L’Exposition de Chicago et la Science américaine

L’exposition de Chicago et la science américaine
Jules Violle

Revue des Deux Mondes tome 123, 1894


L’EXPOSITION DE CHICAGO
ET LA SCIENCE AMÉRICAINE

Les expositions universelles, bien comprises et suffisamment espacées, auxquelles participeraient toutes les nations, sans arrière-pensées ni réserves, par un sentiment d’émulation féconde, seraient comme les inventaires généraux des richesses, des idées et des travaux du monde civilisé, harmonieusement groupés dans un vaste ensemble. Chaque inventaire nouveau permettrait de mesurer les progrès accomplis et d’évaluer les ressources qui auraient grossi le patrimoine commun de l’humanité. Quelle indication précieuse pour l’économiste, le savant et le philosophe ! Par malheur, les grandes expositions internationales sont beaucoup trop rapprochées ; tout pays veut avoir la sienne, à son heure, sans se préoccuper du voisin. Comment un intervalle de quelques années suffirait-il à préparer une récolte appréciable de découvertes ou d’inventions vraiment neuves et originales ? Puis, parmi les peuples conviés, il s’en trouve toujours qui faussent compagnie ou se dérobent à moitié. La plupart se rendent à l’invitation sans enthousiasme, par courtoisie pure, comme on subit une corvée officielle et coûteuse, que l’on n’ose pas décliner. D’ailleurs, à vrai dire, leur concours semble surtout réclamé au point de vue décoratif ; ce sont des hôtes de marque, dont la présence doit rehausser l’éclat de la maison.

Ces inconvéniens et ces lacunes, l’exposition de Chicago, installée au bout du monde, pouvait les éviter moins qu’une autre, pour des raisons que chacun comprend. Ajoutons que la douane, assez tracassière en tous lieux, se surpasse aux États-Unis. D’une manière générale, l’Europe s’était tenue sur la réserve. L’Angleterre, en vieille et respectable douairière de la famille anglo-saxonne, assistait, dans une ombre discrète, au triomphe des petits-neveux d’Amérique. Nous étions, sans doute, brillamment représentés par nos beaux-arts, et par certaines industries de luxe, telles que les soieries de Lyon, toujours incomparables. Notre commerce est trop intelligent pour reculer devant les sacrifices nécessaires. Mais la France, qui venait de donner sa mesure par le grand effort de 1889, se recueillait visiblement pour l’échéance prochaine de 1900. Seule à peu près parmi les puissances européennes, l’Allemagne se piquait au jeu et s’empressait de se produire à Chicago, faute peut-être de pouvoir le faire à Berlin.

Rien de plus naturel ; l’Allemagne se sent un peu chez elle aux États-Unis, que ses émigrans contribuent si largement à peupler. Chicago même est une ville au tiers allemande : sur un million et demi d’habitans environ, cinq cent mille sont, de provenance germanique. Toutefois, les traits distinctifs de la race ne persistent pas longtemps. C’est une chose surprenante que la facilité avec laquelle le sol américain s’assimile les colons étrangers. L’Allemand, en particulier, adopte vite la langue anglaise, son corps se rétrécit et s’étire, son teint se cuivre ; laissez-lui le temps, et il rappellera le type de l’Indien peau-rouge, quand celui-ci aura précisément cessé d’exister. Revanche posthume du vaincu sur le conquérant, d’autant plus curieuse que, par un frappant contraste, les Français du Canada ont fidèlement conservé leurs caractères ethniques et parlent encore leur langue natale, où des archaïsmes de l’époque classique et des néologismes fin de siècle forment un mélange du plus singulier effet.

L’Allemande, en compagne fidèle, s’adapte rapidement aussi à son nouveau milieu. Non seulement ses pieds ne tardent pas à prendre les vastes proportions que certain physiologiste anglais, peu galant, signale, chez les femmes de Chicago, comme un exemple d’adaptation darwinienne, causée par le mauvais entretien des rues ; mais son embonpoint s’efface, son extérieur s’américanise, et sa maternité, inépuisable dans son pays d’origine, subit une éclipse presque complète dans sa patrie d’adoption. Qu’est devenue la Gretchen des bords du Rhin ou de l’Oder, dont l’occupation principale, outre les soins du ménage, consistait à travailler pour le roi de Prusse, et à lui élever consciencieusement toute une pépinière de futurs grenadiers ?

