L’Hérédo/Chapitre IX
CHAPITRE IX
les constellations héréditaires
Le mécanisme de l’imagination, ou faculté des images du moi, son rôle en face du soi, composent, comme l’amour humain, un épisode essentiel du drame intérieur. Mais ici une attention plus soutenue encore que précédemment est nécessaire.
Parmi les images qui se présentent à l’esprit et qui agissent aussi sur le corps, les unes sont nées au dedans de nous, c’est-à-dire héréditaires, les autres sont formées de la conjonction d’une parcelle héréditaire et d’une parcelle sensible venue du dehors. Cette conjonction s’opère par analogie et par homogénéité. Les premières sont des hérédismes, ou des fragments d’hérédismes. Les secondes des hérédoprésences. Il nous faut les examiner successivement, avant d’examiner comment elles se comportent vis-à-vis du soi et comment le soi se comporte vis-à-vis d’elles.
Les images héréditaires isolées se présentent à la conscience généralement par groupes ou par systèmes, eux-mêmes réunis en grandes figures congénitales reviviscentes, analogues aux constellations. Chacune de ces images tourne, ou plutôt gravite, devant le soi, lui présentant successivement tous ses aspects, avec une vitesse proportionnelle à l’acuité du jugement porté par le soi. Plus nous jugeons, pesons, calculons une image intérieure, telle que celle de la mort, ou de la succession des choses, ou de leur remplacement par d’autres, plus rapidement celle-ci nous présente ses faces diverses, mais arrondies, c’est-à-dire uniformément et circulairement tangentielles à notre vision intime. C’est ce qu’une psychologie rudimentaire a longtemps appelé l’association des idées. La rotation devant l’esprit qui crée, qui veut et qui juge, de ces éléments héréditaires peut être en effet perçue, d’une façon erronée, simpliste et illusoire, ainsi qu’une maille aux chaînons successifs.
Prenons par exemple l’idée de notre propre disparition, telle qu’elle nous est léguée par la disparition de nos ascendants et par l’idée qu’eux-mêmes s’en sont faite. Cette idée est une face d’un système héréditaire qui tourne devant notre soi, nous représentant, suivant les ancêtres, les joies ou les peines de la vie, ou l’ambition, ou l’avarice, ou le recours à l’amour, à l’amitié, à la débauche, ou le sacrifice. Notre soi saisit et pèse chacun des aspects de cette sphère morale, dont l’irradiation fonctionnelle va plonger dans notre organisme, le réglant et le déréglant. Attractions et répulsions agissent à l’intérieur de ce système héréditaire, comme entre ce système et le soi, conformément à des lois d’équilibre que modifie sans cesse la liberté infinie du soi. Le pôle du moi nous conditionne, mais le pôle du soi nous émancipe. Le pôle du moi est négatif, le pôle du soi est positif.
Prenons, pour changer les conditions de l’expérience, un sentiment de violence et de haine. Il nous vient de divers ancêtres, à travers lesquels il s’est modifié, et il tourne dans notre moi, offrant à notre soi, pendant sa rotation, des segments de sphère, qui vont de la fureur homicide à l’indifférence, au pardon, puis reviennent à la fureur homicide. Mais notre soi ne passe point à l’acte qu’il n’ait pesé les motifs de haine et calculé les conséquences. Pesée et calcul se produisent quelquefois avec une extrême rapidité, de telle façon que l’acte semble spontané, ou même réflexe. Mais nous savons qu’avant même l’hérédomouvement — qui est le nom vrai du réflexe — il y a un préjugement moral. Par ailleurs, au cours de cette gravitation, l’irradiation fonctionnelle de cette hérédo-haine va plongeant dans notre organisme, modifiant la tension vasculaire, congestionnant ou anémiant tel organe, poussant à la sécrétion de la bile, ou des autres humeurs, troublant les glandes à sécrétion interne comme la thyroïde, accélérant les battements du cœur et contractant ou décontractant la vessie.
