Texte établi par Les Éditions Variétés (p. 149-180).


SEPT JOURS















SEPT JOURS


LUNDI



La boulangère ouvrit la porte et offrit au jour sa chair douce et blonde. Un jet de lumière matinale coupa la salle et passant par-dessus la huche basse, s’étala sur la grand-table, blonde aussi comme le soleil, le pain et la boulangère. Et par la porte sortit avec la boulangère l’odeur lourde et bonne de la pâte.

Tous les matins la boulangère commençait ainsi sa journée par dorer au soleil sa blondeur satinée ; elle la servait sur la table du matin. C’était une espèce de rendez-vous, le seul qu’elle connût et qu’elle pût espérer, dans ce calme village.

Un coup d’œil à droite, un autre à gauche, par habitude. Comme d’habitude, rien.

Rien que, à droite, madame Gingras la voisine, en matinée rouge, en train de balayer son perron. Il est donc huit heures dix. À gauche, rien : que la rue vide dont la poussière boit le soleil, jusqu’au bout où elle s’efface dans les champs, comme un ruisseau dans un lac.

Un grondement. À cinquante pas de la boutique, l’autobus s’arrête, le gros autobus gris et rouge. Personne ne descend. Voilà Édouard Laprise qui arrive en courant, d’une main tenant son chapeau, de l’autre des papiers. Comme tous les lundis matins, il s’en va à Montréal, « pour ses affaires ». Un grondement et l’autobus a disparu.

La boulangère se penche sur la bordure de lobélies qui court le long du mur, en une longue traînée bleue comme un morceau de ciel fleuri.

Le souffle du vent froisse les premières feuilles du lilas où commencent à chatoyer les grappes violettes. Et ce souffle apporte une autre odeur du village qui n’en a que deux, toutes deux saines et appétissantes : celle du pain et celle du bois. De la boutique de François Perreault arrive la senteur crue du bois frais : Arthur Perreault, « manufacturier de portes et châssis », dit l’affiche. La manufacture, c’est François Perreault et ses deux ouvriers. Et il y a aussi l’odeur de la boulangerie dont la boulangère vient de disparaître avalée par la salle basse, d’une bouchée, comme un morceau de pain doux. Une bonne bouchée. Mais il n’y a pas d’amateur.

La voilà qui sort, cette fois pour de bon. D’un pas allégé par ses souliers de sport, elle s’en va vers le bureau de poste voisin. Tout est voisin au village, un village de soixante-quinze feux à peine, mais de cent hortensias au moins. C’est la seule rivalité entre les villageois, les hortensias bleus. Il y en a partout, dans tous les parterres, et l’on se passe les boutures de maison à maison quand l’hiver a été meurtrier.

Le père Saint-Jean ouvre son étal de boucher devant lequel il n’y a qu’un seul hortensia ; car c’est un homme pratique, le père Saint-Jean. Il connaît mieux la viande que les fleurs et si sa femme ne venait de temps à autre soigner l’hortensia… Il est sur le pas de sa porte, comme toujours à cette heure-ci, son vieux canotier sur la nuque. Au-dessus de sa tête, les guirlandes et les roses de papier lui font une auréole, les roses et les guirlandes qui s’empoussièrent doucement depuis les dernières Pâques et qui resteront là jusqu’aux Pâques de l’an prochain.

— Quiens ! Bonjour, mame Chose !

— Bonjour, père Saint-Jean.

— Il fait beau !

— Il faut beau, malgré qu’il fasse encore frais !

La boulangère parle bien : elle parle en « tarmes ». Elle soigne son langage comme sa petite personne. Elle fut institutrice avant d’être boulangère.

Le bureau de poste est désert. Trois coups sur l’appui du guichet, et la tête de Basile apparaît. Basile qui ? Basile tout court. Tout le monde le connaît, Basile.

— Bonjour, mame Mongrain.

— Bonjour, Basile.

— Il fait beau, mame Mongrain !

— Il fait beau, malgré qu’il fasse encore frais.

La boulangère parle bien ; elle parle…

La tête de Basile s’éclipse puis réapparaît comme dans un théâtre de guignol. Il jette une lettre.

— C’est tout ce qu’il y a.

— Merci, Basile !

— De rien, mame Mongrain.

C’est la facture hebdomadaire de la meunerie.


✽ ✽

Saint-Julien est un village d’entre les villages canadiens français comme il s’en rencontre à la douzaine au long du Saint-Laurent et de ses tributaires. Tout petit dans la grande plaine qui sépare le fleuve des monts Alléghanys, peu visible à qui ne le chercherait point expressément, sa situation géographique même lui dispense une atmosphère sereine.

Car le voisinage d’un grand cours d’eau ne peut manquer de donner aux villages un reflet animé, même s’ils ne participent pas au trafic qui y coule, affairé ; même si jamais ne s’y arrêtent les océaniques et les trains de péniches qui constamment frôlent leur clocher. Quant aux petites villes tassées au pied des monts, que ce soit Sainte-Agathe des Laurentides, ou Sherbrooke, près les Adirondacks, elles ne semblent point pouvoir s’évader de l’ombre issue de ces masses inhumaines.

Mais Saint-Julien échappe à l’influence de la montagne comme à celle du fleuve dont il est également loin. C’est à peine si, à quelques milles, le sol commence à esquisser les longs plis qui préludent à distance aux assises montagneuses. Et il faut bien une heure pour atteindre les quais de Montréal, leur fièvre et leur charbonneuse poussière. De rivière il n’y a, ici, que la Rivière-aux-Sangsues, tant plus jolie que son nom : un large ruisseau caillouteux où l’on ne prendrait guère, en pêchant toute la journée, que sa demi-douzaine de petites truites, et encore !

Le canton sur quoi règne sans prétention Saint-Julien en est un ni riche ni pauvre, de culture ni grande ni petite, et d’élevage en pâture fractionnée. Le village vit de la campagne à quoi il ressemble absolument, au contraire des villes dont l’empreinte se retrouve toujours à dix lieues à la ronde.

