L’Exposition de l’art bouddhique au musée Cernuschi

L’Exposition de l’art bouddhique au musée Cernuschi
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 666-677).
L’EXPOSITION DE L’ART BOUDDHIQUE
AU
MUSÉE CERNUSCHI

Je ne sais plus dans quel endroit Renan se réjouit que, quand sa tâche d’historien du christianisme viendra à lui manquer, il ne se trouvera pas réduit à ne rien faire : « J’apprendrai le chinois, dit-il, et ce vaste morceau me mettra en appétit pour plusieurs existences. » Nous sommes en train de faire sans lui ce qu’il se promettait pour ses vieux jours. Une vive préoccupation nous attache aux choses et aux idées de l’Extrême-Orient. Notre goût s’élargit. Nous reconnaissons beaucoup de beautés différentes. Leur nouveauté nous charme. Nos musées les recueillent. Le public s’ouvre de plus en plus à ce genre de curiosités. Cela a commencé par la mode japonaise. Ensuite est venue la Chine. Chaque campagne des voyageurs rapporte sa moisson d’inédit. On sait quelle part, dans ces recherches, revient à la science française, aux missions de M. Alfred Foucher au Penjâb, de MM. Pelliot et Chavannes sur la frontière chinoise. Il était temps de coordonner les résultats de cette enquête : c’est à quoi a pensé l’active direction du musée Cernuschi. Les expositions qu’elle organise depuis quatre ans sont d’un haut intérêt pour la culture générale. Elles présentent à tous, sous une forme vivante, tout un ordre de connaissances qui risqueraient de rester le monopole des érudits.

Le programme de cette année rappelle celui de la belle Exposition des Arts musulmans donnée, il y a deux ans, par le Kunstgewerbe-Verein de Munich. L’objet n’est rien moins que d’offrir une vue d’ensemble de l’art bouddhique, à travers les pays qui embrassèrent tour à tour la doctrine de la Compassion et de la Délivrance. Il s’agissait d’éclairer par quelques exemples l’histoire d’un des plus vastes mouvemens religieux du monde ; il s’agissait de faire comprendre la forme sous laquelle des centaines de millions d’hommes, des empires, des peuples entiers, parfois anéantis, sous la jungle tropicale ou sur les altitudes glacées des plateaux de l’Asie, se sont figuré le divin, comment le même idéal s’est modifié selon les mœurs, les climats, les tempéramens, ce que chaque nation y a ajouté du sien, et comment enfin toutes ces nuances se reflètent dans les images que chacun de ces peuples s’est faites de ses dieux : perspectives indéfinies, riche paysage intellectuel, magnifique horizon de races et de siècles…

Sans doute, une pareille ambition déborde infiniment les ressources dont nous disposons. Qu’on imagine une société de dilettantes chinois, de mandarins curieux des choses européennes se proposant, à Pékin, une exposition de l’art chrétien : c’est ce que nous essayons à l’égard de l’Asie. Fallait-il renoncer à l’entreprise ? Non pas ! Ce que nous avons est peu : c’est pourtant beaucoup plus qu’on ne pouvait espérer. Les amateurs, depuis quinze ans, ont fait bien des progrès. Les antiquités vénérables, les débris augustes des vieux siècles ne manquent pas à leurs collections. L’Alokiteçvara de bronze, de six mètres de haut, qui encombre de sa forêt de bras et de sa pyramide de têtes l’escalier du musée, la Kouan-Yin de pierre et l’admirable stèle prêtées par M. Worch, sont en France une révélation. Jamais l’art oriental n’avait été encore représenté chez nous par des exemplaires d’un tel choix ou d’une telle qualité.

