L’Hérédo/Chapitre VII
CHAPITRE VII
dans les profondeurs du soi
Au point où nous sommes parvenus, il nous faut, avant de passer à la lutte des hérédismes du moi contre le soi — troisième acte du drame intérieur — scruter d’aussi près que possible les réactions entre eux des éléments du soi, aux divers âges de la vie. Je me contente de tracer ici les linéaments d’une science nouvelle, qui pourrait s’appeler la métapsychologie, car elle est fondée sur l’introspection et déborde par conséquent l’examen des faits et les données de l’expérience.
Nous avons ainsi défini les éléments du soi : l’initiative créatrice, le tonus du vouloir, l’équilibre sage. La synthèse s’en opère dans un acte de foi. Chaque soi est différent de celui du voisin, d’une différence qualitative et quantitative, qui va en décroissant de l’initiative créatrice vers l’équilibre par la raison. Chaque soi échappe à la durée, en ce sens que la durée ne peut l’anéantir ; mais, avec les années, les éléments du soi se modifient et se répartissent différemment, l’initiative créatrice diminuant au bénéfice du tonus du vouloir, lequel diminue lui-même au bénéfice de la sagesse. Chaque soi porte jugement sur son moi, peut admonester, brider, réformer son moi. Chaque soi peut choisir des ancêtres sages et bienfaisants et chercher le vrai en leur compagnie, mais il peut aussi improviser et puiser directement dans la nature les termes de son improvisation. Examinons successivement ces différents points.
Tous les écrivains, artistes, philosophes et la plupart des hommes d’action sont unanimes à constater que, dans l’être vieillissant, quelque chose ne vieillit pas. Ce quelque chose, qui se répartit autrement, mais qui ne saurait s’amoindrir, est le soi. Mon père, dont l’introspection était suraiguë et souvent foudroyante, me le répétait souvent : « Qu’est-ce que cet immuable de nous-même, cet inaltérable, qui s’impose à nous dans le même temps que le miroir nous avertit de notre rapide déchéance physique ? » Quiconque a observé, avec une attention soutenue, les tout petits enfants, a pu constater, chez eux, de très bonne heure, antérieurement même au langage, une personnalité déjà formée dans le ferme ou dans l’irrésolu, dans l’imaginatif ou dans le placide, dans le sensé ou dans l’obtus. Ce qu’il y a en nous de plus dynamique, de plus moteur est aussi ce qui est établi le plus tôt, ce qui se corrompt et se modifie le moins.
Avez-vous jamais pratiqué cet assez difficile exercice que j’appellerai une plongée de mémoire ? Je veux dire cette remontée du temps et de nos propres sensations ou raisonnements, qui aboutit presque au vertige. Comme certains athlètes s’accoutument à un mouvement compliqué, l’introspecteur assidu peut et doit arriver à une véritable virtuosité dans cet art. Je suis parvenu à reconstituer ainsi, exception faite pour quelques rares lacunes, des pans entiers de ma vie intérieure au cours de ma prime jeunesse. Je n’y trouve point ma réflexion si différente de ce qu’elle est aujourd’hui, au moins dans sa trame raisonnée. Bien mieux, j’analysais mes impressions à peu près de la même manière que maintenant, et sans savoir ce qu’était une abstraction, je passais de l’abstrait au concret et inversement avec une facilité qui m’enchantait. Ma volonté, mesurée par mon acharnement au travail, était aussi tendue que depuis, dans les passes les plus volontaires de mon existence. Quand je faisais une sottise, c’était délibérément, avec une vue fort nette des conséquences fâcheuses qui en résulteraient. Interrogés par moi, plusieurs de mes amis, au caractère solidement trempé, m’ont fait des confidences analogues. J’étais bien petit quand je sautais d’un perron assez élevé, au risque de me casser la jambe, parce que le choix de ce risque me faisait sentir délicieusement et copieusement, au fond de moi, une puissance non déléguée ni héritée, un principe d’acte. La difficulté m’en plaisait, comme ayant un goût de genèse, une saveur de rafraîchissement.
