L’Exposition universelle de Paris
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 69 (p. 705-737).
02  ►
L’EXPOSITION
DU CHAMP DE MARS

I.
L'ASPECT GENERAL. — LES INDUSTRIES-MERES.


I

Voici sept semaines déjà que l’exposition du Champ de Mars est ouverte, et à peine est-il permis de porter sur elle un jugement sommaire. Les débuts, à vrai dire, n’en ont pas été heureux ; la mise en scène a paru manquée ; un moment on a craint un échec. Personne, au jour de l’inauguration, qui eût l’air de prendre son rôle au sérieux, ni la commission impériale, ni les exposans, ni le public ; les esprits étaient ailleurs, et au milieu des bruissemens d’armes qui remplissaient l’Europe cet appel aux arts de la paix ressemblait singulièrement à une ironie. Les intempéries, en se succédant, y ajoutaient un motif de découragement de plus, si bien que les grandes industries sont restées longtemps en retard ; on ne voyait guère à leur poste que les industries hors de concours dont le seul mérite consiste à rançonner les curieux.

Pour conjurer ces mauvaises chances, il a fallu du temps et un certain effort, aujourd’hui arrivé à son terme. Les galeries ne sont plus livrées au déballage forcené qui, dans le premier mois, les rendait inabordables ; les vitrines sont en général garnies, et les étalages seront bientôt au complet ; l’aspect est incomparablement meilleur. D’autre part, nous voici en pleine trêve, et la saison est devenue plus clémente. De là un retour d’opinion très sensible, et comme on avait exagéré le mal, on s’efforce d’exagérer le bien. L’impression juste est entre les deux extrêmes. En réalité, ce qu’il y avait d’accidentel dans les mésaventures de la première heure a disparu ou tend à disparaître ; mais il y a sur le fond même des choses des objections qui malgré tout persistent, et au sujet desquelles il est bon de s’expliquer.

Le point par où pèche surtout l’exposition de 1867, c’est le régime constitutif qui la gouverne : ce qu’elle a de plus vulnérable lui vient de là. Ce régime n’est pas celui où l’état, seul amphytrion, non-seulement traite largement ses invités, mais distribue à un certain nombre quelques marques de sa munificence. Ce n’est pas non plus celui d’un banquet par souscription où chaque convive contribuerait au fonds commun mis en réserve pour une distribution de lots. Ce n’est en un mot ni le régime français, qui est une œuvre officielle, ni le régime anglais, qui est une spéculation privée ; c’est on ne sait quoi qui n’a ni la grandeur de l’un, ni les libres allures de l’autre. On n’était pas pourtant sans savoir ce que de tels mélanges recèlent d’inconvéniens ; l’épreuve en avait été faite en 1855. Alors également l’état s’était trouvé accouplé, bien à contrecœur, avec la compagnie qui avait fait construire l’insuffisant palais des Champs-Elysées : cette compagnie tenait à la lettre les clés de la maison. Force fut donc de s’accommoder avec elle, d’agir, de gérer en commun, Dieu sait au prix de quels embarras et de quels tiraillemens ! Ni pour les attributions, ni pour les comptabilités, le partage n’avait pu être si bien réglé qu’il ne s’élevât chaque jour des confusions et des conflits. Beaucoup de services en souffrirent, et un procès s’en serait suivi, si l’état n’avait fini par où il aurait dû commencer, l’acquisition onéreuse de l’immeuble. Ce fut le seul moyen de divorce possible pour ce ménage mal assorti.

La leçon était rude, et dans une certaine mesure l’état l’a mise à profit. Il n’a plus voulu être à bail chez autrui, ni se donner des associés directs et en nom, il est chez lui. Une loi a affecté 6 millions aux travaux à exécuter, et la ville de Paris s’est engagée pour une somme égale en argent ou en travaux accessoires, 12 millions en tout, plus la jouissance à titre gratuit des terrains désemparés du domaine public. Certes il y avait, avec ces ressources, de quoi faire de la belle et bonne besogne, à la condition toutefois de ne pas pousser les ambitions trop loin. Dans ces termes, s’il s’y fût enfermé, l’état restait maître de son action, et, n’ayant de partie liée avec personne, n’enchaînait pas à l’aventure sa responsabilité ; il n’était comptable qu’envers lui-même, seul rôle au fond digne de lui. Il devait s’en tenir là. Comment et par quel goût du compliqué est-il sorti d’une situation d’abord si simple ? On se l’explique difficilement, toujours est-il qu’on en est sorti, et voici ce qu’on a imaginé : pour ne pas dépasser, quoi qu’il arrivât, la limite des crédits ouverts et parer pourtant à l’imprévu, on a créé un fonds de réserve ou plus exactement un fonds de garantie à demander au public jusqu’à la concurrence de 8 millions, ce qui, avec les 12 millions officiels, portait à 20 millions la disponibilité des ressources. C’est ainsi que l’exposition, au lieu d’être simplement un concours, est devenue pour la seconde fois une affaire. Seulement, au lieu d’associés en nom, ce qui est une charge et une gêne, on a cherché des bailleurs de fonds plus commodes et moins bien armés. On en avait de tout trouvés et jusqu’à un certain point d’assujettis dans les couches supérieures de l’industrie ; on leur a proposé de s’associer aux chances de l’entreprise comme participans et comme garans au moyen d’une combinaison empruntée au régime des compagnies d’assurances, la souscription sans versement immédiat. Point de coupure fixe d’ailleurs, chacun a pu se taxer à son gré, et il demeurait convenu que les sommes ainsi garanties seraient couvertes par l’abandon des premières recettes. En fin de compte, tout sera réglé au marc le franc : s’il y a bénéfice, les souscripteurs se le partageront ; s’il y a perte, elle sera répartie entre eux ; cette opération de circonstance se terminera, comme tous les actes de commerce, par une liquidation.

A tout prendre, ce n’est pas le procédé en lui-même qui est défectueux. Qu’une exposition soit l’œuvre d’une spéculation privée, rien de plus naturel et dans beaucoup de cas rien de meilleur. L’exemple de l’Angleterre et de l’Amérique du Nord en fait foi ; mais l’élément de vie d’une spéculation privée est une liberté entière : comme elle agit à ses risques et périls, il faut qu’elle dispose pleinement d’elle-même et marche à son but par les voies qui lui conviennent. Maîtresse absolue de ses moyens, elle répond en même temps de ses actes, et si elle commet des erreurs ou cause des scandales, c’est à elle seule qu’on peut les imputer. Voilà ce qu’est la spéculation privée dans les pays qui la prennent au sérieux ; ce qui n’en est que la contrefaçon, c’est le système mal venu que la commission impériale a en définitive adopté : l’état se donnant des associés de passage sans se dessaisir d’aucun de ses pouvoirs, tenant les cartes pendant qu’ils font le jeu, les déchargeant de tout souci, pourvu qu’ils délient leurs bourses dans le cas où les recettes n’iraient pas au niveau des dépenses. S’il y a en ceci une spéculation privée, on peut dire qu’on l’a traitée comme ces interdits à qui le code inflige l’assistance d’un conseil judiciaire. Notons d’ailleurs que cette combinaison ne remplit pas le principal objet qu’elle avait en vue, et qui était de mettre à couvert la responsabilité de l’état, car il reste en butte aux petites avanies de détail, accompagnement obligé de ces grandes cohues d’hommes et d’intérêts.

Plus on y réfléchit, moins on comprend les motifs qui ont déterminé la commission impériale à former cette société en participation. Ne faut-il y voir que la crainte d’être à court de fonds pour les services financiers ? Il y aurait eu, le cas se présentant, d’autres moyens et des moyens plus sûrs de se procurer des avances, un virement, par exemple, qui plus tard eût été couvert par les recettes, ou tel autre expédient de trésorerie facile à suggérer. Tout eût mieux valu pour les besoins d’urgence que ces engagemens conditionnels d’une réalisation incertaine et lente. Ce n’a donc point été là un motif déterminant. Serait-ce plutôt le désir d’associer au succès de l’exposition les hommes et les établissemens qui déjà en faisaient les principaux frais ? Ce calcul eût porté à faux ; un surcroît de charges refroidit plus qu’il ne réchauffe l’ardeur de ceux à qui on l’impose. En réalité, il n’y avait dans ce concours éventuel d’autre avantage démontré que de faire peser, le cas échéant, sur d’autres caisses que celles de l’état les conséquences d’un échec ; mais alors quel concert de plaintes ! Voit-on d’ici l’accueil réservé à cette manière de prendre congé des gens ? Beaucoup de souscriptions stipulent des sommes assez fortes, quinze, vingt, vingt-cinq mille francs : les signatures ont été facilement données ; en serait-il de même de l’argent, si on en venait aux rentrées ? A coup sûr il y aurait des récalcitrans, ne fût-ce que dans un accès de mauvaise humeur, et il faudrait intenter des poursuites. Quelles plaidoieries alors ! On se les figure, et transiger avec un seul serait transiger avec tous. De quelque façon qu’on s’y prenne, le droit d’examen s’ouvrirait dès la première demande de recouvrement, et les faits de gestion seraient passés à un crible sévère : on chercherait à qui s’en prendre de ces dommages privés, et si une rupture diplomatique en était cause, on ne manquerait pas de dire avec le poète latin que ce sont les sujets qui souffrent quand les fois délirent.

Si j’ai insisté sur cette conception malheureuse, c’est qu’à mon sens elle est pour beaucoup dans les écarts de mise en scène qu’on peut reprocher à l’exposition. Que la commission impériale fût restée cantonnée dans les crédits que lui ouvrait la loi, sans répétition à exercer d’aucun côté, il est à croire qu’elle ne se fût pas mis l’esprit à la torture pour pousser à l’effet et forcer les recettes. Il y avait dans l’objet même de l’exposition, dans le local choisi, dans la notoriété acquise, tous les élémens d’un grand succès, d’autant plus légitime qu’aucun mélange ne l’eût altéré. La commission eût pu faire brillamment les choses sans cesser de les faire dignement. L’intrusion d’associés à un titre quelconque a créé d’autres droits et par suite d’autres devoirs ; il s’est agi de leur donner à gagner et de les empêcher de perdre. L’exploitation est née alors, et l’exploitation a peu de scrupules sur les moyens qu’elle emploie ; elle se tient pour justifiée dès qu’elle fait de l’argent. De là les spectacles au moins équivoques qu’offre au public sensé le palais de l’exposition, et une suite de tributs entés les uns sur les autres et raffinés jusqu’au génie.