Il va sans dire que je ne songe pas à passer en revue tous les aspects que les œuvres exposées nous présentent du bouddhisme. Je me bornerai aux faits saillans et aux traits essentiels. Je ne dirai rien, d’ailleurs, qui ne soit connu du lecteur familier avec les livres classiques du Dr Grünwedel et de M. Alfred Foucher.. Il ne sera pourtant pas inutile de les résumer, à propos d’une Exposition qui en offre le commentaire ou l’illustration raisonnes. On a moins cherché en effet à nous surprendre par du nouveau, qu’à mettre de l’ordre dans nos idées. On a voulu montrer que l’art religieux de l’Orient dérive tout entier d’un principe commun, reconnaissable jusque dans ses manifestations les plus lointaines, et que cet art, à l’origine, est un rejeton du même tronc dont le nôtre, avec toutes ses ramifications, n’est que la branche occidentale. Il y a près de quarante ans, lors des premières découvertes faites dans le district de Peshawâr, Curtius écrivait : « Une page nouvelle de l’art grec vient de s’ouvrir. » Tout ici vérifie cette formule et l’éclaire. Cette prodigieuse fortune du génie hellénique, cette nouvelle odyssée à travers les pays et les dieux de l’Orient, ses avatars, ses aventures au milieu de contrées et de races inconnues, parmi les Lotophages et jusqu’aux bords de la mer de Chine, viennent d’être racontées avec un art exquis par M. Victor Goloubew, dans un cours de six leçons professées à l’Ecole des Langues orientales, et dont je lui dois d’avoir le texte sous les yeux. Je ne le suivrai pas dans ce récit. Je m’attacherai seulement à préciser le point de départ.

S’il y a deux arts opposés et en apparence irréductibles, c’est bien l’art chinois et l’art grec. Ce qu’on appelle « chinoiserie, » c’est-à-dire la complication, l’artifice, la bizarrerie, le formalisme jusqu’à l’absurde, est sans doute fort éloigné de la raison, de l’incomparable sentiment de la nature et de la vie que respirent les marbres du Parthénon. Si l’on entend par « japonisme » l’abus de la recherche, le raffinement excessif. la préciosité et la mièvrerie du décor, rien ne ressemble moins à la simplicité, au calme imposant de l’antique. Mais ces définitions sont-elles exactes ? Ce sont des opinions fondées sur les productions récentes et vulgaires d’écoles bien dégénérées. Regardez, par contraste, certains petits bronzes archaïques, montrant des ascètes accroupis dans la pose des allantes : on pourrait les croire exhumés d’une fouille d’Herculanum, ou de cette galère athénienne que M. Alfred Merlin retrouva naguère échouée dans les sables des Syrtes.

Mais ce ne sont là que des bagatelles. La Grèce a rendu à l’Asie un service autrement important. Elle lui a permis de se représenter ses dieux. C’est elle qui a créé le type plastique du Bouddha ; l’art des pays bouddhistes lui est donc redevable de son objet essentiel. Partout où l’on adore, partout où l’on supplie le miséricordieux apôtre de Kapilavastou : partout où, dans une bonzerie cinghalaise, un couvent du Népal, une lamaserie du Tibet, se dresse, assise sur un lotus, la figure du doux rêveur, du consolateur sage et tendre qui enseigna aux hommes le grand Renoncement et la grande Pitié, — il y a là un souvenir, un immortel bienfait de la Grèce.

Les faits sont connus, les monumens sont publiés ; plusieurs ont trouvé un asile au British Muséum, au Louvre et à Berlin. L’Exposition ajoute peu de chose à ce qui était acquis. Mais ce qu’elle nous montre suffit à nous ravir. Pour ceux qui ne lisent pas les Revues spéciales, et que découragent le désordre et le dédale du Louvre, la vingtaine d’objets trouvés au Gandhâra et appartenant à Mme Michel, présente une matière immense de rêveries. Arrêtez-vous devant cette vitrine : considérez cette frise d’Amours, ces Cupidons joueurs qui portent des guirlandes ; regardez ces petits bas-reliefs, aux sujets mystérieux, et qui semblent une réduction de ceux des sarcophages ; admirez ce fragment de statuette mutilée, ce jeune torse aux cuisses viriles, tel que seule jamais en sut modeler l’Ionie ; voyez ces têtes gracieuses, ces draperies élégantes, ces ombres exilées, ces touchantes Andromaques : ce sont des reliques de la Grèce.

