L’Héritage (Laprade)

Les Voix du silenceE. Dentu (p. 205-208).


XIV

L’Héritage


 
Au modeste enclos des ancêtres,
Qui sait borner son horizon ?
Sous un toit fidèle à ses maîtres,
Qui meurt fidèle à sa maison ?

Qui peut, tête blonde, ou front chauve,
Retrouver son nid, ou son port,

Et dormir dans la même alcôve
Du lit de noce au lit de mort ?

Plus d’autre immuable héritage
Que le désir et la douleur ;
Le vent qui tourmente notre âge
Rase une tour comme une fleur !

Il faut dresser, plier sa tente,
Tout changer, d’hier à demain ;
Entre les regrets et l’attente,
Flotte, hélas ! pauvre cœur humain !

Aux vieux murs des aïeux que j’aime
J’adhère, en vain, lierre obstiné ;
L’ouragan m’a saisi moi-même,
Et me voilà déraciné.


Où donc le jardin, la tourelle,
La vigne et le préau joyeux ?
Où donc l’église maternelle,
Les berceaux, les tombeaux d’aïeux ?

Je n’ai plus de ces biens antiques,
Nomade, errant je ne sais où,
Rien, hormis ces humbles reliques
Que l’on peut suspendre à son cou.

Je dors sous des toits éphémères
Où jamais je ne reviendrai ;
Mais j’emporte, au moins, de mes pères
Leur âme… et je la garderai !

Je vis par eux ; en leur présence,
J’interroge, et leur vieille foi

Me répond dans ma conscience…
Et le passé résiste en moi.

Avec eux, je rêve sans cesse
D’un grand manoir, sur les sommets,
Où nous vivrons dans l’allégresse,
Sans plus nous séparer jamais.