Texte établi par Les Éditions Variétés (p. 115-134).


LE SACRILÈGE















LE SACRILÈGE



Àdemi caché par le rideau gonflé de la grand-voile, le noir massif du mont Taimanou bloquait tout un pan de ciel tropical. L’île de Vavaou, c’était cette montagne et quelques autres blocs cyclopéens aux sommets découpés comme les dents d’une scie monstrueuse. La goélette, sentant le copra et le mazout, courait, légèrement penchée par l’alizé, le long du récif de corail, le frôlant dans son vol uni d’albatros ; elle cherchait la passe qu’il fallait se hâter de franchir avant la nuit ; car les brisants montraient déjà une pâle ligne de phosphorescence. Le capitaine Toupaha était à la barre, ses cheveux noirs de maori, qu’il portait un peu longs, rayant les traits fins du visage.

— Alors nous trouverons à manger, capitaine ?

— Sûrement ! Ouité sait que nous devons arriver aujourd’hui. Le cochon doit cuire dans les pierres depuis midi, avec des plantains et des taros. Il y aura peut-être du poé que sa vahiné, sa femme, réussit comme personne.

— Bon. Et il y aura à boire ? Ce serait épatant de trouver de cette boisson d’oranges sauvages, comme à Rapa-iti, la dernière fois. Cela s’appelle quoi donc ?

Mais Toupaha écarta d’un geste l’importun. On allait virer. Le matelot carguait précipitamment la voile et le foc pour n’entrer dans la passe étroite qu’avec le moteur. On était déjà engagé ; et de chaque côté les vagues se brisaient sur les massifs de corail dont les arêtes égratignaient presque la coque fatiguée.

Le Taimanou écrasait le navire de sa masse et à son pied le lagon était une flaque d’encre. Toupaha regarda un instant derrière lui, prenant comme repère le nuage pâle de Maupiti, au ras de l’horizon, franc ouest.

Mé matai ! dit-il avec un soupir de soulagement, le même chaque fois qu’il avait réussi ce passage difficile.

Un quart d’heure plus tard ils étaient dans la case de Ouité et la vahiné faisait les honneurs du menu prévu par le capitaine, avec en plus un plat de poisson cru mariné dans le limon et le lait de coco. Il faisait déjà nuit noire. On en était au café lorsque des pas retentirent sur la véranda.

Ia orana ! dit Ouité, qui bien que parlant français, s’obstinait à parler tahitien.

— Salut ! répondit le nouveau venu, debout dans la porte.

Mal visible dans la lumière falote des deux lampes à pétrole, c’était un homme de taille moyenne, ni gras ni maigre, vêtu comme tout le monde d’une chemise à col ouvert et d’une culotte. Ses cheveux, éclaircis par l’âge, car il pouvait avoir quarante ou cinquante ans, étaient d’un blond que le soleil et les années avaient pâli au point de les faire presque blancs, surtout à côté du hâle profond du visage.

Il échangea avec Ouité quelques mots en tahitien puis se tournant vers les dîneurs :

— Tu as mes cigares, Toupaha ?

— Oui, dix boîtes.

— Bon… Si vous n’avez rien de mieux à faire, venez chez moi tout à l’heure. D’ailleurs, vous n’avez rien à faire. Je vous attends.

Son accent était étranger ; anglais ? non ; allemand ? peut-être ; à moins que ce ne fût un Viennois, car il y avait dans sa voix une certaine douceur. Il était déjà disparu, avalé par la nuit.

Bernier, le passager que le hasard avait conduit en plein milieu du Pacifique sur une île où ne touchent jamais que les goélettes en quête de copra, se tourna du côté du capitaine qui s’était remis à son café. Mais avant qu’il eût parlé, Toupaha avait fait un clin d’œil et un geste discret de la main. Pouréa, la vahiné de Ouité, tournait autour de la table, attendant sans doute le paiement que la politesse indigène lui interdisait de réclamer.