La paix des champs baigne les cinq rues bordées de maisons basses que des bardeaux noirs coiffent sans aucune coquetterie. Et indirectement soumis à la douce contrainte des choses de la terre, sous le dôme jamais enfumé du ciel, les gens vivent une existence limpide, bonasse et parfois souriante.


✽ ✽

Madame Mongrain hésita un instant, puis tourna à gauche, s’éloignant à petits pas élastiques. De dos, on ne voyait plus que ses cheveux blonds réunis en un quignon comme de bon pain. Assurément, on en mangerait. Elle avait ce matin-là une robe fraîche, un imprimé : des hirondelles bleues sur fond blanc ; ou était-ce des oiseaux blancs sur un fond bleu ? Elle allait, sur le trottoir de brique rouge, et son petit derrière ondulait en un mouvement coquet ; pour personne, car il n’y avait personne dans la rue.

Un peu plus loin, cependant, elle croisa monsieur le Vicaire qui, bréviaire en main, faisait sa promenade quotidienne, de l’église au bureau de poste avec retour par le marché.

— Bonjour, madame Mongrain !

— Bonjour, monsieur l’abbé !

Une fois dépassé, monsieur le Vicaire se retourna. Tant de joliesse coquette le laissait quelque peu défiant. Sorti depuis six mois à peine du séminaire, il restait les oreilles pleines des recommandations précises et troublantes sur lesquelles s’était étendu le prédicateur de la dernière retraite. Sa mémoire gardait encore des chapitres entiers du Manuel du Confesseur et le village n’avait pas encore empreint son esprit de rustique placidité.

Jamais cependant madame Mongrain n’avait prêté à la médisance. Au début il s’était prudemment enquis : rien, pas la moindre calomnie. Madame Perreault, qui pourtant avait la dent venimeuse, n’avait pu faire allusion qu’à son évidente coquetterie ; mais monsieur le Curé avait eu la réponse juste : « Et pourquoi pas ? madame Perreault. Elle est jolie, c’est vrai ; elle est jeune et n’est mariée que de trois ans ! Laissez faire le temps, cela lui passera. » Il est vrai que cela lui passait tout doucement, à elle comme à toutes les autres. Deux ans plus tôt elle ne se fût jamais montrée dans la rue avec ses vieux souliers de sport.

Mais, se demandait le Vicaire, où allait-elle, cette fois, sur un chemin qui n’était ni celui de la boulangerie, ni celui du bureau de poste, ni de l’église, ni du marché ? Ah ! oui, il y était. Elle s’en allait évidemment chez la Bédard, la lavandière.

Arrivée au bord de la rivière, à la tête du petit pont couvert, elle hésita un instant. L’été imminent lui rendait sensible la douceur du paysage. On était à cette époque de l’année où chacun regarde ces choses neuves que sont le bleu lustré du ciel, les feuilles fraîches, les fleurs, les eaux vives. Après la dureté de l’hiver, l’air même est savoureux aux lèvres.

La rivière jouait à se glisser sous le pont, en chuchotant dans l’ombre pour reparaître de l’autre côté, au soleil. Les aulnes courts et les cenelliers, encore légers de feuilles, se penchaient à peine pour y égrener leur reflet que la rivière affairée n’avait pas le temps de renvoyer dans sa course froufroutante.

De l’autre rive, émoussés par la distance et le clapotis, arrivaient des cris d’enfants ; joie ou chagrin ? Et les cris des bêtes, inintelligibles pour les hommes.

La boulangère fit quelques pas le long du sentier, à gauche du pont. De là on ne voyait plus du village que le clocher, comme un grand peuplier plus haut, plus clair et plus affirmatif que les autres. Elle s’arrêta un moment, les yeux perdus, l’esprit léger, puis doucement reprit le chemin du retour.

Ainsi comme toujours.

Et c’était très bien ainsi.


✽ ✽

À petits pas, elle atteignit le coin de la rue Pothier juste au moment où arrivait l’autobus, celui de Montréal ; elle dut s’arrêter pour le laisser passer et, ce faisant, y jeta un regard machinal. Tiens ! le voilà qui s’arrête.

Qui donc allait en descendre ? Sûrement pas un habitué, il lui fallait trop de temps ; et les habitués savent toujours se tenir près de la porte.

Ce fut le chauffeur qui descendit, tirant après lui une valise de cuir jaune, lourde et fatiguée. Puis apparut le voyageur, un homme jeune, cheveux noirs, complet bien taillé, souliers de fantaisie.

Il se retourna un moment, une pièce à la main, cherchant le chauffeur. Elle vit un nez pointu, qui n’était pas très séduisant ; mais les yeux étaient grands, lourds et chauds entre des paupières languides.

— Je ne vois pas l’Hôtel du Nord, dit-il au chauffeur.

— Dret en face, de l’autre côté de la rue.

— Ah ! oui, merci.

Pour prendre son sac, il dut faire face et son regard heurta la boulangère toujours immobile, s’arrêta sur son frais visage, glissa tout le long du corps, avec un arrêt à la poitrine qui s’était inconsciemment cambrée ; puis suivit la jambe pour s’arrêter au pied, inélégant dans les vieux souliers. Tout cela d’un coup d’œil rapide, effleuré.

L’étranger grimpa allègrement le perron de l’hôtel ; mais avant de tirer la porte grillagée, il se retourna un instant. Au même moment s’était aussi retournée la boulangère. Elle pensa : « Qu’est-ce que ce jeune homme peut bien venir faire à Saint-Julien ? »

Puis elle poursuivit son chemin.


✽ ✽


MARDI


— Dis-donc, François, le monsieur qui est arrivé hier matin à l’Hôtel du Nord, as-tu su ce qu’il venait faire ?

François Perreault déjeunait rapidement, à moitié vêtu, son vieux veston de travail jeté sur le divan, à portée de la main.

— Ben, non. On en a parlé hier à soir. J’ai rencontré Jean-Jacques, de l’hôtel.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Que c’était un monsieur Lindsay…

— Un Anglais ?