C’était bien l’Allemagne militaire qui venait manifester à l’exposition Colombienne. Engins de guerre et canons Krupp s’entassaient en un piédestal grandiose, au sommet duquel se dressait une colossale statue équestre de l’empereur. Les Américains, dont l’horreur du militarisme est connue, ne paraissaient nullement choqués de voir planer sur eux cette figure de soldat, qui dominait de toute sa hauteur les édicules élevés par les autres nations dans l’immense palais des Arts et Manufactures. On dirait qu’ils ont un faible pour les monarchies exotiques. N’assure-t-on pas aussi que les descendans authentiques et dûment blasonnés des vieilles familles d’Europe sont comblés de prévenances et d’égards en Amérique ? Non qu’il soit nécessaire, pour recevoir un aimable accueil, d’être prince, duc, ou simple marquis ; mais cela ne nuit pas. Est-ce effet du contraste ? Est-ce en souvenir de La Fayette ? Mieux vaut croire à la courtoisie de républicains éprouvés qui peuvent fréquenter avec des féodaux, sans crainte de se compromettre. Quant au reproche de snobisme, laissons-le pour compte aux esprits satiriques. Se représente-t-on un milliardaire du pétrole, du coton, du fer, du blé ou du lard, jouant au naturel le rôle de beau-père dans quelque variante américaine du Gendre de M. Poirier ?

Pour être juste, il faut reconnaître que les efforts suscités partout en vue de perfectionner le matériel de l’artillerie et l’armement sur terre et sur mer, contribuent, par contre-coup, au progrès général de la métallurgie, et en particulier au développement des applications industrielles du fer, chaque jour plus hardies et plus heureuses. Les recherches ardemment poursuivies pour donner à l’acier la résistance requise par les explosibles modernes, la course échevelée entre les projectiles des canons et les cuirasses des navires, n’ont pas été inutiles aux ingénieurs qui élevèrent les fermes métalliques si justement remarquées à notre exposition de 1889, ou qui lancèrent des ponts comme celui de New York à Brooklyn par-dessus la rivière de l’Est. Les industries pacifiques profitent donc en quelque mesure des travaux de l’industrie guerrière. C’est une nouvelle interprétation du fameux proverbe latin ; mais cette forme de progrès industriel par voie indirecte n’est pas précisément économique.

Moins pompeux que l’attirail militaire, l’outillage intellectuel avait aussi tous les honneurs de l’exposition germanique à Chicago. La librairie occupait entièrement le rez-de-chaussée dans le pavillon officiel de l’Allemagne ; elle y montrait la collection complète des œuvres originales ou traduites de l’étranger et notamment des ouvrages scientifiques parus dans ces dernières années. En parcourant du regard les vitrines abondamment garnies, en feuilletant les volumes épars sur les tables à la disposition du public, les visiteurs pouvaient se faire une idée sommaire du mouvement actuel des esprits, et constater le soin apporté à l’exécution typographique, ainsi qu’aux illustrations et aux dessins. Le canon et le livre, la légende voulait cette synthèse, dont on a toutefois un peu abusé.

L’exposition de Chicago était surtout un rendez-vous offert à l’Europe pour lui permettre d’admirer l’Amérique et d’étudier dans son cadre naturel « la plus grande nation du monde ». Si les Américains disent ainsi tout haut ce qu’ils pensent d’eux-mêmes, ils savent, sur bien des points, prouver ce qu’ils disent. Ne les a-t-on pas vus récemment encore, pour la production du fer, enlever à l’Angleterre le premier rang ? Leurs efforts ne se bornent pas à développer chez eux l’agriculture et l’industrie dans des proportions inquiétantes pour nous. Au milieu de cette société en effervescence, dont l’énergie, fiévreuse et patiente à la fois, paraît s’appliquer uniquement aux affaires, la science tient aussi une large place. Seulement, tandis qu’en France l’activité scientifique se concentre dans la capitale comme en son foyer, la science aux États-Unis est presque autant décentralisée que le reste. Pour en connaître sur place les manifestations diverses, il faudrait les suivre d’un bout du territoire à l’autre. Sous ce rapport, l’exposition féconde en enseignemens de tout genre était moins à Chicago même que dans le pays entier.


I

L’aspect général de la World’s Fair répondait bien à l’idée qu’éveille dans l’esprit la terre des grands fleuves, des grands lacs, des grands horizons et des grandes entreprises, où les maisons mêmes, à dix, à quinze, voire à vingt étages, proclament d’une façon quelque peu naïve le Quo non ascendam de l’ambition nationale. Tout était vaste, colossal, énorme. Les différens palais de l’exposition, séparés les uns des autres par d’immenses espaces, auraient pu contenir aisément le double de ce qu’ils renfermaient chacun. Pour aller des Beaux-Arts au Dôme central, où siégeait l’Administration, il fallait une demi-heure de marche. Était-ce une manière ingénieuse de rappeler que l’art doit rester libre et se tenir soigneusement à l’écart de toute ingérence administrative ? Le visiteur fatigué trouvait que l’amour du grandiose se déployait à ses dépens et déplorait la dissémination des édifices sur une étendue excessive. Puisque nous sommes voués au symbolisme, permettons-nous d’y découvrir le symbole de ce qui fit jadis la liberté, l’initiative hardie et la prospérité des Américains, lorsqu’ils vivaient au large et les coudées franches dans la prairie sans limites. Aujourd’hui encore, cet avantage subsiste en partie ; les États-Unis nourriraient facilement des habitans dix fois plus nombreux que la population actuelle.