Cela fait, Bernier suivit le capitaine qui avait dit simplement :

— Nous allons fumer dehors.

Laissant le groupe des cases de Vaitapé enfouies sous les ramures immenses des flamboyants, ils descendirent vers le quai où la Potii-Raiatéa, toutes voiles ferlées, un seul falot allumé, dormait silencieusement.

La nuit était divine. À la brise lourde du jour avait succédé le houpé, le vent de terre étonnamment frais, presque froid, qui coulait du haut de la montagne abrupte à laquelle on se sentait adossé. Tout près, l’eau du lagon était si calme que des étoiles qui palpitaient là-haut on retrouvait en bas, renversées par ce miroir, les constellations intactes. L’odeur entêtante des frangipaniers passait par bouffées lourdes de volupté subtile. Et du village venait, adoucie, une chanson chantée à trois voix, languissante et heureuse.

« Aoué aoué, té ouahiné tahiti »
« Araoueta aoué ea otié »

Instinctivement les deux hommes se mirent à fredonner :

« Po aoro té papio »
« Té oro te houahiné »

Bernier leva les yeux vers le sud, là où les points d’or étaient plus nombreux et plus mobiles dans l’immensité de la paix nocturne. Ce ciel même lui était encore nouveau. Entre le zénith et l’horizon s’affirmaient les feux réguliers de la Croix du Sud, touffe de diamants dans la traîne légère de la Voie Lactée. Jamais il ne s’était senti si loin de tout, aussi hors du monde. Le temps n’existait plus ; tout était espace.

— Vous n’avez pas entendu parler de Lémann, à Papeete ?

— Lémann, non, je ne crois pas. C’est… Lémann qui tout à l’heure… ?

— Oui ; il s’appelle Lémann, ou Lemane, quelque chose comme ça. C’est du moins le nom qu’il donne. À Vavaou, on l’appelle Mémané ; il n’y a pas de L en tahitien.

— Et qu’est-ce qu’il fait ici ?

— Ce qu’il fait à Vavaou… ?

Toupaha avait eu un ton surpris comme si la question eut été extraordinaire au point de ne mériter pas de réponse. Mais cela déjà était une réponse pour Bernier qui après trois mois de Polynésie commençait à comprendre un peu les îles et ses habitants. Indigènes ou Européens, que faisaient-ils dans ce pays ? Rien. Les naturels maoris se laissaient vivre doucement d’un matin à l’autre, se construisant une case de feuilles de pandanus tressées lors de leur mariage : puis attendant que la faim se fît sentir pour descendre à la mer grouillante de poisson que l’on pêche au harpon à cinq branches, à l’épervier ou même à la main. De temps à autre une excursion dans les vallées abruptes de l’intérieur d’où l’on redescend chargé d’oranges sauvages, de taros, de plantains, de limons, de pommes-cannelle, à son choix. Et, présent partout, le cocotier. Rarement, une chasse collective au cochon sauvage, pour quelque fête ; tout étant sujet de fête, même, en soi, la prise d’un cochon sauvage. Pour l’habillement, il suffisait de posséder quinze cocotiers pour gagner amplement les quelques francs que coûtait un paréo bleu à fleurs blanches. Le reste du temps, chanter des himénés lascifs et berceurs ou danser des oupas-oupas frénétiques qui se terminaient dans des éclats de rires et des baisers.