— Non ! un Canayen, de Montréal. I’ sait pas c’qui fait de son métier… Qu’est-ce que t’as fait de ma ceinture ?

— Ben ! elle est là, sur la chaise.

François Perreault prit une bouchée de pain sans rien dire ; mais depuis hier il se sentait inquiet. Pour acheter une raboteuse mécanique, deux mois auparavant, il avait dû signer à la banque un billet ; et ce billet échéait dans un mois. Certes, il avait bien une commande pour le couvent des Sœurs de Marie ; mais il s’en fallait de six semaines qu’elle fût exécutée. Si bien que l’argent ne pouvait rentrer avant deux, peut-être trois mois.

Or pour François Perreault, soupçonneux de sa nature, le jeune homme pouvait bien être un inspecteur de banque. Il l’avait entrevu et lui avait trouvé l’air fouine.

— En tout cas, François, c’est drôle, cet homme qui arrive de même à Saint-Julien puis qui dit pas c’qui vient faire. Il est allé voir personne ?

— Non, personne. Mme Mongrain l’a vu ; elle était là quand il est arrivé. Il est entré tout dret à l’hôtel.

— Quiens ! Mame Mongrain était là ! Elle le connaît p’t’être.

— Ben non ! Puisque j’t’ai dit que personne le connaît. Qu’est-ce tu vas chercher !

— Oh ! celle-là, avec ses airs d’enfant de Marie ! As-tu remarqué qu’elle s’est acheté une robe neuve la semaine passée. Si ça a du bon sens. Son mari ferait mieux de te payer les douze piastres qu’il te doit !

— Voyons, Célina, laisse donc mame Mongrain tranquille !

— Ah ! toé, du moment qu’on parle de mame Mon­grain, tu te sens plus. Y a pourtant pas de quoi. Ça se met des paquets de farde su’ les joues, ça se promène écourtichée dans les rues ! Comme ta Leclerc…

— Voyons, Célina…

— Y a pas de « voyons » : celle-là j’l’oublierai pas de sitôt !

— Ça fait combien de fois que je te dis…

— En tout cas, si tu penses que tu vas faire pareil avec celle-là ! Monsieur le Curé devrait lui défendre de se montrer.

La femme de François Perreault était sèche comme bardeau et pareillement pleine d’échardes. Quand elle se montait, on voyait battre les veines de son long cou, pleines de fiel sous pression.

Mais François Perreault repoussa son assiette. « J’ai plus faim ! » Il pensait à son billet.


✽ ✽

— Combien as-tu fait de pains sur la sole, aujourd’hui ?

— Soixante, répondit le boulanger, en plongeant la longue pelle à enfourner dans la gueule du four.

— Bon…

— Dis donc, Germaine ! Pourquoi est-ce que tu vas pas ôter ta robe neuve, tu vas toute te salir ?

— J’suis pourtant pas pour mettre ma vieille robe verte. Elle est déchirée. Puis ma robe jaune est sale.

— Mets au moins un tablier.

— Laisse-moi tranquille.

— Qu’est-ce que t’as, sa mère ? J’pense ben que tu t’es levée le gros bout le premier à matin.

Mais la femme du boulanger n’était pas d’humeur à plaisanter, elle si calme d’habitude.

— As-tu fini de m’appeler sa mère ! Je m’appelle Germaine.

— Fâche-toé pas !

Germaine serra les lèvres. Elle finit de compter les pains rangés sur la grand’table en merisier poli, douce à l’œil et à la main, puis s’en fut vers la porte et s’arrêta sur le seuil, découpée à contre-jour.

Une ombre lente passa.

— Germaine ?… Germaine ?

— Quoi, encore !

— Qui c’est qui vient de passer ?

— Quand ?… Je ne l’ai pas vu !… Je ne le connais pas…

C’était monsieur Lindsay. Il portait pantalon de flanelle crème et chemise bleue. Il avait eu un regard de côté ; cette fois la boulangère avait ses jolis souliers vernis.


✽ ✽

Le père Saint-Jean était dans son étal à débiter une pièce de veau. Les mouches bourdonnaient qu’il chassait d’un revers de main inconscient ; elles s’en allaient alors vers l’étalage où il y avait soleil ; elles s’y posaient sur les deux ananas, la douzaine de citrons, les boîtes de tomates et les huit concombres.

La porte claqua :

— Bonjour, père Saint-Jean.

— Bonjour… mame Chose.

Avec le père Saint-Jean, c’était toujours « mame Chose ».

— Donnez-moé donc une livre de saucisses.

— Bon…

— C’est du veau, ça ? Y est pas ben beau !

— Ben, ma chère dame, si c’est pas du beau veau, ça ! C’est du premier veau ! Du veau rare ! Pensez que j’su t’allé…

La porte claqua de nouveau.

« … Quiens, bonjour Patry !… Pensez que j’su t’allé…

De nouveau la porte.

« … Bonjour toé… Pensez que j’su t’allé jusqu’au Bocage pour trouver deux veaux. Pi y nous vendent ben ça dix piastres.

— Dix piastres, un petit veau de même ! C’t’effrayant !

Le boucher s’empara de son grand couteau, le brandit à bout de bras, puis le passa sur le fusil à longs coups mesurés, d’un geste large du poignet. Une pichenette rejeta son canotier sur la nuque.

— Vous avez-t-y su qu’il y a un pensionnaire à l’Hôtel du Nord ? demanda Patry.

— Ben oui, y paraît.

— C’est un nommé Lessard, de Maisonneuve.

Le père Saint-Jean s’arrêta brusquement, abandonnant le couteau en pleine viande ; il se redressa et se rabattit le canotier sur les sourcils.

— D’abord, c’est pas un Lessard, de Maisonneuve. C’est un Lemsay, de Vaudreuil.

— Un quoi ?

— Lemsay… un Anglais…

— Vous y êtes pas pantoute, père Saint-Jean ; vous êtes dans les pétaques. Pas vrai, m’sieu Chrétien ?