Mais pourquoi, dans la plupart des palais, cet abus des colonnades et ces réminiscences du genre Louis XIV ? « Paris en Amérique » fut naguère une satire ; Versailles à Chicago ressemblait presque à une apothéose. Peut-être avions-nous le droit d’en être flattés. On eût souhaité toutefois quelque chose de moins classique et de plus neuf. Les Américains sont depuis longtemps passés maîtres dans la construction des buildings gigantesques. Désespéreraient-ils d’en tirer les motifs puissans d’un art nouveau et personnel ? Les premiers essais ne manquent pourtant pas de caractère, ou tout au moins d’originalité.

À San Francisco, par exemple, où les maisons sont habituellement peu élevées, à cause des tremblemens de terre assez fréquens, se dresse un haut et vaste hôtel, ayant six étages, avec cave et grenier, sans aucune fondation en maçonnerie. L’ossature consiste en une immense cage rectangulaire, dont les côtés sont formés par des poutres de fer, placées à peu de distance les unes des autres, et solidement unies entre elles, de manière à constituer la robuste carcasse d’une sorte de navire terrestre, destiné en effet à osciller sans danger sur le sol où il repose, comme les véritables navires oscillent eux-mêmes sur la mer. Un de mes compagnons de route, partant du principe que le style des édifices doit en désigner l’usage, remarquait que cette lourde bâtisse figurait très bien une énorme malle déposée à terre, excellent emblème architectural pour une maison recevant des voyageurs.

Même dans les cas les plus ordinaires, la fantaisie des architectes du nouveau monde se plaît parfois à employer des procédés qui déconcertent notre routine européenne. Qu’un propriétaire de chez nous veuille exhausser sa maison, il se contente simplement de superposer un étage supplémentaire à ceux qui existent déjà. Le propriétaire américain attaque la difficulté par la base ; il fait scier sa maison au ras du sol, l’élève tout entière à la hauteur voulue, au moyen de madriers et de crics, puis bâtit dessous le rez-de-chaussée. Le Columbus Club, qui subissait cette opération pendant mon séjour à Chicago, était un monument construit primitivement avec quatre étages, en pierres et en briques.

Une exposition dans la patrie d’Edison devait être le triomphe de la lumière électrique. Dès le soir venu, cent vingt mille lampes à incandescence de seize bougies s’allumaient de tous côtés, et cinq mille arcs répandaient leur clarté lunaire sur les palais de « la ville blanche », qui méritait alors plus que jamais son surnom. Cette illumination exigeait une force motrice de vingt mille chevaux. C’est avec passion, presque avec enthousiasme que sont adoptées aux États-Unis les applications de l’électricité, dont la magie satisfait le goût de la nation pour le merveilleux. La moindre bourgade possède son réseau téléphonique, ses ascenseurs, ses ventilateurs, ses moteurs, ses presses électriques, car elle a toujours son journal ou plutôt ses journaux. Avant tout, elle tient à honneur d’être éclairée électriquement. Ce système d’éclairage est employé même dans les régions où le pétrole ne coûte presque rien, où le gaz naturel est si abondant qu’on néglige de l’éteindre le matin pour n’avoir pas la peine de l’allumer le soir.

Enfans gâtés de la nature, les Américains agissent avec elle en vrais prodigues ; le gaspillage des richesses du sol est infini et universel. J’ai vu, à Chicago, brûler sur la voie les vieilles traverses du chemin de fer : on s’épargnait ainsi l’ennui de les enlever. Et quelle consommation prodigieuse de bois partout, dans les maisons, dans les trottoirs des rues, dans les poteaux télégraphiques énormes, avec leurs solives horizontales supportant jusqu’à deux cents fils ! « Le reboisement de nos cités », me disait un indigène. En revanche, le déboisement des campagnes a été poussé si loin que dans le pays des antiques forêts vierges on montre aujourd’hui aux étrangers, à titre de pièces curieuses, quelques spécimens d’arbres séculaires, respectés jusqu’ici par la cognée.

L’électricité remplissait à l’exposition un très large espace, correspondant bien à la place importante qu’elle occupe dans la vie quotidienne aux États-Unis. Non seulement la reine de notre époque avait son palais spécial ; elle faisait encore brillante figure au palais des machines, et on la retrouvait aussi dans plusieurs pavillons isolés. Peut-être l’effet produit aurait-il été plus frappant, si tout le terrain consacré aux appareils électriques n’eût formé qu’un seul et vaste ensemble. Cette dispersion des mêmes objets, qui ne facilitait pas précisément les comparaisons et les recherches, était le défaut général de la World’s Fair.

C’est par les grandes dimensions et la puissance que se manifestait le progrès dans les machines dynamo-électriques ; il y en avait de mille et même de deux mille chevaux. Celles que l’on destine à transmettre l’énergie empruntée aux chutes du Niagara ne doivent-elles pas développer cinq mille chevaux chacune ? Nous voilà loin de la première petite machine, présentée par M. Gramme à l’Académie des sciences de Paris en 1871. Cinq ans plus tard, les machines Gramme faisaient leur apparition à Philadelphie, et le gouvernement américain s’empressait d’acquérir tous les modèles exposés. Dès lors l’industrie des dynamos commença aux États-Unis où elle a pris depuis cette époque un si bel essor.