Supposez notre soi vaincu, dans le premier cas, par les hérédismes, ce peut être le suicide. Dans le second, ce peut être le crime. Notre conduite est la résultante des actions et réactions du soi et de ces systèmes intérieurs.
Les hérédo-présences ont une gravitation devant le soi semblable à celle des hérédismes : avec cette différence que celle-ci est précédée de la rencontre et de la conjonction d’une sphère héréditaire et d’une impression sensible venue du dehors, laquelle accélère ou retarde le mouvement. La vue d’un poison, d’un revolver, d’un couteau, une odeur grisante et voluptueuse, le son d’une cloche rappelant l’heure, l’aspect d’un humain, peuvent déclencher, dans les exemples précédents, le suicide ou le crime. Vous trouverez le premier mécanisme très bien décrit, c’est-à-dire projeté, dans le suicide du Svidrigaïloff de Crime et Châtiment, le second dans le meurtre accompli par Macbeth. Dostoievsky, comme Shakespeare, n’ont fait que décalquer la représentation intérieure hallucinatoire qu’ils s’étaient faite de cette double tragédie.
J’ai dit, en commençant, que les grandes figures congénitales, dont dépendent les hérédismes isolés et les hérédoprésences, étaient comparables à des constellations. Il suffit de nous considérer nous-mêmes, dans un moment quelconque de notre conscience, pour comprendre ce que cela signifie. Voici, par exemple, une passion violente qui nous agite, telle la jalousie, et qui tourne en nous représentant toutes les circonstances possibles de l’amour qu’éprouverait l’objet de notre jalousie pour un autre. Dans le même système psychostellaire, si l’on peut dire, gravite le sentiment de la propriété, si fort dans le désir de posséder un autre être, sentiment lui-même héréditaire, et susceptible d’être renforcé encore par une hérédoprésence ; puis, un peu plus loin, c’est le goût du sang, venu du plus lointain de la lignée, avec la faim et la soif, participant des deux, qui tourbillonne rapidement devant le soi. À quelque distance, en contraste avec les précédents, le besoin de repos, si fréquent et si fort dans la race, et le sentiment de l’acceptation. À quelque distance encore, un âpre et cruel plaisir de notre souffrance, euphorie généralement perçue à l’occasion de toute désintégration sentimentale ou morale au sein du moi.
Pendant ce temps, l’instinct génésique, qui ne demeure jamais inactif, tout au moins chez les êtres normaux et jusqu’aux confins de la vieillesse, active, gonfle, fait éclater, réagence ces hérédismes, qui se combinent entre eux, se défont et se recombinent, à la ressemblance successive de tel ou tel de nos ascendants. C’est toute une cosmogonie intérieure. rassemblée en quelques grandes atavofigures, qui compose ainsi la personnalité intellectuelle, morale, organique du moi, susceptible d’être surveillée, dirigée, contrainte, équilibrée par le soi, mais susceptible aussi de masquer et recouvrir le soi, d’émousser sa volonté agissante et de tromper finalement sa sagesse. Une infinité de sphères psychomorales, dessinant par leur ensemble des hérédoconstellations, le tout en perpétuel mouvement, tel est, à mon avis, le tableau le plus juste que nous puissions nous faire, en fin de compte, de notre moi. C’est sur ce monde intérieur que notre soi possède, s’il le veut, vigilance, gouvernement et intervention.
Plus le soi est vigoureux et actif, plus ces systèmes héréditaires du moi sont divers, brillants et véloces, plus ils sont mus rapidement, plus aussi ils se segmentent, se réassocient et se transforment en d’autres figures ancestrales, ainsi que dans le jeu d’enfant bien connu que l’on appelle le kaléidoscope.