Monsieur Chrétien venait d’entrer à son tour, comme tous les matins à pareille heure ; un gros homme souriant et trapu qui semblait dire constamment « très bien ! très bien ! » à tout le monde, et surtout à lui-même. Agent du consortium de la bière, ce qui rapportait gros, il se faisait élire conseiller municipal et commissaire d’écoles avec régularité ; presque illettré, il était riche d’aplomb. Dans tout ce qu’il disait, dans tout ce qu’il faisait, il y avait du définitif et du catégorique. Son ton de voix était sans appel.

— D’abord, c’est pas un Anglais. Pi c’est ni un Lessard, ni un Lemsay ; c’est un Gariépy, de Sherbrooke. J’pense même que c’est un cousin d’un neveu à ma femme.

— Un… Gadipy ? Ouais… Qui c’est qui vous a appris ça, demanda narquoisement le boucher, en donnant un coup de tranchet péremptoire dans le jarret du veau.

— Moé ? j’ai pas eu à l’apprendre : je l’savais !

Personne ne dit plus rien, mais quand tout le monde fut sorti, le père Saint-Jean rejeta d’un coup de pouce son canotier en arrière et mettant la pièce de viande sur la balance, il haussa les épaules et murmura sèchement :

— Un Gadipy ! C’est un Lemsay ; un Lemsay, de Vaudreuil.


MERCREDI


Le magasin général occupait près de l’église un long bâtiment de pierre grise, une véritable maison-forteresse percée de fenêtres étroites. En la voyant on évoquait des heures guerrières, les caisses de poudre et les sacs de balles plutôt que les sucres et les cotonnades pacifiques. Ses murs solides eussent protégé un bataillon de francs-tireurs et de coureurs des bois contre les armées de l’envahisseur ; cela évoquait encore les vieilles et nobles maisons qui avaient servi de dernier rempart aux révoltés de ’37, contre les Anglais toujours, et dont les canons de Colborne étaient venus difficilement à bout.

Cela n’abritait aujourd’hui que les marchandises simples et diverses nécessaires à la vie du village. Au rez-de-chaussée, un long comptoir de bois où se mêlaient épiceries, harnais et ustensiles de cuisine. Le reste du plancher était occupé par des boîtes de biscuits éventrées et par une table à double étage où la poussière descendait doucement sur la verrerie et les faïences à bon marché. Tout au fond, on devinait une espèce de hangar où étaient entassés des instruments de labour et de jardinage. Dans un coin, un baril de mélasse dont l’odeur exotique collait partout. Un escalier de bois conduisait au rayon de mercerie, de bonneterie, où il ne semblait point que personne montât jamais.

Le patron était un nommé MacLeod, qui n’avait plus d’écossais que le nom. Les solives du plafond bas l’avaient fait trapu tout comme le calme de la boutique l’avait fait sourd. Il venait au comptoir par habitude, descendant machinalement sur les huit heures du matin pour ouvrir la porte à son commis et restait là jusqu’au soir, comme tous les jours depuis quarante-cinq ans. Le commis était d’une pâte sans levain, l’air éteint, et parlait à tue-tête à tout le monde comme au patron ; mais le radio, ouvert toute la journée, parlait plus fort que lui. Il ne s’en apercevait plus.

Monsieur Lemay, le secrétaire de la mairie, fit son entrée au bruit fêlé de la sonnette.

— Je voudrais une douzaine de pelles, pour le compte du village.

— Bon, vous aurez ça demain, dans l’avant-midi. C’est-y que le conseil a décidé de poser l’aqueduc rue Cartier ?

— Ben, de fait, ça a toujours été décidé. Mais on va commencer, à c’t’heure que la terre est ben dégelée. Tout le monde est pour ça. Donne-moi donc cinq livres de cassonnade, pour la maison.

Pendant que le commis ficelait le paquet :

— Vous avez-t-y entendu parler du jeune homme qu’est à l’Hôtel du Nord ?

— Ouais.

— J’me suis demandé si des fois y était pas envoyé par un contracteur de Montréal, rapport à l’aqueduc.

Monsieur Lemay se garda bien de laisser voir son ignorance : il prit plutôt un air entendu :

— Ça n’a pas d’importance ; c’est Joseph, le frère à M. Chrétien, qui va l’avoir, le contrat.

— Ah ! bon… Ben… bonjour donc !

Monsieur Lemay était à peine sorti que le commis partait dîner. En chemin il se heurta au père Saint-Jean qui, lui, retournait à son étal.

— Quiens, comment que ça va ? Quoi de neuf ?

— Ça va ben ! Dites donc, avez-vous entendu parler du contracteur de Montréal qu’est à l’Hôtel du Nord ?

— Quel contracteur ?

— Ben, un homme qu’est arrivé hier matin, un nommé…

Le boucher se campa sur ses deux jambes, le canotier en bataille et d’une voix calme :

— Oué, oué, un monsieur Lemsay, de Vaudreuil.

Il n’avait pas encore digéré le démenti infligé la veille.

— Ben, il y en a qui disent qu’il est venu rapport au creusage de l’aqueduc.

— Pi après.

— Ben, i’a rien à faire. C’est le frère de monsieur Chrétien qui va l’avoir, le contrat.

Le canotier bascula sur la nuque :

— Monsieur Chrétien !… monsieur Chrétien !… comme de raison ! Ça a l’air que c’est lui qui mène, icitte. Il est comme qui dirait roi et maître dans le village.

— Ben, i’est échevin ça fait longtemps, pi pour longtemps, j’pense ben.

— T’as qu’à voir ! I’est pas éternel. Un bon homme contre lui… Ça pourrait ben arriver plus vite qu’i’pense !

Chacun reprit son chemin. Celui du dîner, pour le commis qui ne songeait qu’à trouver sa soupe chaude. Mais le boucher s’était pris à ruminer des idées nouvelles et troublantes, filles de sa rancune. S’il l’eut voulu, en vérité ! Combien de fois ne lui avait-on pas proposé de se porter candidat. Chaque fois il avait protesté, au dehors se dérobant, tenté en son for intérieur ; et, en fin de compte, ne consentant jamais suffisamment. Mais cette fois, si on insistait… Dame ! lorsqu’on en était à le contredire dans sa propre boutique. « Il y avait un bout ! »


JEUDI


Le ciel était en mouvement et le jour prolongeait une aube nébuleuse ; au lieu d’un azur uniforme et apaisant, un vent lourd bousculait là-haut des pyramides de nuages, en un écroulement hasardeux et jamais définitif.