Dans les machines à courant continu, dont le rendement ne peut plus guère être augmenté, un type unique tend à s’établir en Amérique et en Europe. L’intensité du courant engendré peut aller jusqu’à plusieurs milliers d’ampères, mais la tension ne dépasse guère cinq cents volts, l’expérience ayant montré que l’isolement devient très difficile à maintenir pour des courans continus d’un voltage supérieur. Avec les courans alternatifs, au contraire, plusieurs milliers de volts ne sont pas un obstacle à l’isolement ; et comme la puissance électrique, ou le nombre de watts disponibles, a pour mesure le produit du nombre des ampères par le nombre des volts, il en résulte que les courans alternatifs conviennent admirablement au transport de l’énergie ; car, le voltage pouvant être décuplé, on aura la faculté de réduire au dixième le nombre des ampères et par conséquent au centième le poids du fil de transmission, tout en transmettant le même nombre de volts.

Les courans alternatifs s’emploient avec succès à l’éclairage ; mais, pour faire marcher des moteurs, on ne sait pas encore les utiliser d’une façon satisfaisante. Aussi l’attention des électriciens était-elle vivement sollicitée par un groupement particulier de courans alternatifs qui donnent des champs tournans et se prêtent fort bien en conséquence à l’actionnement des moteurs. Ce mode de groupement peut d’ailleurs être appliqué à un nombre quelconque de courans (courans biphasés, triphasés, etc.). M. Tesla avait fait construire par la compagnie Westinghouse douze énormes machines, de mille chevaux chacune, engendrant des courans biphasés, dont on verra bientôt l’application sur une vaste échelle aux chutes du Niagara. Les machines de l’exposition produisaient directement, à deux mille volts, les courans qui servaient à l’éclairage général (chaque machine pouvait alimenter quinze mille lampes de seize bougies) et à la mise en marche de divers appareils dans le palais de l’électricité. On conservera le même voltage au Niagara, mais la puissance sera cinq fois plus grande.

En fait de traction électrique, les Américains n’ont pas adopté l’usage des accumulateurs ; à peine y recourent-ils par exception. Leur méthode habituelle peut se résumer ainsi. Un moteur, de vingt à soixante chevaux, porté par la voiture, reçoit le courant issu d’une station centrale et transmis par un fil aérien, ordinairement à cinq cents volts ; la communication s’établit au moyen d’une sorte de perche flexible, dressée sur la voiture même, et venant appuyer par son extrémité supérieure contre le fil de transmission pour y emprunter le courant. Les tramways électriques ont pris aux États-Unis une importance considérable : quinze mille voitures y circulent sur près de dix mille kilomètres ; la vitesse, qui atteint trente-cinq kilomètres à l’heure, en rase campagne, est de vingt kilomètres dans les villes, arrêts compris.

Deux systèmes de locomotion par l’électricité fonctionnaient à l’exposition de Chicago : le chemin de fer intramural et le trottoir mobile. Le train de l’intramural comprenait quatre ou cinq voitures, dont l’une était munie d’un moteur de cent vingt-cinq chevaux. Pendant la journée consacrée spécialement aux chemins de fer, railroad day, on attela jusqu’à huit voitures qui emmenèrent chaque fois plus de huit cents voyageurs, et transportèrent ainsi, du matin au soir, plus de soixante mille personnes. Le même jour, une locomotive électrique lutta, sans trop de désavantage, contre une locomotive à vapeur de la ligne Baltimore-Ohio, quoique ne pesant guère que le quart de sa puissante rivale.

Quant au trottoir mobile, dont l’idée, on le sait, fut mise en avant par M. Henard à propos de notre dernière exposition universelle, il se développait suivant une ligne sans fin, d’environ treize cents mètres, et se composait essentiellement de deux plates-formes superposées. La plus large, avançant de cinq kilomètres à peu près par heure, servait d’accès à la plus étroite qui, reposant sur les roues de la première, marchait à dix kilomètres ; le passage du sol à la première plate-forme et de celle-ci à la deuxième était plus facile que la montée dans un tramway de faible vitesse. Comme pour l’intramural, la prise du courant se faisait sur un seul rail médian isolé. On pouvait, avec une dépense de cent chevaux, transporter trente mille personnes à l’heure. Du reste, ce trottoir mobile, placé sur une espèce de promontoire solitaire et ne présentant aucune application pratique, constituait simplement un hors-d’œuvre curieux de la World’s Fair. Comment les Américains n’ont-ils pas encore réalisé la mobilisation des trottoirs dans leurs cités populeuses, où les rues, à certains momens de la journée, sont envahies par un véritable flot humain ? Les rues qui marchent, quel système conviendrait mieux à des gens toujours pressés, toujours absorbés par le souci des affaires, allant droit devant eux sans regarder personne ni tourner la tête, le cant l’interdit, fût-ce pour réjouir leurs yeux par la vue d’un joli visage ?