Ces objets, je l’ai dit, proviennent du Gandhâra, c’est-à-dire de la partie septentrionale du Penjâb, voisine du Cachemire. Cette portion de l’Inde, au pied de l’Hindou Kousch, sur la frontière afghane, et qui, par la passe de Caboul, est la seule route de l’Ouest à la vallée de l’Indus, a été de tout temps un carrefour de peuples : c’est le grand chemin des invasions. Par là entrèrent les Perses, les Scythes, les musulmans : c’est l’objectif de Bonaparte, lorsqu’il médite à Saint-Jean-d’Acre d’aller rejoindre Tippo-Sahib et de battre l’Angleterre aux Indes, sur les traces d’Alexandre. Tout le monde connaît l’étonnante équipée, le raid de ce jeune héros jusqu’aux bords de l’Hydaspe, et les rapides destinées de son empire d’Asie, éphémère comme son fondateur. Pendant deux siècles, la Bactriane fut pourtant un royaume grec. Cette influence, mêlée à celle de l’Iran, est sensible sur les premiers monumens du bouddhisme. On y trouve, enlacé à des réminiscences de l’art des Séleucides, maint motif familier et charmant de l’art grec : amours, tritons, sirènes, silènes, centaures, hippocampes, scènes de vendanges et de bacchanales. Ce fut toujours une molle argile, que cette Inde ; chaque pas étranger y laisse son empreinte. En présence de telle voluptueuse idylle, de tel bas-relief du Gandhâra, où de jeunes femmes demi-nues boivent avec des satyres, on ne peut s’empêcher de songer au vieux mythe, au merveilleux voyage de Bacchus dans les Indes, avec son cortège païen de faunes et de bacchantes, sur des chars attelés de panthères.

Les monumens dont je parle peuvent dater du règne d’Açoka, le fameux Constantin du bouddhisme, qui vivait au milieu du IIIe siècle avant notre ère ; il y avait donc trois siècles que le Bouddha était mort. Ces vénérables témoins du premier art bouddhique, les portes des stoupas de Barhut, de Sanchi, ont été bien des fois décrits : le moulage d’une de ces portes, provenant de Sanchi, est placé dans la cour intérieure du musée Guimet, où chacun peut la voir. L’œuvre est très curieuse. C’est une architecture de pierre qui se souvient de l’époque récente où elle était de bois : les quatre faces de ses montans, la triple traverse qui les unit, et qui conserve la forme de poutres, ne sont qu’un fourmillement de bas-reliefs et de sculptures. L’œil a peine à s’y reconnaître : c’est déjà, avant qu’on ait eu le loisir de rien distinguer, cette impression de folle luxuriance, ce mélange de richesse et de puérilité, cet amour des répétitions, cette absence de retenue et, pour tout dire, ce manque de goût qui est propre au génie de l’Inde, et qui gâte toujours ses plus belles inspirations. Il faut ajouter, après cela, qu’une fois habitué à cette diction touffue, on démêle aussitôt mille détails charmans : ce sont des scènes de mœurs, des défilés, des éléphans, des villes, des palais, des jardins, des fontaines, mille renseignemens sur les armes, le mobilier, les costumes, les parures, bref, un tableau complet de la vieille civilisation de l’Inde, un répertoire d’antiquités, un grand Jungle-book en images de la vie du pays, il y a deux mille ans. Seulement, on est bien surpris d’apprendre que ce monde sculpté, si amusant, si instructif, représente la vie du Bouddha : car, dans ces centaines de personnages, au milieu de cette foule d’animaux, d’hommes, de femmes, qui animent cette porte inépuisable, l’artiste n’a oublié qu’une seule figure, et c’est précisément celle de son héros.

Il est clair que cet oubli n’est pas une négligence. Si fortes qu’on suppose les habitudes de bavardage, l’étourderie de ces vieux imagiers, une omission à la fois si capitale et si constante ne saurait s’expliquer par une inadvertance. On ne s’impose pas non plus gratuitement la gageure de raconter l’histoire d’un saint par prétérition. Évidemment, on a affaire à des motifs d’ordre religieux : soit qu’on redoutât l’idolâtrie, soit plutôt que l’on considérât comme une impiété de montrer, engagé au milieu des accidens de l’existence, un homme délivré à jamais du mal de vivre, et définitivement entré dans le Nirvana. Ce qui le prouve, c’est qu’on ne craint pas de le représenter dans les histoires de jatakas, c’est-à-dire dans le récit de ses existences passées, au cours de ce cycle de vies et de métamorphoses où le Bodhisattva, autrement dit le Bouddha futur, sous la forme d’un cygne, d’une caille, d’un singe, d’un éléphant, accomplit tant de merveilles de mansuétude et de charité. Mais à peine entre-t-il dans sa suprême incarnation, et devient-il le « Bouddha parfaitement accompli, » qu’aussitôt il s’efface : il disparait même des épisodes, d’un caractère tout laïc, qui précèdent la nuit sainte, la nuit de l’Illumination sous l’arbre de la Bodhi.