Quant aux « blancs » — façon de parler car les uns prenaient rapidement la même teinte que les indigènes et un même sang originel coulait dans les veines de tous — les « blancs », échoués dans les îles au hasard souvent de quelque tempête personnelle inavouée, faisaient montre au début de quelque activité, habitude qu’ils apportaient avec leur mince bagage des pays durs où ils avaient précédemment vécu. Leur agitation faisait sourire. Et petit à petit ils se laissaient eux aussi enliser dans une paresse heureuse que trop souvent l’alcool faisait obtuse ; ils s’installaient à Papeete. On les voyait pendant quelques mois passer dans les rues, en chemise, culotte et sandales. Puis un beau midi une goélette, la Potii-Raiatéa ou une autre, les emportait vers une des îles Sous-le-Vent, ou les Marquises ; il y en avait même aux Australes. Ils partaient pour quinze jours et ne reparaissaient plus. On les eût retrouvés dans une île volcanique au pelage de verdure grimpant le long des crêtes ; peut-être encore dans quelque attoll où les cocotiers faisaient couronne autour du lagon intérieur. Ils avaient « épousé » une maorie langoureuse et câline. Et presque rien ne les distinguait plus des canaques dont ils avaient adopté les coutumes, la paresse et, somme toute, le facile bonheur.

« Ce qu’il fait à Vavaou… ?» la réponse était simple. Il vivait.

Après un long moment, Toupaha reprit :

— Il y en a qui le disent venu des Antilles, d’autres du Brésil, d’autres de plus loin, à l’est, qui sait, de l’Europe, ou d’ailleurs… Il n’est pas de France. Il a vécu des années à Taoutira, vous savez, à l’autre bout de Tahiti.

« On a raconté de vagues histoires sur son compte ; il a même été appelé chez le Commissaire, une ou deux fois. Puis on l’a laissé tranquille. C’était apparemment des histoires vieilles, vieilles ; trop vieilles. On ne sait plus. Puis il est venu à Vavaou, ça fait des années. »

Il se tut et la paix s’épanouit de nouveau sur eux. Il n’y eut que le bruit rythmé des longues vagues venant du lointain sans bornes se briser sur le récif, en flammes bleutées qui tachaient le noir.

Toupaha jeta sa cigarette dans l’eau où elle tomba comme une étoile filante pour s’éteindre dans un bref grésillement. Il se leva, fit quelques pas vers son navire, vérifia que le matelot de garde était à son poste, confortablement installé pour dormir, puis revint.

— On y va ?… Il a un cognac excellent. Et sa vahiné est bien belle. Vous verrez. C’est une arii, une princesse, la propre nièce de Tériimaruéva, dernière reine de Vavaou. Allons-y.

Ils partirent tous deux dans la nuit si noire qu’elle semblait sourdre de la masse volcanique du Taimanou, que l’on devinait à ce que, au nord, tout un pan du ciel était sans étoiles. Le capitaine marchait en tête, suivant un imperceptible sentier sous les palmiers dont les frondes pourtant prochaines étaient invisibles ; si bien que le bruissement de leurs feuilles froissées par le vent de la montagne semblait la respiration des étoiles.

— Vous voilà ! dit une voix.

Bernier buta sur la première marche de la véranda ; le jet d’un projecteur de poche éclaira les autres. Lémann murmura quelques mots et le visiteur sentit quelqu’un le frôler. L’instant d’après une lampe s’allumait dans la case. Ils entrèrent.

Ce n’était qu’une pièce, mais grande et très haute. Les murs étaient presque entièrement recouverts d’immenses tapas, cette espèce de cuir fait d’écorce de pourao et sur lesquels couraient de curieux dessins géométriques. On devinait au mur des objets bizarres, indistincts. La lampe, au centre, était accrochée à un montant entièrement sculpté, du haut en bas. Il y avait deux chaises, une grande table, deux coffres, quelques tabourets grossiers ; et dans un coin, une sorte de cadre de bois couvert de nattes qui était le lit.

Mais les yeux étaient surtout attirés par la femme. C’était une indigène de ce type splendide qu’est le type tahitien, le plus beau du monde, peut-être. Un visage parfait, ferme et doux, le nez droit, une peau de miel brun, des yeux noirs lumineux sous la masse épaisse des cheveux onduleux qui descendaient en cataracte jusqu’aux genoux et flottaient, libres, parés d’une seule fleur de tiaré piquée sur l’oreille. Ce qui surtout saisit le touriste était qu’elle fut vêtue à la mode indigène d’autrefois que les missionnaires ont bannie. Elle ne portait point la robe longue à manches imposée par les mœurs étrangères. La princesse, car elle en avait vraiment la noblesse de traits et d’attitude, portait tout simplement un paréo rouge à ramages, noué à la ceinture et qui laissait découverte la poitrine, une poitrine admirable de déesse grecque. Comme bijou, un seul : un collier de pièces triangulaires qui étaient des dents de requin.