Le plus onéreux de ces tributs est le loyer de l’espace concédé aux exposans. Il en a été de ces concessions comme des terrains à bâtir distribués dans Paris, où le prix du mètre superficiel varie suivant les quartiers. Tel coin favorisé n’a été enlevé qu’au feu des enchères, et il a fallu y ajouter les charges non moins lourdes d’une appropriation déterminée. On prétend qu’une exposition est pour ceux qui y figurent une source de profits, et qu’il est juste de prélever d’avance sur ces profits une sorte de dîme pour couvrir une partie des frais généraux. Il y a là une illusion. Le fait est que ces grands étalages sont, pour la majeure partie des exposans, une dépense, une forte dépense en pure perte. Ils y souscrivent pour divers motifs, dont les moins puissans ne sont pas l’appel bruyant et souvent les sommations directes qu’on leur adresse. L’esprit d’imitation, une bouffée de vanité, l’espoir d’une médaille, achèvent de les décider. On a une vitrine parce que les concurrens ont la leur et que même sur ce terrain on veut leur tenir tête ; mais c’est au fond un souci qu’on ne cherche pas et dont on s’affranchirait volontiers. Une seule catégorie, quand on consent à l’admettre, trouve dans une exposition des profits directs : c’est celle des détenteurs de seconde main qui débitent ce que d’autres fabriquent, et pour qui une place au palais du Champ de Mars est l’équivalent d’une annonce permanente sur la quatrième page des journaux. Pour cette catégorie d’exposans, l’espace n’est jamais trop cher, et quel plaisir on éprouve à les surfaire ! Ce sont des parasites après tout ; ils ont dû payer comme tels. Serait-ce également à ce titre qu’ils occupent la tête de colonne au seuil même du vestibule d’honneur ? Voilà où l’excès commence, quelque prix qu’ils aient pu y mettre. Il n’est pas bon que, dès le premier aspect, une exposition sérieuse puisse être confondue avec une suite de magasins de nouveautés ; à le faire, elle déroge et déchoit.

Il est vrai que les parasites remplissent une bonne moitié du Champ de Mars, et qu’en les éliminant on aurait fait un vide énorme dans l’enceinte et dans la caisse. Cette dernière considération est d’un certain poids ; elle explique bien des faiblesses. Évidemment les industries productives ne seraient pas si bien logées sans les contributions ingénieuses prélevées sur les industries parasites. On n’accomplit pas impunément des travaux d’Hercule, fleuves domptés et détournés de leur cours, ponts jetés sur les voies publiques, terrassemens aux flambeaux, embranchement spécial de chemin de fer, parcs et jardins improvisés sur un champ de sable. Ces merveilles ne sortent pas de terre d’un coup de baguette, comme dans les féeries ; le seul talisman qui les crée, c’est l’argent dont les industries parasites ont versé leur large part, et en retour duquel on leur a délivré, avec la jouissance d’un local, un brevet de plein exercice sur les besoins et les fantaisies du public. C’est merveille de voir quelle fière contenance y gardent les services de la bouche et dans quel ordre régulier ils s’étalent sur les fronts principaux des constructions, avec des mets et des boissons empruntés à tous les pays et offerts dans toutes les langues. Il y a là, pour les estomacs aguerris, les élémens d’une étude comparée qui se rattacherait aisément aux programmes des concours. Pourquoi pas ? pourquoi la commission impériale désavouerait-elle une œuvre si bien réussie ? Cela anime et cela rapporte : qu’exiger de plus ?

D’autres détails en revanche n’ont pas tenu ce qu’on s’en était promis ; il y a eu des divertissemens et des spectacles manques, entre autres l’exhibition de délégués de quelques nations et peuplades lointaines. L’annonce en avait été positivement faite, et les signalemens donnés. Ces délégués devaient venir dans leur costume habituel, pourvus de tout ce qui constitue leur originalité, armes de guerre, engins de pêche ou de chasse, ustensiles de travail que les curieux pourraient voir manœuvrer sous leurs mains. Il va sans dire que ce monde nomade a fait en grande partie défaut. Ce qui a pu en ceci troubler l’imagination de la commission impériale, ce sont les souvenirs des deux expositions de Londres ; mais à Londres il suffisait de jeter un coup de filet dans les docks de la Tamise pour y ramasser par centaines des Orientaux dont il n’y avait plus qu’à faire le tri. La marine anglaise, qui prend ses matelots à la cueillette, offre en ce genre une grande variété de choix ; elle loge dans ses entreponts toutes les nuances de teint et tous les tatouages ; on peut y louer à la journée ou au mois des mâouris ou des lascars et les exhiber en toute assurance ; ces gens-là ont de l’acquis et posent très bien. Paris n’est pas dans le même cas ; les quais de la Seine n’ont à aucun degré l’équivalent de la foule bigarrée d’un port de mer, et notre marine marchande est soumise à un régime qui ne s’accommoderait pas d’équipages pittoresques. Quand, pour le coup d’œil, on a besoin de figurans basanés, il faut les faire venir de loin, ou se contenter des moins authentiques ; il n’y en a pas chez nous de tout portés.

Aussi y a-t-il eu des vides dans cette partie de l’exposition : ceux qu’on attendait ne sont pas venus, et peut-être en est-il venu sur lesquels on ne comptait pas. La plus belle collection de types appartient à la Suède et à la Norvège ; les costumes en sont frappans ; il est vrai que les figures sont en cire. Au naturel, on a quelques Arabes avec leurs chameaux et leurs dromadaires, des Russes et leurs chevaux des steppes, des Chinois et des Chinoises cloîtrés dans un pavillon, des Mexicains sur la plateforme d’un tombeau aztèque, des Égyptiens en nombre, enfin des virtuoses de Tunis qui donnent à un public mêlé l’échantillon d’un café-concert, tel qu’on les comprend en pays barbaresque. En somme, ces scènes récréatives font honneur aux cerveaux d’où elles sont sorties. On nous en promet d’autres ; rien ne coûtera pour attirer la foule quand toutes les idées sombres se seront évanouies. Les feux électriques verseront chaque soir des clartés telles que les moindres sentiers en seront inondés ; les phares seront tous en mouvement, les orchestres tous en branle ; sur le théâtre qui s’achève auront lieu des représentations dignes des visites royales qu’on nous annonce. Chaque jour alors sera un jour de liesse, et la commission se justifiera ainsi d’avoir ajouté à sa tâche régulière l’entreprise des menus plaisirs du public ; elle éblouira jusqu’à ceux qui l’accusent d’avoir dérogé. En même temps elle aura grossi ses recettes, rétabli l’équilibre dans son budget et soulagé ses associés bénévoles du souci des règlemens de comptes.

Ces petites querelles vidées, il convient pourtant de rendre aux ordonnateurs cette justice, qu’on s’accoutume aisément aux dispositions et aux embellissemens de leur local. Ce qui en plaît, c’est la liberté de mouvemens dont on y jouit. Dans les anciens palais, — c’est le nom convenu, — après s’être étouffé aux portes, il fallait à l’intérieur suivre les courans établis ou agir des coudes pour se frayer un passage. Au Champ de Mars, dès l’entrée, on a l’espace devant soi, trop d’espace, car on ne sait où aller. La foule, qui était une gêne, était aussi un guide ; ce guide manque ici. Au-delà des tourniquets, la dispersion commence ; chacun va où son caprice le porte, celui-ci vers le phare dont le pied baigne dans l’eau, celui-là vers le pavillon où la société des missions distribue généreusement ses bibles. On peut déjà, de l’avenue que bordent des mâts vénitiens, embrasser les constructions bariolées qui entourent le palais. Faut-il le dire ? l’effet en est tumultueux et irritant pour le regard ; il y a là une confusion d’où les détails ne se dégagent pas avec une suffisante netteté. Ces constructions, jetées au hasard, semblent attendre que le feuillage les masque plus complètement tout en ménageant des perspectives. Telles qu’elles apparaissent, l’entassement y est trop visible, le choc des lignes trop accusé ; rien ne se profile, tout chevauche. Dans le style, c’est l’Orient qui domine ; la Perse, l’Égypte, l’Inde, y ont quelques spécimens, mais le gros se compose d’imitations byzantines si multipliées qu’on se croirait en face de la Corne d’Or ; une mosquée est là pour rendre l’illusion plus complète. En somme, tout rappellerait l’image et les croyances d’un pays turc, si à peu de distance deux églises, l’une catholique, l’autre évangélique, ne rétablissaient entre les divers cultes un équilibre rassurant.

Ces monumens en miniature sont les uns des réductions architecturales, les autres des constructions de fantaisie. La destination n’est pas toujours en rapport avec le style, témoin le pavillon de l’empereur, qui ressemble à un kiosque de sultan. Quatre fois sur cinq on tombe sur de petites installations qui n’ont d’asiatique que l’enveloppe, ici des armes et des canons, là des verrières, plus loin des plans en relief ou bien des photo-sculptures. Dans quelques locaux se trouvent rangés des morceaux d’archéologie bons à étudier, c’est le petit nombre ; les autres ne renferment guère que des sujets de déception et seraient à mettre à l’index. Ainsi, à côté des sphinx qui gardent les avenues du temple d’Edfou microscopiquement reproduit, l’exposition égyptienne nous donne le modèle réduit d’un okel, sorte d’entrepôt ou bazar arabe comme on en voit près du Caire, à Boulaq. Or que signifie un bazar sans les denrées qui le garnissent et la foule qui l’anime ? On ne l’eût compris qu’avec des marchands accroupis sur leurs établis extérieurs, plus occupés en apparence de leur pipe que de leurs affaires, et armés vis-à-vis du chaland qui passe d’un flegme bien voisin du dédain. Voilà le bazar d’Orient qu’il faut voir sur les lieux et dont aucune contrefaçon ne peut donner l’idée.

Nous voici arrivés de proche en proche sur le front principal du palais, celui qui regarde la Seine. Quel est le style du monument ? Et d’abord est-ce un monument, et ce monument a-t-il un style ? On peut se poser ces questions. Il y a vingt ans de cela, il nous est ne une école d’architecture aux débuts de laquelle beaucoup d’entre nous ont assisté. C’est l’architecture qui emploie le métal et le bois à l’exclusion de la pierre ; sa marche n’a été qu’une suite d’empiétemens. Après s’être contentée longtemps de quelques ponts et de quelques faîtages, elle a fini par s’introduire partout où l’économie dans le premier coût importe plus que les conditions de durée. Œuvre éphémère par destination, le palais du Champ de Mars devait lui échoir ; il ne comportait pas de matériaux trop consistans, et ne relevait guère que d’un art d’appropriation. Pourvu que la circulation y fût facile, l’espace bien distribué, que la lumière et l’air y pénétrassent avec abondance, l’objet était rempli. Le style serait celui qui concilierait le mieux ces conditions ; quant à l’ornement, le moindre suffirait, — quelques motifs en fonte moulée et l’équivalent de ces disgracieux diadèmes qui couronnent beaucoup de nos constructions. Nulle part on n’était mieux fondé à appliquer le principe qui résume la science du beau appliquée à l’industrie : la plus grande utilité possible au prix de la moindre dépense.

C’est dans cet esprit et sur ces données que le palais a été construit ; il répond exactement à ce que l’on s’est proposé. Par sa toiture à ciel ouvert et les larges croisées qui le ceignent, la lumière y entre à flots ; l’air n’abonde pas moins par des soupiraux à fleur de sol où des machines souterraines entretiennent une énergique ventilation. La forme générale du bâtiment représente avec assez de précision un cirque oblong de 1,400 mètres de pourtour, se découpant à l’intérieur en galeries circulaires dont les proportions diminuent à mesure qu’on se rapproche du centre, et dont un jardin bordé de portiques est pour ainsi dire le noyau. Au dehors, le ton qui prévaut est l’uniformité, si complète, si rigide, qu’elle en devient fatigante ; c’est toujours la même attique, ce sont les mêmes croisées. On a beau marcher, on ne croirait pas avoir changé de place. Il y a bien sur les quatre fronts d’entrée un peu de décor, mais si peu qu’il ne saurait porter ombrage à la simplicité du reste. C’était là d’ailleurs une des suites naturelles du plan adopté ; dès qu’on, ne visait pas à un effet d’art, il fallait faire de l’édifice ce qu’il est, un caravansérail pour des marchandises et des populations de passage.