Dans l’écoulement successif des hérédismes de toutes sortes, présences, états d’esprit, aperçus de tempérament, aspirations vagues, tics mentaux, qui s’éparpillent et se dissolvent à mesure que nous avançons dans la vie, cette permanence et pérennité du soi est une consolation et un encouragement. Mise à sa place et en sa valeur, elle aurait dû inquiéter les évolutionnistes enragés de la seconde moitié du XIXe siècle et leur faire examiner de plus près leur absurde et funeste doctrine, complément du déterminisme. Ainsi n’eussent point été paralysées la science psychologique, la clinique, la critique françaises, condamnées à végéter dans leurs petites cloisons séparées et étanches, au milieu de formules d’écoles et de poncifs spiritualistes ou matérialistes. Ainsi eussent été relevés, dans tous les domaines, les autels de l’Intervention, fille de la liberté intérieure. Ainsi n’eût pas été méconnue l’immense ressource psychique et morale du soi, inaltérable et guérisseur.
L’introspection, guidée ou même dirigée par quelqu’un d’habile, fait découvrir à de grands nerveux le moment précis de leur biographie où ils ont perdu la conscience nette d’eux-mêmes quelquefois sous un choc ou une émotion — où ils se sont comme endormis. On sait que ce sommeil moral s’accompagne d’une rétention de l’influx nerveux, proportionnelle à la durée du sommeil, dont le réveil se traduit par des détentes, contractions, contractures, spasmes généralisés, phénomènes divers, jadis attribués à l’hystérie. L’explication en est simple. À l’appel de l’instinct génésique, très souvent dans le voisinage de la puberté, les hérédismes ont assailli et recouvert le soi jusqu’à l’obnubiler presque complètement, moins la frange déjà décrite. L’effacement, le retrait, l’évaporation de ces hérédismes, amènent le réveil du soi et la dépense brusque et théâtrale de l’énergie nerveuse accumulée. Mais, faute d’un traitement psychoplastique approprié, l’instinct génésique agit de nouveau et de nouveau le soi s’obnubile. La clinique corrobore ainsi ce que nous savons du drame intérieur.
Le soi improvise et induit. Il est, grâce à l’initiative créatrice, le père des grandes découvertes primordiales : le feu, la charrue, le vin, la voile, le pain, la route, la loi. Ces découvertes, mères elles-mêmes d’autres découvertes, participent de la pérennité du soi. Elles touchent à l’essentiel de l’être. Elles ne sont ni modifiables, ni remplaçables. Plus l’homme est soi, plus il est en puissance d’invention, d’ingéniosité, d’improvisation, et plus aussi ses inventions sont transmissibles et durables. Au lieu que, si certains hérédismes mènent à des découvertes partielles, à des thèses séduisantes, ces découvertes aboutissent à des culs-de-sac, ces thèses sont caduques et maîtresses d’erreurs. Le moi, qui tient une lanterne, est le premier à trébucher dans les fondrières. Le soi diffuse une lumière douce de reviviscence, véritable soleil intérieur, qui féconde autour de lui et dore de nombreuses moissons intellectuelles. Toutes les marottes scientifiques et littéraires sont des issues ou des dérivations du moi, chargées d’hérédismes de toute sorte et comme des cristallisations d’humeurs psychiques. Leurs porteurs s’attachent et s’entêtent à elles d’autant plus qu’ils devinent leur fragilité. Broca et Charcot avaient érigé en dogme anatomo-clinique cette théorie des localisations cérébrales, aujourd’hui totalement détruite par les faits et abandonnée, qui réduisait l’immense problème du cerveau humain, — fragment lui-même du beaucoup plus immense problème de la pensée humaine — à un tableau de sonneries dans une antichambre. Le fameux schéma « de la cloche », par lequel Charcot expliquait faussement les diverses formes de l’aphasie, n’est qu’un hérédisme projeté et fixé sur le papier, un résidu de l’ascendance et comme un balbutiement d’artisan.
La doctrine de l’évolution de Charles Darwin — d’ailleurs déformée et exagérée par les successeurs et imitateurs de Darwin — et les formules analogues de Lamarck, tout comme les reconstitutions osseuses de Cuvier, tout comme les théories sur la fièvre de Claude Bernard, relèvent de l’effervescence héréditaire au sein du moi. Pour l’évolution par exemple, il est bien clair qu’elle n’est autre chose que le substratum lui-même des réapparitions héréditaires, coordonné et interprété ainsi qu’un « progrès ». C’est la suite et le développement érigés en divinité, la trame prise pour le dessin. La succession des aspects et des formes sur l’écran héréditaire donne au spectateur — en l’occurence à l’introspecteur — l’illusion que ces aspects dérivent les uns des autres, que ces formes s’engendrent et se complètent. Ce qui s’écoule masque ce qui est permanent. Le fleuve dissimule le lit du fleuve. Les reflets et luisants sont pris pour la loi de l’animé. Voici la connaissance de l’homme paralysée pour cinquante ans, embringuée d’une multitude de comparaisons et de métaphores admises comme autant de réalités.