— Cigare ou cigarette ?

Lémann tira vers lui un plateau de bois sculpté ; il y avait des verres, trois bouteilles, une boîte de cigares, des cigarettes.

La vahiné avait repris sa place, accroupie aux pieds du maître et se roulait adroitement, d’une main, une cigarette de feuille de pandanus. Le silence se fit. Personne ne disait rien et ce silence qui partout ailleurs eût paru étrange et lourd était ici savoureux et normal.

Bernier, après un long moment, crut cependant devoir entamer la conversation.

— Vous vous plaisez à Vavaou ?

Lémann s’arrêta de boire et le regarda ; et sa réponse eût paru grossière si elle n’eut si naturellement jailli :

— En voilà une question !

Il se versa un nouveau verre de cognac et passa la bouteille à Toupaha qui accepta sans mot dire.

— Je suis bien, à Vaitapé ; pour le temps que j’y suis. Ici ou ailleurs… Quand je partirai d’ici, ça me sera bien égal. Je n’ai rien qui me retient.

Bernier regarda instinctivement la femme qui, assise sur ses talons, regardait dans le vague. Il attendait un geste, un sursaut, une hésitation de ses lèvres. Elle n’avait point bronché. Elle avait levé les yeux simplement et avait regardé Lémann d’abord, puis le capitaine ; et avait souri. Sans doute n’avait-elle pas compris.

— Vous songez à partir ? continua le visiteur, que sa curiosité emportait.

— Partir ? bien sûr. Vous ne pensez tout de même pas que je vais rester éternellement ici.

Tout cela d’un ton calme, sûr de soi et de demain.

« … Je me suis arrêté ici par hasard, en passant.

— Il y a combien de temps… ? intervint Toupaha, simplement.

Lémann hésita, haussa les épaules et répondit non moins simplement :

— Il y a… voyons… 1922… 1930… 1936… il y a quatorze ans. C’est vrai, il y a quatorze ans !

Le silence redevint perceptible On n’entendit plus que le souffle mou de la brise dans les palmes. Par moments cette respiration de la nuit s’éteignait aussi. Alors de très loin revenait un grondement sourd, régulier, qui était le bruit du flot sur la ceinture de corail de l’île ; le pouls de l’infini.

Le goutte-à-goutte des minutes était arrêté. De temps à autre Lémann faisait circuler la bouteille de cognac dont Toupaha se servait largement. L’hôte, lui, buvait modérément et parlait moins encore, mais fumait cigare sur cigare, jusqu’au bout, pour n’en rien perdre. Il répondait brièvement, sans ennui mais sans plaisir apparent, aux questions que lui posait l’étranger. De temps à autre cependant il enfilait quelques phrases, lorsque le sujet éveillait son esprit ; et ce sujet touchait presque toujours les Îles, ce monde émietté sur la nappe du Pacifique, dont les parcelles flottent loin de tous les continents, et n’appartiennent à aucun ! Lémann semblait fuir tout ce qui n’était pas d’ici ; il trouvait moyen de tourner autour de Papeete même, sans s’y arrêter, comme s’il eut voulu éviter cette ville qui lui rappelait des souvenirs, qui évoquait le passé.

— Dites-moi, monsieur Lémann…

— Lémann, pas monsieur Lémann. Lémann, Lémann, encore une fois. Je vous prie.

— Très bien… Lémann… Je regarde ce que vous avez ici. Vous avez de belles pièces, vous collectionnez ?

