très-bons renseignements sur vous de Paris, avait dit le baron ; vous n’êtes pas fou, écervelé comme beaucoup d’autres étudiants ; on peut avoir confiance dans votre honneur et votre fidélité. »

Les bonnes gens de Beaubocage étaient dans l’extase ; ils félicitaient Gustave ; ils se félicitaient entre eux. Un mariage aussi brillant serait le salut de la famille. Le jeune homme commença enfin à s’imaginer qu’il était le favori des dieux.

Qu’importait-il si Madelon était un peu ennuyeuse, si elle manquait un peu de la vivacité si recherchée des esprits frivoles ? Sans aucun doute, elle m’en était que plus appréciable, plus vertueuse. Si elle n’avait pas l’éclat, la variété, et la beauté d’une fontaine jaillissante dont les eaux brillent aux rayons du soleil d’été, elle était, peut-être aussi peu changeante et aussi dure qu’un roc ; et qui ne préférerait, après tout, la sécurité d’un bon rocher à la beauté passagère d’une fontaine ?

Avant de quitter le toit paternel, Gustave s’était persuadé à lui-même qu’il était un homme très-fortuné : il avait adressé à Mlle Frehlter quelques compliments stéréotypés et avait écouté avec une patience sublime ses éternelles petites romances.

Il laissa la jeune fille profondément impressionnée de ses mérites ; il laissa sa propre famille au comble du bonheur ; et il emporta avec lui un cœur dans lequel l’image de Madelon Frehlter ne tenait pas la plus petite place.