Le dernier en date des hérédismes matérialistes a été cette vaine et fameuse « découverte » du neurone, par qui s’expliquait mécaniquement l’association des idées et dont Jules Soury disait que, l’ayant connue, il pouvait mourir. Il n’y avait à cela qu’un dommage, c’est que le neurone n’existe pas, qu’il n’est qu’un accident de dissection fine, qu’une création histologique, que l’interprétation fausse d’une coloration. A priori c’est une hypothèse bien sommaire que celle qui consiste à expliquer des juxtapositions de pensées par une juxtaposition de cellules nerveuses et un entrelacs mental par un entrelacs anatomique. Les choses ne se passent pas si simplement.
Quant à Jules Soury, admirateur de l’inexistant neurone, il était lui-même un hérédo caractérisé, tant par son aspect extérieur, composé de plusieurs types humains mal fondus, que par sa tournure d’esprit, véritable champ clos d’hérédismes. Sa voix basse et sifflante avait l’air de ne pas lui appartenir. Elle véhiculait un incroyable mélange de sottises doctoralement affirmées et de remarques justes et saisissantes. Comme il sentait vivement ses ancêtres, il leur avait voué un véritable culte, et son traditionalisme ascétique était une forme détournée de l’orgueil. Il avait horreur de l’Intervention. La passivité dans la constatation était devenue une règle de sa vie intellectuelle et il la prêchait avec une acerbe bonne foi, tout en la jugeant proche du désespoir. Je ne fus pas long à poser son diagnostic. Lors de sa première visite chez moi, il entra au salon avec son parapluie et son immense chapeau haut de forme, qu’il ne confiait jamais à un domestique. Puis il s’assit et commença de disserter sans arrêt sur les fonctions du cerveau, avec une éloquence précise, mais fatigante, ainsi qu’un fou tourné contre un mur. Cependant je distinguais derrière lui une demi-douzaine d’ascendants, eux-mêmes formés de divers personnages plus lointains, que son instinct génésique très ardent et très dissimulé — il était d’une chasteté absolue — fécondait avec une rapidité surprenante. Il pensait dans trois compartiments au moins, dont l’un était d’un jeune homme infatué et ignorant de toutes les conditions de l’existence, l’autre d’un sorcier de campagne et le troisième d’un rat de bibliothèque, perdus eux-mêmes parmi une petite dispute de vieilles femmes avares et hargneuses. Tenant son clavier congénital, j’aurais pu établir, une par une, le répertoire de ses manies. C’était dommage, car il laissait étouffer et végéter un soi remarquable, dont il eût pu et dû tirer les plus beaux accents. Ce soi transparaissait dans sa sincérité et dans sa curiosité infatigable, mais cédait le pas à l’automate, suivant le mécanisme décrit plus haut.
Il était manifeste que ses erreurs — cultivées par lui avec une sombre délectation — tenaient à l’interposition d’hérédismes variés entre la vérité et son soi. Ce dernier cherchait le vrai mais était détourné de lui par un ancêtre fol, à peu près de la même façon que dans le jeu dit du « chat coupé ». Aussitôt l’on voyait Soury courir après le fantôme mental ou le morceau de fantôme qui venait ainsi de le duper, puis revenant à son point de départ avec une tristesse infinie. Toute sa vie il s’usa à ce jeu. Une monographie de ce halètement et de cette quête perpétuellement déviée serait un ouvrage du plus haut intérêt. Alors que, chez Renan, les erreurs par contrariété d’hérédismes — si grossières et qui ont eu tant d’influence — se muaient en une comédie intérieure, chez Soury elles tournaient à la tragédie. Distinguant et pressentant la vérité, il était happé chroniquement par plusieurs absurdes, très vite transformés en idoles. Car il vénérait ses trous, ses chutes, son labyrinthe, à la façon d’un moine du XIIe siècle convoqué au Sabbat héréditaire.