Cette fois, le questionneur avait touché un déclic. D’ailleurs l’alcool, depuis tout à l’heure, avivait le regard de l’homme. Malgré la fraîcheur de la nuit, il avait enlevé sa chemise et montrait son buste semblable à un bronze de gladiateur ancien, aux muscles étonnamment durs, l’image de la santé et de la robustesse.

— Ah ! ça vous intéresse ? Vous savez, il y a de belles choses de ce côté. C’est même un peu pour cela que je suis venu à Vavaou. On m’avait signalé un vieil autel indigène de l’époque pré-coloniale, un maraé, quelque part sur la mer, de l’autre côté de la montagne. Je voulais y faire des recherches, oh ! en amateur, pour passer le temps. C’est là que j’ai trouvé le tiki qui est dans le coin, là, au fond.

Il montrait par-dessus son épaule un bloc noir que la lampe interposée empêchait de voir.

— Itiarii, prends la lampe.

La femme n’obéit point. Elle se recroquevilla comme une bête peureuse et baissa les yeux. De la main, elle ramena devant son visage et sa poitrine le voile opaque de ses cheveux dont la soie la vêtit toute. Elle dit d’une voix grave, un peu tremblante :

— Non… non… tayo Mémané, non… je ne veux pas.

— Elle a peur, dit Lémann. Elle a peur ! je vous dis. Superstitieuse comme toutes les sauvagesses.

Il y avait dans le ton un certain mépris, mais faussé par un accent de tendresse inavouée. Comment pouvait-il traiter ainsi de « sauvagesse » cet être merveilleux dont le corps splendide, libre de presque tout vêtement, de toute pudeur, comme de toute indécence, ne faisait point oublier la bouche profondément humaine et surtout le regard intelligent et noble. Accroupie comme une esclave, elle gardait l’air d’une princesse ; et ce titre, en parlant d’elle, n’avait certes rien de ridicule.

Lémann avait haussé les épaules et s’était levé suivi de Bernier. Il prit la lampe dont la flamme fuma et battit.

Dressé dans le coin se trouvait un bloc sombre, informe au premier regard, mais que la lampe approchée révéla. Le morceau de basalte montrait des membres grossièrement sculptés en ronde bosse et un visage indéfinissable.

— C’est un tiki, et un beau, d’une bonne époque. Au fait, vous ne savez peut-être pas ce que c’est qu’un tiki. C’est tout simplement un fétiche, une idole.

On distinguait encore, malgré l’usure du temps, le relief que la lumière oblique de la lampe accentuait : les traits bruts d’un visage barbare et le geste un peu obscène des bras dirigés vers le bas-ventre ; une espèce de nain trapu, dont l’écrasement même était puissant et qui en bloc avait vaguement l’air d’une toupie, mais que les mouvements de la lampe tenue à bout de bras animait de mouvements bizarres à fleur de sa peau noire et grenue.

— … Et ce qu’il y a de curieux, de rare, c’est ce sillon profond, comme un coup de hache, sur le sommet de la tête. Tenez, là.

Un cri de terreur retentit. Bernier se retourna d’un sursaut. Il vit les yeux dilatés d’Itiarii, ses joues qui subitement pâlies sous le hâle doré avaient pris couleur de cendre.

Toupaha, le capitaine, assis sur son escabeau, passablement ivre à force de cognac, regardait d’un air hébété, en faisant signe de la tête que non.

— Ne touche pas, tayo Mémané, je t’en prie, non, ne touche pas !

Lémann tourna vers son visiteur un regard de satisfaction inattendue.

— Ça ne rate jamais ! J’ai fait exprès. Je voulais vous montrer jusqu’à quel point il reste chez l’indigène des croyances anciennes. Ils sont intelligents pourtant, civilisés même, bien plus que… Mais c’est plus fort qu’eux. Même elle, et même Toupaha.

Il remit la lampe en place, vida par la fenêtre le cendrier qui était une large coquille d’huître perlière et alluma un autre cigare.

