L’Exposition nationale de 1883

L’Exposition nationale de 1883
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 436-453).
L’EXPOSITION NATIONALE
DE 1883

Un des plus grands maîtres de l’école française, longtemps méconnu et arrivé à cet âge où les convictions de l’artiste sont d’autant plus profondes que les illusions de l’homme ont disparu, Corot, vit, un matin, entrer dans son atelier Jules Dupré, le plus éminent de ses rivaux et le meilleur de ses amis. « Quoi de nouveau? » demanda ce dernier avec l’insouciance de quelqu’un qui, à l’avance, est assuré que rien de nouveau n’a pu se produire. « Une chose étonnante, répondit Corot, et que je te donnerais en cent à deviner... J’ai vendu un tableau!.. » Jules Dupré fit un haut-le-corps, et la stupéfaction la plus profonde se peignit sur tous ses traits : « Tu as vendu un tableau! » répéta-t-il; » puis, prenant les mains de Corot d’un mouvement d’amitié joyeux et sincère : « Enfin, dit-il, on commence à te rendre justice, on commence à te comprendre. Tu dois être heureux! » Corot répondit par une petite moue mélancolique: « Hélas! mon ami, un tableau de moins, cela va déparer ma collection ! »

En disant cela, Corot ne s’amusait pas à faire un mot d’esprit. Il était sincère. C’est avec chagrin qu’il voyait partir de son atelier ou plutôt de son musée intime, une des œuvres de sa jeunesse, Corot, comme tous les grands artistes, comme tous ceux qui ont été (qu’on nous passe l’expression) au-delà du talent, ne travaillait ni pour l’argent, ni pour la critique, ni pour le public, et, nous irons plus loin encore, ni pour la réputation et le bruit ; il travaillait pour lui-même. Ce qu’il cherchait, ce n’était point à plaire, c’était à exprimer sur la toile le sentiment profond et doux qu’éveillait en lui la vue de la nature. Il obéissait à son génie de peintre, comme un honnête homme à sa conscience ; et la seule approbation qu’il ambitionnait, c’était celle qu’il s’accordait quelquefois et assez difficilement à lui-même. Il se faisait son spectateur et son juge. Dès lors, que lui importait le succès, la vogue, le prix que mettaient les amateurs ou les marchands à ses œuvres? Leurs éloges non plus que leurs largesses ne pouvaient satisfaire son ambition : elle était, pour s’en contenter, à la fois trop pure et trop dédaigneuse.

Qu’on ne s’y trompe pas d’ailleurs, ce sentiment qu’exprimait si naïvement Corot est celui de tous les grands artistes, au moins de tous les artistes sincères. Le dédain de la foule semble être le commencement du talent, comme la crainte de Dieu est le commencement de la sagesse. Quel peintre ou quel sculpteur véritablement original ou puissant a jamais sacrifié à la mode, au goût du jour, au public? Aucun : pas plus Ingres que Delacroix, pas plus Rousseau que Millet. Tous, plutôt que de céder, ont bravé les injustices des jurys, ou les épigrammes de la critique, ou même le rire des spectateurs; car, ne l’oublions pas, on a ri devant le Saint Symphorien tout autant que devant les Femmes d’Alger! Tous, Rousseau comme Millet, Delacroix comme Ingres, ont continué leur œuvre, poursuivi leur route sans s’inquiéter du bruit qui se faisait autour d’eux. C’est qu’ils se sentaient, par quelque côté, supérieurs au public, c’est qu’ils savaient triompher un jour de ses erreurs et de ses préjugés; c’est qu’ils comptaient sur l’avenir pour les venger du présent; c’est enfin qu’ils travaillaient avec la certitude de la foi.

La race de ces grands artistes n’est pas éteinte. Il en reste encore, pour la gloire de notre école et l’honneur de notre temps. Peut-être ne sont-ils pas tous de la taille de ceux que nous venons de nommer; mais qu’importe, s’ils ont le même désintéressement, la même religion du beau ou du vrai, la même ardeur à poursuivre l’idéal? Qu’importe, s’ils peuvent répondre, comme le plus évangélique des saints de la légende catholique, à qui Dieu demandait un jour : « Quelle récompense attends-tu de ton amour pour moi? — Rien que de vous avoir aimé, Seigneur! » ou s’ils peuvent dire encore, avec le plus illustre de nos philosophes contemporains, interrogé sur le prix qu’il attendait de sa recherche incessante de la vérité : « Rien que de l’avoir cherchée. »

Cela dit, nous convenons qu’il existe d’autres artistes fort honorables, fort habiles quelquefois, mais dont les ambitions sont moins hautes et qui mêlent à l’art un peu de commerce. Il ne faut pas le leur reprocher : ce sont gens positifs, qui sont bien de leur époque, et qui, pour cela même, sont peut-être plus aptes à la représenter fidèlement. S’ils n’ont pas toujours un idéal à eux, ils cherchent, du moins, à atteindre celui du public, et si cet idéal n’est pas toujours le plus élevé et le plus fier, est-ce bien à eux qu’il convient de s’en prendre? Ils s’efforcent de suivre la mode et de plaire quand même. Chez eux, le négociant en peinture l’emporte quelquefois sur le peintre. Le commerce auquel ils se livrent est, d’ailleurs, un commerce très honorable; et le monde paraît le mettre fort au-dessus de celui des soieries ou des cotonnades. Tel marchand en gros de la rue du Sentier ne serait pas reçu dans certains salons où tel fabricant de toiles peintes est choyé, fêté et admiré. On établit entre eux une différence qui n’existe pas toujours. Les préjugés ont changé sur ce point, et la peinture, si méprisée jadis, est devenue « un métier noble, » comme autrefois la verrerie. Où est le temps où l’artiste était une sorte de bohème odieux au « bourgeois, » et aux « personnes comme il faut, » que les caricatures représentaient vêtu d’une blouse et coiffé d’un chapeau pointu? Cet être bizarre a disparu pour faire place à un monsieur bien mis, décoré, reçu partout, qui tient ses livres en partie double, fonde des sociétés, vit en bon bourgeois, fait la hausse et la baisse sur les grands marchés artistiques, exploite l’Europe, exporte en Amérique, et finit par ouvrir, sur les nouveaux boulevards des quartiers aristocratiques, une boutique qui a la forme d’un hôtel.