Ainsi des voies circulaires coupées par des secteurs transversaux, voilà l’enceinte intérieure où se distribuent les groupes et les classes de produits. Des diverses enveloppes qui forment cette enceinte, il n’y en a que deux de fixes, les deux extrêmes ; les autres sont susceptibles de déplacement ; une certaine latitude a été laissée là-dessus aux exposans, en tant que les dispositions particulières ne troubleraient pas l’harmonie des dispositions générales. C’est à ces dispositions générales qu’il faut s’arrêter un moment. On en a parlé comme de modèles de précision ; on a même fait là-dessus des théories empruntées à l’esprit géométrique qui insensiblement nous envahit. Voici la plus officielle de ces théories. L’enceinte de l’exposition, nous dit-on, a été arrangée d’après la table de Pythagore, ni plus ni moins. C’est un véritable damier où la même série de cases peut être parcourue à la fois longitudinalement et transversalement. Longitudinalement les cases offrent les produits rangés par nationalités ; transversalement elles les présentent disposés suivant leur nature. Dès lors le visiteur, en parcourant les premières d’Un bout à l’autre, peut juger de l’exposition entière des divers pays ; ; en s’engageant dans les secondes, il voit successivement au contraire tous les produits de même nature de chaque peuple. Seulement, comme le damier a des angles qui sont défectueux, on en a arrondi les extrémités, de sorte qu’il n’y a plus dans l’enceinte que deux espèces de voies, les voies circulaires et les voies rayonnantes.

Soit, voilà bien la théorie fidèlement transcrite ; il reste à savoir si la pratique y répond. J’en puis parler d’après une épreuve personnelle ; cette épreuve, cinq fois recommencée, m’a chaque fois mal réussi. Mes précautions avaient été pourtant bien prises. Sans négliger ni la table de Pythagore ni les dispositions du damier, j’ai cherché si réellement l’accord entre les cases longitudinales et les cases transversales existait au degré de certitude qu’indique la formule. Il m’a semblé que non ; peut-être était-ce de ma part une erreur d’optique. Au lieu de la concordance que j’attendais, j’ai eu coup sur coup des rencontres hétérogènes. Le fait est que dans cette exposition comme dans toutes les expositions précédentes il règne une certaine confusion, une confusion inévitable, quoi qu’on fasse pour y obvier. On ne gouverne pas comme on veut un peuple de 42,000 exposans, l’équivalent d’une grande cité ; on ne classe jamais avec tant de rigueur les produits si variés de l’art et de l’industrie qu’il n’en survienne un bon nombre de réfractaires à toute nomenclature. On est ainsi conduit à des amalgames comme ceux qui existent dans la galerie des machines et dans d’autres galeries. Faut-il s’en affecter outre mesure ? Non, c’est là une pure querelle de formalistes. Loin de s’en choquer, le vrai public prend goût à ces contrastes ; aux observations méthodiques, il préfère la variété des impressions. Pour tout voir et tout saisir, il faut s’y reprendre à plusieurs fois, chercher, découvrir, et la curiosité n’en est que plus vivement excitée.

C’est à ce sentiment de curiosité que l’exposition du Champ de Mars devra une bonne partie de son succès. Il y a là bien des choses dont il est bon de se faire au moins une idée pour peu que l’on s’intéresse aux problèmes que notre siècle a posés sans avoir la conscience de pouvoir les résoudre. Ce n’est pas pour le simple plaisir des yeux que des flots de peuple se succèdent devant ces machines qui brodent, cousent, impriment, ourdissent les fils, garnissent les bobines, découpent le bois, tenaillent le fer, foulent des chapeaux. Ces cours de mécanique amusante n’auraient pas tant d’attrait pour les ouvriers, s’ils n’y attachaient une signification particulière, Pas un d’entre eux qui ne comprenne que dans ce défi jeté à la dextérité humaine c’est de lui ou de l’un de ses frênes qu’il s’agit. Qui sait ; ce que pourra encore entreprendre contre eux cette puissance que l’on nomme l’esprit d’invention, aussi implacable que les instrumens qu’elle enfante ? Faut-il la maudire, faut-il la bénir ? Chez beaucoup d’ouvriers, le doute persiste, les vieilles rancunes n’ont pas désarmé. Dans chaque perfectionnement, qui plus tard sera pour eux un aide, ils ne veulent d’abord, voir qu’un rival. Aussi comme leur attention se porte vers les machines qui sont de leur ressort, comme ils en suivent les mouvemens et en étudient les organes ! Leur cerveau est en feu jusqu’à ce qu’ils aient deviné pourquoi le terrible engin expédie sa besogne avec tant de précision ; ils l’admirent alors sans cesser d’en être jaloux. D’autres, l’élite, il est vrai, poussent l’ambition plus loin ; ils tirent des croquis en cachette et emploient des heures entières à surprendre un défaut susceptible d’amendement ; c’est souvent en pure perte, mais leur idée fixe a eu l’occasion de se donner carrière. Ils appartiennent à cette race de chercheurs qui savent mieux imaginer qu’exploiter, et à laquelle le peuple a fourni des noms glorieux.

S’il fallait mesurer les mérites d’une exposition sur le nombre de ceux qui y ont pris part, celle-ci aurait incontestablement le pas sur toutes celles qui l’ont précédée. Pour s’en tenir au rapprochement le plus récent, l’exposition de Londres en 1862 n’avait réuni que 27,446 exposans, celle-ci en compte 42,217 ; c’est à peu près 15,000 exposans de plus. Le nombre toutefois n’a de sens qu’autant que la valeur a un étalon certain ; ici cet étalon manque. Qu’on suppose une enceinte dix fois plus vaste, les produits n’eussent en aucun cas fait défaut pour la remplir ; il eût suffi d’ouvrir les portes aux plus insignifians ; déjà dans la collection actuelle il en est beaucoup pour lesquels le Champ de Mars n’est qu’un magasin de débit. En les admettant, on savait à quoi s’en tenir, et les comités les auraient repoussés, s’ils n’avaient craint les vides, Aujourd’hui même, à simple vue, il serait aisé de faire ce travail de départ et d’en fixer les proportions. Ce serait une justice analogue à celle qui, pour les beaux-arts, donna lieu à un salon des refusés. C’est pour la fabrique de Paris surtout que ces tolérances ont été étendues outre mesure ; aucun foyer de travail n’était plus digne de ce traitement de faveur. Ses industries, même les plus modestes, ont tiré du milieu où elles se meuvent un incomparable parti, et elles ont pour appui et pour chefs naturels les industries considérables dont l’ancienne et la nouvelle banlieue sont parsemées. Beaucoup d’établissemens de ce genre figurent dans les cadres de l’exposition, et ce n’est pas la partie la moins intéressante. L’influence qu’exerce le marché de Paris sur les industries de nos provinces est connu ; ce qui l’est moins, c’est le rôle que jouent ses propres industries dans le mouvement général de la production. Si c’est de Paris que partent les ordres, les inspirations, les modèles, c’est à Paris également que les produits viennent aboutir et quelquefois s’achever. Il y a dans la région suburbaine toute une zone manufacturière qui de l’ouest gagne le nord et part de Suresnes pour aboutir à Belleville. Plusieurs de ces hautes cheminées dont l’ombre se projette sur les champs et les vignobles sont les jalons de puissantes usines où, la vapeur aidant, des étoffes venues de nos départemens sont teintes, imprimées, apprêtées, reçoivent en un mot les dernières façons. Ailleurs on travaille le fer, on raffine le sucre, on découpe le bois, on prépare avec une perfection sans égale les produits si délicats de la chimie. On ne fait guère dans ces ateliers que ce qui ne se ferait pas en province avec le même degré de raffinement : dans la plupart des cas, on se contente d’amener ce qui est dégrossi à une perfection plus grande. La cherté du salaire interdit la production courante, et ne permet guère que des travaux d’exception ; mais, pour ces travaux, il y a du moins des laboratoires où des ouvriers de choix travaillent sous les yeux des maîtres de la science, et où nos départemens peuvent puiser des inspirations. Paris fait plus, il s’identifie à eux tantôt par des exploitations directes, tantôt par des commandites. Rien ne se passe d’essentiel qu’il ne soit consulté, et il est peu de succès à espérer hors de ce qu’il approuve. C’est un arbitre, un juge, quelquefois un maître ; mais en même temps qu’il revendique les honneurs du pouvoir, il n’en répudie pas les charges. Son génie est au service. de qui en a besoin. Il invente, imagine, modifie sans relâche, contient le goût dans ses écarts et met de l’art dans ce qui en paraissait le moins susceptible. Voilà le Paris de l’exposition, et après en avoir esquissé la grande figure, il nous faudra pénétrer plus avant dans les secrets de son activité.

Il y aura aussi à étudier les lots fournis par nos provinces et par les grands états de l’Europe. Le titre particulier de cette exposition et assurément le plus rare, c’est que, dans les industries qui dominent et alimentent les autres, peu de grandes maisons auront manqué au rendez-vous qui leur était assigné. Le catalogue renferme presque tous les noms importans dont la manufacture s’honore. Pour divers motifs, plusieurs d’entre eux s’abstenaient naguère. Ceux qui avaient une réputation acquise et un travail assuré ne se résignaient pas à se laisser discuter, ni à courir la chance d’être classés au-dessous de leur valeur ; d’autres tenaient à cacher leur force et leurs procédés de travail, d’autres enfin n’avaient aucun goût pour ces luttes où des œuvres d’apparat éclipsaient des travaux plus méritans, et qu’accompagnaient des brigues puériles. De là des absences très caractéristiques. Cette fois les plus fiers ont fléchi ; comment résister aux appels que depuis deux ans on a multipliés ? Il en est même qui, en cédant, ont voulu donner à cette entrée un certain éclat, et n’ont pas lésiné sur la dépense. Ainsi, pour les industries capitales comme les mines et minières, le traitement des métaux, le concours est bien réellement ouvert entre l’Angleterre, l’Allemagne, la Belgique et la France, en y ajoutant sur le second plan la Suède, la Russie et l’Italie. Collectives ou individuelles, toutes ces expositions ont un intérêt qui ne s’était pas encore présenté à ce degré. Pour les arts textiles, le concours n’est pas moins brillant ; il comprend toutes les villes du continent et des îles anglaises qui travaillent la soie, la laine, le coton et le lin. Quel champ d’observations ouvert au public jaloux de s’instruire ! Ce qui importe en ceci, c’est moins l’effort individuel que l’effort collectif et surtout le progrès des industries considéré en lui-même dans une période déterminée.

La moisson n’a donc de prix qu’à la condition d’en bien choisir les gerbes, c’est ce que j’essaierai de faire. Quand on veut être de son temps, il faut s’attacher de préférence à ce qu’il a de bon. Les champs de la pensée sont aujourd’hui ingrats au point de décourager souvent les recherches. Les champs de l’industrie sont plus féconds, et, quand on s’y engage, il n’y a pas de semblables mécomptes à craindre. On s’y trouve en face d’une puissance qui obéit à des lois régulières, et ne recule pas après s’être étourdiment avancée. Elle a un but essentiel, qui est d’arracher sans cesse à la nature de nouveaux secrets et de les faire servir à l’avancement des civilisations. De quel pas ferme elle marche vers ce but, quelles rencontres elle fait, quelles surprises elle nous cause, chacun peut le voir. Ces satisfactions sont d’un ordre secondaire ; mais ce sont du moins des satisfactions, et plus nous allons, plus dans le reste de son domaine le génie humain en devient avare.