— Je vais vous raconter l’histoire de ce tiki et vous allez juger. C’est assez amusant, pour un Européen.

« Je suis allé le chercher dans le maraé, le vieil autel abandonné, dont les ruines se trouvent de l’autre côté, vis-à-vis Motou-Omé. Pour mon expédition j’avais pris un type d’ici, assez dégourdi. Il se croyait fort « désauvagé » depuis qu’il avait joué dans le film de Murnau, TAPOU, qui fut tourné justement à Vavaou qu’on appelle aussi Bora-Bora. Il se nomme Hopai. »

Dans son coin, Toupaha répéta comme un écho, d’une voix huileuse d’ivrogne, mais où il y avait quelque chose d’autre, indéfinissable :

— Hopai… ah oui !… Hopai… il est parti. Faré oé, Hopai,… adieu,… faré oé !

— Tu as connu Hopai, toi, bien sûr.

— Hopai ?… ah oui !… faré oé, Hopai.

— Bon. J’avais dit à Hopai que je voulais faire une excursion autour de l’île et il ne demandait pas mieux. Il avait une bonne pirogue. À midi nous étions en vue de l’endroit. Mais quand je dis à mon compagnon d’atterrir et que nous allions au maraé, il fit celui qui ne sait pas, ou plutôt qui sait mieux :

« — Il n’y a pas de maraé ici, Mémané, il n’y a pas de maraé. Je t’assure. Peut-être un peu plus loin ; c’est cela, il est un peu plus loin. Je sais l’endroit ; c’est passé la pointe là-bas. Je vais te conduire. Mais je connais. Ici, pas de maraé.

« Il avait l’air tellement certain et tellement désireux de me conduire ailleurs que je compris ; j’étais en plein dessus. Il faut vous dire que tous les restes de l’ancienne religion locale sont tapous, sacrés, inviolables, encore aujourd’hui. On les croit hantés par les tupapaous, les revenants que chacun voit partout. Bref, faire descendre mon guide ne fut pas une mince affaire. Usant d’autorité, je finis par y parvenir. Nous approchâmes de la rive ; il tremblait, comme un cocotier dans un typhon. Pas d’erreur : droit devant nous, sur un promontoire plutôt bas, une masse de blocs de corail taillés, disposés en une pyramide sur laquelle s’entassait un amas de pierres du rivage. La végétation n’avait pas encore fini de l’ensevelir. Dame ! il n’y a pas quarante ans que l’île est conquise.

« Debout sur les débris, en bonne place, et qui nous regardait venir, il y avait ce tiki cul-de-jatte ; autour de lui, mêlés aux éclats de basalte et de corail noircis, des débris où je ramassai quelques tibias et autres ossements humains. C’était assez pour reconstituer en esprit la dernière cérémonie, et le dernier banquet ! Le dernier du moins qui se fût passé en plein jour, ouvertement, gaiement !

« Naturellement, j’ai voulu emporter le tiki. Je suis monté sur le tas de cailloux et me suis approché comme tout à l’heure ; et comme tout à l’heure, comme chaque fois que j’ai voulu le toucher depuis, j’ai entendu un cri d’épouvante. Cette fois-là, c’était mon guide.

« À genoux, littéralement à genoux, il me suppliait de ne pas porter la main sur le fétiche ; il était terrifié ! Je lui demandai pourquoi, ce qu’il craignait tant. Après une longue résistance, il finit par m’avouer. Les indigènes sont convaincus que tout homme qui déplace un tiki, qui le touche même par hasard, infailliblement, après cinq ans, dix ans, quinze ans, mais infailliblement, aura…

— La lèpre.

C’était la voix de Toupaha dans son coin, sa voix gommée par l’alcool mais qui avait pris un timbre extraordinaire, imprévu, curieusement aigu. Si bien que ce seul mot avait fait dans la nuit le bruit d’un déchirement de soie.