Ces deux genres d’artistes si différées, si dissemblables : l’artiste qui travaille pour lui-même et l’artiste qui travaille pour les autres, devaient, un jour, être séparés, ou du moins il était nécessaire que, pour les uns et pour les autres, on fît des expositions différentes. Pour parler plus exactement, il était indispensable, non pas à la vérité de créer deux classes de peintres et de sculpteurs (ce serait aller un peu loin), mais de séparer, au moins de temps en temps les œuvres qui n’ont d’autre but que l’art pur, de celles qui, pleines de mérite sans doute, ont gardé un caractère commercial.

La nécessité de cette séparation avait été, depuis plusieurs années, reconnue; elle ne s’est pas imposée, comme on a pu le croire et comme on a voulu le dire, — à partir de la constitution de la société des artistes, — mais, dès 1878, elle semblait inévitable. À cette époque, un des artistes les plus éminens de notre école, un de ceux qui ont su le mieux honorer la noble profession qu’ils exercent, un de ceux qui, au plus haut degré, ont le souci de la dignité et de l’indépendance des artistes, et qui savent ciseler la phrase avec cette habileté élégante qu’ils mettent à sculpter le marbre, demandait hautement, dans un rapport, véritable point de départ de l’Exposition nationale de 1883, qu’il y eût, à l’avenir, deux sortes d’expositions : les expositions annuelles ou salons et les expositions triennales ou récapitulatives : « Les unes seraient, pour ainsi parler, disait-il, les expositions des artistes, et les autres, les expositions de l’art. » Dans les premières, on assisterait chaque année à la libre expansion de l’art national dans l’innombrable variété de ses productions les plus récentes; dans les secondes, on trouverait, à des époques périodiques, une réunion choisie d’œuvres ayant déjà, pour la plupart, subi l’épreuve du jugement public, et dont l’ensemble donnerait le niveau le plus élevé de la production contemporaine.

La séparation projetée, presque décrétée dès ce moment (Journal officiel de décembre 1878), aurait un autre avantage. Elle n’immobiliserait aucun talent dans l’une ou l’autre des deux catégories que nous venons de définir. Déjà le Salon annuel permettait au peintre épris de l’idéal de présenter tous les ans, sur un marché toujours plus étendu et plus rémunérateur, les fruits de son travail désintéressé, L’Exposition nationale, ou récapitulative, ou triennale, offrirait l’occasion à l’artiste que séduisent davantage les réalités pratiques de l’existence, de cesser de sacrifier au goût des acheteurs, pour s’essayer dans une entreprise plus haute. Il prouverait ainsi aux amis trop éthérés de l’art pur que le souci de la production quotidienne et les besoins de la lutte pour la vie ont pu voiler en lui, sans la détruire, la vision fortifiante de l’idéal. Tant de raisons, dont les faits démontraient et augmentaient la force depuis 1878, devaient déterminer l’état à créer enfin, à côté de l’Exposition annuelle devenue, par la force des choses, l’exposition de tout le monde, cette exposition nouvelle, destinée à maintenir les grandes traditions artistiques du pays et à rassembler les œuvres désintéressées.

Tel a été le but de l’Exposition nationale qui s’est ouverte aux Champs-Elysées le 15 septembre 1883. L’état, qui a cessé de prendre la responsabilité et la direction des Salons annuels, devait, sans entrer dans les querelles d’école, — sans créer d’art officiel, — essayer d’y consacrer les ouvrages vraiment élevés, et aider ainsi à l’éducation du goût public.


Ceux qui ont la responsabilité et le souci de la protection de l’art en France et auxquels sont confiés les crédits votés chaque année, par les chambres, pour assurer le concours de l’état au grand mouvement de protection artistique dont l’influence est prépondérante sur notre production industrielle, l’ont compris. Ils n’avaient plus pour unique mission de favoriser le succès, désormais assuré, des Salons entrepris par la société des artistes ; mais ils devaient se préoccuper d’organiser à bref délai, dans les meilleures conditions possibles, l’exposition de l’art, réclamée par le rapport de 1878. Le conseil supérieur des beaux-arts fut réuni, et l’élite compétente et éclairée qui le constitue se prononça pour une expérience immédiate ; mais il dut reconnaître bientôt qu’elle n’allait pas sans quelque difficulté.

Ces difficultés ne résidaient pas dans la constitution du jury ou dans l’exacte limitation du nombre des œuvres qui seraient admises. En ce qui concerne le jury, le règlement parut facile à établir. A l’exposition largement ouverte, et véritablement démocratique des artistes, convenait un jury élu par le suffrage universel; à l’exposition restreinte de l’état convenait un jury scrupuleusement choisi, dont l’élection n’émousserait pas les justes sévérités, et qui présentât toutes les garanties d’indépendance et d’impartialité. Les quatre classes de l’Académie des beaux-arts parurent devoir être invitées à en faire partie ; elles furent renforcées d’un nombre égal d’artistes ou de critiques appartenant à toutes les écoles et résumant les hautes aspirations de l’art contemporain. La question de la limitation du nombre des ouvrages à admettre ne devait pas non plus arrêter longtemps le conseil. Les chiffres fixés, et, pour notre compte, nous les croyons encore trop élevés, furent de 800 pour la peinture, de 200 pour les dessins, de 300 pour la sculpture, de 150 pour la gravure; l’architecture comprendrait 50 ouvrages. En tout, 1,500 œuvres pourraient être admises. Chacun de ces chiffres était d’ailleurs considéré comme un chiffre maximum, et il convient peut-être de faire remarquer qu’il n’a pas été atteint, puisque le catalogue ne comprend que 1,353 numéros. La question du jury ainsi résolue et le nombre des œuvres ainsi limité, fallait-il limiter de même le nombre des ouvrages que présenterait chaque exposant? Ici encore, deux principes contraires : Le Salon annuel devait ouvrir ses portes au plus grand nombre d’artistes possible, et comme les dimensions mêmes du palais ne permettent pas de recevoir et d’exposer 30 ou 40,000 ouvrages (les jurys l’ont-ils regretté?) il fallait obliger les artistes à ne se faire représenter que par un nombre d’œuvres extrêmement restreint. Dans l’exposition de choix au contraire, — le maximum des œuvres à recevoir une fois fixé, — rien ne s’opposerait à ce que ces œuvres fussent demandées à un petit nombre d’artistes. Disons plus : le véritable but de l’exposition nouvelle serait surtout atteint si un certain nombre de maîtres envoyaient une série de toiles résumant leurs efforts des dernières années et réunissant leurs conceptions les plus nouvelles aux productions déjà appréciées de leur talent. Il fut décidé que chaque artiste pourrait présenter un nombre d’œuvres illimité, pourvu que l’exécution n’en fût pas antérieure à 1878.