II

Pour tout examen, si rapide qu’il soit, un peu de méthode est de rigueur : on se comprend mieux, et l’on se fait mieux comprendre. Ici quelle méthode adopter ? Celle que conseille le livret et qu’on retrouve dans l’ordre des galeries n’est pas exempte de confusion. Elle indique pour sujets l’alimentation, le vêtement et l’habitation, puis les matières premières, comme si la dernière de ces catégories ne faisait pas double emploi avec les trois précédentes. Une marche plus naturelle, c’est de choisir dans les arts ceux qui sont, pour ainsi dire, les véhicules des autres, leur fournissent des élémens ou des instrumens, leur impriment le mouvement et la vie. On va de cette façon de la cause à l’effet en constatant ce que des affluens successifs ajoutent à un produit avant qu’il arrive à la forme définitive sous laquelle il est exposé. Dans ces conditions, on domine du moins le sujet, et on échappe en partie à l’obsession des noms propres. C’est ce plan que nous suivrons en insistant moins sur les tours de force individuels que sur les découvertes et les perfectionnemens récemment introduits dans la pratique de ces industries-mères. À ce titre, deux grands agens se présentent d’abord, la chimie et la mécanique.

Dans trois galeries du palais et sur une longue file d’étagères, sont rangées des substances devant lesquelles le public passe d’un air indifférent et dont il ne comprend guère la destination. Rien de plus irrégulier et en apparence de moins significatif : ce sont des blocs, des cristaux, des agglomérats de couleurs et de formes diverses, ou bien des sels et des liquides logés dans des récipiens appropriés, bonbonnes, flacons, cornues, bocaux, matras, cloches en verre. A les voir hors des laboratoires où ils ont été préparés, on ne dirait pas que ces substances solides ou en dissolution sont des combinaisons d’élémens qui se composent ou se décomposent au moyen de lois précises et à travers des phénomènes constans. Pas une de ces substances dont l’action et la réaction au contact d’autres corps n’aient été fixées par la théorie et ne soient à peu d’exceptions près passées dans la pratique. C’est la science qui agit d’abord sans autre intérêt que de pénétrer quelques lois naturelles encore inconnues. Le Protée a beau changer de forme pour se rendre insaisissable, la science l’étreint dans de si vigoureuses analyses que le moindre atome doit lui dire au juste ce qu’il est. Plus tard, dans une recherche moins désintéressée, l’industrie lui demandera ce qu’il vaut et à quoi il peut servir. Ainsi procède l’esprit de découverte. C’est tantôt le hasard qui les lui livre, tantôt la nécessité qui les lui suggère, et ce dernier cas n’est pas le moins fréquent. On en a un curieux exemple dans un produit qui sert d’aliment indispensable à beaucoup d’arts usuels, la soude. Deux fois menacée dans le cours d’un siècle, il lui a fallu deux fois se reconstituer de toutes pièces ; la science, dans aucune de ces épreuves, n’a été prise au dépourvu.

La première remonte aux guerres du premier empire ; c’était alors l’Espagne qui nous fournissait des soudes provenant de l’incinération des plantes marines dont ses plages sont couvertes, algues, varechs, fucus, goémons. L’opération se faisait en plein air, à feu nu, dans des fosses maintenues à une très haute température, et où les cendres de ces plantes chargées de principes alcalins se formaient en masses compactes par une sorte de vitrification. C’était ce qu’on nommait la soude naturelle ou barille, renfermant jusqu’à 40 pour 100 de carbonate de soude, et qui s’employait soit telle quelle, comme dans la savonnerie, soit après épuration, comme dans la cristallerie. Rien de plus élémentaire ; mais le produit était peu coûteux et d’un usage éprouvé : on ne lui aurait certes pas cherché un équivalent, si, par suite d’une rupture survenue avec l’Espagne, il n’eût tout à coup et complètement manqué. Que faire ? comment rendre l’activité à tant de fabriques à court de matières ? L’urgence était flagrante ; non-seulement il fallait inventer vite, mais rencontrer juste, Un homme obscur, Leblanc, eut cette inspiration de génie. Au lieu de demander l’alcali aux plantes saturées d’air salin, ce fut au sel marin qu’il le demanda d’une manière plus directe en le décomposant au moyen de l’acide sulfurique, et en obtenant ainsi un sulfate de soude qu’il convertissait en carbonate au moyen d’une addition de craie et de charbon. De là ce qu’on nomme la soude artificielle, qui a fait son chemin dans les arts, tandis que le nom de Leblanc tombait peu à peu dans l’oubli. Circonstance rare, ce procédé était d’une précision telle que depuis soixante-dix ans il n’a rien été changé ni aux dosages ni à l’amalgame des matières. La soude naturelle fut non-seulement désarçonnée au premier choc, mais mise hors de combat.

A trente ans de là, nouvelle épreuve. On a vu que le sel marin ne se décompose industriellement qu’au moyen de l’acide sulfurique ; or cet acide est le produit de la combustion du soufre dans des chambres de plomb. C’était là un autre vasselage ; après l’Espagne, il fallait compter avec le royaume des Deux-Siciles, où sont situées les grandes solfatares. Cette fois ce ne fut pas la guerre, ce fut la fantaisie d’un roi qui mit les industries européennes en péril. Vers 1836, les solfatares avaient été constituées en régie et de telle sorte que le prix du minerai tripla dans le cours de quelques années. Naturellement les gouvernemens intéressés s’en étaient émus ; il y avait eu des plaintes suivies de concessions, mais toute sécurité était désormais détruite ; il fallait aviser et chercher le soufre ailleurs que dans les gîtes où l’on avait à craindre de telles extorsions. Heureusement on était sur la voie ; l’usine de Fahlun en Suède, celles de Chessy et de Saint-Bel près de Lyon, avaient pris les de-vans. Dans ces deux dernières, une exploitation presque immémoriale portait sur le cuivre, et on les citait comme ayant beaucoup contribué au moyen âge à la fortune de Jacques Cœur. Ce cuivre était logé à raison de 3 à 4 pour 100 dans des pyrites, d’où on ne pouvait l’extraire que par une désulfuration préalable, et le plus simple calcul conduisit bientôt à rejeter le cuivre sur le second plan pour s’occuper de préférence de son enveloppe, c’est-à-dire du soufre et de ses dérivés. C’est ainsi que Chessy et Saint-Bel se sont transformés en d’inépuisables réservoirs d’acide sulfurique, et, les pyrites de fer étant devenus sur d’autres points l’objet du même traitement, la substitution s’est étendue de manière à ne laisser au soufre natif qu’une place subordonnée dans la fabrication des acides. Telles ont été les suites d’un renchérissement inconsidéré. Il s’en dégage deux faits : le premier, c’est que les exactions, sous quelque forme qu’on les déguise, ne profitent pas plus aux gouvernemens qu’aux individus ; le second, c’est qu’il y a dans les industries un ressort qui les dérobe toujours aux violences dont on les menace.

Dans ces crises, comme on le voit, les moyens de préservation sont constamment sortis du laboratoire des savans : il en est de même des idées initiales. Si fugitives qu’elles paraissent, ces idées subsistent en puissance, même quand rien n’indique qu’elles soient susceptibles d’être converties en actes : le temps les couve, pour ainsi dire, jusqu’à éclosion. Un savant éminent, M. Balard, en rappelait récemment des exemples devant l’Institut réuni. Il y a plus d’un siècle qu’un chimiste suédois, Scheele, avait constate la coloration du chlorure d’argent par la lumière, et néanmoins c’est seulement depuis trente ans qu’est issu de là un art nouveau, aujourd’hui d’une sensibilité si exquise qu’il est parvenu à fixer sur des plaques le sillage du navire, le mouvement de la vague, presque le vol de l’oiseau, et qu’il aspire à donner aux phénomènes célestes la permanence nécessaire pour les étudier. Depuis longtemps déjà, Œrstedt avait montré la déviation imprimée à l’aiguille aimantée par un courant électrique, et de son côté Ampère avait fondé là-dessus toute la science de l’électro-magnétisme, lorsque leurs patiens et ingénieux disciples ont couvert le globe de ces appareils qui, dans l’air ou sous les eaux, transmettent en un instant, et à toutes les distances la volonté et la pensée de l’homme. Ce ne fut que vingt ans après les premiers travaux de M. Chevreul sur les corps gras que sa découverte prit une forme industrielle dans la bougie stéarique, et il a fallu trente-cinq ans pour qu’on appliquât à l’argenture des miroirs sphériques l’aldéhyde, découverte par M. Liebig et signalée comme propre à réduire les sels d’argent. Enfin près d’un demi-siècle s’est écoulé depuis que Faraday, dans une suite d’expériences, a liquéfié. plusieurs gaz et notamment l’ammoniaque, et c’est d’hier seulement que la machine Carré produit au moyen de l’ammoniaque liquéfiée de la glace sous toutes les température et du froid au degré que l’on veut. Ainsi l’idée seule sort armée du cerveau de l’inventeur ; celui-ci s’en détache dès qu’il l’a trouvée, et elle circule alors jusqu’à ce que quelqu’un s’en empare pour en tirer parti. Tout n’est pas profit dans cette seconde recherche, et pour un succès qui s’ébruite, il y a cent revers qui restent ignorés.

Les plus récens et les plus heureux de ces essais ont porté sur quelques métaux nouveaux, sur les arômes et les couleurs. L’exposition est pour ces dernières comme une palette ; il y en a de toutes les nuances, de tous les pays et de tous les noms. Parmi les métaux, c’est l’aluminium qui a les honneurs du rang. Que de temps ne lui a-t-il pas fallu pour s’introduire dans l’industriel Aujourd’hui il semble y être solidement fixé : le prix s’abaisse, la consommation s’accroît soit à l’état de pureté, soit à l’état d’alliage ; on le reconnaît pour ce qu’il est, un métal ductile, malléable, léger comme le verre, tenace comme le fer, presque aussi blanc que l’argent quand il est pur, et qui, moins altérable, peut se conserver à l’air sans y perdre son éclat. Voilà qui est encourageant et prépare un bon accueil aux métaux que l’analyse spectrale nous a récemment livrés, le rubidium, le cæsium, le thallium. Cette analyse en effet, en décomposant l’enveloppe gazeuse du soleil, a par contre-coup dénoncé l’existence de corps nouveaux que depuis la création l’homme foulait aux pieds sans les connaître. A quoi seront-ils bons ? Nul ne le sait ; mais ils ont dans tous les cas leur numéro d’ordre et semblent avoir pénétré dans les expertises de l’atelier : quelques échantillons de thallium figurent sur les étalages du Champ de Mars ; l’aluminium n’a pas commencé autrement ; des métaux dont l’analyse du soleil nous a révélé l’existence ne sauraient avoir une moindre fortune.