Le boulanger en avait les nerfs en boule ; il était furieux. Aussi bien, rien n’allait depuis quelques jours ; au point qu’il avait raté sa fournée de brioches, hier ; pour la première fois en dix ans.

Debout sur le seuil, le bonnet blanc en bataille, il attendait Germaine partie depuis une demi-heure s’acheter une paire de bas. Enfin ! la voilà :

— Veux-tu ben me dire, pour l’amour, qu’est-ce que t’as fait, à berlander de même. Ça prend pas deux heures pour acheter une paire de bas !

Mais chaque jour de la semaine voyait Germaine plus à cran. Jamais elle ne s’était sentie aussi grincheuse. Pour se distraire, tout à l’heure, elle avait fait un détour qui l’avait conduite devant l’Hôtel du Nord. Monsieur Lindsay était assis sur la véranda, à lire. Il n’avait pas levé les yeux.

— Toi, laisse-moi tranquille. J’suis fatiguée.

Elle tourna le dos à son mari, comme elle le faisait jour et nuit depuis trois jours.

Devant la mairie, monsieur Lemay arrosait la pelouse ; il arrosait surtout maternellement les deux hortensias bleus dont il était si fier et qui montraient déjà la tendre esquisse de leurs futurs bouquets, promis aux splendeurs de juillet.

Il y allait doucement, se baissant de crainte que l’eau du boyau, tombant de haut, ne vint déterrer le pied. Cela faisait huit ans qu’il les soignait ainsi, amoureusement, les nourrissant de sa tendresse de timide qu’il ne pouvait donner à personne. Huit ans ! Depuis son engagement en qualité de secrétaire à la mairie. Les hortensias étaient sa seule gloire et presque son seul souci, une fois les élections passées.

Ainsi occupé, il n’entendit pas moins un pas sec sur le trottoir, un pas de femme ; puis cela s’arrêta. Tout accroupi, il lança un coup d’œil par-dessus son épaule. C’était madame Perreault. Elle avait ses lèvres sèches des grands jours, ses lèvres sèches sur lesquelles passait à petits coups une langue pointue comme un dard. Il devait y avoir du nouveau, et du meilleur.

— Pi, monsieur Lemay, ça va fleurir bientôt ?

— Ça minote, mame Perreault, ça minote !

— Ça va être beau pour les élections.

— J’cré que oui.

— Savez-vous ; i’paraît qu’y va y avoir du changement, aux élections. I’en a qui veulent ôter monsieur Chrétien.

Monsieur Lemay serra les épaules et le cou lui rentra dans le corps, en accordéon qui se vide. Il se laissa tomber sur les fesses, assis sur le gazon mouillé ; il y avait de quoi !

— Comment ça ?

— Ben, i’paraît qu’i’en a qui sont pas contents de l’affaire de l’aqueduc. Ils ont pour leur dire que c’est toujours les mêmes qu’ont les contrats. I’veulent présenter le père Saint-Jean. Ça va être chaud. Ben sûr que vous, ça vous fait rien !

Elle repartit et monsieur Lemay se repencha sur son hortensia. Distrait, il avait laissé l’eau du boyau faire chute sur le pied de l’arbuste ; un trou profond laissait voir les racines, un trou à y mettre le poing.

Ça ne lui faisait rien, que monsieur Chrétien fut en danger ? Oh ! là, là ! C’est qu’avec monsieur Chrétien, il fallait marcher droit ; marcher droit, c’était une façon de parler. Le secrétaire avait forcément vu, toléré, un certain nombre de petites combines ; et cela n’avait pas toujours été improductif. Monsieur Chrétien, qui était homme d’affaires, savait qui intéresser et désintéresser.

Le pas sec de madame Perreault s’éloignait ; tiens, il s’arrêtait derechef. Ce devait être cette fois chez madame Gingras. Monsieur Lemay se pencha un peu derrière le second des hortensias ; en dépliant tout son long cou hors du faux-col, il l’aperçut. C’était bien cela.

Le secrétaire avala sa pomme d’Adam.


✽ ✽

Madame Frenette, tenait, depuis le départ de son mari — départ jamais éclairci — une florissante boutique rue Pothier. Elle y vendait des cigarettes, des bonbons, des glaces, des boissons gazeuses et des journaux illustrés. Cela s’intitulait : Restaurant. On y faisait aussi à quelques abonnés le service des quotidiens de Montréal.

Ambitieuse, elle avait eu un jour l’idée d’augmenter son commerce, à moins qu’elle ne se fût laissé tout simplement embobiner par quelque placier. D’un voyage à Montréal, elle avait rapporté trois romans français.

Monsieur le Curé en avait pris un, pour voir si c’étaient là des romans convenables. Le notaire avait acheté le second pour distraire sa convalescence lors d’une jaunisse. Quant au troisième, il était toujours en montre, depuis deux ans, entre la dernière livrai­son de la Revue Moderne et les réclames de cigarettes.

Pour le service, elle alternait avec sa fille, une vingt ans délurée qui biglait, les ongles soigneusement émaillés au bout de mains douteuses qui prenaient à poignée les bonbons dans les boîtes où la chaleur les agglutinait.

Comme la boutique n’était pas loin de l’hôtel, c’était là que le jeune étranger achetait ses cigarettes. Il fumait une marque peu commune, distinguée. Et chaque fois la vendeuse se faisait liante, prête à laisser espérer beaucoup en retour de quelque confidence.

Le hasard voulut que vers midi, ce jour-là, madame Mongrain passât devant la boutique au moment même où s’y trouvait monsieur Lindsay. La vendeuse, Éva, était penchée sur le comptoir et souriait en louchant. La boulangère, sans tourner la tête, n’avait rien perdu du manège.