Restaient à trancher des questions plus simples en apparence, plus complexes en réalité. Où l’exposition aurait-elle lieu? Et à quelle époque? Chose bizarre! Paris qui n’a pas une salle de concert comparable à la moindre Tonhalle de Suisse, ou au plus modeste Concertsaal d’Allemagne; Paris qui n’a même pas une salle de concert, Paris qui n’a pas une gare de chemin de fer qui ne soit inférieure, à tous les points de vue, à la moindre gare de l’étranger; Paris qui loge le musée de l’art contemporain dans des conditions déshonorantes, Paris, — Urbs, la ville incomparable, — Paris n’a qu’un palais où se puissent organiser les exposition? !

Ce palais sert à l’exposition d’horticulture, il sert à l’exposition algérienne, il sert aussi à l’exposition canadienne et au concours des animaux gras, et au concours des chevaux maigres, et au concours des voitures attelées, et au concours des bêtes à cornes ; aux expositions de l’Union centrale, aux expositions agricoles, aux expositions industrielles, aux expositions d’électricité ; ce palais sert à tout enfin, et il est le seul où se puissent décemment accrocher des toiles et disposer convenablement des sculptures. Mais au moins ce maître Jacques des palais, ce palais à tout faire, pourra-t-il être utilisé en toute saison? Point! il est inhabitable en hiver, inhabitable en été ; il n’est ni défendu contre les rayons du soleil de juillet, ni protégé contre les neiges, les glaces et les frimas de décembre. Faire coïncider au mois de mai les deux expositions était impossible; si on les voulait faire coexister dans la même année, il fallait ou reculer l’exposition des artistes, ou chauffer le palais pour une exposition d’hiver, ou construire pour les arts une nouvelle demeure, ou se résigner enfin à n’ouvrir qu’en automne l’exposition d’état.

Reculer l’exposition des artistes, c’était peut-être le meilleur moyen de tout concilier. On ne s’y arrêta pas. L’état, qui offre chaque année aux artistes le palais des Champs-Elysées, au mois de mai, ne voulut pas, pour une première expérience, se donner l’apparence de faire dans son propre palais, aux artistes libres, une concurrence cependant loyale. Le ministre des beaux-arts se refusa à enlever à la société nouvellement constituée, et qui jusqu’ici n’a pu songer à construire l’édifice qui abritera ses expositions et sa fortune, le bénéfice à l’époque traditionnelle du Salon. Chauffer le Palais de l’industrie pour une exposition d’hiver qui aurait eu lieu en décembre et en janvier, la tentative était séduisante; mais les électriciens avaient échoué dans l’entreprise, et les architectes estimaient qu’avec une dépense de quelques centaines de mille francs, on arriverait à peine à une chaleur de quelques degrés. Construire un édifice provisoire? Les difficultés étaient nombreuses, les dépenses considérables, l’emplacement, chose bizarre, presque introuvable, la construction eût été longue, le succès était incertain; on y renonça. Restait à organiser en automne l’Exposition nationale : on se résolut à ce parti, qui n’était peut-être pas le meilleur, mais qui parut soulever le moins de difficultés au point de vue de l’exécution.

Moins la saison choisie pouvait sembler favorable, plus il convenait de ne rien négliger pour que l’installation des œuvres admises fût digne de l’effort tenté par les artistes qui répondraient à l’appel. Aussi le ministre des beaux-arts s’était-il, dès la première réunion da jury, engagé à ne rien négliger pour donner à l’exposition d’état le cadre qui convenait. Ce cadre, c’était l’installation intérieure, le soin apporté dans tous les détails d’exécution de l’entreprise. En général, l’installation intérieure peut et doit avoir une importance secondaire. Qu’est-elle autre chose que la mise en scène? La pièce qui se joue, ce sont les œuvres présentées : le décor, les costumes, les meubles, les accessoires doivent rester au second plan.

Dans une exposition de ce genre, il n’y avait pas à craindre que la mise en scène fît tort à la pièce : des murs nus, des salles vides et froides à l’œil, pour les tableaux ; de grandes arcades de fer entourant d’une sorte de halle un jardin triste, pour la sculpture, ne constituent pas le milieu qui convenait à une fête en l’honneur des beaux-arts. Il fallait, puisque l’état se décidait à exposer, qu’il employât ses richesses à donner à son exposition les apparences d’un musée intime. Il fallait que le Salon d’état ne fût pas une enfilade de salles, mais qu’il fût composé d’une série de salons qui invitassent le spectateur à s’attarder devant les œuvres, qui ne les lui présentassent qu’en petit nombre avec quelque coquetterie, avec quelque élégance si c’était possible, en tout cas, avec beaucoup de clarté.

Avant tout, il convenait de diminuer les proportions inquiétantes de la nef, trop grande pour le petit nombre de sculptures qu’elle était destinée à abriter. On pensa fort heureusement aux tapisseries du garde-meuble, admirable décor qui mériterait un article spécial, et dont la réunion constitue, à elle seule, une exposition de choix. Les diverses séries qui figurent &u palais des Champs-Elysées n’ont-elles pas fourni aux artistes et aux visiteurs le saisissant exemple de ce que peut produire le goût le plus raffiné joint à l’exécution la plus habile et à la science décorative la plus sûre[1]? Ce fut M. Meissonier, l’illustre président du jury de peinture, qui eut l’idée d’employer ces tapisseries pour couvrir, dans une alternance heureuse, la moitié des chambres intérieures formées, au rez-de-chaussée, sous la galerie circulaire du premier étage, par les grands arceaux qui la supportent: l’autre moitié de ces niches, tendue d’une étoffe neutre, constituerait une suite de chapelles aux tons sombres, destinées à faire éclater les reliefs éblouissans et la blancheur des marbres. La balustrade de la galerie, couverte d’une riche tenture, achèverait de donner à la nef remplie de fleurs et de plantes le caractère d’un immense salon orné d’objets d’art d’un luxe à la fois discret et magnifique. La galerie circulaire elle-même, si triste d’habitude et si délaissée, devait être tendue cette fois d’une incomparable série de soixante-sept tapisseries exécutées presque toutes aux Gobelins, au XVIIe et au XVIIIe siècle, d’après Rubens, d’après Jules Romain, d’après Coypel, d’après Le Brun, d’après Raphaël, et partout, au milieu du parterre de fleurs, sur les entablemens de l’escalier intérieur, dans les salons de la peinture, éclateraient les vives couleurs, les blancheurs nacrées ou l’émail luisant des vases précieux enlevés pour quelques mois au musée de la Manufacture de Sèvres. Du haut de l’escalier intérieur, l’ensemble de cette tentative de décoration, que nous avons essayé de résumer, offre à l’œil un spectacle que n’avait encore présenté, dans aucun pays, à aucune époque, aucune exposition.