Autre hérédo tragique : Léon Tolstoï. Il faut le prendre par sa fin, qui est l’image de sa vie entière. Lorsqu’il sentit venir la mort, il s’échappa dans la campagne et se mit à courir après lui-même, comme un vagabond de l’altruisme qu’il était. Il rendit son âme en plusieurs morceaux, quelques-uns d’un pur diamant, loin des siens, dans une pauvre pièce nue, où il avait trouvé asile, après avoir semé sur le monde tant d’erreurs bien intentionnées. Quel aïeul, ivre de Rousseau, lui avait légué la figure redoutable que développa en lui la puissance sexuelle, et de quels ancêtres résulta la confusion spirituelle où il se débattit pendant quarante ans. Comparez cette déroute intellectuelle au faciès de patriarche sage que nous offrent ses photographies, aux pages pleines et pondérées de ses meilleurs romans, à cet admirable conte de Maître et Serviteur, et déplorons ensemble qu’un pareil homme n’ait pas héroïquement dompté son moi.
C’est que, transformé en automate, sous une influence qu’il faudrait rechercher — car combien il apparaît malléable, ce faux inflexible ! — il se mit à adorer sa transformation. Il se crut même d’autant plus libre qu’il était plus captif de son ascendance. Il s’enivra de ses chaînes. Il devint un maniaque du cas de conscience, invariablement résolu dans un sens absurde. La Sonate à Kreutzer n’est qu’un tissu d’erreurs sauvages, où l’on voit le désir tolstoïen donner des formes à la misogynie, peupler ce beau cerveau de spectres douloureux, empêcher que l’emporte, en fin de compte, un soi valeureux, qui palpite et gémit sous l’attaque congénitale. Malheureux grand écrivain, perdu dès ici-bas dans les limbes, tâtonnant et trébuchant au milieu des pièges hérités de la pitié et de l’amour, esclave de conclusions enfantines ! Il avait été question, un moment, que mon père, qui admirait grandement Guerre et Paix, fit en ma compagnie le voyage d’Iasnaïa Poliana et rendît visite au beau vieillard, dont le regard profond avait pris cette expression, si caractéristique, du dormeur éveillé. Je n’ai pas regretté l’évanouissement d’un tel projet. Ce spectacle m’aurait fait trop de peine. Est-il plus grande tristesse ici-bas que celle du génie qui se suicide, du laboureur qui empoisonne son grain.
Ouvrez Guerre et Paix, non plus pour vous enivrer de ce récit à odeur humaine, à goût de sang, mais pour y retrouver Léon Tolstoï. Inquiet déjà et déjà enivré de la montée en lui des hérédismes, il les a fixés dans deux personnage : le prince André et le bon Pierre, le mari de l’impassible Hélène. Ceux-là sont des projections de la personnalité déchirante et déchirée de l’auteur. Il se domine et les domine encore. Plus tard, il obéira à leurs chimères, je veux dire à son personnage intrachimérique, il prendra la suite de leurs nuées, comme dirait le grand Maurras. Il adoptera ces marottes, qu’il essayait sous la forme romanesque, et il voudra les mettre en pratique.
Passer à l’acte, quand on est convaincu, eh ! parbleu oui, c’est ce qu’il faut faire ! Le risque était fort développé chez Tolstoï. Mais il est arrivé ce malheur que l’apparition dominatrice des hérédismes dangereux a commencé chez lui juste au moment où le risque venait — dans une crise de personnalité qu’il a décrite — de le séparer de ses ancêtres sages. Au lieu de se trouver seul avec sa sagesse, il s’est retrouvé seul avec son erreur et il l’a agie comme il faisait tout, passionnément.
Jules Huret, qui regardait bien les gens, sans d’ailleurs distinguer les ensembles, m’a conté cette anecdote : déjeunant à Iasnaïa Poliana, en même temps qu’un Indien converti au tolstoïsme, il vit avec stupeur cet individu jeter par terre une carafe de vin apportée en l’honneur de l’invité français et que le néophyte jugeait contraire à la doctrine. Pris entre les devoirs de l’hospitalité et son codex, Tolstoï était — disait Huret — « désemparé comme un homme à la croisée d’un chemin ». J’imagine que cette mésaventure dut lui arriver souvent, et pas seulement à table. Son scrupule héréditaire se composait d’une suite de carrefours, où il choisissait régulièrement, et après délibération éloquente, le chemin qui ne mène nulle part. Les ancêtres de Soury jouaient avec lui à chat coupé. Ceux de Tolstoï à colin-maillard. Je le vois toujours les yeux bandés, les bras en avant et allant buter dans un fossé, ou contre un tronc d’arbre, avec ses grands cheveux, son nez large, sa blouse de moujik, sa grosse ceinture et ses bottes fabriquées par lui.