✽ ✽

Le soir, devant le poste de police où, chaque soir assis autour de l’unique agent, bonasse, les hommes se réunissaient pour fumer la pipe et blaguer, le ton fut différent de l’accoutumée ; il prit même de l’aigreur.

C’est que l’on discutait l’extension de l’aqueduc et le contrat que l’échevin avait, comme d’habitude, donné à son frère. Il y avait là un neveu du père Saint-Jean.

— En tout cas, si mon oncle voulait s’en donner la peine, c’est pas échevin qu’il se ferait élire, c’est maire.

(Voilà une chose que le maire saurait, pas plus tard que tout à l’heure, quand la nuit serait tombée.)

— Ouais, qu’y commence donc par faire attention à sa viande. La dernière fois que ma femme a acheté de sa tête-en-fromage, elle a eu une indigestion qu’elle a manqué mourir. D’là vraie poison !

— T’as ben menti ça !

— Ouais ! t’a menti vaut une tape !

— Bon, viens-y donc, voire !

L’agent dut intervenir. Surtout qu’on discutait un échevin !


VENDREDI


Il y avait des années que madame Perreault et madame Loiselle n’avaient connu pareilles journées.

Pas de jour, pas d’heure qui n’apportât sa nouvelle. Elles en eussent manqué de salive, si leurs glandes à venin n’eussent été de si longtemps gorgées de poison. À chaque connaissance qui les saluait de la phrase rituelle : « Il fait beau, hein ! » Elles répondaient avec enthousiasme :

— Non, mais, i’fait-y beau !

Elles en devenaient généreuses, prêtes à faire pleuvoir sur tout une rosée de bile ; à distribuer les ragots à tout venant, treize et même quatorze à la douzaine, pour le même prix, sachant surtout donner à chaque calomnie couleur de médisance.

— Pensez-vous que c’est pas effrayant, mame Perrault !

— Ben, dites-moi donc, mame Loiselle ! Comment est-ce que c’est arrivé.

— Ah ! j’aime mieux pas en parler. C’est hier à soir. Mame Mongrain est passée devant le restaurant, I’avait là Patry et Pitou Larose avec Éva. Patry a dit quéque chose, j’sais pas quoi. Éva, qu’est ricaneuse, s’est mise à rire…

— Faut dire qu’elle est pas mal vlimeuse !

— En tout cas, mame Mongrain a cru qu’elle riait d’elle. Pi comme mame Frenette sortait justement, elle lui a dit des choses épouvantables sur sa fille.

— Non !


✽ ✽

François Perreault savait définitivement que monsieur Lindsay, — car c’était bien un monsieur Lindsay — avait quelque chose à faire avec la banque. À preuve : monsieur Lindsay s’était arrêté au magasin général et s’était informé comment allaient les affaires et « s’il n’y avait pas une industrie dans le village ». Or, comme d’industrie il n’y avait que celle des « portes et châssis », celle de François Perreault… !

Il n’en avait pas dormi de la nuit. Son échéance tombait dans vingt-sept jours, il n’avait pas le sou et ce jeune homme était en train de faire enquête sur sa situation financière ! Voilà donc pourquoi il était toujours fourré chez madame Frenette qui n’aimait point François.

À force de se rouler dans son lit, au petit matin le maître menuisier trouva une solution possible encore que difficile. Il prit son veston d’un geste péniblement décidé, s’épousseta d’un coup de main et monta chez les Sœurs. Il ne se sentait pas rassuré, évidemment. Qu’allait dire la Supérieure quand il lui demanderait une avance sur cette commande qu’il était en train d’exécuter ?

— Je comprends bien, monsieur Perreault, je comprends bien. Seulement, je ne sais pas si ça se peut. Je dois même vous dire qu’il est question d’attendre à l’an prochain pour changer les fenêtres de l’orphelinat.

— C’est pas possible, ma Sœur, j’ai presque fini l’ouvrage. Et il faut que je paye mon bois, que je paye mes ouvriers. Et puis… c’était commandé.

— Je comprends bien, monsieur Perreault. Vous me le dites. Mais ça, c’est des affaires de l’ancienne Supérieure. Moi je ne vous ai encore rien commandé. Il faudra que j’en parle à notre Mère Provinciale quand elle fera sa visite.

— Mais, quand c’est que c’est, sa visite. Parce que si…

— Certainement, certainement, je comprends bien. Elle doit passer vers le mois prochain. Le plus tard à la fin de l’été. Je vous avertirai, monsieur Perreault. Je vous ferai demander. Bonjour, monsieur Perreault.

— Bonjour, ma Sœur.

Il se retrouva dehors abasourdi, affolé, se demandant quel diable lui avait soufflé l’idée de cette démarche. Pourvu que la sœur Supérieure n’en parle pas à monsieur le Curé ; c’est qu’il serait mécontent, mon­sieur le Curé.

Il va donc falloir passer à la mairie, demander un délai pour payer ses impôts.


✽ ✽

La boulangère rentra chez elle toute rouge, nerveuse au point de se frapper à la grand’huche, tout près de la porte, à la grand’huche qui était pourtant là depuis des années, depuis toujours.

C’est qu’en revenant de chez la coiffeuse où elle se faisait faire une mise en plis toutes les deux semaines, elle avait rencontré le jeune homme. Elle l’avait vu, du coin de l’œil, qui marchait à sa rencontre tout en ayant l’air de ne pas la voir ; sans doute la guettait-il depuis une heure qu’elle était passée. Quand il fut près d’elle, il parut hésiter ; Germaine avait ralenti, oh ! à peine. Puis, brusquement décidé, il lui avait dit :

— Pardon, madame, mais pourriez-vous m’indiquer où je pourrais trouver des cartes postales ?

Elle lui avait donné le renseignement, rapidement, en évitant son regard, car elle avait tout de même sa fierté ; on ne savait jamais si les fenêtres étaient vides d’yeux indiscrets et méchants. Elle avait cependant vu qu’il avait les dents blanches, régulières, fascinantes. Une Célina Perreault eût certes affirmé que c’était un râtelier, tant cela touchait à la perfection. Mais il était bien trop jeune et soigné. Ce devait être un artiste : il lisait sans cesse.