Telle a été l’organisation, la mise en scène de cette Exposition nationale qui devait résumer et qui résume, en effet, les tendances les plus élevées de l’art contemporain. Nous y retrouverons toutes les aspirations si variées et si diverses qui, de nos jours, font de l’école française une école à la fois si riche et si peu homogène. Le réalisme et l’idéalisme s’y rencontrent et s’y coudoient sans se donner la main ; mais ils sont heureusement représentés à l’Exposition nationale par des œuvres fortes, qui, si elles ne sont pas toujours de premier ordre, sont au moins toujours dignes d’intérêt. Nous attarderons-nous d’ailleurs, avant d’examiner eu quelques lignes l’œuvre des maîtres, à des protestations contre l’éclectisme, qui n’a jamais été plus en faveur qu’à notre époque? A quoi bon? L’éclectisme n’est-il pas le fruit inévitable de l’esprit critique, qui vraiment est l’esprit même du XIXe siècle, celui auquel il doit ses plus fortes œuvres et ses plus amères désillusions?

Dans un certain ordre d’idées, l’esprit critique a en partie ébranlé la foi; dans un autre ordre d’idées, il a en partie détruit l’originalité du goût. A force de tout étudier, nous avons fini par tout comprendre et par tout aimer. Nous avons lu des poèmes barbares et nous avons vu signés de noms parisiens des tableaux chinois ou japonais. Les femmes elles-mêmes nous ont donné l’exemple de ce papillonnage archéologique. Elles ont emprunté leurs costumes à tous les siècles et leurs parures à toutes les époques; elles s’habillent en même temps en marquises, en incroyables, en Japonaises; elles ont mis Pékin à contribution, aussi bien qu’Athènes. Une coiffure chinoise, relevée par des épingles d’or, apparaît souvent à côté d’une coiffure grecque, qu’un simple ruban retient sur le front. Tel bijou romain a été copié dans le musée du Vatican, tandis que tel autre, taillé en scarabée ou contourné comme l’urœus, rappelle la vénérable Égypte et les splendeurs de son premier empire.

Cette variété de la toilette se retrouve en toutes choses, et l’architecture, qui est cependant un art sévère, ne se fait pas faute de l’imiter. Notre époque est si composite qu’elle n’a plus de style architectural. Nous juxtaposons des édifices dont les conceptions différentes contrastent d’une façon singulière. Les croirait-on bâtis à la même époque? J’imagine au moins que les clochers gothiques de Sainte-Clotilde doivent être bien étonnés lorsqu’ils aperçoivent par-dessus les toits le dôme de Saint-Augustin ou la tour italienne de la Trinité. Quel travail pour les savans de l’avenir! et que d’erreurs on leur prépare! N’attribueront-ils pas au moyen âge la mairie du Ier arrondissement? la Chambre des députés et la Madeleine à l’époque romaine? La sculpture, à la vérité, résiste glorieusement et tient bon. Mais le Charles Blanc qui voudrait, dans quelques années d’ici, écrire l’histoire de l’école française de peinture, ne serait-il pas bien embarrassé pour déterminer la synthèse de ses tendances, de ses idées, de ses principes? Parviendrait-il à se reconnaître au milieu du chaos où il se trouverait en présence de toutes les traditions et de tous les caprices individuels?

C’est qu’en effet l’école française se subdivise à l’infini, ou plutôt elle renferme autant d’écoles que d’écoliers. Celui-ci se réclame de Boucher, celui-là de Raphaël, et, tan lis que l’un fait revivre les Espagnols, l’autre ressuscite les primitifs. Chacun va où l’entraînent son tempérament et ses goûts. Est-ce un bien? Est-ce un mal? Cela serait difficile à dire. L’uniformité est ennuyeuse; mais, arrivée à ce degré, la diversité devient inquiétante. Ne peut-on pats craindre que toute originalité disparaisse et que l’invention soit étouffée par l’imitation ? Certes, ce serait un malheur qu’on pût dire, un jour en France que toutes les écoles y coexistent, à l’exception de l’école française.

Si cette diversité étonnante est un danger véritable pour la peinture, au moins est-elle avantageuse pour les peintres, qui trouvent ainsi mille moyens, dont quelques-uns assez faciles, pour arriver à la notoriété. Il en résulte que l’habileté est devenue assez commune, mais que le niveau a peut-être baissé Les œuvres originales sont devenues plus rares à mesure que croissait le nombre des œuvres faciles. Certes, le talent n’a point manqué aux peintres, mais il s’est démocratisé et, le goût de la foule faisant loi, il s’est tenu dans les bornes d’une médiocrité honnête. La peinture de genre a été mise en honneur; c’est la seule qui puisse entrer dans les appartemens actuels. On a généralement réduit les dimensions des toiles, et, de plus en plus, on a cherché à intéresser par le sujet.