Invisible, il opère les quatre « grands miracles ; » il devient, en quelque sorte, étranger à sa vie. Flottant hors de ce monde dont il s’est détaché, jouissant par avance de sa levée d’écrou, gracié de la terre, il en rompt les liens et ne fait plus qu’assister derrière la coulisse aux derniers actes d’un drame dont la péripétie lui est déjà connue. Sa présence ne se signale plus que par hiéroglyphes. Des empreintes de pieds, une roue, un trône vide, un arbre sous lequel ne repose personne, voilà tout ce qu’il nous est donné d’apercevoir de lui. Ce système d’ellipses singulières ne laisse pas de poser parfois des problèmes embarrassans. Nous savons que la roue est celle de la Loi, que l’arbre est celui de la Bodhi : le rébus, à la rigueur, se laisse deviner. Mais que dire de la scène qui représente la sortie du prince Siddarthâ, par un cheval sans cavalier qu’ombrage un parasol ? Jamais nous ne trouverions le mot de ces énigmes, si parfois les sculpteurs n’avaient eu la prévenance de l’écrire pour nous au bas de chaque tableau.

Toutes les religions ont éprouvé les mêmes scrupules. Faut-il rappeler les cas de conscience qui se posèrent aux temps de la primitive Église, au sujet des représentations de la personne de Jésus ? Plusieurs Pères les maudissent comme des objets d’horreur, d’exécrables idoles. La question, au sein du bouddhisme, était plus délicate encore. Le Bouddha n’était pas un dieu. On a mille fois observé que les vieux textes, qui ne lui ménagent pas les prérogatives surhumaines les plus extravagantes, n’ont pas une seule fois l’idée de lui attribuer la nature céleste. La divinité, dans le bouddhisme, est un ressort fort secondaire ; elle paraît presque étrangère à la pensée du fondateur, à cette espèce d’étrange « religion athée, » sans dogmes, sans culte, désossée et dépourvue de tous les organes essentiels qui forment la charpente des autres religions. L’imagination indienne ne devait pas tarder à prendre sa revanche. Rien ne serait plus curieux que d’assister en détail à cette transformation. Des synodes, comme ceux que réunit le roi Narishka, au Ier siècle de l’ère chrétienne, s’occupèrent sans doute de régler ces questions ; malheureusement, les actes n’en sont point venus jusqu’à nous, comme ceux des conciles de Trente ou de Nicée. Les moines qui permirent les premières images du « Parfait, » prévoyaient-ils à quelle débauche d’idolâtrie ils exposaient l’avenir, et que, quelques siècles plus tard, dans la langue des conquérans arabes, le mot « Bout » (Bouddha) deviendra le synonyme d’idole ? On voit que l’ancienne théologie n’avait pas tort de se méfier. Mais il manquerait beaucoup à l’art, si la réserve antique avait plus longtemps prévalu.