Que la nature fabrique des parfums et des couleurs, c’est dans l’ordre, et elle le fait trop bien pour avoir à redouter des contrefaçons. La science s’y est pourtant essayée ; c’était de la témérité. Tandis que tous les corps simples entrent dans les composés minéraux, la chimie organique, qui est l’imitation des produits doués de vie, n’en peut mettre que quatre à profit. Il est vrai qu’en les associant dans des proportions diverses on pousse presque à l’infini la variété des composés, et que l’on concilie ainsi la grandeur dans les résultats avec l’économie dans les causes. C’est comme une gamme à parcourir ; mais comme dans toutes les gammes on arrive au point où le registre s’arrête. Les corps simples, le chimiste en dispose à son gré, il les combine, en forme des corps composés, passe des groupemens élémentaires à des groupemens plus complexes ; c’est la partie de la science qu’il possède. Celle qui lui échappe et lui échappera toujours, c’est l’arrangement moléculaire de ces corps simples, l’un des mystères de la création. Le chimiste connaît la nature et même le nombre des atomes simples qui entrent dans un composé, il ignore comment ils y sont groupés. Que fait-il alors ? Il supplée à une loi précise par des moyens artificiels, et d’observation en observation parvient à obtenir beaucoup de produits utiles. C’est ainsi que, pour les arômes, on en est arrivé à donner le change aux odorats les plus exercés. On fabrique, jusque de l’essence de fruit, la saveur de la pomme, de l’ananas, de la poire, est imitée au point de tromper le goût. Aucune huile de toilette qu’on ne puisse accommoder ainsi et à toutes les odeurs, vanille, canelle, amande amère ; la moutarde même a son équivalent, et si l’ail venait à manquer, il serait aisément remplacé par une transformation de la glycérine. Et qu’on ne regarde pas cette reproduction du parfum des fruits comme un fait scientifique sans application. Ces essences artificielles sont en Angleterre et en Allemagne l’objet d’une fabrication industrielle, et beaucoup d’articles de confiserie n’ont que cette saveur d’emprunt.

Pour les couleurs, le degré d’importance s’élève de beaucoup ; il s’y est fait depuis sept ans une révolution qui mérite d’être racontée. On sait de quel intérêt est pour l’industrie la recherche des substances colorantes : toute acquisition nouvelle est accueillie comme un événement ; il en fut ainsi, dans sa nouveauté, pour le vert de Chine, introduit à Lyon par M. Natalis Rondot. Qu’on juge de l’effet que peu de temps après a dû produire l’apparition imprévue, non pas d’une couleur, mais de trois, quatre, cinq couleurs d’un éclat incomparable. Les fleurs n’en revêtent point de plus belles, et pourtant ces couleurs provenaient d’une matière qui ne semblait guère susceptible de les fournir, la houille. Qui donc avait pu songer à les dégager de cette enveloppe impure ? Un peu tout le monde dans une suite de ricochets de laboratoire. Au début, c’est encore Faraday que l’on rencontre. En 1823, il découvre un carbure d’hydrogène dans les produits condensés du gaz de l’huile. A quoi cela pouvait-il servir ? Il eût été fort empêché de le dire. Mitscherlich, en l’obtenant par un procédé plus direct, lui donne un nouveau nom, la benzine, qu’à quelque temps de là on retrouve dans le goudron de houille, d’où on l’extrait à bas prix. Cette benzine devient alors un agent détersif, et, mêlée au nitre, sert à parfumer les savons inférieurs. Voici déjà un produit livré au commercé ; Zinn, par une réaction remarquable, le transforme en aniline y espèce d’ammoniaque composée, substance encore sans utilité. Perkins bientôt lui en trouvera une ; il entreprit sur l’aniline en 1856, dans le cabinet de M. Hoffmann, à Londres, une suite d’expériences. Ce n’était pas un corps colorant qu’il cherchait, c’était un substitut artificiel de la quinine. Déçu dans cette recherche, il imagina d’appliquer à l’aniline les agens oxidans qu’il employait et découvrit la matière colorante violette, la première que la houille ait fournie : le procédé était dès lors acquis, l’industrie des couleurs d’aniline fondée. Il en fut de même, à quelque temps de là, de la fuschine dans les mains de M. Hoffmann. Un jour que ce chimiste essayait l’action du bichlorure de carbone sur l’aniline, il obtint une matière rouge du plus bel effet. Cette matière, c’était la fuschine, dont l’emploi est devenu si général dans la teinture des fils et des tissus.

Ces couleurs tirées de la houille semblent se mesurer de l’œil à l’exposition, comme elles l’ont fait longtemps devant les tribunaux pour des atteintes portées aux brevets. Chaque pays a son lot, la Prusse comme l’Angleterre, l’Amérique comme la Russie. La mode s’en est mêlée ; on ne veut plus que de ces teintures, et on n’évalue pas à moins de 30 millions la somme annuelle que ce trafic représente. Il y a là des violets artificiels, des rouges de divers tons et des bleus provenant de quelques amalgames. Qu’on y ajoute le jaune foncé, plus récemment obtenu, le jaune serin de l’acide picrique, et l’on aura les élémens de cette nouvelle et brillante collection d’agens colorans. Méritent-ils toute la vogue dont ils jouissent, et n’y a-t-il pas quelques réserves à faire ? Il y en a et de très fondées, non pas sur les tons et les nuances, qui sont leur beau côté. La fuschine surtout renferme cette proportion de rouge et de violet qui distingue la rose, et aucun mélange de noir n’en vient ternir l’éclat ; mais, séduisantes à l’œil, ces couleurs manquent de fonds, elles ressortent mieux aux flambeaux qu’au jour, et l’effet dépend beaucoup de la manière dont elles sont éclairées, puis elles pèchent par la solidité, s’altèrent promptement et ne peuvent guère s’appliquer qu’aux étoffes dont la durée ne dépasse pas une saison. La mode qui les a apportées les emportera peut-être un jour, à moins qu’on ne parvienne à leur donner plus de fixité, ce qui se fait déjà. Cependant elles ne supplanteront jamais deux substances qui fournissent un rouge à peu près indestructible, la cochenille pour les tons fins, la garance pour les tons ordinaires. Voilà les vrais colorans pour les étoffes destinées à un long service, l’ameublement par exemple ou le vêtement ; dans les bons ateliers, la tradition en est maintenue. Les couleurs éphémères tirées, de la houille sont d’ailleurs dans les goûts du temps ; notre génération ne tient aux choses qu’en raison des apparences, et les délaisse aussi vite, qu’elle s’en est engouée. Il faut se borner, et pourtant il y aurait encore dans cette même galerie beaucoup à observer en produits nouveaux, l’acide phénique par exemple, un désinfectant énergique qu’on a employé avec plus ou moins de bonheur comme préservatif du choléra ; le tungstate de soude, qui, comme le phosphate d’ammoniaque, rend les tissus incombustibles ; la baryte, dont les préparations se multiplient, et qui vise à suppléer dans la peinture le blanc de céruse et le blanc de zinc ; les sulfures de carbone, qui sont la base de la plupart des poudres inventées pour la destruction des insectes, et dont l’emploi peut, à l’aide d’appareils ingénieux, s’étendre aux charançons, qui dévastent les grains ; enfin des compositions de pâtes appliquées aux arts céramiques et qui contribuent à leur donner ce degré de perfection qui est pour le public l’objet d’un perpétuel étonnement. Notons comme dernier travail à signaler la reproduction rigoureusement exacte des pierres précieuses, dont plusieurs de nos savans s’occupent, et qui a l’air d’un défi jeté à la nature dans ce qu’elle a de plus rare et de plus raffiné.

Nous voici au fer et à l’acier ; ce n’est pas sortir des affinités chimiques. Aucun intérêt d’industrie n’est plus vif que celui-là ; il touche à un égal degré tous les pays de forges. La Belgique y songe comme l’Angleterre, l’Allemagne comme la France. On peut en juger par leurs expositions, qui sont vraiment imposantes. La collection est complète non-seulement pour les produits, mais pour les instrumens qui les façonnent ; dans les grandes galeries et dans le parc, on en peut voir quelques-uns à l’œuvre. Voici par exemple la série des outils qui composent l’atelier mécanique ; pas un de ces outils qui ne soit un instrument de précision. Celui-ci tournera la roue d’une locomotive, celui-là polira la surface intérieure d’un cylindre, un autre donnera le fini à une bielle ou à une manivelle. Tout détail a son appareil, et une pièce, avant d’être achevée, aura passé par cinq ou six de ces appareils. Il y en a pour forer, fileter, mortaiser, raboter ; l’œil ne se lasse pas de suivre l’outil à l’œuvre, mordant le fer comme si c’était du bois. L’ouvrier n’a là qu’une tâche, — régler l’outil quand il marche, l’aiguiser quand il s’émousse. La machine fait le reste et avec un degré de perfection qu’une main habile n’eût pas surpassé. A la forge, des opérations analogues se reproduisent pour les grosses œuvres, et quel dommage qu’on n’en puisse pas donner le spectacle à cette foule avide d’émotions ! C’est là qu’il faut voir le métal, qui au sortir du four à puddler n’est qu’un bloc grossier, se corroyer sous le marteau-pilon et prendre dans les engrenages du laminoir toutes les formes qu’il doit revêtir pour la destination commerciale qui lui est réservée, barres, rails, verges, feuilles, fils de tout calibre, puis se diriger docilement vers les instrumens qui le découpent. Ici les rails s’engagent sous les dents d’une scie circulaire qui, dans ses rapides évolutions, distribue des gerbes de feu, et tranche en se jouant les pièces qu’on lui présente. Là les feuilles et les plaques de tôle seront coupées d’équerre à la cisaille, et c’est merveille de voir comme le fer se laisse pénétrer par les dures mâchoires de l’outil. Ailleurs, introduit dans des rouleaux dont les rainures vont se rétrécissant, le fer s’allongera et serpentera sur les dalles jusqu’à ce que de jeunes garçons le saisissent avec des pinces pour le soumettre à un étirage nouveau. Tout cela se fait avec une aisance, une sûreté d’effets, une agilité de mouvemens, qui étonnent et intéressent. Et dans le haut-fourneau où la fonte se prépare, que de mouvement et de vie ! C’est littéralement un corps de pierre qui semble, dans ses fonctions intelligentes, reproduire une partie des fonctions des organes humains, s’assimile comme eux les alimens qu’on lui fournit, respire, agit avec une régularité constante, et sépare avec une précision dynamique ce qui est réfractaire de ce qui peut être utilement employé.