S’il pouvait rester quelque temps, peut-être le hasard le lui ferait-il connaître.

— Qu’est-ce que t’as, encore, demanda son mari : es-tu malade, ou en diable, pour changer ?

Il commençait à en avoir assez de cette humeur massacrante qui lui détraquait les nerfs. Ce matin même, il en avait failli mettre un de ses mitrons à la porte.


SAMEDI


Comme tous les derniers samedis du mois, le député, monsieur Eustache Baribeault, vint visiter son fief de Saint-Julien. C’était pour lui d’ordinaire un véritable repos, une agréable excursion ; car nul endroit ne lui était plus accueillant que cette paroisse calme où il n’avait que des amis, où chaque élection lui apportait de foudroyantes majorités. Chaque printemps, il y venait aussi pour l’annuelle « partie de sucre » dans les splendides érablières du voisinage. Il avait surtout l’agrément d’y rencontrer des électeurs peu exigeants qui se tenaient pour satisfaits si les routes étaient entretenues et si le garde-chasse ne les empêchait point de chasser la perdrix ; et comme souscription, dix dollars à la tombola des Sœurs suffisait pour l’année.

Mais cette fois, il n’était pas depuis deux heures dans la circonscription que les tuiles commençaient à pleuvoir ; quel diable de vent avait pu passer sur son patelin ?

Tous ces visages avenants qu’il connaissait, il les rencontrait figés, avec des regards fuyants et des poignées de main vides d’amicale passion. Et partout des conciliabules à trois ou quatre voix qui s’éteignaient peureusement dès que résonnait un pas sur le trottoir fouetté d’une pluie agressive.

Il avait d’abord perçu cela chez les Moquin, où il avait fait en passant sa première visite ; de gros métayers dont le troupeau était un sujet d’orgueil et de cordiale envie pour tout le canton. Il y avait senti une réserve inaccoutumée. Puis chez les Rondeau, les Lacasse, les Emery Bouchette, tous ses fidèles. Si bien qu’en ce dernier endroit il s’était attardé jusqu’à ce que le chat enfin sortît du sac, ce qui n’avait pas été sans peine. Il finit toutefois par en savoir le court et le long, à force de parler de tout et de rien.

— Ben, voyez-vous, m’sieu Baribeault, aux dernières élections on avait parlé de la loi su’ les vaches. Vous aviez promis qu’on serait tranquille, pi qu’on viendrait pas nous tuer nos vaches en disant qu’elles avaient la barticulose.

— Ben certain. Mais… c’est-y qu’il est venu un inspecteur ? Ça se peut pas. Je leur’z-ai défendu.

— Ouais, j’sais pas si c’est un inspecteur, comme vous dites ; mais y a une espèce de gars qu’est au village depuis trois, quatre jours. Pi i’paraît qu’y demande des questions. I’en a qui disent que c’en est un, un inspecteur ; d’autres, que c’en est pas. En tout cas, on n’aime pas ça. On pensait qu’en vous élisant, on serait ben tranquille ; c’est tout c’qu’on demandait. À c’t’heure c’est rendu qu’on est obligé de cacher nos vaches.

— Écoutez, mes amis, je vais m’en occuper tout de suite en rentrant à Québec.

— Ben, dérangez-vous pas. Laissez faire. Il y a Émilien qui a dit qu’il allait y voir.

Émilien, c’était le maire ; et le député n’était pas sans connaître les ambitions inavouées de ce jeune homme. Décidément, les choses se gâtaient.

Au village, c’était encore pis.

Le bruit courait — et il n’avait pas loin à courir pour faire le tour du canton — que maître François Perreault était « en mauvaises affaires » ; si mauvaises, disait-on, que poussé par le désespoir, il était allé chez les Sœurs, exigeant de l’argent tout de suite, faisant même des menaces. Lui-même en avait parlé, et en quels termes ! jusqu’à déclarer que les « Sœurs » n’avaient « ni âme ni conscience » ; il fallait que les choses en fussent rendues bien creux. Et cela pouvait le mener loin. La Supérieure avait dû en parler à monsieur le Curé, puisque ce dernier était subitement parti pour Montréal, sans doute pour porter le fait devant Monseigneur. Des plans pour se faire excommunier ! D’ailleurs, on savait que François Perreault avait failli ne pas faire ses Pâques l’année précédente ; c’était tout juste s’il avait fait des Pâques de renard, à la Quasimodo.

Le bruit courait, le bruit courait… que madame Mongrain avait décidé d’aller consulter un avocat.

À la sortie du mois de Marie, la veille, une dizaine de dévotes dont madame Frenette se racontaient « des choses », lorsqu’était survenue madame Mongrain. Des regards, cela était passé aux mots. Pour finir, madame Frenette avait barré le chemin à madame Mongrain, en lui disant d’aller se « dépeinturer » avant d’entrer à l’église. Madame Mongrain l’avait poussée. Madame Frenette avait fait de même, si bien que l’autre, s’enfargeant dans son parapluie, était allée s’étendre de tout son long dans le chemin où venait de passer un troupeau de vaches.

Cela ne pouvait en rester là.

Dans la même soirée, le boulanger Mongrain traversa le village magnifiquement ivre, lui qui de trois ans n’avait pas touché une goutte de boisson, ivre à en avoir les pieds ronds. Il se rendit chez madame Frenette qu’il traita de voleuse, et devant un étranger, encore, devant un gros médecin de Montréal qui s’était arrêté au restaurant à jouer dans le gobe-sous. Si bien que madame Frenette elle aussi, avait décidé de voir un avocat et parlait même de faire arrêter Mongrain.

Tout le village était en ébullition. Le matin les balais, qui d’habitude s’arrêtaient volontiers le temps d’une jasette, les balais maintenant faisaient voler la poussière des perrons à grands coups rageurs ; c’était à qui empoussiérerait le plus sa voisine. Les hommes, eux, prenaient parti pour monsieur Chrétien ou pour le père Saint-Jean. À ce point qu’on avait à peine ébauché la tranchée de l’aqueduc, le maire ayant fait interrompre les travaux en laissant entendre que le député s’en était mêlé et voulait favoriser un entrepreneur étranger.