La télégraphie électrique, qui doit déjà tant aux travaux de Morse, était représentée, dans la section américaine, par une intéressante invention du professeur Elisha Gray, le télautographe, chargé, comme son nom l’indique, de transmettre l’écriture. Deux styles installés, le premier à la station de départ, le second à la station d’arrivée, sont commandés chacun par deux fils, dont les longueurs respectives définissent la position du style en coordonnées bipolaires ; chaque fil s’attache d’une part au style et s’enroule d’autre part sur une poulie qui, dans l’appareil récepteur, exécute un mouvement identique à celui de la poulie correspondante dans l’appareil transmetteur. Inutile d’ajouter que cette identité est obtenue au moyen de courans électriques qui circulent entre les deux stations à travers quatre fils distincts. Si donc on trace des lettres, des dessins quelconques avec l’un des styles, l’autre, répétant les mouvemens du premier, tracera les mêmes lettres, les mêmes dessins. Tel qu’il est disposé, cet ingénieux instrument se prêterait fort bien aux communications urbaines ; certains changemens seraient sans doute nécessaires pour les transmissions à longue distance.

Tous les jours le nombre augmente des besognes très diverses que les Américains demandent à l’électricité d’accomplir. Non seulement elle règle la ventilation des appartemens et la marche des ascenseurs, dont la vitesse atteint jusqu’à trois mètres par seconde, au lieu de trente ou quarante centimètres, comme chez nous ; on l’utilise également, au moyen d’un courant intense produit par transformateur, à souder les rais d’une roue, la pointe d’un obus, les rails d’un chemin de fer, et dans ce dernier cas un wagon porte la machine à souder le long de la voie. Cette soudure des rails offre l’avantage de supprimer les secousses qui se renouvellent à chaque passage d’un rail au suivant ; les expériences faites jusqu’ici semblent prouver qu’une ligne continue peut supporter sans inconvéniens les modifications amenées par les variations de la température atmosphérique. C’est encore l’électricité dont les multiples services remédient, pour une bonne part, à la cherté de la main-d’œuvre et à la rareté des domestiques, en permettant de substituer la machine-outil à l’homme dans les travaux de la petite industrie, et même dans les soins du ménage. Elle taille les habits, fait la cuisine, et au besoin cire les bottes. On l’emploie aussi à lancer par projection sur les nuages ces mirifiques réclames, dont les Américains ont le secret. À quoi ne l’emploie-t-on pas ? Franklin « ravissait la foudre au ciel », pour en préserver les humains à l’aide du paratonnerre. Ses descendans font de l’électricité un tonnerre légal, assez maladroit d’ailleurs, foudroyant les criminels sur mandat de justice.

Le congrès de Chicago, voulant reconnaître l’importante contribution apportée par les États-Unis au progrès de l’électricité, a choisi le nom d’un vétéran de la science américaine pour désigner le coefficient d’induction. Joseph Henry a eu de dignes successeurs : citons entre autres M. Hall, récemment nommé professeur de physique à l’université Harvard pour avoir découvert un phénomène électro-magnétique qui présente sous un jour nouveau les rapports de l’électricité avec la matière.


II

Ce qui est vrai de l’électricité aux États-Unis, s’applique également à la mécanique : les mêmes conditions générales d’existence, les mêmes besoins, les mêmes penchans naturels favorisent les mêmes progrès. Quiconque se promène le matin dans les quartiers populeux d’une cité industrielle, ne peut manquer d’être frappé d’un trait de mœurs caractéristique. Chaque ouvrier qui passe parcourt attentivement un volumineux journal. On s’aperçoit vite qu’il n’y cherche pas la suite impatiemment attendue d’un feuilleton populaire, le récit pathétique de quelque crime émouvant, ou le compte rendu d’une séance tumultueuse à la Chambre. Son journal, qui lui a coûté au moins dix cents (dix sous), est un recueil scientifique fort bien fait, dans lequel les inventions récentes sont expliquées avec description complète des appareils, croquis, figures et nombreux détails techniques. Le lecteur espère y trouver l’indication précieuse lui permettant de donner un corps à la découverte rêvée qui l’enrichira. Tout Américain est un inventeur en puissance, épiant l’occasion de le devenir en réalité.

L’exposition de Chicago présentait un tableau grandiose de l’industrie mécanique aux États-Unis. Passons rapidement devant la fameuse roue Ferris, curiosité métallurgique dont chacun interprétait la signification à sa guise. Était-ce la roue de la fortune après laquelle tout le monde court, on Amérique et ailleurs ? Nos agriculteurs et nos meuniers soucieux craignaient d’y reconnaître la roue d’un gigantesque moulin, portant un défi à la vieille Europe, où les cultivateurs du Far West, non contens d’envoyer leurs blés en grains, expédient maintenant leurs farines de bonne marque. Le palais des machines ressemblait assez, par les vastes dimensions, à notre galerie du Champ-de-Mars, sans en offrir l’élégante hardiesse. Au premier rang, trônait naturellement la machine à vapeur. Est-il besoin de rappeler quelle part les Américains ont prise à son développement et à ses progrès successifs, depuis Evans, Fulton et les Stevens, jusqu’à Corliss et aux ingénieurs actuels ?