Les premières images du Bouddha peuvent dater du début du deuxième siècle de notre ère. Toutes proviennent du Gandhâra. Toutes sont des œuvres du ciseau grec. Il y avait longtemps que le royaume indo-grec n’était plus qu’un souvenir. Mais les fils du subtil Ulysse étaient toujours grands voyageurs. Ils arrivaient par habitude, appelés les uns par les autres, par besoin d’activité, par curiosité, par goût, des aventures, et aussi par l’appât du lucre ; il en venait de partout, d’Alexandrie, d’Asie Mineure et de la Grèce elle-même. Atheniensis in Asia turba est, dit Sénèque : l’Asie est pleine de Grecs. C’est au point que le nom de Yavanas, d’ « Ioniens, » désigne tous les Occidentaux, comme aujourd’hui encore tout Européen, en Syrie, est appelé un Franc. Ils font là ce qu’on les voit faire partout ailleurs : habiles, diserts, sans scrupules, ils sont musiciens, pédagogues, marchands d’esclaves, entremetteurs, peintres, sculpteurs. Ce sont ces mercenaires, ces métèques, ces graeculi, qui créèrent le panthéon bouddhique, ou qui le définirent sous sa forme plastique. Ce que le génie indigène n’avait su formuler, un type viable du Bouddha, ce sont ces étrangers qui le lui apportèrent. Seulement, comme ils n’avaient pas cet article dans leur bagage, ils donnèrent à ce dieu les traits d’un Apollon. C’était leur pratique ordinaire : avec la même désinvolture, ils transformaient en Olympiens nos rudes divinités celtiques, celles de la Germanie, celles même de l’ancienne Rome. M. Alfred Foucher, dans une jolie page, nous les fait voir à l’œuvre : « Que vous faut-il ? Un Hésus, un Tentatès ? Nous vous ferons un Mars, un Mercure : libre à vous de les vénérer sous le nom qu’il vous plaira... Vous voulez un Mithra, nous n’en avons pas fait encore : mais nous savons représenter le jeune Ganymède avec un bonnet phrygien, et nous le pencherons sur le taureau du sacrifice, dans l’attitude des Victoires... Et comme ils sculptaient le marbre d’Afrique, le calcaire du Jura, le porphyre de Pannonie, nous les retrouvons taillant le schiste du Gandhâra, faisant un Mâra d’un Eros, et, avec un turban et des boucles d’oreilles, changeant en Garoûda l’aigle de Jupiter. »

Revenons à notre vitrine : voyez cette admirable figure de jeune homme, ce profil délicat qui se dessine si noblement dans la pierre d’un bleu gris d’ardoise, ces yeux mi-clos, cette bouche sinueuse, qui semble retenir son souffle, ces cheveux parfumés, aux ondulations légères, ce visage d’un si beau modelé, ces joues pures que le jour enveloppe comme un flot d’ambroisie. Platon eût sur-le-champ reconnu le fils de Latone. C’est un Bouddha. Vous voyez à son front le signe de l’ourna, sur sa tête le monticule, la « bosse » de l’usnisha, marque de l’omniscience, et que l’artiste, par un artifice plein de tact, déguise d’un chignon finement crespelé. Sans doute, l’auteur de ce morceau n’était point un Scopas. Illustre dans sa profession, eût-il été si loin, à la cour d’un barbare Scythe, chercher son gagne-pain ? Était-il même un Grec, ou seulement un de ces provinciaux, un de ces colonials, Égyptiens, Syriens, que nous désignons sous le nom commun d’alexandrins ? Pourtant, une supériorité immense éclate dans son œuvre : c’est ce génie de clarté, de résolution, ce don décisif de l’artiste qui est le partage de la Grèce et qui, partout où elle passa, demeure son héritage.

Ce n’est pas tout. Il ne suffisait pas d’avoir donné à l’Inde le type du Bouddha, d’avoir fixé sa rêverie et arrêté cet idéal flottant et indécis, à demi dissous dans les vapeurs de cette terre fabuleuse, qui rendent presque insaisissable, à force d’impersonnalité, la figure réelle du grand apôtre de l’Amour. En forçant ce vague fantôme à redescendre sur la terre, en l’obligeant à prendre un corps, c’était, du même coup, toute l’iconographie de la sublime légende qui sortait pour toujours des limbes dont le génie de l’Inde ne savait s’affranchir. Le but de la Grèce, c’est l’action. Nul génie plus simple, plus direct. Vous rappelez-vous ces scènes diffuses de Sanchi, ces bégaiemens interminables d’un enfant qui s’amuse autour de son sujet sans jamais entrer en matière, et qui prodigue les qualités les plus rares en pure perte, faute de dire de quoi il s’agit ? C’est l’histoire délayée à état de nébuleuse. Tout ce verbiage fait silence à l’apparition du héros. Dès que le principal personnage entre en scène, tout s’éclaire, s’ordonne, se concentre. Plus de ces éparpillemens, de cette confusion, de ce vagabondage d’une imagination oisive qui suppose son idée connue, se noie dans les détails, divague et se dilue dans l’insignifiance et la niaiserie. Il suffit que le Bouddha se montre : tout se cristallise, se détermine, tout prend une valeur et un sens. Les comparses s’effacent, les figurans s’évanouissent, le détail superflu s’élimine de lui-même ; il ne subsiste que l’essentiel. La Grèce, si quelqu’un l’avait pu, aurait corrigé l’Inde de la prolixité. Avec elle, ce fuyant génie eût fait sa rhétorique. Il eut appris à composer. Il aurait acquis la seule chose qui manque à ses dons magnifiques, de savoir se borner.