Quand on fait tourner entre ses mains, en l’appliquant à son œil, le kaléidoscope, on voit s’ébouler, les uns sur les autres, les fragments brillants, composant une figure géométrique, qui sont, à la base de l’appareil. Un nouvel assemblage se reconstitue de formes, de dessins, de couleurs. Et ainsi de suite, presque indéfiniment, Il en est de même des hérédismes ou des hérédoprésences composant nos psychofigures ancestrales. C’est ce qui amène, chez les fortes natures, c’est-à-dire chez les humains pourvus d’un soi puissant, ces voltes et transformations soudaines de la personnalité et de la volonté, qui domptent l’entourage, l’adversaire et jusqu’aux circonstances de la vie. C’est ce qui fait, chez les faibles natures, les perpétuels éboulements de projets, de résolutions et d’irrésolutions, la poussière des aboulies et des phobies, le repliement dans la cachexie et dans le marasme. C’est ce qui fait les convalescences rapides et les guérisons inespérées, alors qu’un ancêtre, en s’en allant, emporte le mal qu’il avait amené, alors qu’une des sphères dessinant son contour moral au sein du moi éclate en déchirant et éparpillant son contour physique au sein de l’organisme.
L’analyse nous permet de dissocier certaines hérédoconstellations, plus rapprochées de notre soi et de discerner les sphères psycho-morales qui les composent. La synthèse nous permet de reconnaître quelques-unes de nos grandes figures héréditaires. Mais il en est d’autres, situées dans les profondeurs de la lignée ancestrale, comme des systèmes stellaires au fond des espaces infinis, que l’introspection ne nous permet pas de résoudre, du moins jusqu’à présent. Cette introspection elle-même a été l’apanage d’un petit nombre d’humains et c’est ce qui explique que le moral n’ait pas encore eu sur le physique la domination qui lui est réservée. Car le soi ne peut vaincre, c’est-à-dire dissoudre, pour une autre répartition et un nouvel équilibre, les hérédoconstellations, que s’il les a reconnues clairement, que s’il est capable de nommer au moins leurs principaux éléments, leurs hérédosphères de première grandeur. C’est ainsi que, sur le plan organique, un remède fait élection de tels ou tels tissus, qui réagissent à son contact, de telle ou telle manière.
Prenons, pour fixer les idées, un accès de colère provoqué, chez un homme valide, par la vue d’une injustice ou de ce qu’il croit être une injustice. L’instinct génésique, moteur animal de l’être, évoque aussitôt un ou plusieurs ascendants, ce que j’appelle une hérédoconstellation, qui se met à tourbillonner devant le soi. Ce système atavique comporte lui-même un certain nombre d’hérédosphères psychomorales, telles que le remords, l’inquiétude, la honte, l’espérance, des états innominés de l’esprit sensible, qui sont les nébuleuses intérieures, et les réactions organiques, congestions, anémies, contractures partielles ou dilatations de vaisseaux sanguins ou lymphatiques correspondantes. Ou notre homme se laissera, comme on dit, emporter par sa colère, ou il la dominera. Dans le premier cas, le moi l’emporte sur le soi, les hérédosphères masquent la volonté et l’équilibre sage. Il sortira de là une violence, un hérédomouvement quelconque, une apoplexie, une rupture de vaisseau, un arrêt du cœur. La parole elle-même sera embarrassée, le geste incertain ou délirant. Les diverses glandes sécréteront. Dans le second cas, le soi l’emporte sur le moi, la volonté nomme, saisit, dissout les hérédosphères, comme le soleil perce les nuages. L’homme prend un parti raisonnable et délibéré, capable de faire cesser l’injustice, sans se désorganiser lui-même. C’est de cet acte du drame intérieur que sont nés les codes et mesures législatives, susceptibles d’assurer l’ordre social par la contention des réflexes individuels devant l’injustice et le désordre. Le Droit est issu de la maîtrise du soi, de la victoire du soi. L’anarchie est fille de la victoire du moi, c’est-à-dire de la multiplication spontanée, du foisonnement génésique des hérédosphères.