Le temps s’était mis du concert. Une brise soufflait dans les ormes et les lilas, obligeant les hommes à froncer méchamment les sourcils et les femmes à tenir leurs jupes à pleines mains, comme prêtes à courir vers quelque champ de bataille. La douce Rivière-aux-Sangsues, profitant des averses, gonflait ses eaux et se donnait de faux airs de torrent.

Monsieur Lindsay, lui, passait son temps sur la véranda à lire des livres dont il paraissait avoir apporté une inépuisable provision. Jamais on n’avait vu quel­ qu’un lire autant. Il était, sans qu’il le sût, constamment surveillé, chacun de ses pas prêtant à des gloses diverses. Tous les matins il partait, en pantalon crème et en chemise de couleur, sans chapeau, et s’en allait par les chemins de traverse vers les sources de la rivière, là où avant de commencer à brasser les cailloux de son lit, elle se recueille en un petit bassin couronné d’iris jaunes veinés de noir et d’ancolies couleur de sang. Au-dessus de sa tête, un pic doré tapait du bec dans le tronc desséché d’un frêne avec une hâte inexcusable en si calme lieu.

C’était son dernier jour.

Le soir même il prit son sac et monta dans l’autobus. Il passa dans les rues étroites et presque vides, ignorant que chaque persienne filtrait un regard curieux.


DIMANCHE


Le soleil magicien se leva, grandit, flamba, chassant la fraîcheur et l’ombre, effaçant le vent et l’orage. Montant dans le ciel pâli, son ascension parut le rapprocher de la terre et des hommes. L’air se fit tiède, puis chaud. Et ce fut la première vraie journée d’été, alanguissante et heureuse.

Comme tous les dimanches, on se retrouvait à la sortie de la grand’messe, sur le terre-plein ; la foule petite des paroissiens se fractionnait en groupes, gens du village et gens de la terre mêlés ; et les notables passaient de l’un à l’autre, partout mêmement accueillis.

Monsieur le Curé avait, comme par hasard, longuement prêché sur la charité chrétienne ; un de ces prônes familiers dont il avait le secret ; aussi bien n’en faisait-il point d’autres.

Tout le monde d’ailleurs s’apitoyait sur madame Frenette ; on venait d’apprendre que son enfant, le petit de dix ans, avait été renversé le matin même par une auto américaine ; il s’en était tiré avec une jambe cassée, mais on avait dû le transporter à l’hôpital de Montréal. Et dans le village, cet accident prenait figure de catastrophe, les touchait tous, tant les fils de leur vie étaient inextricablement mêlés.

Monsieur le député venait de présenter ses sympathies à la mère, devenue le centre de l’attention et qui ne s’en sentait pas peu flattée et adoucie.

Cela avait mis la conversation sur le chapitre des accidents. Et pour faire diversion, le père Saint-Jean raconta la mésaventure d’un habitant du rang de Renverci, qui s’était éveillé un matin pour trouver une de ses vaches installée dans la cuisine en train de manger la nappe cirée. Il racontait cela avec tant de comique sérieux, avec des détails si fantaisistes que tout le monde en rit à se tordre, monsieur Chrétien comme les autres.

Cela rompit la glace. Ils partirent tous deux de compagnie ; et monsieur Chrétien put ainsi faire savoir au père Saint-Jean qu’il entendait rester échevin, mais qu’il n’avait plus le temps de s’occuper des écoles ; et qu’il serait le premier à proposer le père Saint-Jean aux élections, à l’automne.

Et à mesure que le soleil montait vers le zénith, la paix, une paix miraculeuse descendit sur le village.

Le départ de monsieur Lindsay, sans que rien de fatal ne se fût passé, rasséréna François Perreault ; au point que l’après-midi de ce beau dimanche, il le passa à dormir paisiblement. Le soir même, il apprit du maire que ce dernier l’endosserait au besoin, pour faciliter le renouvellement de son billet.

Les cigares du député, d’excellents cigares à trois pour dix sous, firent merveille ; les passants purent voir tout le long de la route, dans les prés verdissants, les vaches rendues à la liberté ruminer béatement les tendres pousses de pissenlit.

Que s’était-il passé ? Rien que d’ordinaire et de quotidien. Rien que de petits événements mille fois répétés depuis les années et auxquels personne n’eût attaché d’importance si le ciel n’eût ranci l’humeur des gens et si, surtout une présence insolite n’eût jeté sur tout cela le piment de l’extraordinaire.

Avec le beau temps venu, chacun reprit son assiette, oubliant le vent et l’orage avec cette facilité heureuse propre aux enfants et aux simples.

La Rivière-aux-Sangsues seule continua à s’agiter sur son lit de cailloux. Mais les cenelliers se couvrirent de fleurs roses dont les pétales tombaient dans l’eau mouvante. Les aulnes s’habillèrent de jaune, puis de vert. Sur le village continuèrent de régner les bonnes et mâles odeurs du pain frais et du bois menuisé.

À l’Hôtel du Nord, les chambres furent vides comme d’habitude ; cela importait peu tant que durait le permis de vendre de la bière, tant que restait ouverte la taverne.


LUNDI


Monsieur Lindsay est retourné au travail après sa semaine de vacances. Il a repris ses manchettes de lustrine et sa visière ; et il ouvre tout grand le plumitif de la Cour des Jeunes Délinquants où il est greffier adjoint. Il soupire.

— Et puis, monsieur Lindsay, vous avez passé des bonnes vacances ?

— De bonnes vacances ? J’pense bien ! Je suis allé dans le coin le plus tranquille ! Un petit village, pas très loin de Robertville. C’est extraordinaire comme on peut se sentir loin de tout, à vingt milles pourtant de Montréal. Pendant une semaine, je n’ai vu que des gens calmes, des visages amicaux et souriants. C’est un heureux endroit où il ne se passe rien, jamais rien.