Tout d’abord l’ensemble de la chaufferie attirait vivement l’attention. La vapeur consommée dans le palais des machines était produite en totalité par une batterie de quarante chaudières tubulaires, à circulation très active, et chauffées au pétrole, qu’une canalisation spéciale apportait de l’Indiana à la World’s Fair. Un jet de vapeur d’eau, lançant dans chaque foyer le pétrole et l’y pulvérisant pour ainsi dire, réglait si bien la combustion que deux hommes suffisaient à conduire tous les foyers de la batterie. Un troisième, commodément installé dans sa guérite, surveillait sans fatigue les cheminées placées au-dessous de lui, et si l’une ou l’autre venait à fumer, il en avertissait télégraphiquement les conducteurs qui rétablissaient aussitôt la marche régulière. À voir ces braves gens fort propres et de blanc vêtus, en manière de vestales, on ne reconnaissait guère le chauffeur classique. Pendant la durée entière de l’exposition, le chauffage au pétrole a pleinement réussi ; ses mérites semblent donc surabondamment prouvés. C’est surtout dans les machines mobiles, comme Henri Sainte-Claire Deville l’avait montré, il y a trente ans, par ses expériences au chemin de fer de l’Est, qu’apparaît l’avantage de ce combustible, puisque, pour la même puissance calorifique, il occupe un volume trois fois moindre que la houille.

Parmi les machines à vapeur, on ne rencontrait guère de nouveauté importante. Exceptons pourtant la turbine de M. de Laval, exposée par la section suédoise : la vapeur se détend complètement dans les tubes lanceurs, et la roue, poussée par le courant rapide d’un fluide homogène, effectue jusqu’à trente mille tours par minute. Comme d’ailleurs, laissant à la roue un jeu suffisant, on l’a montée sur un axe flexible, elle se centre d’elle-même et prend la stabilité spéciale aux grandes vitesses. L’appareil, de dimensions très restreintes, exécute un travail considérable et suffisamment économique. D’après les essais officiels faits à Stockholm sur une turbine de soixante-quatre chevaux, la consommation par heure et par cheval effectif ne s’élèverait qu’à neuf kilogrammes de vapeur.

C’est principalement l’ampleur des proportions qui distinguait les machines américaines. Entre autres, on en remarquait une à quadruple expansion, produisant à l’ordinaire deux mille chevaux, et capable d’en développer quatre mille. Son poids total dépassait trois mille tonnes. Le volant, qui avait neuf mètres de diamètre et pesait soixante-dix tonnes à lui seul, effectuait soixante tours en une minute. Cette machine colossale appartenait à la compagnie Allis, de Milwaukee, la cité la plus importante du Wisconsin, sur les bords du lac Michigan. Au moyen de deux énormes courroies, elle commandait deux grandes dynamos Westinghouse, pouvant alimenter trente mille lampes de seize bougies. Comme contraste avec ces courroies d’une largeur inusitée, on trouve fréquemment, à l’intérieur des usines, le système de transmission par cordes, évidemment imité des funiculaires, et paraissant surtout avoir pour objet d’éviter l’encombrement.

Dans un pays aussi riche que l’Amérique en fleuves et en rivières, l’usage des machines hydrauliques est naturellement très répandu. Les turbines servent à utiliser les chutes d’eau les plus modestes ou les plus puissantes, et jusqu’à celle du Niagara. On emploie beaucoup, et pour les travaux des mines particulièrement, la roue Pelton, sorte de roue Poncelet, dont l’auget, divisé en deux par une cloison perpendiculaire à l’axe, présente certains avantages ; l’appareil est robuste, peu coûteux et d’un bon rendement.

Les organisateurs de la World’s Fair avaient tenu à honneur de rassembler, dans une collection complète, toutes les pièces de l’outillage rural, qui sont, pour ainsi dire, les armes parlantes des États-Unis. Sur un vaste espace s’alignait le gros matériel, destiné notamment aux immenses domaines du centre et de l’ouest, où la culture extensive a rendu nécessaire l’exploitation industrielle du sol. Le progrès dans ce sens ne s’arrête pas, et dès maintenant les machines agricoles de fabrication américaine sont arrivées à un degré de perfection et de bon marché qui leur assure de larges débouchés même en Europe. Par une économie bien entendue, les parties des instrumens qui n’ont pas besoin d’être ajustées sont laissées brutes de fonte. Image assez exacte de la civilisation au nouveau monde, polie et raffinée sur plusieurs points, mais manquant de fini sur d’autres.