Les formules créées par les artistes du Gandhâra le furent pour les siècles. Elles suivirent, dans son immense itinéraire, la fortune du bouddhisme. Ce sont elles qu’on retrouve à Amaravati, aux fresques d’Ajanta, dans les kilomètres de bas-reliefs des temples de Boro-Bodour, dans les peintures chinoises et celles du Japon ; ce sont elles que les lamas s’opiniâtrent à répéter dans l’immuable Tibet. Sculptée ou peinte, la scène du Pari-nirvana, ou la mort du Bouddha, sera toujours reproduite selon les lignes fixées par le sculpteur du Gandhâra : plus ou moins compliqué, plus ou moins surchargé, on y reconnaît toujours le même thème invariable, de même que nos Calvaires espagnols ou vénitiens, allemands ou français, ne font que répéter avec mille nuances la donnée primitive tracée par les maîtres byzantins dans les sanctuaires de la Palestine. On distingue, on le sait, deux aspects de la scène : comme le crucifix se détache du Calvaire, de même le Bouddha mourant est souvent montré seul, dans l’attitude du sommeil. Ces deux versions du motif ont été inventées par les Grecs du Gandhâra.

Est-ce à dire que les types classiques furent admis sans retouches ? Ce serait grand miracle. Déjà la belle figure que nous admirions tout à l’heure offre je ne sais quoi de mol, d’efféminé, d’ « asiatique, » qu’eût répudié le goût d’un Phidias. Une légende, au sujet du célèbre Bouddha de Vajràsana, exprime ingénieusement cette histoire d’une création grecque et des altérations qu’elle reçut du génie local. C’est une de ces fables de sacristie que toutes les religions suspendent aux vieilles images, en garantie de leur vérité. La voici. Trois brahmanes, nouveaux convertis, consacrent au Bouddha trois statues et trois temples. Or, les artistes qui se présentèrent « étaient des dieux cachés sous une forme humaine. » Ils demandèrent sept jours pour exécuter un portrait d’une ressemblance irréprochable. Le plus jeune des brahmanes s’enferme avec eux dans le temple. Le sixième jour, sa mère vient frapper à la porte. « Demain ! » lui crie-t-on de l’intérieur. « Demain, dit la vieille, je serai morte. Et qui dira alors si le portrait ressemble ? Je suis la dernière vivante qui ait connu le Saint. » A peine eut-on ouvert, que les artistes célestes disparurent. « C’est Lui ! C’est le Parfait ! » s’écrie cependant la bonne femme, et soudain elle expire aux pieds de la statue. Il y manquait toutefois une journée de travail. Quelques parties restaient inachevées ; d’autres détails prêtaient à de légères critiques. On fit cela plus tard. — Tout n’est-il pas dans ce petit conte : les divins étrangers, le moine qui dirige leur main, le cri d’admiration des simples à la vue de l’œuvre merveilleuse, puis le travail de la réflexion, et l’effort autochtone pour s’approprier, adapter, « baptiser, » si je puis dire, l’image apollinienne ?... Voilé, résumée en quelques lignes, toute l’histoire de l’œuvre grecque et de son absorption par le génie bouddhique.