Il peut arriver aussi que l’impulsion créatrice du soi, utilisant le langage intérieur ou le monde des formes, élimine cette colère par l’œuvre d’art, par un poème, un drame, une statue. Observant cette œuvre d’art, après bien des années, le critique attentif et averti y retrouverait la projection de l’ensemble d’hérédismes qui gravitaient devant le soi de l’auteur, mais qui n’ont pu résister à l’effort de dissociation et d’expulsion du soi.
Quatre exemples de ce procédé psychoplastique : Aristophane, Molière, Swift et Hogarth. Je suppose que mon lecteur les connaît bien et jusqu’à sentir tressaillir à leur nom, au fond de lui-même, des parcelles imitatives de leurs tours d’esprit.
En Aristophane prédomine le lyrisme, disons les hérédismes expansifs, mus par un soi exceptionnellement fort et brillant. La gravitation intrapsychique est intense, les hérédoconstellations sont nombreuses, mais l’impulsion créatrice est d’une qualité telle qu’elle brasse, éparpille, expulse les images ancestrales, à mesure qu’elles se présentent devant son ardent et libre foyer. D’où une sorte de rire jupitérien, provoqué par le saccage des assemblages, qui a traversé les siècles, associé à la plus libre fantaisie, parmi les chœurs de grenouilles et d’oiseaux. Ce dramaturge ensoleillé rend à l’univers, avec prodigalité, ce que ses ancêtres lui ont légué. Sa verve est inépuisable, attendu que les hérédoprésences viennent à chaque instant la renouveler et renforcer les hérédismes simples. Il est circonstanciel et éternel, allusionniste et fait pour être toujours compris, elliptique et torrentiel. Les trois ou quatre grandes figures psychostellaires, qu’il déforme et projette dans son drame, sont à prédominance civique, amoureuse, guerrière et irritée. Sa puissance satirique est issue du conflit entre un orgueil ancestral — conforme à ce que nous savons de ses origines — et une profonde compréhension, admirable ment équilibrée, de la petitesse des mobiles et des moyens humains.
Molière a lui aussi, dans son moi, quelques ascendants lyriques, sensibles notamment dans Don Juan, le Bourgeois gentilhomme et Tartuffe. Mais les hérédofigures souffrantes, jalouses, déshéritées, amères, grimaçantes — la grimace est un affleurement ancestral sur la physionomie — l’emportent, en lui, sur les atavismes joyeux et hardis. Sa grande caractéristique est dans la reprise d’un mouvement noble ou généreux par la peine et par le sarcasme : reprise évidemment provoquée par le rabattement d’une image atavique douloureuse sur une épanouie, par un contraste d’autofécondation. Tous ses personnages ont la même voix, la même inflexion, le même accent, maîtres ou serviteurs, raisonnables ou obsédés, tellement ils dérivent des protagonistes psychiques qui composent son imagination. Ses comédies sont la projection d’un drame intérieur, où le soi lutte tant qu’il peut, fréquemment recouvert par le moi. Le Misanthrope est, à ce point de vue, une autopsychographie fort singulière, la confession acerbe et méticuleuse d’un hérédo qui est Alceste. Incomparable dans la peinture des caractères masculins, Molière est gêné dans celle des caractères féminins, comme s’il manquait de reviviscences féminines intérieures pour communiquer avec eux, comme si tous ses hérédismes étaient mâles. Il y a là un malaise évident et dont ses malheurs conjugaux ne sont point, selon moi, responsables. La cause en est plus intime, plus secrète. Les personnages féminins qu’il met à la scène m’ont toujours fait l’effet de travestis. Ils ont été conçus comme des messieurs et plus tard seulement habillés en dames.