Un coin spécial était réservé aux moulins à vent, dont les services paraissent fort appréciés, surtout par ce qui reste encore de petits cultivateurs aux États-Unis. L’œil s’égayait à voir tourner sans cesse ces innombrables roues de toutes tailles, à peu près semblables, pour la forme, aux ventilateurs minuscules que l’on remarque chez nous à la devanture de quelques magasins.

N’oublions pas non plus les pompes diverses, très ingénieusement construites, pompes à eau et pompes à air. Cette dernière catégorie comprenait les brosses pneumatiques, espèces de pulvérisateurs qui peuvent rapidement couvrir de peinture des surfaces très étendues. On s’en était précisément servi pour peindre en quelques jours les immenses bâtimens de l’exposition. Le public indigène s’intéressait tout spécialement aux pompes à incendie rotatives chauffées au pétrole et d’un puissant débit. Le feu est le cauchemar des Américains ; rien d’étonnant à cela dans un pays où beaucoup de villes sont bâties en bois. Et pourtant, une telle sève de jeunesse déborde partout, que le feu même, par ses ravages, semble moins faire des ruines qu’enlever d’un coup toutes les gourmes et préparer la place pour une transformation soudaine et complète. C’est ce qui advint notamment à Chicago, dont la renaissance heureuse et le développement rapide paraissent dater du jour, peu éloigné encore, où des quartiers entiers furent détruits par les flammes. L’incendie activait la marche du progrès.

Un vieil habitant de la ville, si florissante aujourd’hui, me racontait qu’il avait vu, soixante ans auparavant, à cette même place, un pauvre hameau à peine peuplé, que protégeait un petit fortin. Le tout-Chicago féminin se composait alors de onze femmes, employées comme servantes chez les fournisseurs de la garnison. Elles étaient l’ornement des bals donnés par les officiers du fort, quoique des occupations beaucoup plus modestes les retinssent toute la journée près de leurs fourneaux, qui n’étaient pas chauffés à l’électricité. En écoutant ce récit, j’admirais le panorama de la vaste cité qui se déroulait sous nos yeux, ses grands parcs, ses belles avenues aux maisons largement espacées, ses rues immenses sillonnées de tramways, ses buildings imposans, ses pompeux édifices, son Auditorium, ses élévateurs gigantesques, son port plus actif que celui de Londres, ses chemins de fer plus nombreux qu’en aucune capitale du monde. Çà et là aussi s’étendaient de longues voies sans monumens quelconques, mais déjà pourvues des bornes d’eau et des poteaux portant les fils électriques pour l’éclairage, le téléphone et le car. Go ahead ! en avant, toujours ; les maisons suivront.

Actuellement, cette initiative infatigable travaille à transformer l’industrie par la substitution générale de l’effort mécanique à l’effort humain. Entre autres curieux essais, notons une machine à composer, déjà en usage aux États-Unis, quoique imparfaite encore, mais appelée certainement tôt ou tard à supprimer l’ouvrier dans la typographie comme ailleurs. Les magasins n’ont pas précisément supprimé les commis ; du moins les remplacent-ils, pour une part importante de leur besogne, en évitant les pertes de temps et les déplacemens inutiles. Un léger corbillon se charge de porter votre argent à la caisse et vous rapporte la monnaie. Parfois un autre corbillon semblable vous accompagne de comptoir en comptoir, reçoit vos menues acquisitions et vous les remet fidèlement à la fin de votre tournée. Le commerce y gagne, et les corbillons ne chôment guère. Car les élégantes acheteuses se trouvent plus libres que jamais de poursuivre, au gré de leur fantaisie, la paresseuse promenade à travers les étalages tentateurs, le shopping, qui paraît être leur passe-temps préféré.

Le triomphe de la mécanique américaine, c’est la construction des machines-outils, dont l’importance aux États-Unis s’accroît chaque jour. On sait leur donner toutes les formes et les plier à tous les usages. Les unes, véritables merveilles d’ingéniosité et de précision, servent à découper les menuiseries fines, à fabriquer de délicates moulures sur bois ou des engrenages métalliques, renommés pour leur perfection. D’autres au contraire sont des colosses de puissance et atteignent des dimensions exceptionnelles. Mentionnons certaines machines à fraiser, à raboter, à presser, et au premier rang la fameuse presse des forges de Bethléem, qui surpasse les plus célèbres marteaux-pilous. Elle est alimentée par trois machines à vapeur de cinq mille chevaux, et peut produire une pression de quatorze mille tonnes.

Aujourd’hui, en Amérique, les montres, les machines à coudre ou à écrire, les moteurs pour tramways, etc., etc., ne contiennent pas une seule pièce qui ne soit faite mécaniquement et qui ne puisse donc être immédiatement remplacée, en cas d’accident, par une pièce identique. Ne fabrique-t-on pas jusqu’aux scies à dents rapportées ? Ces procédés ont leurs avantages incontestables. Mais aussi les conditions nécessaires du système, les frais considérables d’installation, d’agencement et d’outillage exigent un débit assuré de plusieurs milliers du même article par jour, et ne se concilient guère qu’avec une fabrication par séries, excluant toute variété.