Un effet de lumière et de clair-obscur suffisait autrefois aux bourgeois flamands, qui, eux aussi, achetaient, pour orner leur intérieur, de la peinture de genre. Mais les bourgeois des Flandres avaient un instinct artistique que la plupart de nos amateurs n’ont plus, ou plutôt qu’ils n’ont jamais eu. Ce qu’il leur faut, c’est un petit drame clairement saisissable, une scène comique ou tendre, en un mot, la peinture d’une anecdote. De là ces milliers de tableautins qui représentent un chasseur embrassant une bergère, une soubrette écoutant à une porte, une jeune fille glissant une lettre d’amour dans un vase de pierre, et quantité d’autres fadaises dont l’ingéniosité est le seul mérite. Pour satisfaire ce goût, devenu général, en même temps que pour donner à leurs personnages plus de vérité et de piquant, les artistes ont eu recours aux photographes, et l’objectif a dû venir en aide à la palette. De grands succès ont été ainsi obtenus, qui malheureusement ont souvent détourné les véritables artistes des Salons annuels. Leur amour-propre s’est trouvé justement offensé de comparaisons parfois humiliantes. En outre, ils ont trouvé que leurs œuvres étaient perdues dans ces myriades de toiles multicolores, que des juges élus, et par conséquent indulgens, consentaient à placer dans les salles du Palais de l’Industrie. Depuis combien de temps ne voit-on plus au Salon les tableaux de M. Meissonier, de M. Jules Dupré, de M. Gérôme, par exemple? Ils y seraient perdus, noyés dans la foule, écrasés peut-être par les productions inférieures qu’on placerait à côté d’eux et qui ne les feraient pas valoir. Les belles œuvres ont besoin d’être isolées ou entourées d’autres belles œuvres; la médiocrité, loin de les faire ressortir, leur nuit d’une manière incroyable. Au temps de Diderot, le nombre des ouvrages admis était de deux cents à peine; il a été de mille ou douze cents sous l’empire; il est de quatre mille aujourd’hui; il sera de sept ou huit mille avant peu d’années, et nous pourrions dire que nos progrès artistiques sont considérables si, au point de vue de l’art, la quantité comptait pour quelque chose.

Le nombre des artistes a augmenté comme le nombre des tableaux ; c’est un malheur ! L’art est une religion qui n’a pas besoin de beaucoup de prêtres ; il est de sa nature aristocratique. Il doit, pour se conserver élevé et pur, rester le patrimoine d’une petite élite. Les artistes qui ont fait la gloire de Rome, de Venise ou de Florence ne vont pas, quand on les compte, au-delà de la centaine. Je n’en voudrais pas beaucoup plus du double pour la France. Malheureusement, la loi ne pouvant limiter le nombre des peintres comme elle limite le nombre des notaires, nous sommes obligés de nous incliner devant les faits.


L’élite qui seule devrait représenter l’art en France et qui seule est digne de le représenter, se retrouve presque tout entière au Salon triennal. Nous la rencontrons là, mais plus facile à étudier, dégagée de son entourage ordinaire de banalités, montrant clairement au public ce qu’elle a d’originalité et d’élévation. Chaque maître ayant été mis à même d’envoyer une quantité de toiles assez considérable a pu faire comprendre la pensée et l’unité de son œuvre. Chacune de ses toiles a été pour ainsi dire une des notes du clavier artistique qu’il a voulu parcourir. Cette note isolée ne dit souvent que peu de chose; mais si vous réunissez ces notes différentes, elles forment une mélodie.

Dans aucune exposition, par exemple, il n’avait été donné d’apprécier aussi bien, dans son ensemble, l’œuvre de M. Meissonier. Même à l’exposition des cent chefs-d’œuvre, où il été représenté cette année par des morceaux importans, dont quelques-uns étaient connus, M. Meissonier avait offert moins exactement au public ce qu’on pourrait appeler l’état actuel, la pleine éclosion de son admirable talent.

Ce peintre, qu’on aime et qu’on admire, malgré ses imitateurs, est véritablement un maître. Quelques-uns de ses tableaux valent les meilleurs des Flamands. Il a cette qualité maîtresse qui est l’originalité, ou, pour mieux dire, le style. Mettez un Meissonier au milieu de vingt tableaux de ses copistes, vous le reconnaîtrez au premier coup d’œil. Il aura ce je ne sais quoi qu’on n’imite jamais, et qui est comme la signature des grands artistes. D’autres auront autant d’habileté, autant de souplesse que le peintre des Ruines des Tuileries; d’autres dessineront peut-être aussi bien; d’autres seront aussi exacts et aussi précis; mais personne ne saura jamais s’approprier cette précision spéciale, cette exactitude particulière, ce dessin personnel qui le distinguent entre tous. On a raconté qu’il use de la photographie : cela est possible; mais cela tendrait à établir que M. Meissonier sait corriger la photographie elle-même pour lui donner l’aspect qu’il a rêvé. L’objectif peut lui fournir un thème, il ne lui a jamais fourni un tableau.

Seul, M. Meissonier possède le secret de faire sur de petites toiles de la grande peinture : les proportions de ses œuvres sont presque celles de la miniature, et rien ne ressemble moins à la miniature que les œuvres de M. Meissonier. Il peint aussi largement que les maîtres ; ce qu’il veut exprimer, il l’exprime d’une touche large et forte. Voyez plutôt ce merveilleux Intérieur de Saint-Marc, si mystérieux et si éclatant, où les détails sont si adroitement subordonnés à l’ensemble et où quelques centimètres de toile suffisent à rendre sensible l’aspect entier du monument et à réveiller tous les souvenirs dont il est plein.

Avec la simple silhouette d’un homme qui lit près d’une fenêtre, avec des joueurs d’échec, avec une patrouille qu’un guide promène à travers la campagne, combien de fois l’artiste a su nous intéresser! C’est que, pour M. Meissonier, comme pour tous les grands maîtres, le sujet n’est jamais qu’un prétexte, l’anecdote qu’un canevas. Ce qu’il voit et ce qu’il aime, ce qu’il sait interpréter, c’est la lumière un peu triste du soir qui joue sur le visage d’un homme à travers les vitres, ou qui, vaguement, éclaire l’obscurité d’un cabinet de travail; c’est encore l’allure patriotique et fière des soldats de la république, des fameux bataillons de la Moselle, qui marchaient sans souliers à la victoire; c’est le papillonnement des uniformes dans les clartés multicolores des paysages.

M, Meissonier s’est révélé plus grand artiste peut-être que dans toutes ses autres œuvres en peignant les Ruines des Tuileries. Dans ces pans de murs effondrés, sur lesquels ci et là restent des traces de dorures et se déchiffrent des noms glorieux; dans ces pierres accumulées de toutes parts; dans ces arceaux, debout encore, qui laissent voir la Victoire humiliée de l’Arc-de-Triomphe du Carrousel, il a peint toute l’horreur de la guerre civile, toutes les douleurs de la défaite. Ce tableau, dont un écroulement est l’unique sujet, et je dirai presque l’unique personnage, résume l’horrible désastre. Ici, la peinture agrandit son domaine; elle ne parle plus seulement aux yeux, elle parle au cœur et à l’âme. Elle a la splendeur de la tragédie et l’éloquence de l’histoire.