Swift a laissé son moi recouvrir son soi jusqu’au dernier terme de cette éclipse, qui est la folie. Le chapitre des chevaux raisonnables des Houyhnhums, dans Gulliver, présente une grande analogie avec la composition aristophanesque, sauf que les hérédofigures y gravitent dans une sorte de pénombre douloureuse, et non plus dans une vive lumière. Swift s’est peint lui-même dans son héros rattaché au sol par les mille liens de Lilliput et qui n’a pas la force de les briser. Il s’est certainement fait une représentation très juste de son drame intérieur, le plus tragique qui soit : l’emprisonnement, l’étouffement du soi par le foisonnement continu des atavismes et le manque de réaction de l’équilibre sage, aussi bien que du tonus du vouloir. J’incline à penser que, chez lui, l’effervescence héréditaire était activée par une pointe pathologique, vraisemblablement par le tréponème. Chez lui, comme chez Maupassant et comme chez Nietzsche, l’impulsion créatrice a été incapable, à un moment donné, de libérer tous les hérédismes, de faire éclater toutes les constellations intérieures qu’animait l’instinct génésique. Quand il disait tristement, regardant un grand arbre : « Je mourrai, comme celui-ci, par la tête », il sentait déjà le tourbillonnement des hérédo-images monter en lui, avec l’impossibilité de les expulser, ou de les dompter en les ordonnant. Cette phrase amère était le renoncement de son soi.
Hogarth est un des humains qui sont descendus le plus profondément en eux-mêmes, qui se sont le plus froidement examinés et analysés. Son œuvre en est la preuve. Le Mariage à la mode, l’École du roué, l’École de la fille, encore que projection d’hérédoprésences et de souvenirs personnels, traduisent surtout, avec une formidable intensité, l’élimination d’un torrent d’images ancestrales intérieures. Ces hérédofigures grimacent et complotent comme celles de Molière. Elles sont ordonnées par un soi robuste et savant, qui note, sans pitié, les pentes du vice et leurs degrés, l’accélération des penchants, la chute des âmes. C’est le déterminisme avant Claude Bernard, mais jugé de haut et conçu comme une cage mentale, de laquelle on peut et on doit s’échapper, au lieu que Claude Bernard, — hérédo chez qui les ascendants volontaires et négatifs dominent, — se délecte manifestement de sa servitude. Il ajoute ce qu’il appelle une loi — c’est-à-dire une somme de conséquences — à une hypothèse d’ailleurs ingénieuse, ainsi qu’un barreau à sa cage. Hogarth sait qu’il peut briser ces barreaux fabriqués de sa propre substance. Hogarth n’a jamais abandonné la gouverne exacte de son soi.
Vous reconnaîtrez les hérédosavants à ceci qu’ils fabriquent des « lois », physiques, chimiques, mathématiques, biologiques, anatomiques, histologiques, à jet continu. Leurs ascendants intérieurs les poussent à réglementer et compartimenter la nature, tout en la simplifiant à l’excès. Chaque hérédo-image ou groupement d’hérédo-images prend à leurs yeux un caractère de rigidité absolue : « c’est ainsi et non autrement ». Leur sagesse, qui cependant leur appartient en propre, comme aux autres humains, ne leur suggère pas une minute que les choses ne sauraient avoir cette rigidité ; ni que cette prétendue loi peut n’être qu’une contingence répétée, ou qu’un très petit aspect de la vérité, ou qu’une erreur vue à l’envers. On dirait qu’ils n’ont aucune introspection. Malgré les titres dont ils se parent, le battage organisé autour d’eux, les récompenses académiques ou autres, voire la gloire qui les couronne, ils me font l’effet de tout petits, petits enfants. Encore le tout petit enfant a-t-il, en général, cette idée juste que ce qui arrive une fois n’arrivera pas nécessairement toujours.