A voir une industrie si fortement armée et douée de tant de puissance, qui ne s’imaginerait qu’elle a trouvé son assiette définitive et n’a plus d’aventures à courir ? Pourtant, sans être sérieusement menacée, elle traverse une période de mue, et cela à peu près partout, sous l’influence de causes ici particulières, là générales. De ces causes générales, la plus active a été l’essor brusque et peut-être excessif qu’ont donné au travail du fer des débouchés accidentels qui devaient se fermer ou du moins se réduire à des échéances déterminées, comme l’établissement des chemins de fer en bloc et de toutes pièces, la création d’un matériel naval dont le fer est le principal élément soit pour les coques, soit pour les cuirasses, enfin la construction de ces grands appareils que la vapeur a multipliés pour tous les genres de services, machines de mer, locomotives, ponts et ponceaux, viaducs, sans compter les accessoires. Pour suffire à tant de commandes venant coup sur coup, que de hauts-fourneaux n’a-t-il pas fallu bâtir, souvent dans de médiocres consultions d’exercice ! Les uns, situés loin des gîtes minéraux, ne pouvaient marcher qu’au bois, d’autres mélangeaient le bois avec la houille ; aux mieux installés la houille suffisait comme combustible. À ces inégalités dans les frais d’alimentation s’ajoutait l’inégalité des proportions ; il y avait de grands, de moyens et de petits établissemens. Tant que la marge des profits fut assez ample, tout ce monde vécut à l’aise, avec cette seule différence que la curée se distribuait en raison des forces et aussi des appétits de chacun : il y avait de grands, de moyens et de petits inventaires, tous avantageux. Les choses en étaient là quand peu à peu le marché s’est restreint et les prix ont décru ; le terme des commandes sur une grande échelle était expiré, et le régime du débouché d’exception faisait place au régime du débouché ordinaire. C’est si bien là le motif du temps d’arrêt qui s’est produit qu’indistinctement toutes les nations qui forgent le fer en grand en ont éprouvé l’effet. Pour la France, il s’y est joint la circonstance particulière d’une certaine latitude accordés à l’importation étrangère, qui visiblement n’en a point abusé. Telles sont l’origine et les causes de cette sorte de mue qui affecte l’industrie du fer et tend à en modifier l’économie. Le signe le plus visible de ce changement d’état, c’est un penchant vers les grandes concentrations. Devant des conditions d’existence plus contestées, les petits ateliers désarment, tandis que les établissement principaux, cherchent à mieux constituer leurs forces : les forges restées debout se partagent les dépouilles de celles qui tombent, ou bien elles se constituent en syndicat pour présenter un front plus vaste dans une défense commune. Le mot d’ordre semble être d’augmenter la production pour alléger le poids des frais généraux, ce qui serait juste avec un, marché dégarni, mais ce qui aggrave les conditions d’un marché encombré.

Cette crise a rendu possible, dans le traitement du fer, la révolution dont il nous reste à parler, et qui est devenue la grande affaire du jour. Divers incidens l’avaient préparée ; de plusieurs côtés ; et pour des besoins urgens, on demandait à l’industrie un fer mixte qui eût une partie des qualités de l’acier en restant dans des prix plus modérés. Pour beaucoup d’emplois, les conditions de résistance du fer marchand n’étaient plus suffisantes. Tel était le cas des rails, dont le métal, sujet aux exfoliations, se désagrégeait plus qu’il ne s’usait et obligeait les compagnies à des renouvellemens trop fréquens dans la garniture des voies : aussi déclarait-on qu’il y aurait profit, dût-on le payer plus cher, à employer un métal mieux lié, plus homogène et susceptible de plus de durée. De la part de la marine militaire, même besoin et même demande, et cela pour deux fins ou deux intérêts, l’attaque et la défense, L’attaque rêvait des canons monstrueux capables de résister aux plus fortes charges, ou tout au moins des canons fortifiés par des frettes puissantes qui les missent à l’abri de tout accident, puis encore des boulets dont les pointes coniques pussent pénétrer les plaques massives qui servent de ceinture aux flancs des vaisseaux. La défense bornait ses prétentions à devenir complète et efficace, quelque métal, quelque procédé qu’on y employât. Ce concert de réclamations aboutissait à ceci, que ni le fer, ni l’acier ordinaires ne répondaient désormais à de certains usages, et qu’entre les deux il y avait place pour une combinaison qui participât de l’un et de l’autre. L’appel n’a pas été vain, et depuis lors en Angleterre et en Allemagne ont commencé les recherches du traitement direct de l’acier. L’enjeu était beau ; il s’agissait d’ouvrir pour un nouveau métal une campagne à peu près aussi fructueuse que celle dont le fer atteignait le terme, et où se montraient en perspective des bénéfices équivalens. L’exposition témoigne que de vigoureux efforts ont été faits, et que sur divers points, notamment à Imphy, à Assailly et à Terre-Noire, de bons résultats ont été obtenus ; au Creusot, on en est aux études.

Ce n’était pas une médiocre difficulté que de faire sortir directement de la fonte, quelle qu’elle fût, et par grosses charges un acier qu’on n’obtenait autrefois que par petites chargés et au moyen de fontes ou de fers d’exception. Il n’y avait et il n’y a encore, il faut le dire, dans toutes ces opérations que des manipulations empiriques : autant de fabriques, autant de genres de cémentation. Sur la composition chimique, l’obscurité est toujours très profonde nonobstant les recherches persévérantes de M. Frémy : comment concevoir que quelques centièmes de carbone dans la fonte et quelques millièmes dans le fer puissent donner des métaux tout à fait différens ? Aussi cherchait-on un peu partout les raisons du phénomène qui frappait d’inégalité des aciers en apparence identiques, dans la vertu des eaux par exemple ou celle des bains mélangés qui y suppléent. La variété même des procédés employés indiquait le trouble qui régnait dans les traditions et les usages. Tantôt, comme en Suède, on tirait l’acier de fontes au bois traitées au bas foyer : c’était l’acier naturel, le meilleur de tous ; tantôt, comme en Angleterre, on cémentait de bons fers en leur restituant à l’état solide la proportion de carbone nécessaire pour en composer des aciers ; enfin on avait imaginé de fondre soit l’acier de cémentation, soit l’acier naturel dans des creusets réfractaires portés à une haute température à l’abri de l’action de l’air : c’est ce qu’on nommait l’acier fondu, plus homogène que les précédens, mais moins facile à souder. Tout récemment un pas de plus a été fait en dehors de ces trois méthodes. Dans des fours qui servent habituellement au traitement du fer et en employant la houille pour combustible, on a traité des fontes ordinaires en évitant une décarburation complète : c’est ce qu’on a nommé l’acier puddlé. Voici déjà une abondante collection de manières d’opérer ; il ne reste plus, pour que la liste soit complète, qu’à y ajouter celle qui a pris le nom de son auteur, un Anglais, M. Bessemer.

Le procédé Bessemer est simple en principe et non moins simple dans l’application. L’inventeur au début avait annoncé que l’acier y serait obtenu sans dépense de combustible ; c’était jouer sur les mots. La dépense est indirecte ; au lieu de brûler du charbon, on brûle du fer. Le procédé consiste en effet à faire traverser un bain de fonte par un courant d’air à forte pression qui y détermine un bouillonnement violent, et y pousse la température jusqu’au point de fusion du fer. Aucun spectacle n’agit plus vivement sur l’œil ; c’est comme la gerbe d’un feu d’artifice. Qu’on se figure une cornue chargée d’un liquide, en ébullition et animée par une soufflerie énergique ; le travail intérieur se trahit au dehors par des phénomènes qui en attestent l’intensité : des langues de flammes couronnent le goulot ouvert de l’appareil, et des escarbilles lumineuses s’en détachent par milliers. C’est le travail d’élimination qui s’opère, le premier acte de l’opération. Il s’agit de délivrer la fonte des impuretés. et des corps réfractaires qu’elle peut renfermer. Malheureusement ce sont, moins les élémens nuisibles que les élémens utiles qui s’en vont, le carbone entre autres, dont il faut, sous peine d’échec, réparer immédiatement les pertes, C’est le second acte du traitement ; on va réintégrer dans l’appareil en dose déterminée ce carbone qui s’en est évaporé en excès et un peu à l’aventure. Pour cela, on a préparé dans un four à réverbère une addition de fontes d’excellente qualité, ordinairement des fontes spéculaires au bois, qu’on verse dans le bain en traitement pour en relever l’amalgame. Après cette restitution, on imprime à la cornue un balancement, et par un jeu de bascule on l’incline vers les moules préparés pour en recevoir le contenu : c’est le dernier acte ; l’acier Bessemer est fait.

Évidemment c’est là une découverte restée à mi-chemin et dont les phénomènes devront être étudiés d’une manière plus rigoureuse. Tant qu’on ne pourra reconnaître à un signe certain le moment où le bain métallique est saturé de carbone au degré voulu pour produire de l’acier, on n’aura dans les mains qu’un instrument d’empirisme. Cet appareil, qui dévore inconsidérément ce qu’ensuite on est obligé de lui rendre, présente à l’esprit quelque chose de barbare, et, ce qui est un défaut grave, il ne conserve sa haute température qu’aux dépens du fer dont il est rempli et qu’il convertit en combustible. De là d’énormes déchets qui varient de 15 à 50 pour 100 et qui portent sur une matière valant 130 francs la tonne, tandis que le charbon n’en eût coûté que 15 ou 20. Le procédé avait fait en outre une promesse qu’il n’a pas tenue, c’est d’être applicable à toutes les espèces de fonte. Devant celles qui contiennent du soufre et surtout du phosphore, l’impuissance de l’appareil a été démontrée, même en poussant les choses jusqu’à une décarburation complète. Il en devait être ainsi dans l’ordre des réactions chimiques ; les machines soufflantes, ne pouvaient suffire à éliminer ces corps étrangers. L’affinité de l’oxigène de l’air étant à peu près égale pour le fer et le phosphore, le départ par voie d’oxidation s’en opère dans les proportions relatives du composé ; on ne gagnerait donc rien à prolonger l’opération, si ce n’est d’augmenter considérablement les déchets. D’ailleurs la faible quantité de carbone contenue dans la fonte est promptement brûlée, et on arrive alors à la réduction en fer, lequel est difficilement maintenu à l’état liquide. Il y a donc là des objections très sérieuses, des additions à faire, des vides à combler. Des savans autorisés s’en occupent, et dans le nombre un exposant, M. Bérard, qui a fait de Montataire son laboratoire d’essai. Il semble combiner l’emploi des gaz avec celui de l’air, en réglant leurs effets réciproques par des rapports de quantité. Le principe sur lequel il s’appuie consisté à agir sur la fonte à l’état liquide alternativement par oxidation ou par voie de réduction, de manière à éviter les déchets ; puis par des dispositions heureuses il maintient un équilibre convenable de température dans toutes les parties de l’appareil et à tous les degrés de l’opération.

Tel quel, et malgré les imperfections que nous venons de signaler, le procédé Bessemer n’en est pas moins appelé à laisser une date dans le travail du fer. Il est désormais acquis et bien acquis qu’on peut directement et sur une grande échelle, convertir la fonte en un métal très voisin de l’acier fondu, tandis qu’il fallait naguère, pour des produits analogues, opérer dans des creusets de la contenance de 25 à 30 kilogrammes, comme on en voit dans des cabinets de savans. La grande industrie a été substituée ainsi à des ateliers d’échantillons. Quand on aura mieux déblayé la voie, ouvert accès à la généralité des fontes, donné au traitement des formes plus rigoureuses, imprimé quelque régularité à la fabrication, surtout mis un terme à des déchets ruineux, de belles perspectives s’ouvriront devant cette régénération de l’industrie du fer. On a vu quels débouchés lui sont acquis déjà et à quels besoins de premier ordre elle satisfait ; ce n’est là qu’un germe, et on peut en juger par l’accueil que font aujourd’hui les compagnies de chemins de fer à des propositions qu’autrefois elles n’auraient traitées qu’avec dédain. Au début, il n’était question que de tronçons exposés à une grande fatigue ; on parle maintenant de portions de voies, plus tard il s’agira de voies entières. Ici comme ailleurs, on comprendra qu’une dépense bien faite est parfois une économie. L’acier est, à tout prendre, le métal par excellence pour des œuvres où l’on vise à la durée. Il se fond et se marie à d’autres matières comme la fonte ; il se soude, se martèle, se lamine et s’étire comme le fer ; par la trempe, il acquiert une dureté qui n’exclut pas l’élasticité ; mieux qu’aucun métal, il résiste à l’écrasement ; il n’a contre lui que la cherté, et c’est un défaut dont il se corrige chaque jour.