Il resterait à raconter, dans leurs phases successives, la suite des transformations qu’elle subit au cours de migrations nouvelles. On la verrait reprise, comme une ruine antique, par la toute-puissante végétation hindoue ; on verrait, sous l’action de cette force dissolvante, les types perdre leurs traits, s’encombrer d’attributs, les brasse ramifier, les corps se multiplier au point d’aliéner toute ressemblance humaine, et prendre cet aspect démoniaque, cette terrifiante apparence de crabes emportés par une frénésie de férocité et de luxure, qui nous épouvante à la vue de certains monstres du Tibet. On verrait, d’autre part, sous l’influence plastique de l’art du Gandhâra, les nobles graffitti, les silhouettes majestueuses, les « ombres chinoises » du Long-Men se décoller de leur paroi, prendre du relief et de la vie, arriver à la ronde-bosse, à l’existence indépendante. On distinguerait, selon les races, les physionomies diverses de chaque dieu, la sérénité infinie que prête aux siens la sculpture chinoise des beaux siècles et, sur ceux du Cambodge, ce fugitif sourire, à peine perceptible, d’ironie, de désenchantement, de démission et de faiblesse, cet « A quoi bon ? » d’une race usée, vouée à disparaître, et dont le scepticisme railleur et douloureux glace notre Loti dans les ruines d’Angkor.

Ce serait le sujet d’une autre étude. Je ne voulais ici qu’appeler l’attention sur un fait important, trop peu connu encore. Longtemps, nous n’avons vu dans l’art de l’Extrême-Orient que le côté exotique, amusant, grimaçant, le côté « potiche » ou « bibelot. » C’est la manière du XVIIIe siècle, qui se divertissait à peindre des Chinois sous la forme de magots et de poussahs de paravent. Qu’avions-nous de commun avec ces personnages falots ? Une connaissance plus éclairée et de meilleures méthodes nous font voir notre erreur. Déjà la philologie avait montré dans toutes les langues indo-européennes des rameaux d’une famille unique. La vue des monumens de l’art donne une image plus sensible et plus touchante de ces rapports. Découvrir, jusque dans les Bouddhas de ce lointain Japon, des variations sur un thème classique, quel agrandissement ! C’est retrouver les titres d’une moitié de l’Univers, c’est faire rentrer dans le plan de l’histoire générale toute une portion, restée jusqu’à nous excentrique, de la civilisation et de l’humanité.

Comme on voudrait les connaître ces Grecs, ces Yavanas dont on vient de voir l’œuvre immense ! Au fait, sommes-nous sûrs qu’ils étaient mécréans ? L’un d’eux ne fut-il pas un jour touché par un rayon de la religion de la tendresse humaine ? Est-ce que leur roi Ménandre n’était pas tout au moins un ami du dehors, peut-être un converti ? Leurs œuvres ne respirent-elles pas une conviction sincère ? Mais je veux terminer par une dernière remarque. C’est que cette école alexandrine, qu’on présente souvent comme une école de décadence, a été au contraire prodigieusement féconde. Il en est d’elle un peu comme de l’Italie baroque, de cet art bolonais, longtemps disqualifié, et auquel nous devons toutes les formules modernes. Si l’on songe que les premiers Bouddhas sont les contemporains des premiers Bons Pasteurs, que l’art du Gandhâra est frère de celui des Catacombes, et que l’un et l’autre sont l’œuvre du même génie « hellénistique, » on est émerveillé d’une telle création. Les deux grands « moyen âges, » le moyen âge chrétien et celui de l’Extrême-Orient, sont fils du même père. Ils s’ignorèrent longtemps. Ils se reconnaissent aujourd’hui. Gloire à la Grèce ! Elle a modelé patiemment les riantes figures de son Olympe. Les deux branches principales de l’art religieux, les deux plus grands aspects du divin sur la terre, sont encore un don qu’elle nous fait. La Grèce, dans le monde du beau, a réellement tout inventé. Cette « divine feuille de mûrier » étendue sur les flots de la mer d’Ionie, n’est-elle pas plutôt une main, la main du démiurge, de la race d’artistes souverains qui est née pour donner leur forme à tous nos rêves ? Et qui aurait prévu, pour finir comme j’ai commencé, par une citation de Renan, que cet essai sur l’art bouddhique s’achèverait par une stance ajoutée, en l’honneur de Pallas Athéné, à la Prière sur l’Acropole ?


LOUIS GILLET.