De M. Meissonier à M. Baudry la transition est brusque, moins brusque cependant qu’elle ne paraît; car M. Baudry est encore un de ces artistes de race, originaux, personnels, qui ont plus qu’une manière, qui ont un style. M. Baudry est peut-être, avant tout, un décorateur. S’il n’était pas né en France, il serait certainement ne à Venise, et, sans copier un seul de ses devanciers, sans ressembler à aucun, il aurait continué cette série de grands maîtres qui ont fait la gloire de la sérénissime république, tous différens, et tous également admirables, depuis le Carpaccio jusqu’à Tiepolo.

M. Baudry n’est pas seulement un décorateur, c’est le plus brillant, le plus séduisant, le plus gracieux, le plus vigoureux des décorateurs de ce temps, c’en est aussi le plus savant. Il a deux grandes qualités, sans lesquelles il n’est pas de peintre : il a la personnalité, il a la science. Il sait et il voit. De plus, il aime le beau, et c’est la beauté sous toutes ses formes qu’il cherche à traduire et à exprimer. Sans doute, la beauté qu’il poursuit n’est pas la beauté classique et sévère de M. Ingres ; ce n’est pas la beauté forte et sereine de Raphaël, ni la beauté qu’aimait Titien ou qui charmait Véronèse, ce serait plutôt la beauté telle (qu’elle se révélait au Corrège. Elle est, je ne sais pourquoi, plus moderne que les autres, plus élégante peut-être, et M. Baudry l’a faite plus parisienne. Elle n’en reste pas moins, pour cela, la beauté. Et quand, dans une femme nue, l’artiste personnifie soit la Vérité, soit la Magistrature, il sait la créer belle, et, plus encore peut-être, charmante.

N’aurait-il que cette qualité, la compréhension du beau, il faudrait encore lui en savoir gré et le tenir pour un admirable artiste. Cette qualité-là est si rare ! Elle disparaît si déplorablement aujourd’hui ! Personne ne voit plus le beau ; personne n’a plus cette religion, qui a tant contribué à la gloire des artistes de l’antiquité et de la renaissance ; personne n’a plus ce sens de la perfection que tout le monde avait à Athènes, et que Florence ou Venise ont quelquefois retrouvé. La plupart des artistes s’arrêtent au pittoresque et ne vont pas au-delà ; les autres tombent dans la banalité ou la fantaisie. Quelques-uns, sous prétexte de vérité, cherchent la platitude et la laideur. Hélas ! ils vont plus loin, ils érigent leur impuissance en système. Ce que la nature produit de rebutant les attire ; la vulgarité les transporte; la difformité les séduit; ils feraient descendre l’art si bas qu’ils réussiraient à le déshonorer. Ayons le courage de le dire, il faut une intelligence plus haute, un esprit plus large, un sentiment plus vrai de l’art pour faire la Vénus de Milo que pour créer les paysages de M. Caillebote. Remercions donc les peintres comme M. Baudry de s’obstiner à chercher ce que leurs contemporains ne cherchent plus et de conserver avec entêtement leur conviction et leur foi. S’ils ne sont pas récompensés comme il convient, à l’heure présente, l’avenir les dédommagera. La mode ne pourra jamais rien contre les œuvres fortes ou gracieuses dont le Triomphe de la loi est un si précieux spécimen, et qui sont le produit d’une science profonde et d’un sentiment exquis de la beauté éternelle.

Un maître encore, malgré ses inégalités et ses défauts, un maître parce qu’il cherche le beau, c’est M. Puvis de Chavannes. Personne, peut-être, ne sait composer un tableau d’une façon plus grande et plus personnelle. Qui ne se souvient de la Paix et la Guerre ; de Marseille, porte de l’Orient ; de Ludus pro patria, et de tant d’œuvres imposantes? Le dessin n’en était pas assez précis? — Oui, certes, mais que de caractère dans la silhouette des personnages ! La couleur en était terne? — Certes, oui, mais quelle harmonie délicieuse dans les paysages! M. Puvis de Chavannes est un peintre d’autrefois; c’est le successeur direct, on pourrait dire l’héritier de Bernardino Luini. Il n’a pas la même science; mais il a le même sentiment, la même simplicité. Si M. Puvis de Chavannes avait peint ses compositions il y a seulement quatre ou cinq cents ans, personne ne songerait à le contester. Ceci dit, reconnaissons que le Pauvre Pêcheur qu’un pauvre tableau, et conseillons aux peintres qui veulent s’inspirer de M. Puvis de Chavannes de lui emprunter ses qualités de composition et d’harmonie, au lieu de reproduire, en les grossissant, ses rares défauts de coloriste et de dessinateur.

Ce qui est sentiment chez M. Puvis de Chavannes est parti-pris chez M. Henner. Il veut les oppositions violentes des tous, et il impose sa fantaisie avec douceur, grâce au fini de son exécution et à je ne sais quelle note personnelle qui ajoute un charme de plus à toutes ses conceptions. M. Henner est, si l’on peut dire, un oseur timide et triomphant. Il a, à l’Exposition nationale, une Religieuse en prière qui restera comme un des morceaux les plus achevés, les plus délicats, les plus nouveaux de sa manière. Qui donc osait dire que, depuis tantôt quinze ans, M. Henner nous montrait avec persistance une Madeleine aux cheveux roux, au corps lisse et souple, pleine de blancheurs nacrées, étendue sous un ciel bleu clair, dans un paysage presque noir, et que c’était toujours un peu la même Madeleine que le peintre appelait quelquefois « Nymphe » et d’autres fois « Joseph Barra? » L’œuvre était toujours, on voulait bien le reconnaître, d’un sentiment si profond, le dessin toujours si vivant, la couleur toujours si gracieuse et si vigoureuse, que le public ne se lassait pas. Il ne demandait au maître ni une autre femme, ni un autre sujet, et, en y réfléchissant, on donnait raison au public. Mais M. Henner s’est renouvelé cette fois, et, avec la souplesse d’un véritable maître, il présente son talent sous des aspects nouveaux et impose l’admiration à la médisance elle-même. M. Henner est représenté à l’exposition nationale par six œuvres.

Comme M. Meissonier, M. Hébert a envoyé sept tableaux; M. Cabanel expose dix toiles. Ces peintres sont d’anciens prix de Rome, ils sont arrivés tous trois à une notoriété très grande et très légitime; ils ont tous trois contribué, par des envois considérables, au succès de l’Exposition nationale : il convenait de s’arrêter devant leurs œuvres.