Donc le soi responsable commande et hiérarchise la gravitation des hérédofigures. Il est à la fois moteur, régulateur et juge : moteur susceptible de s’enrayer, régulateur susceptible d’un bref dérèglement, juge parfois somnolent ou inattentif. D’où des désordres, une anarchie, des cataclysmes de toute nature. L’origine de la plupart de nos maux physiques, comme de nos erreurs, est dans l’obscurcissement du soi. Soyons convaincus que les fausses doctrines, telles que le déterminisme, ou l’évolution, ou le matérialisme, ou l’inconscient, flottantes sur l’immensité de l’hérédité humaine, amènent à la longue des troubles somatiques inclinant l’organisme à la réception des germes morbides, mettent nos tissus en état d’infériorité. On dit d’un malade qu’il s’abandonne ; mais bien souvent la maladie est entrée en lui parce qu’il s’abandonnait, parce que sa raison était obscurcie et son vouloir inattentif.
Entendons-nous bien. Il ne s’agit nullement de se replier sur soi-même, ce qui serait le chemin de l’obsession. J’ai assez insisté sur le caractère d’expansivité, de générosité, de surabondance dans l’improvisation du soi, pour qu’il n’y ait pas confusion sur ce point. Malheur à celui qui, ayant une propension à un mal physique, à une altération morale, se penche dessus, s’y complaît, s’y absorbe sans réagir. Il faut sortir de sa préoccupation, regarder les autres, s’intéresser aux autres. Le soi est communicatif et participant, par cela même qu’il est l’essence de la personne, au lieu que le moi, chargé d’hérédismes, est au contraire individualiste ; le moi gravite, mais ne se répand pas. Dans le domaine psycho-moral, comme dans le domaine physiologique, on doit se répéter que qui se dépense gagne.
Aussi faut-il attacher de l’importance à l’oubli héréditaire, à la fuite des constellations ataviques jusqu’aux confins de la connaissance, — confins qui d’ailleurs, nous l’avons vu, ne sauraient être qualifiés d’inconscients. Il y a des êtres légers, au physique comme au moral, chez qui les qualités et les tares venues des ancêtres marquent peu et qui n’y attachent pas d’importance. Malléables et furtifs, ils passent à travers le feu sans se brûler. Ils s’en tirent avec un tic facial ou une crampe spasmodique, là où un autre eût récolté de l’épilepsie. Ils s’en tirent avec une bronchite chronique, là où un autre eût récolté une caverne pulmonaire, ou une péritonite tuberculeuse. L’inattention profonde peut devenir ainsi, dans certains cas, une sauvegarde.
À y regarder de près, cet oubli, par fuite psychostellaire, est ainsi une conséquence du soi, un acte de souverain équilibre. Le soi sait que telle préoccupation est elle-même un système d’hérédismes, et il la repousse ou la désagrège, afin qu’elle n’agisse plus sur lui, afin de se soustraire à son influence.
Dans l’acte de mémoire, le soi est senti comme complètement distinct de la partie du moi à laquelle il s’applique et sur laquelle il projette sa lumière. De même est sensible, en y appliquant l’attention introspective, le fait que la partie du moi rappelée est un segment d’une hérédosphère, qui tourne devant la conscience. C’est ainsi que nous n’arrivons à nous souvenir d’une certaine parole, ou d’une certaine lecture, qu’en évoquant les circonstances de temps et de lieu jointes à cette parole ou à cette lecture. Mais cette parole et cette lecture elle-même constituaient des hérédoprésences, au sein d’un système de gravitation psychostellaire, que nous évoquons du même coup. Il en résulte que l’acte de mémoire fait partie des réussites du soi et que l’acuité et la qualité de la mémoire mesurent l’acuité et la qualité du soi, dans son ensemble, ou dans l’une de ses trois composantes. La perte de mémoire ou amnésie peut tenir au contraire, soit à l’affaiblissement du soi, soit à la disparition, à l’éclatement d’un système hérédostellaire dans les profondeurs de la personnalité. Souvent, à quelques mois ou quelques années de distance, ce système ou ce fragment de système repasseront dans le champ du soi, et l’amnésie cessera brusquement, et le sujet se demandera ce qui lui vaut une telle aubaine.