Sans quitter la littérature russe, nous trouvons dans Crime et Châtiment et dans l’auteur de ce chef-d’œuvre, Dostoievsky, un remarquable exemple de combat du soi et du moi. Le protagoniste du livre, l’infortuné Rodion, est un protagoniste psychique, chez qui se concertent et s’agitent, se disputent, se massacrent la sagesse individuelle et la folie héritée — apparition du risque — et une dizaine d’ancêtres alcooliques ou tréponémiques. L’atmosphère de cet ouvrage singulier, attachant, d’une analyse intrapsychique relativement facile, est une atmosphère d’autofécondation analogue à celle de Hamlet. Dostoievsky avait pu en rencontrer les masques et les formes extérieures dans les rues de Pétrograde, comme Shakespeare avait pu rencontrer son prince danois et ses camarades soit à Elseneur, — dans l’hypothèse où son voyage eût été réel, — soit dans les vieilles chroniques qu’il dévorait. Mais l’animation d’un Rodion, d’un Marmeladoff, d’un Svidrigaïloff, d’un Porphyre, d’un Razoumikine venait de l’ascendance de Dostoievsky, comme l’animation de Polonius, d’Ophélie, de Laerte, de la Reine, venait de la lignée shakespearienne. Ce ne sont pas là des peintures. Ce sont des créations internes, des fécondations, puis des projections d’hérédismes. Le thème de Crime et Châtiment, c’est le débat du tonus du vouloir et de l’équilibre contre les spectres congénitaux. C’est pourquoi le remords y est si intense. Car le remords est une réitération mentale des actes, un ressassement connexe au réveil héréditaire. Conscience bourrelée, conscience habitée,
La médecine, qui forge parfois de bien mauvais mots, a appelé neurasthéniques des hérédos caractérisés par ceci : qu’ils ont du remords sans avoir commis, en fait, de mauvaise action. Leur médiocrité les tourmente ; ou encore ils ont honte des mauvaises pensées, des ægri somnia, hérédismes larvaires flottant dans les meilleures consciences, que leur dépression, que leur déséquilibre leur grossit. Au fond de ces amers misanthropes, il y a toujours un mécontentement de soi initial, un malaise moral. Celui-ci commande les troubles physiques. L’échec des médications usuelles tient précisément à ceci qu’elles s’adressent à l’effet organique et non à la cause fonctionnelle. Pour guérir le neurasthénique, il faut faire appel à son soi et le délivrer de ses hantises : 1° en lui démontrant leur vanité ; 2° en les lui faisant écrire ou confesser ; 3° en lui fournissant des objets sains d’activité intellectuelle. Son médecin doit être son ami.
Lamennais avait tous les stigmates de l’hérédo. Son soi s’est débattu de bonne heure, âprement et douloureusement, contre la confusion anarchique qu’assemblait en lui un instinct génésique dévié, sur lequel il y aurait lieu de se renseigner exactement. Je crois bien discerner à distance, en dépit des voiles dont il le recouvre, son lourd secret. Toujours est-il que le malheureux auteur des Paroles d’un Croyant fut littéralement happé par ses hérédismes, ballotté, tiraillé comme pas un, et donna dans tous les godants de la congénitalité chargée et hantée. La marotte d’un esprit de ce genre consiste à choisir une aspiration vague et généreuse, liberté, égalité ou justice, et à lui sacrifier successivement toute la hiérarchie intérieure, tout ce que j’appelle l’équilibre sage. Les déséquilibrés de l’ascendance — pour quelque cause que ce soit, toxique, bacillaire, ou psychique — viennent se loger dans cette marotte, la gonflent, la distendent, l’élargissent, ainsi que des serpents dans un sac, assourdissent l’orateur ou l’écrivain de leurs sifflements, susurrements, chuchotements, reviviscences et contradictoires. Lamennais les sent confusément, il les traite de démons, il les nomme. Il se fait néanmoins un devoir de les accueillir, de les héberger et il prend leurs dévastations pour de la grandeur. Un immense orgueil en résulte, accompagné de remords et de larmes. L’esprit s’écarte du positif, s’attache désespérément au négatif et ne peut plus distinguer aucune vérité, qu’elle soit religieuse, sociale ou politique. L’hérésie, c’est l’émeute intérieure. À chaque carrefour de la pensée se tient un bateleur vociférant. Maintenant les ascendants crient et tempêtent. Ils sont les maîtres de toute la scène. C’est l’antichambre du délire caractérisé, avec les trois ou quatre mornes canaux pathologiques auxquels aboutit, en progressant, l’automatisme.