M. Cabanel passe, à tort ou à raison, pour le chef de l’école classique; disons-le avec la franchise qui convient envers un artiste de cette valeur et qui est encore une des formes du respect, ses tableaux ne nous passionnent pas. Heureusement M. Cabanel, pour la gloire de notre école, se retrouve dans le portrait. Il en expose sept qui sont des chefs-d’œuvre. Il est impossible de voir en ce genre rien de plus complet et de plus parfait que ses envois de cette année. Que de tableaux moins heureux peut faire oublier un portrait comme celui de Mlle M..! C’est la nature prise sur le vif, avec je ne sais quelle élégance particulière, quel charme dans le modelé, quelle finesse savoureuse dans l’étude de la figure, quelle grâce exquise dans les moindres détails. De pareils portraits valent un long poème, et si M. Cabanel a favorisé l’Exposition nationale par ses envois excellens, l’Exposition nationale lui a rendu, en échange, un des succès les plus francs de sa glorieuse carrière.

M. Hébert, qui est également un peintre de portraits remarquable, est un peintre de portraits mélancoliques. Il remplit ses toiles d’une tristesse particulière qui leur donne une saveur incomparable. On retrouve, cette année, le maître tel qu’on l’a connu autrefois; c’est toujours le peintre mystérieux et attendri des Filles de Tiffoli et de la Malaria. M. Hébert se devait de figurer à l’Exposition nationale; il y apporte aux jeunes générations d’artistes les grandes traditions de l’école, une science sûre d’elle-même et le noble exemple d’une carrière d’artiste bien remplie.

Avoir derrière soi une longue carrière d’artiste bien remplie, aucun éloge n’est moins banal que cet éloge, et aucun artiste ne le mérite peut-être davantage qu’un grand paysagiste de notre temps, l’égal de Rousseau, qui lui-même égalait Ruysdaël et le Lorrain : je veux parler de Jules Dupré. Hélas! où est-elle maintenant notre école de paysage? Rousseau, Corot, Daubigny, Chintreuil sont morts ! Des artistes de ce temps, Dupré seul nous reste, mais c’est un des premiers parmi les premiers. Il soutient la comparaison des modernes et la comparaison des anciens, et son œuvre restera tout entière, comme celle des plus grands maîtres de la Flandre et de l’Italie. Depuis longtemps, M. Jules Dupré avait renoncé aux Salons annuels; il est représenté à l’Exposition nationale par huit toiles, qui sont de véritables tableaux : ce n’est ni la copie servile de tel coin de la campagne, ni l’interprétation aventureuse d’une impression ressentie; c’est une composition savante qui a emprunté ses effets à une longue série d’études; c’est bien la nature, mais c’est la synthèse de la nature. Conseillons aux jeunes paysagistes d’étudier le ciel chez M. Jules Dupré; aucune étude ne saurait leur être plus profitable, car personne mieux que Dupré n’a sondé la profondeur des cieux pour entrevoir les secrets changeans qu’ils dérobent, avec un soin jaloux, aux regards des profanes.

C’est aussi l’amour de la vérité qui, dans un autre genre, donne une valeur si grande aux tableaux de M. Guillaumet. Plus qu’aucun de ses devanciers peut-être, il a compris l’Afrique; mieux qu’aucun autre, il en a rendu les aspects intimes ou pittoresques, la tristesse ou la grandeur, l’éclat ou la mélancolie. Les six toiles qu’expose M. Guillaumet arrêtent le visiteur le plus indifférent par l’éclat envahissant du coloris, le retiennent par l’exactitude et l’heureuse harmonie du détail; le captivent par la vérité de l’accent et le bonheur d’expression de l’ensemble, le passionnent par la distribution savante de la lumière tantôt discrète, tamisée, amortie, tantôt étincelante, diffuse et inondant la Place de Laghouat tout entière des brûlans rayons du soleil saharien.

Grâce au ciel, la race de nos grands peintres n’est pas encore éteinte, et, devant les preuves d’un talent aussi souple que consciencieux, on peut se reprendre à espérer.

D’ailleurs ceux qui s’en vont ne meurent pas tout entiers : leurs œuvres restent. Mais quelle amertume n’éveille pas dans le cœur le brusque départ de ceux qui disparaissent en plein talent ! Sunt lacrymæ rerum. Il y a des larmes dans les choses ; et les catalogues ont leurs tristesses. Sous les no 181, 182 et 183, le livret de l’Exposition nationale mentionne trois portraits de Pierre-Auguste Cot. Quand on regarde ces portraits, quand on pense au maître peintre, plein de jeunesse encore et célèbre déjà, qui leur a donné la forme et la couleur et toutes les apparences de la vie, on ne peut pas croire qu’il ait signé sa dernière œuvre, que l’Exposition nationale ait été l’occasion de son dernier succès et que, pour rendre hommage à ce créateur si vivant, l’éloge doive revêtir la forme de l’oraison funèbre.

On doit dire de M. Cot que, si son exposition a permis au public d’apprécier son talent sous des aspects divers, elle ne le lui avait pas révélé. Dans un autre genre, délaissé de nos jours, que les artistes, depuis le XVIIIe siècle, depuis Chardin et Latour, avaient abandonné aux pensionnats de demoiselles, dans le pastel, nous avons eu la surprise d’une révélation véritable. Le coup d’essai de M. Émile Lévy, dans ce genre, est un coup de maître. Nous connaissions le peintre, nous avions pour sa manière un peu froide et guindée, un peu cherchée et précieuse, beaucoup d’estime et peu de sympathie ; mais voilà que l’artiste a trouvé sa voie, une voie nouvelle, inexplorée ; qu’il a reconstitué un art presque oublié, créé de toutes pièces le pastel contemporain avec plus d’éclat, à notre sentiment, qu’aucun de ses devanciers, avec une richesse de couleurs, une maestria d’exécution, une puissance de vie devant lesquelles il faut s’incliner. Les onze portraits de M. Émile Lévy sont des chefs-d’œuvre, et qui n’ont rien à envier aux chefs-d’œuvre du XVIIIe siècle.

L’Exposition nationale aurait-elle eu pour unique résultat de disposer, pour le plaisir des yeux, cette collection précieuse dans la même petite salle où sont réunis dix autres chefs-d’œuvre, les lumineux dessins de M. Lhermitte, de présenter au public l’heureuse réunion des œuvres de M. Bastien Lepage, par exemple, et de tant d’autres artistes de valeur, que cette bonne fortune suffirait à la venger de toute attaque et à la détendre de l’oubli.