Lémann haussa doucement les épaules, ralluma son cigare éteint et continua :

— Oui ! la lèpre. Rien de moins. Ils sont convaincus que la lèpre est le châtiment qui frappe ceux qui n’ont pas respecté le tapou, qui se sont rendus, même malgré eux, coupables de sacrilège.

Bernier avait eu un mouvement instinctif de répulsion en entendant le nom de la terrible maladie. Il ne la connaissait point sauf par la littérature, le roman, les histoires des temps lointains. Il savait cependant qu’elle existait dans les Îles Bienheureuses ; et que près de Papeete, en Tahiti, tout un canton, celui d’Orofara, était le domaine des lépreux. La lèpre ! Le mal effroyable dont la touche change les hommes en monstres et ne les tue enfin qu’après les avoir atrocement mutilés. La lèpre ! Être lépreux, voir chacun de ses doigts mourir l’un après l’autre et se détacher comme un fruit gâté, puis les bras se rogner, le visage gonfler comme celui d’un noyé tandis que le nez, les paupières, les lèvres tombent en pourriture ; la peau qui se couvre de croûtes hideuses. Cependant que, sous ce masque effroyable, dans ce corps de cauchemar, l’esprit et la conscience, intacts, continuent de vivre et de comprendre. La lèpre ! celle qui au moyen âge faisait rejeter sa proie humaine hors de la société. Lépreux ! pour qui on chantait un service funèbre, alors que, cadavre vivant, celui pour qui on disait le Libera attendait à la porte de l’église qu’on lui donnât une crécelle dont le son ferait fuir chacun ; car son ombre même était souillée, son regard même, empoisonné.

Mais Lémann, lui, ne paraissait pas troublé.

— Je ne suis pas superstitieux, continuait-il. Pourtant, je vous avoue que, dans le moment, le cri de Hopai, son épouvante, m’avaient donné un léger froid dans le dos. Que voulez-vous ! C’est ridicule, je le sais ; mais on ne vit pas impunément pendant des années dans ces terres hantées par les dieux défunts, sous l’œil d’idoles de basalte qui vous regardent d’un regard noir comme le lac Vaihiria, à voir les gens se terrer quand le vent fait geindre les frondes d’un cocotier dont ils prennent le bruissement pour les cris des tupapaous ; sans être, comment dirais-je,… influencé malgré soi. Je vous avouerai même que pendant l’année qui suivit, il y a de cela quatre ans maintenant, j’aimais mieux ne pas y penser. C’est idiot ! Quant à Hopai, il ne vivait plus ; car pendant le voyage de retour nous avions failli chavirer lorsque le damné tiki avait glissé ; instinctivement Hopai l’avait retenu. Il avait touché, malgré lui, le tapou.

« Je l’ai quand même rapporté. Il est là, le tiki, depuis ce temps. »

C’était vrai qu’il était là, le tiki, dans la pénombre du coin où on l’avait garé comme le plus banal des objets. Bernier lui jeta un regard. Était-ce l’effet de la lumière vacillante que jetait la lampe fumeuse ? Ou l’effet du cognac ? Mais il eut un instant l’illusion que la bouche noire se relevait aux coins en un rictus.

— Et savez-vous ? Il y a tout de même de ces hasards. L’année n’était pas terminée que Hopai prenait le chemin d’Orofara. Lépreux ! Pour tout le monde, pour Hopai lui-même, pour Hopai surtout, c’était la sanction, le châtiment.

— C’est tout de même curieux, dit Bernier. Drôle de coïncidence. Et quand je dis drôle… !

— Coïncidence en effet, mon cher… Ce que vous ne savez pas, c’est que Hopai était le mari, le tané d’une canaque connue comme lépreuse, mais qu’on n’avait pas cru contagieuse.