III

Parmi les produits de la grande industrie, il en est peu qui soient plus largement représentés à l’exposition que la machine à vapeur. On en trouve de toutes les dimensions et de toutes les formes, depuis l’humble locomobile jusque l’imposante locomotive américaine. Dans les petites machines, l’esprit d’invention sembla avoir éprouvé un temps d’arrêt ; mais les perfectionnemens vont à l’infinie Rien de plus coquet, rien de plus ingénieux, de mieux ajusté que ces petits engins à vapeur qui sont distribués un peu au hasard dans le parc et les galeries. Les locomobiles pullulent, et on s’aperçoit aux dispositions qu’elles présentent qu’elles sont désormais au service de l’industrie tout autant qu’à celui de l’agriculture ; introduites dans les fabriques à titre d’auxiliaires, elles y ont gagné leurs chevrons et y restent à titre définitif. Quoi de plus commode en effet qu’une force qui se transporte et qui n’astreint celui qui en use à aucune des dépenses inhérentes à l’établissement des machines fixes, chaudières, murs de séparation, cheminées hautes comme des obélisques ? Pour les grandes machines à vapeur, il n’y a guère à signaler qu’une exécution de plus en plus soignée et un accroissement de dimensions et de puissance. Parmi les types de premier rang, on peut citer la machine marine installée sur les berges de la Seines, et qui semblerait de taille a en épuiser les eaux, si elle y procédait sans ménagement, comme aussi cette locomotive à huit roues accouplées, qui peut emporter en un seul voyage vers les lacs de l’Amérique, du Nord l’équivalent de la population d’une ville moyenne. Prodigieuse industrie que celle des chemins de fer ! née d’hier, elle s’est emparée du gouvernement de toutes les autres, et dans beaucoup de cas elle en règle la fortune. On peut dire de cette industrie quelle dispose du temps et de l’espace ; elle est du moins plus prosaïquement le principal agent de locomotion qui existe. En 1865 par exemple, la dernière année qui fournisse des chiffres complets, nos chemins de fer ont transporté 84,025,516 voyageurs avec une moyenne de 40 kilomètres de parcours, et 34,010,436 tonnes de marchandises avec une moyenne de 152 kilomètres de parcours, c’est-à-dire pour un transport ramené à un parcours de 1 kilomètre 3,330,630,807 voyageurs et 5,172,847,825 tonnes. D’un autre côté, les recettes brutes se sont élevées pour les voyageurs à 184,215,213 fr., pour les marchandises à 314,009,184, et pour les articles de messageries à 80,032,474, en tout 578,856,871 fr., d’où un prix moyen pour le transport d’un voyageur à 1 kilomètre de 0fr,0553, et d’une tonne de marchandise de 0fr,0608. Les dépenses d’exploitation s’étant élevées à 266,202,095 francs, le revenu net se trouve être de 312,654,770 francs, et le rapport de la recette à la dépense (moyenne générale) de 45,98 pour 100. Pour ces transports et ce trafic, il a fallu un matériel de 4,064 locomotives, 9,695 voitures, 96,640 fourgons ou wagons et un personnel de 111,460 employés commissionnés ou en régie, ce qui élève au chiffre d’une armée le corps dont les compagnies disposent, Enfin le coût de l’établissement du réseau exploité, comprenant 13,570 kilomètres, s’élève à 6 milliards 824 millions, dont 5 milliards 840 millions ont été payés par les compagnies et 984 millions par l’état. Sur ces chiffres, la part du matériel roulant et de la voie est de 1,346,125,610. Le prix moyen du kilomètre ressort donc à 500,000 fr. ; il semble devoir être moindre et s’abaissera 255,000cfr. pour les 7,430 kilomètres qui restent à construire sur l’ensemble du réseau concédé. La dépense des compagnies sur ce dernier lot, si on n’y ajoute rien, sera de 1 milliard 900 millions. Cette statistique, dans son aridité, a une éloquence difficile à égaler. Il y a trente ans environ que ce nouveau pouvoir est sorti du néant et l’on voit de quel pas il marche ; 600 millions de recettes toujours grandissantes, 300 millions de traitemens et de salaires directs ou indirects à distribuer, plus de 100,000 hommes enrégimentés, c’est à faire envie à plus d’un état. Qu’on y joigne des finances du maniement le plus commode, des contribuables payant sans contrainte et à bureau ouvert, un équilibre qui s’établit de lui-même et sans artifices de calcul, et l’on comprendra que, sous le couvert d’un service public, il y a là une institution avec laquelle, dans tous les accidens de la vie sociale, il faudra nécessairement compter.

Outre les machines qu’anime la vapeur, les galeries et le parc en contiennent qui obéissent à d’autres forces motrices, le gaz, l’air chaud et comprimé, l’ammoniaque, l’éther. Ces machines ne sont pas toutes d’une conception heureuse, ni d’un emploi aisé. il y en a également dont le service, excellent en tout points n’a que l’inconvénient, grave en industrie, de coûter trop cher. C’est le cas de la machine Lenoir, où le cheval de force coûte 78 centimes par heure, sans déperdition, il est vrai, et pour un travail effectif. Malgré cet obstacle, elle commence à se répandre dans les ateliers ; et il est à désirer qu’elle gagne encore du terrain en devenant moins dispendieuse. Les faubourgs de Paris sont pleins d’appareils que les bras de l’homme, quelquefois de la femme, mettent seuls en mouvement, Au point où en sont les arts mécaniques, c’est un restant de barbarie dont il faut résolument s’affranchir. L’excès de dépense n’est au fond que l’indice d’une combinaison à trouver. Si le gaz ne s’y prête pas, on peut la chercher ailleurs, dans l’électricité, dans l’éther, dans l’air comprimé, qui a réussi pour la transmission des dépêches télégraphiques entre la Bourse et le Grand-Hôtel. La vapeur vaudrait mieux sans doute et d’autant mieux qu’on l’emploierait plus en grand : le coût de l’unité de force est en raison des dimensions de l’appareil, et varie de 67 centimes à 6 centimes par force de cheval et par heure ; mais comment en rendre l’application possible à ces ateliers disséminés de maison en maison, et même d’étage en étage ? Il existe, il est vrai, dans quelques centres d’industrie, des appareils communs à plusieurs établissemens et dans lesquels on vend ou loue la force comme on loue ou vend un produit. C’est l’affaire de quelques courroies de transmission pour régler le débit dans un rayon déterminé. Des imitations sur une large échelle sont-elles possibles ? — Un grand manufacturier de Mulhouse, M. Jean Dollfus, en est convaincu et en fait l’objet d’une expérience. Il se propose de distribuer la vapeur à un certain nombre de maisons d’ouvriers pour rendre à la main-d’œuvre domestique une partie des chances qu’elle avait perdues. Dût-on échouer, l’entreprise est digne d’applaudissement. Pour nos faubourgs, est-il permis d’y songer ? Évidemment non. Voit-on d’ici de grandes courroies traversant les rues par des voies aériennes, et s’introduisant comme des polypes dans les logemens pour y exercer leur puissance brutale ! Deux accidens survenus coup sur coup au Champ de Mars prouvent quels dangers présente la cohabitation avec de pareils hôtes ; y échappât-on, le ménage n’en serait pas moins perpétuellement sur ses gardes. Ce danger ne serait pas moindre dans une canalisation souterraine de la vapeur ; toujours il y aurait un moment où la force se mettrait à découvert, et un risque de plus, celui des explosions, s’ajouterait à celui des accidens dus à l’imprudence. Le siège naturel de la vapeur est donc l’atelier commun de tous les degrés ; pour des travaux à domicile, il faut une force plus facile à discipliner.

Que dire du matériel destiné aux arts textiles ? A traiter le sujet suivant son importance, il y aurait des chapitres à écrire. Un professeur du Conservatoire, M. Alcan, qui l’a bien étudié, évalue à près, de 1 milliard 200 millions la somme que représentent, pour la France seulement, les matières employées par les industries du coton, de la laine, du lin et de la soie. Qu’on y joigne la main-d’œuvre, dont la proportion flotte entre le tiers et la moitié du coût des matières, les bénéfices successifs du fabricant et des intermédiaires, on aura une valeur qu’on peut, par approximation, porter à seize cents millions. Où en est la mécanique appliquée à ces arts ? Très avancée sur certains points, en retard sur d’autres. Au fond, il y a peu d’inventions, et les plus récentes sont d’un intérêt restreint ; mais les appareils qui datent de la seconde moitié du siècle, perfectionnés à l’envi, ont pénétré si avant dans l’usage, qu’au lieu de compter comme autrefois les établissemens qui en étaient munis, on en est venu en France à compter ceux qui en sont dépourvus : ces derniers sont rares, et sous peine de ruine ils seront obligés de franchir ce dernier pas. C’est au traité de commerce que l’on doit cette révolution dans un outillage longtemps stationnaire, et les circonstances ont voulu que l’industrie ait pu tirer de ses profits mêmes l’argent nécessaire pour le renouvellement de son matériel. Ainsi, dans la filature, une large place a été faite au méfier renvideur, admirable instrument qui, après avoir fourni sa course et rempli sa tâche de torsion et d’étirage, revient de lui-même et à l’aide du mécanisme le plus ingénieux à son point d’alimentation, sans l’effort musculaire du bras et du genou, comme cela avait lieu autrefois. Son nom le dit assez, le métier se renvide de lui-même. Il y a cinq ans encore, ce métier ne traitait que le coton, et dans les numéros inférieurs ; il traite aujourd’hui tous les numéros. La laine résistait à l’adoption de l’ingénieux appareil et ne s’y est prêtée qu’à la longue, par capitulations successives. Les fils de chaîne ont d’abord cédé, et après eux les meilleurs fils de trame : toute la filature peignée use aujourd’hui du renvideur. Dans le peignage, c’est l’ordre inverse ; la laine ouvre la marche, le coton suit ; pour la laine, tout ce qui ne va pus à la carde va au peigne ; pour les cotons, le peigne ne touche que les qualités destinées aux numéros fins. Pour cette série d’opérations, les instrumens mécaniques sont arrivés à un tel degré de perfection qu’ils règnent désormais sans partage ; il n’y a plus ni peignage, ni filature à la main.