Nous nous arrêtons ici dans l’étude des ouvrages exposés. Après avoir tenté d’examiner rapidement l’œuvre de quelques-uns des maîtres dont l’analyse facilitait l’énoncé des considérations générales qui nous paraissent dominer le sujet, nous croirions prétentieux à la fois et superflu de passer en revue les œuvres exposées, dont la majeure partie a d’ailleurs été déjà critiquée ici même, et de main de maître, Pas plus nous n’avons la prétention de rendre compte des ouvrages présentés par les sculpteurs à l’Exposition nationale, ouvrages excellens pour la plupart, pour la plupart déjà connus et déjà décrits, et dont la réunion a permis de constater les progrès accomplis, depuis quelques années, par notre jeune et brillante école de sculpture française, continuatrice glorieuse des traditions nationales. Nous nous excuserions plus volontiers de passer sous silence la gravure, habituée aux oublis de ce genre, et qui représente cependant l’art français dans ce qu’il a de plus souple à la fois, de plus personnel et de plus vigoureux. Mais, pour les peintres comme pour les sculpteurs, comme pour les architectes, comme pour les graveurs, une sèche nomenclature des noms des exposans, accompagnée de quelques lignes élogieuses ou de quelques réserves chagrines, nous eût paru irrespectueuse, d’une part, et convenir bien peu, d’autre part, au cadre que nous nous étions proposé. C’est l’exposition triennale dans les causes qui l’ont rendue nécessaire dans son organisation, dans son but, dans son avenir que nous avons eu le désir de montrer, bien plus que la réunion fortuite des œuvres qui ont pu s’y rencontrer cette aimée.

Nous ne terminerons cependant pas sans conclure cet examen rapide. L’Exposition nationale de 1883 a été une tentative heureuse : elle a sauvé, par les œuvres fortes qu’elle contient et par le résumé rassurant qu’elle présente de l’état actuel de l’art en France, le principe des expositions d’état, elle l’a mis hors de toute atteinte et au-dessus de toute discussion. Elle était à peine ouverte qu’elle était universellement acceptée jusque dans ses conséquences. Si elle n’a pas donné tous les résultats qu’on serait en droit d’attendre d’une expérience nouvelle, il semble facile de préciser dès maintenant à quelles conditions sera assuré le complet succès de l’Exposition de 1886.

Ce qui paraît avoir manqué davantage à l’Exposition qui finit, c’est que les artistes n’ont pas eu la ferme confiance qu’elle serait entreprise. Jusqu’au dernier moment, — alors que déjà fonctionnait le jury, — un grand nombre d’entre eux se persuadaient qu’elle n’aurait pas lieu. C’est à cette incertitude prolongée que paraissent surtout imputables les quelques défauts de l’entreprise. Annoncée plusieurs années à l’avance et dès la clôture de l’exposition actuelle, saluée par les uns et attendue comme une occasion excellente de se produire en pleine lumière, subie par les autres comme une nécessité inévitable de lutte où s’abstenir serait déserter, l’exposition d’état réunirait, en 1886, un plus grand nombre d’œuvres nouvelles. Les œuvres déjà appréciées ne disparaîtraient pas complètement, sans doute ; mais l’élite de nos artistes, en acceptant trois ans à l’avance un rendez-vous solennel, se préparerait à y paraître avec des morceaux qui n’auraient pas encore affronté le jugement du public et qui solliciteraient l’étude des amateurs par toutes les séductions de l’inconnu. Les œuvres seraient rigoureusement examinées par le jury, qui se montrerait plus sévère cette fois et qui se souviendrait qu’une centaine de toiles, peut-être plus, auraient pu être écartées par lui, en 1883, pour le plus grand avantage de l’entreprise. Chargé de veiller à la porte du temple, il n’y laisserait pénétrer que les fidèles ayant approfondi par de longues méditations les mystères de l’art pur, ce dieu inconstant et presque insaisissable. La camaraderie, — fléau de notre époque, — serait définitivement bannie de ce concours, et, pour ajouter plus de prix à la réception des œuvres, le nombre même des ouvrages reçus serait encore diminué. Demander aux artistes français de produire mille cinq cents chefs-d’œuvre en trois années peut paraître une prétention exagérée. Comme la maison de Socrate, trop grande encore pour n’être remplie que d’amis véritables, le Salon serait trop largement ouvert, ne fût-ce que pour un millier d’œuvres, si on était absolument décidé à n’y introduire que des ouvrages de premier ordre.

Enfin, l’état se doit à lui-même quelque chose de plus. L’abnégation avec laquelle il a abandonné le palais qui lui appartient, à l’époque la plus favorable, pour ne le reprendre que lorsque Paris est vide, les jours trop courts, la lumière trop rare et trop changeante, était une audace généreuse. Elle n’a pas eu pour conséquence de faire échouer la tentative, mais l’expérience ne pourrait être renouvelée sans danger. Si nous avions donc un vœu à exprimer au sujet de la seconde Exposition triennale, nous souhaiterions qu’elle ouvrît ses portes au printemps. Ce n’est pas sous le ciel gris de la fin de septembre que doit être inaugurée la prochaine exposition d’état, c’est sous le gai soleil de mai, la plus charmante des saisons, au moment où, dans la nature, tout fleurit et tout reverdit. Paris, lui-même, le vieux Paris rajeunit alors au souffle frais du printemps; partout, le long de ses boulevards, le long de ses promenades, éclatent les panaches blancs et roses des marronniers à travers les bourgeons gonflés de sève, au milieu des verts délicats de la feuille naissante, sous les caresses d’un ciel bleu clair. Alors Paris est bien dans Paris, c’est la fête des yeux, c’est la fête des couleurs: ce doit être la fête de l’art, et quand l’état veut montrer au monde où en est l’école française, il faut, pour que cette constatation soit solennelle et rassurante, la présence, aux Champs-Elysées, de cet aréopage délicat qui, quoi qu’on en dise, fonde les réputations, crée les succès, consacre le talent, collectionne les œuvres d’art, et donne encore le ton à l’étranger.


GUSTAVE OLLENDORFF.

  1. Au nombre de cent vingt et une, ces tapisseries ont été décrites dans un livret spécial, très soigné, que les amateurs feront bien de conserver à côté de l’excellent catalogue officiel de l’exposition.