Itiarii s’était doucement endormie aux pieds de Lémann, couchée par terre, ses longs cheveux lustrés à l’huile de coco répandus comme une coulée de lave sur la natte. Lémann détacha sa sandale et son pied nu caressa doucement ce tapis de soie humaine. Il y avait dans ce geste bizarre quelque chose d’infiniment tendre ; il l’aimait. Toupaha, lui, avait cessé de boire. Il tenait la bouteille vide par le goulot, à bout de bras et regardait, les yeux éteints, le narrateur, en suivant avec une constance d’ivrogne le mouvement de la main qui enlevait le cigare de la bouche, l’élevait un peu, puis le remettait en place.

— Et, savez-vous, les indigènes d’ici me guettent. Parfaitement, ils me guettent ; et ils sont patients. Ils attendent avec une foi inébranlable le jour de mon départ pour Orofara. Vous croiriez qu’après quatre ans… ! Pas eux… C’est peut-être pour cela que je n’ai pas quitté Vavaou. Ils croiraient que ça y est.

— Mais… si cela était arrivé ; si… enfin… vous aviez pris la lèpre… vous vous en seriez aperçu ? Ça se voit, n’est-ce pas ? Vous ne pourriez pas, sans que je le sache… être lépreux ? Non ?

Il éclata, d’un rire si franc que l’atmosphère en fut purifiée.

— N’ayez pas peur. Je me suis fait examiner. Pas tant à cause du tiki que… Dans ces sacrés pays, il faut toujours être prudent. Rien, pas le moindre signe.

— Ce serait quoi, les signes ?

— Des taches, par exemple, des taches pâles sur la peau. Très particulières, les taches, et bien visibles. Mais regardez.

Il tira sa culotte courte et étendit sa longue jambe pour montrer un épiderme brûlé par le soleil mais sain comme une peau de fruit. Le mouvement avait éveillé Itiarii qui, se soulevant, s’étira comme une chatte, en bâillant de toutes ses perles.

— Vous voyez : net comme l’œil ! Et Itiarii peut vous dire que le reste est ainsi. Il pourrait y avoir autre chose encore. Des zones d’anesthésie : la peau perd par places toute sensibilité. Par exemple, si je prenais mon cigare allumé et me l’appliquais sur la peau du bras, cela me brûlerait. Un lépreux, lui, pourrait se le passer à travers le cuir sans rien ressentir, mais là, rien.

Ce disant il avait machinalement pris son cigare et l’avait approché de son avant-bras.

Lémann souriait en regardant son auditeur. Et voilà que tout à coup se répandit dans la pièce une odeur effroyable ; une odeur écœurante de chair brûlée, tandis que dans le silence on entendit un bruit ténu, bizarre : le grésillement de la graisse humaine brûlant sous le feu.

Lémann n’avait pas enlevé le cigare qui se collait à sa peau. Il l’appuyait au contraire, profondément. Il s’était levé tout droit, les lèvres atrocement blanches, les yeux sans douleur rivés à cette chair, la sienne, qui brûlait et qu’il ne sentait pas.

Itiarii bondit comme une bête, poussa un long hurlement et, les mains devant elle, se jeta par la porte ouverte dans le gouffre de la nuit. Quant à Toupaha, il se balançait sur son escabeau en disant de façon cadencée une phrase ridicule.

— Manéa néa… manéa néa… ! C’est ennuyeux… c’est ennuyeux… !

Tout à coup, repoussant son siège d’un coup de jarret, il recula vers le coin opposé à celui où se tenait Lémann. Puis il se coula le long du mur comme une ombre plate, saisit au passage la main de Bernier qu’il entraîna dehors dans une course éperdue.

Le lendemain matin, à l’aube, sans attendre que le jour fut levé, la Potii-Raiatéa, toutes voiles dehors à l’alizé, franchissait la passe de Vavaou.

Toupaha était collé à la roue, les yeux fixes, la langue sèche entre les lèvres.

Et quand à l’horizon le mont Taimanou ne fut plus qu’une fumée légère, le matelot découvrit dans un coin de la cale, écrasée, les cheveux défaits, le paréo déchirée, le pied saignant d’une large blessure, une femme toujours belle et qui était Itiarii.