Dans le tissage, les traditions ont encore un domaine réservé ; en tout comptant, il doit bien rester 400,000 métiers à bras distribués dans nos provinces, principalement dans les campagnes. L’existence de ces métiers est comme un prodige chaque jour renouvelé. Pour les travaux délicats, passe encore, la main y garde ses avantages ; mais un travail commun revient de droit à l’exécution automatique. Quelle illusion garder devant le calcul que voici ? Un métier mécanique produit en moyenne 1 kilogramme et 100 grammes de tissu par jour, et comme une femme peut en conduire deux, sa tâche équivaut à 2 kilogrammes et 200 grammes. Que produit l’ouvrier à bras dans le même temps ? 500 grammes tout au plus, moins du quart en quantité. Quant à la qualité, l’avantage serait plutôt pour l’agent mécanique, dont l’action est plus régulière, plus uniforme. Et non-seulement le produit mécanique est supérieur et à bon marché, mais on l’obtient à jour fixé et en raison des besoins, condition incompatible avec le travail à bras, dont l’une des plaies est l’incertitude dans les livraisons. Enfin, avec le métier à vapeur, la matière reste sous les yeux du maître ; aucun brin ne s’en détourne, et ainsi s’éteignent ces querelles sur le rendement, inséparables d’une confection lointaine et qui entretiennent de sourdes animosités dans l’esprit de l’ouvrier. Voilà bien des motifs pour que les campagnes désarment, et elles persistent néanmoins avec une énergie désespérée : c’est comme un flot qui monte ; ces héroïques ouvriers l’attendent sur place avec la certitude qu’ils seront submergés. Tant que la lutte est possible, ils la soutiennent en réduisant le prix de leurs services jusqu’à les rendre à peu près gratuits ; ils ne se désistent que quand la besogne leur manque. Que deviennent-ils alors ? Il est aisé de s’en rendre compte. Ceux d’entre ces hommes que l’âge, les devoirs, les souvenirs, rattachent à la vie des champs y demeurent et y achèvent leur laborieux pèlerinage ; fendus aux travaux de la terre, le métier à tisser n’est plus pour eux que le compagnon des anciens jours. Un petit nombre cherche à exercer quelque profession locale. Les plus jeunes, moins enchaînés, plus avides de voir, émigrent vers les villes, dont ils adoptent promptement les goûts et subissent les séductions. C’est dans ces générations que les ateliers communs se recrutent. Les sujets qu’elles fournissent ont moins de répugnance pour les nouveautés, plus d’aptitude à s’y prêter ; ils éprouvent même jusqu’à un certain point le plaisir secret d’être supérieurs à leurs pères. Ainsi a lieu un autre classement, commandé par la nécessité, et dans lequel les existences matérielles ont éprouvé un moins rude échec que les habitudes morales.

On peut voir dans les galeries du Champ de Mars que le génie mécanique ne se laissera pas détourner de ses empiétemens, et qu’il poursuivra le travail à la main dans les dernières positions qu’il occupe. Son arme de combat est aussi simple qu’énergique ; elle consiste à faire mieux, plus vite et à meilleur marché. Un détail suffira pour donner la mesure des conquêtes réalisées. Dans les machines à tisser, la vitesse n’a été accélérée que graduellement. Au début, on s’estimait heureux quand un métier parvenait à battre quatre-vingts coups par minute, c’est-à-dire quand la navette passait autant de fois entre les fils assujettis. On ne faisait guère ainsi que des calicots communs, et non sans temps d’arrêt. Peu à peu et d’année en année, cette vitesse initiale a été portée jusqu’à cent, cent vingt, cent quarante, cent quatre-vingts coups à la minute, avec des temps d’arrêt moins, fréquens et moins de brisures de fils. A l’exposition de Londres, en 1862, on citait des métiers d’exception battant deux cent quarante coups par minute, pour des étoiles de largeur moyenne ; mais on doutait que ces instrumens pussent devenir d’un emploi courant. Ils sont en tout cas dépassés de beaucoup, comme on peut s’en assurer au Champ de Mars. Dans l’exposition anglaise figure, sous le nom d’un fabricant de Bradford, une machine, à largeur réduite il est vrai, mais dont tous les organes sont traités avec un soin, on pourrait dire une élégance qui charme le regard quand elle est au repos. Manœuvre-t-elle, c’est un phénomène de vitesse ; on peut s’assurer, montre en main, qu’elle frappe de trois cent quarante à trois cent cinquante coups à la minute. La navette va et vient sans être autrement perceptible que par un battement qui se produit à chaque course. Ainsi de quatre-vingt à trois cent cinquante, voilà la distance parcourue avec des étapes intermédiaires. Ce perfectionnement, n’est pas le seul ; au début, le métier à tisser ne marchait qu’à une seule navette ; il va maintenant avec sept, huit et jusqu’à dix navettes. Pour la conduite d’un métier, il fallait un homme ou une femme ; une femme aujourd’hui mène deux métiers, et on cite dans les comtés du nord de l’Angleterre plusieurs manufactures où l’on a pu, sans que le service en souffrit, mettre quatre métiers sous la conduite d’un homme.

Comment le métier à bras résisterait-il à un siège dirigé avec cet art savant, et que précèdent de si formidables travaux d’approche ? Aussi y a-t-il chaque jour des positions emportées qui mettent à découvert celles qui tiennent encore. Roubaix, Amiens, Saint-Quentin, ont introduit dans leurs murs le métier mécanique, qui y jouera le rôle du cheval de Troie ; Rouen l’avait adopté depuis longtemps. Chacune de ses conquêtes est définitive, dans le coton les calicots, dans la laine les mérinos et les draps unis ; à mesure que ses organes s’assouplissent et se disciplinent, il pénètre dans la nouveauté, dans la fantaisie, dans le domaine de l’art. Il s’accommode des cartons Jacquart et les manœuvre comme peut le faire le tisserand armé de sa pédale. Cependant, il faut le dire, de toutes ces acquisitions, la plus désirable a jusqu’ici trompé sa poursuite ; la soie s’est montrée plus rebelle que le coton, la laine et le lin. Cela devait être Lyon a des traditions qui obligent, des titres acquis, de la richesse accumulée, et ne peut pas se jeter dans les aventures comme une ville qui aurait sa réputation et sa fortune à faire ; Lyon a en outre la conscience de sa force et ne se sent pas déchu. Qui donc prétendrait l’égaler pour l’esprit d’invention, le goût, le choix heureux des formes, la variété des dessins, l’éclat et la solidité des couleurs ? Personne assurément ; mais il y a pourtant deux choses dont.il faut que Lyon, si invulnérable qu’il se croie, ; tienne compte tôt ou tard. La première, c’est qu’en Suisse, en Allemagne, en Angleterre, les procédés mécaniques occupent une place de plus en plus grande dans la fabrication des tissus de soie, et que le débouché de ces états se développe au préjudice des ateliers de la Loire et du Rhône. L’exposition en dit beaucoup là-dessus à qui sait observer. La seconde chose dont Lyon aura tôt ou tard à tenir compte, ce sont les crises périodiques auxquelles la fabrique est sujette, et qui découlent évidemment d’un vice de constitution. Au moment où l’on s’y attend le moins, Lyon crie à l’aide, et il faut alors que l’assistance officielle s’en mêle soit avec une caisse de prêts, comme en 1832, soit avec un don sous prétexte de sociétés coopératives comme en 1866. Il n’y a rien là de régulier, ni au fond de bien efficace ; un malaise indélébile, une émigration persistante en sont les témoignages. Lyon se dépeuple au profit des villages environnans, où la vie est moins chère ; c’est la soierie plutôt que l’ouvrier qui se déplace. L’air des villes qu’obère un octroi ne peut plus lui convenir ; elle a même poussé des reconnaissances bien au-delà des communes de la banlieue lyonnaise, dans l’Isère, dans l’Ain, dans la Loire et la Haute-Loire, partout où des chutes d’eau offraient à l’industrie des forces à bon marché. Dans ce dernier cas, le travail porte sur les articles qui reçoivent la teinture après le tissage, comme les crêpes ou les foulards, et sur ceux qui, fabriqués en soie teinte, ont à subir un apprêt, comme les satins. La force des choses a amené ce double déplacement, et c’est un indice de ce qu’il faut faire de parti pris, résolument, avec un esprit de suite : il faut, comme on l’a conseillé, ouvrir à l’exécution mécanique un accès plus large, ne conserver les vieux cadres que pour les articles de choix, les briser pour les articles de débit courant et s’en remettre ensuite à l’étoile de Lyon, qui n’a jamais eu que de courtes éclipses.


En retraçant rapidement ce que la chimie, la physique et la mécanique ont introduit dans l’industrie d’élémens nouveaux, nous avons plané sur l’exposition ; il resterait à entrer dans le détail des produits et à en comparer les mérites. Est-ce bien le moment, et le jugement ne passerait-il pas pour prématuré ? Le jury qui doit prononcer en dernier ressort a une lourde tâche et une grave responsabilité ; convient-il d’y ajouter, comme complication, le tumulte des opinions extérieures ? Mieux vaut ajourner cet examen et s’en tenir pour cette fois à quelques réflexions rapides.

Il y a dix ans à peu près, une certaine émotion se répandit en France au sujet des écoles de dessin que multipliait la Grande-Bretagne pour arracher ses industries au mauvais goût qui y régnait. On disait bien haut que nous allions être dépossédés en matière d’arts et qu’après avoir surpris nos secrets, les Anglais seraient nos maîtres. L’exposition est là, l’occasion est bonne pour tirer au clair ce vieux grief ; personne n’y songe, tant il est vrai que tout ce bruit n’était qu’un prétexte à une violence contre d’anciens et légitimes droits d’une classe de l’Institut. Ce que voit aujourd’hui un spectateur désintéressé, c’est que, dans un échange habituel de rapports, les usurpations sont réciproques et plus générales qu’on n’aurait pu l’imaginer. Les peuples se copient, et en se copiant perdent beaucoup de leur physionomie originale. Chez les individus, le fait est visible ; les Orientaux même, avec leurs costumes si tranchés, n’échappent pas à cette sorte de dénaturation ; entre Européens, il n’y a plus que des nuances souvent imperceptibles, même pour des yeux exercés. Dans les produits, l’assimilation est plus frappante encore ; pour beaucoup d’entre eux, il est impossible de distinguer le pays et la main d’où ils sortent. Si l’esprit de concorde et de paix, source de ces affinités, se maintient longtemps parmi les hommes, il n’y aura bientôt plus entre les fruits de l’activité humaine d’autres dissemblances que celles qu’y maintiendront la nature du sol et la diversité des climats. Tout ce que l’homme y ajoute de façons, traité par les mêmes machines ou par des ouvriers mis fréquemment en contact, gardera nécessairement un air de parenté. Ceci peut conduire à un rêve qui continuerait celui de l’abbé de Saint-Pierre : la division du travail Rétablissant entre tous les peuples du globe, comme elle s’établit entre des compagnons d’atelier qui traitent chacun un détail pour exécuter à moins de frais possible et avec plus de perfection une œuvre commune. L’œuvre commune serait ici le triomphe de la civilisation la plus avancée sur toutes celles qui sont en retard.

Dans Son ensemble, l’exposition de 1867 a une physionomie qui la distingue de toutes celles dont nous avions été témoins. Aucune jusqu’ici n’a exercé sur la foule un attrait plus vif. La mise en scène y entre évidemment pour beaucoup : on y va plutôt pour un spectacle que pour une étude ; mais il en rester même pour les esprits les plus superficiels, des notions qui forment le goût et fortifient le jugement. Pour les hommes réfléchis, d’autres mérites s’y montrent, et dans la suite de ce travail nous aurons à les signaler. Ce qui les frappe le plus, c’est l’empressement qu’ont mis les exposans de toutes les nations à répondre à l’appel qui leur avait été fait, et à se présenter à ce pacifique combat avec leurs meilleures et leurs plus brillantes armes.


LOUIS REYBAUD.