L’élection, par le soi, d’un ancêtre sage amène naturellement cette rigidité, pouvant aller jusqu’à la rigueur, qui se remarque en certains individus. Ils sont sévères pour eux-mêmes et pour les autres. Ils exigent beaucoup de la nature humaine. Ils souffrent d’un excès de pénétration qui leur fait découvrir aussitôt le fort et le faible de chacun et juger durement ceux qui leur sont le plus cher. Ils sont, en quelque sorte, des magistrats nés.
Je vous présente l’auteur des Maximes, ce La Rochefoucauld dont on peut conclure, selon le mot de Quincey, qu’il est descendu dans le cœur humain plus profondément que le plomb de la sonde. Sa pénétration est à la puissance deux, comme disent les mathématiciens. Il a l’air de regarder les vices et les vertus à travers un autre, qui lui-même les eût bien regardés. Il part, pour avancer plus loin, d’un promontoire héréditaire. Aussi, comme il utilise ses ancêtres sages, au lieu de chercher à se séparer d’eux, ne discernons-nous en lui aucun risque, ni aucun héroïsme. Il est même aux antipodes de l’héroïsme. Il nie l’esprit de sacrifice. Il hausse les épaules devant la possibilité d’un mouvement généreux. Il vous guérirait de Corneille, si l’on pouvait guérir de Corneille. Son code moral nous apparaît comme le palimpseste d’un code antérieur. C’est une chambre de justice à l’air raréfié. On le subit, mais sans agrément. Il a trouvé la formule du non-risque, aussi tranchante qu’un couperet : « L’esprit est toujours la dupe du cœur. » Vous voyez ici le renforcement par l’ancêtre sage. Seul, un moraliste de même précision dirait : « L’esprit est parfois la dupe du cœur. » Mais La Rochefoucauld Ier pèse sur La Rochefoucauld II, pour qu’il généralise dans le temps.
La forme des « maximes », cette façon de procéder par jets brûlants et brefs, indique d’ailleurs une initiative créatrice morcelée, puis bridée par quelque chose d’antérieur. L’art de formuler, — qui se retrouve chez un Chamfort, un Rivarol, un Joubert, etc., — l’art de frapper de petites médailles brillantes et solides, témoigne de l’intervention périodique ou saccadée de l’ancêtre sage. Il s’agit de pensées de pensées, de reprises en collaboration. Dans le domaine scientifique, cette rigueur et cette sécheresse, accompagnée de profondeur, produisent des esprits mathématiques, appliqués à la trame et contexture des choses, préoccupés de probabilités. Enfin il est possible de concevoir, dans la vie courante, des sortes de devins fécondants, des animateurs d’autrui, qui ont besoin d’une autre âme pour s’épanouir ou, plus exactement, pour épanouir le doublet, la quintessence de sagesse qui est en eux.
Tel était ce vieux médecin, d’une pénétration prodigieuse, qui donna à Dumas fils l’idée de la Femme de Claude et qui avait fourni d’idées générales un grand nombre de ses plus illustres contemporains. J’ai déjeuné avec lui une fois, il y a de cela une quinzaine d’années, et, déjà préoccupé de l’hérédo, j’ai passé mon repas, tout en l’écoutant, à dissocier en lui l’ancêtre sage, qui donnait à ses moindres propos une saveur de concentration. Le regard, sans nul parti pris, était ainsi composé de deux lueurs distinctes, dont l’une se posait sur vous, tandis que l’autre cherchait au delà, comme chez un marin ou un guetteur. La voix n’était point bitonale, bien que délicatement nuancée. Mais le rire était d’une autre personnalité, aussi libre et enfantin que le savant était concentré.
Au courant de la conversation, il nous raconta qu’il avait eu, dans sa parenté, des chercheurs à tendances encyclopédiques. C’était un de ceux-là qui revenait en lui et prolongeait son observation en divination.
Il en résulte que, dans une famille, la continuation, d’âge en âge, du métier ou de la profession est une cause de perfectionnement. À chaque génération, le soi y opère plus aisément l’élection de l’hérédisme sage. Il s’établit ainsi peu à peu au sein du soi, un renforcement de la maîtrise, qui est une condensation d’acquêts héréditairement utiles et féconds. La permanence de l’occupation physique ou intellectuelle corrige et amende, dans une large mesure, la divergence et la nocivité des hérédismes. La solidité de la souche paysanne, demeurée fidèle aux champs et à la culture, n’a pas d’autre origine.