Il est à remarquer que ces soudains réveils de la mémoire sont accompagnés d’un court vertige, plus ou moins vif, suivant les individus. Ce vertige exprime physiologiquement le passage d’un état d’équilibre mental à un autre. Car, dans notre univers intérieur, comme dans l’autre, il y a une tendance permanente et immortelle à la reprise de l’équilibre, tendance qui est une vertu fondamentale du soi.
Les grands troubles mentaux, fonctionnels, ou organiques, sont le résultat d’un bouleversement profond dans la gravitation psycho-stellaire, sur laquelle le soi affaibli n’a plus surveillance, ni maîtrise. Il y a lieu, à mon avis, de reviser complètement la psychiatrie, en partant de ces données nouvelles, et de ne plus considérer seulement l’aliénation comme une altération du cerveau, mais bien comme un désordre hérédopsychique de toute la personnalité. Les altérations anatomiques observées dans certains cas de folie seraient ainsi des effets et non des causes, des effets dus à l’éclatement, en un point donné, des prolongements organiques des hérédosphères. C’est un fait que les traumatismes réduits du cerveau et même les pertes de substance cérébrale altèrent peu l’ensemble des facultés, quand la mort n’en est pas la conséquence. Au lieu qu’une obsession ou la fine intrusion d’une spirille, acquise ou congénitale, amènent, en peu de temps, les désordres les plus graves. C’est un fait aussi, observé par tous les aliénistes, que la persistance d’actes de conscience, jusque dans les périodes ultimes d’une maladie telle que la paralysie générale, persistance tenant à la survivance et aux réapparitions d’un soi, qui peut être masqué, affaibli, mais non détruit ni supprimé. Là est la grande ressource de la médecine de l’avenir.
Il est même des cas, comme celui, classique, de Pasteur, où une légère hémiplégie, succédant à un épanchement cérébral, coïncide avec une amplification notable du génie créateur et correspond à une ascension du soi. C’est sans doute le soi qui, dans sa lutte et dans sa victoire, a maltraité un système hérédostellaire jusque dans son prolongement organique. Cette augmentation de la personnalité, que la science matérialiste prend pour un effet, est une cause.
Considérez les préoccupations, les inquiétudes, les appréhensions, les complications de l’existence. Elles sont à peu près les mêmes pour tous les humains, quel que soit leur rang dans l’échelle sociale, mais elles résonnent différemment en eux, selon la trempe et la qualité de leur soi. L’énergie ne consiste pas seulement à accepter, d’un cœur ferme, les chocs en retour de nos hérédofigures et de nos hérédoprésences, mais encore et surtout à les faire servir à notre perfectionnement. Dès qu’une difficulté se présente à vous, commencez par éliminer les images déprimantes ou absorbantes, les systèmes de figures que l’instinct génésique aurait tôt fait de convertir en obsessions de tous genres et en marasme. Cherchez à faire de cette difficulté le point de départ d’une activité nouvelle, sagement conçue et équilibrée. Exercez votre vouloir méthodiquement, comme l’athlète entraîne son système musculaire. Le résultat ne se fera pas attendre. Un oubli partiel rejettera bientôt au loin une partie de vos hérédosphères, laissant le champ libre à votre activité. Il naîtra peu à peu, au centre de vous, une sensation de joie et de force, légèrement vertigineuse, à goût de persistance et de victoire, sinon d’immortalité. Votre soi vous parlera, et vous l’entendrez avec une sorte de ravissement, car il n’est pas de plus douce musique.