Il est d’observation courante qu’avec l’âge la sagesse l’emporte sur l’initiative et la volonté, la contemplation sur le dynamisme et l’énergie. Le soi se répartit autrement. Par ailleurs, la diminution considérable de l’instinct génésique amène la diminution concomitante des hérédismes, de leur gonflement, de leur éclatement dans le moi et de l’autofécondation. C’est ce que traduisent les vers de Hugo :
Car on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens.
Mais aux yeux des vieillards on voit de la lumière.
La psychologie des vieillards n’est pas faite. Elle comporte en général une sérénité, interrompue par des apparitions de plus en plus ralenties et espacées d’hérédismes, qui donnent parfois une impression de perversité. Ne pouvant plus agir par eux-mêmes, à cause du déclin de leurs forces, ils ont tendance à se donner le spectacle de l’action des autres. Leur mémoire, en s’affaiblissant, brille tout à coup d’un éclat plus vif sur certains points du passé, à la façon d’un feu qui s’éteint. C’est elle qu’il s’agirait de réveiller. C’est par elle, et non par d’absurdes régimes, qu’on prolongerait leur existence, en luttant contre le sommeil qui les envahit. Ils en ont la sourde conscience. Ne les voit-on pas ressasser, avec un évident plaisir, tel ou tel site ou événement de leur enfance, ranimer les tisons et les paperasses d’antan. C’est généralement le petit-fils, ou la petite-fille assise sur un tabouret auprès de l’aïeule, qui remplit, par ses interrogations, le rôle de vestale psychoplastique. Il faut imiter ces enfants. Comme nous le verrons dans le livre consacré au régime moral et redressement de l’hérédo, qui complétera celui-ci, le problème de la prolongation de la vie humaine est lié à celui du réveil psychique et de la tonification méthodique du soi. Je n’en veux comme exemple que deux macrobites — mon Dieu, que ce terme exact est laid ! — tels que Chevreul ou le glorieux entomologiste Fabre de Sérignan. Ce qui les a prolongés plus loin que le commun des mortels, ce qui a permis à leurs facultés de perdurer, c’est la curiosité intellectuelle.
Tant plus la vieille allait, tant plus elle apprenait et, pour ce, mourir ne voulait.
Il faut donner des buts aux vieillards, des buts appropriés à leur condition, nobles et salutaires autant que possible. Plus le but sera noble, plus la longévité sera durable. Il faut briser, doucement mais fermement, la coque égoïste, véritable sclérose du soi, qui les endort et leur ferme les yeux intérieurs, avant que les yeux du visage ne se ferment. Il faut les persuader de ce fait que la diminution de l’instinct génésique, si elle amoindrit, heureusement pour eux, une vaine appétence, augmente leur liberté intérieure et leur sagesse, leur permet de considérer l’univers d’un regard plus délibéré, de porter jugement, de pénétrer plus loin. Je conçois fort bien une découverte importante, essentielle, faite par un vieillard de quatre-vingts ans et davantage, auquel un entraînement psychique approprié aurait permis de surmonter la décrépitude physique.
J’ai connu, en pleines Alpes françaises, un savant religieux, célèbre par sa charité, ses sauvetages et son érudition botanique. Il vécut jusque dans un âge très avancé, en pleine possession de ses puissantes facultés intellectuelles, au milieu de la solitude, de ses livres et de ses auxiliaires, véritable providence des voyageurs égarés et des errants. Admis en sa présence, on reconnaissait un soi de premier ordre, solide et fin comme une barre d’or, d’un or multiplié par le don. Le regard était libre de tout hérédisme, la voix douce, grave et persuasive, le visage serein. La curiosité scientifique soutenait et portait ce grand vieillard. Il nous montrait son petit jardin, planté d’espèces rarissimes, avec cette minutie et cette précision qu’on remarque aux derniers dessins d’Hokousaï et aux dernières peintures de Franz Hals. Chacun de ses mots, de ses silences était significatif et plein de sous-entendus. Il émanait de lui une impression merveilleuse de calme et de lumière apaisée, ainsi que d’une prière ambiante. Tous ceux qui ont approché le père Chanoux, recteur de l’hospice du Petit-Saint-Bernard, ont senti que sa seule présence les augmentait, les ennoblissait, les élevait au-dessus d’eux-mêmes. Devant lui la bassesse avait honte d’elle-même et l’orgueil se trouvait ridicule. Il rendait aux vertus, par son simple contact, leur hiérarchie et leurs perspectives.