Tout le monde connaît un ou plusieurs cas de cette affection, appelée goitre exophtalmique ou mal de Basedow, devenue extrêmement fréquente depuis quelques années. La plupart du temps le goitre, l’accélération du pouls et l’exophtalmie, qui sont les trois termes principaux du syndrome, sont apparus soudainement, à la suite d’une violente émotion imaginative. On comprend ce qui s’est passé ; un fragment d’une hérédosphère, gravitant devant le soi, a été violemment attiré par lui, dans le même temps que l’instinct génésique le gonflait, l’amplifiait, le rendait plus friable. D’où éclatement, prolongé jusque dans les ramifications ou répercussions organiques de l’hérédosphère et troubles somatiques correspondants. S’il en est ainsi, l’automatisme, les réflexes, etc., doivent être considérablement augmentés chez ces malades, et c’est en effet ce que l’on peut constater.
Nous pouvons maintenant nous faire une vue plus claire et plus précise de ce que nous avons appelé l’élection du soi pour les hérédismes sages et bienfaisants, pour les vertus congénitalement transmises. Le soi attire les segments des hérédosphères correspondant à ces hérédismes-là, puis il lui arrive de les repousser par le risque. C’est alors l’esprit de sacrifice et d’improvisation dans le sacrifice, qui caractérise les héros. Attractions et répulsions dont le signe est d’être librement délibérées et voulues, au lieu que les attractions et répulsions de la zone génésique sont conditionnées par l’instinct animal. L’anarchie du moi amène l’esclavage intérieur, l’archie du soi est une libération.
Dans le cas où le risque, qui n’a, par définition, rien d’obligatoire, ne fonctionne pas, les hérédismes sages, en gravitant devant le soi, composent la souveraine harmonie que nous admirons en certaines natures privilégiées, issues elles-mêmes de parents pleins de bon sens et d’équilibre. Ces cas se remarquent surtout dans nos familles paysannes, alors qu’elles ne sont point encore corrompues par les vices habituels aux grandes agglomérations. Tous ceux qui s’occupent de folklore savent que le don de la légende et du conte est l’apanage de souches rustiques, conservatrices et gardiennes de ce style parfois sublime. Il faut voir là une transmission, de père en fils, des hérédismes sages réglés par le soi, une suite d’hérédoconstellations d’une grande pureté et, comme conséquence, le rythme harmonieux qui caractérise les chefs-d’œuvre collectifs, ainsi que les chefs-d’œuvre d’un procréateur unique. Consultez à ce sujet la collection des contes de Gascogne, réunis par Bladé, et La Légende de La Mort en Bretagne de Le Braz. On y retrouve, bien entendu, un grand nombre d’hérédosphères de peur ou d’espérance, de châtiment, ou de pardon, ou de récompense, en pleine activité, puisque celles-ci sont les sources des images dans l’être humain. Mais toutes imprégnées d’une antique sagesse et remises en œuvre et en mouvement par une raison autochtone, par un soi puissant. C’est aussi ce qui nous explique que le soi d’une petite bergère ou d’une humble pastoure, ignorante des tentations humaines, soustraite à l’instinct animal, élevée dans un milieu sain, laborieux et paisible, que ce soi, administrant et équilibrant des hérédoconstellations sages, amène ici-bas des révélations plus profondes, des événements plus surprenants et féconds que le soi d’un grand capitaine ou d’un savant illustre. La raison humaine, dépouillée de ses scories et de ses nuages, réglant ce ciel intérieur, où gravitent harmonieusement, et dans une liberté égale à leur harmonie, des hérédoconstellations en partie sages, n’a presque pas de limites, dans la portée de ses actes et de ses réalisations terrestres. Elle est comme le feu divin, providentiel, qui se transmet. Elle peut guérir les plaies, sauver les peuples et bouleverser les royaumes. Cette paix intérieure, que l’on appelle l’humilité, et qui a d’ailleurs toute la majesté d’un beau soir, se trouve ainsi le plus grand réservoir de forces, le plus grand dispensateur d’énergies connu. Je l’appellerai le levier du monde.