Fabre de Sérignan était le type du soi improvisateur et sans entraves. Il sut se méfier toujours des vastes théories, qui sont en général des interpositions héréditaires, ainsi que nous l’avons dit pour le darwinisme. Il observait à la fois méticuleusement et largement, comme un pâtre qui surprend les secrets de la nature, comme un enfant attentif au manège d’un insecte. Ses ouvrages sont un modèle de la science de plein air, qui est la vraie science, alors que le laboratoire est trop souvent la chambre de torture de la vérité, du moins quant à la biologie. Depuis les anciens alchimistes, un grand nombre d’erreurs ont pris naissance dans les laboratoires. Fabre ne formait point les conditions de la vie. L’ingéniosité de ses expériences n’a d’égale que leur ingénuité. Claude Bernard, grand hérédo, chez qui l’impulsion créatrice était aussitôt envahie par des réveils héréditaires, qu’il traduisait en hypothèses, Claude Bernard préconisait l’idée préconçue comme stimulant de la recherche : « En route, vous trouverez autre chose. » Fabre n’avait aucune idée préconçue. Il se pliait à la biographie de la mante religieuse ou du bousier. Il ne la pliait pas à ses images intérieures.
Je me rappellerai toujours l’étonnement heureux où me plongea ma première visite au docteur Lamarre, de Saint-Germain-en-Laye, philosophe et guérisseur. Ce grand homme, simple et bon entre tous, n’a aucune espèce de marotte, aucune espèce de thèse arrêtée sur ceci ou sur cela. Quand on lui parle des altières idées du professeur un tel ou un tel, il hausse tranquillement les épaules et cite aussitôt un cas particulier, observé comme lui seul sait observer, qui jette par terre la somptueuse et vaine théorie. Il examine et il traite le malade, non cette entité vague et confuse, tirée des manuels de pathologie, que l’on appelle la maladie. Il connaît les mœurs du malade, ses scrupules, ses méfiances, ses repentirs, ses subterfuges, ses échappées, comme Fabre les mœurs de ses petits collaborateurs articulés ou annelés. Il le manie habilement et simplement. Il le délivre de cette prolongation du mal, qui tient trop souvent à la maladresse et à l’imprudence de ses confrères. Il ne lui dit pas : « Victime de l’hérédité, vous resterez soumis à ses lois. » Il sait combien ces lois sont fragiles et qu’il y a, derrière l’hérédité, comme j’essaie de l’établir ici, bien autre chose. Lui-même dégage la triple impression de la sagesse, de la volonté et de l’initiative, comme je l’ai remarqué chez peu d’humains. Il est un modèle de personnalité libre et complète. C’est pourquoi il impose la confiance, il dissipe les préjugés et la routine.
On a dit que les grands savants et les grands artistes voyaient et jugeaient les choses de la nature comme si elles leur apparaissaient pour la première fois, comme si elles naissaient sous leurs yeux. C’est qu’en effet, le soi, qui meut ces privilégiés, est une puissance permanente et harmonieuse, formée d’une perpétuelle genèse. Je le comparerais au centre d’un système cosmique, où tout est en équilibre et cependant en mouvement, avec cette différence que le système cosmique ne se connaît pas et que le soi peut se connaître, se connaît une fois qu’il a écarté et vaincu le moi, dépouillé jusqu’aux ancêtres sages, jusqu’aux souvenirs et aux présences : c’est la récompense de l’introspection.
Beaucoup d’humains, même rudes et dominateurs, traversent le rayon de l’existence sans connaître d’eux-mêmes autre chose qu’un tourbillon d’hérédismes, en ignorant presque complètement leur soi. Celui-ci ne leur apparaît qu’à l’occasion d’une forte secousse, morale ou physique, d’un choc passionnel, dans l’interstice de deux ou de plusieurs influences congénitales. Cette entrevision suffit cependant pour les troubler, parfois pour les ramener à la sagesse, à la vérité sous toutes ses formes. Mais le fait qu’on ignore son soi n’empêche pas ce soi d’exister, ni les divers actes du drame intérieur de se poursuivre au sein de la personnalité confuse.
La sérénité de la mort, phénomène souvent remarqué chez des êtres par ailleurs fort agités avant cette suprême minute, tient à l’affranchissement soudain du soi, dans la débâcle et le déliement du moi. L’agonie peut être considérée comme le dernier effort des hérédismes, contre l’individualité profonde, des éléments transmis et caducs contre le principe personnel et immortel.