La tendance générale paraît être en effet l’uniformité du type : l’horlogerie, par exemple, n’admet que six modèles de montres, trois pour les femmes et trois pour les hommes. Il en est ainsi, plus ou moins, dans les différentes branches de l’industrie américaine. Les fabricans établissent un objet quelconque, le reproduisent à l’infini par les moyens mécaniques, le lancent sur le marché qu’ils inondent, puis recommencent pour un objet nouveau, toujours de façon semblable. Rien de plus difficile que d’obtenir des modifications, fussent-elles légères, au type adopté ne varietur.

Une pareille simplification de méthode industrielle et commerciale, fort commode évidemment, pourra-t-elle être maintenue sans risques, dès que les tarifs prohibitifs cesseront d’empêcher la concurrence extérieure ? Elle ne saurait convenir aux industries où l’art et la fantaisie dominent. Les peuples d’Europe qui avaient jusqu’ici la supériorité sur ce point feront bien de la conserver à tout prix : c’est par là principalement qu’ils seront capables de lutter contre leurs redoutables rivaux d’outre-mer.

Pour vaincre dans le domaine industriel, le génie inventif ne suffit pas. Il faut encore et le coup d’œil juste qui saisisse la portée d’une invention, et l’activité entreprenante qui ose aussitôt la mettre à profit. Ces qualités essentielles, l’Américain les possède au plus haut degré.

L’usage des billes d’acier, destinées à réduire le frottement dans des proportions très sensibles, est de date assez récente en mécanique. Nous ne l’appliquons guère qu’à la construction des vélocipèdes. L’adoption de cet ingénieux procédé se généralise aux États-Unis, si bien que la fabrication des billes métalliques est devenue elle-même une industrie déjà florissante. L’exposition de Chicago montrait plusieurs paliers à billes pour machines dynamo-électriques et un curieux dispositif d’ascenseur, dans lequel une série de billes d’acier circule indéfiniment entre la vis et l’écrou.

Faute d’innovation, on excelle en Amérique à tirer parti des inventions antérieures, auxquelles nous ne savons pas toujours demander les services qu’elles pourraient nous rendre. Qui ne connaît le phonographe d’Edison ? Mais il ne figure chez nous qu’à titre de curiosité scientifique ou d’amusette. Parfois, dans certains banquets à l’heure douloureuse des toasts, le petit appareil, solennellement apporté sur la table, répète d’une voix enrouée le compliment de circonstance qu’un illustre étranger adresse au président de la réunion. Nous en avons fait aussi des poupées savantes.

Aux États-Unis, le phonographe est devenu un auxiliaire quotidien, une façon de secrétaire complaisant et ponctuel. L’Américain rentre chez lui le soir, après une journée laborieuse. Sénateur, député, ingénieur, banquier, journaliste, commerçant, avocat, professeur, il doit composer un discours ou un article, préparer une leçon ou un mémoire, rédiger sa correspondance. L’écriture, quel supplice ! Qui ne l’a maudite mille fois parmi les esclaves de la plume ? Le papier refroidit l’inspiration ; on ajoute, on efface, on retouche. Peut-être la correction y gagne-t-elle : ainsi pensait le vieux Boileau. Mais c’était un bourgeois de lettres, qui écrivait à ses heures. Allez donc imposer pareil travail à l’homme moderne, emporté dans le tourbillon des business. Heureusement Edison a pourvu aux besoins de son temps et de son pays. Grâce à lui, l’Américain parle son discours, son rapport, sa leçon ; le phonographe docile enregistre et redit fidèlement le lendemain l’improvisation de la veille, qu’une miss matinale transcrit aisément au moyen de la machine à écrire. Voilà donc du même coup le monologue introduit dans la vie réelle et réhabilité au théâtre. Nul ne l’accusera plus d’être un artifice de l’art dramatique, contraire à la vérité. Désormais, l’Auguste de Corneille pourra débiter son long monologue sans choquer la vraisemblance, pourvu qu’il ait devant lui un phonographe.

Nous ne parlons pas ici de l’idée consistant à faire du phonographe un professeur de déclamation ou de chant. Sa voix ne nous semble pas encore assez nette pour lui permettre de jouer utilement ce rôle. On avait bien essayé quelque chose en ce genre à l’exposition de Chicago : le phonographe donnait une leçon de français à un Anglais ; j’avoue n’avoir reconnu qu’imparfaitement l’accent de ma langue natale.

Veut-on un autre exemple de savoir-faire pratique, emprunté aux choses les plus ordinaires de l’existence ? Il y a aux États-Unis des cars électriques et des tramways funiculaires à profusion. La traction mécanique n’est encore à Paris que l’exception rare ; la traction animale reste la règle. On dirait que nous sommes toujours au temps de Buffon, où le cheval était la plus noble conquête de l’homme sur la nature. Ensuite, en Amérique, les funiculaires marchent, les voitures circulent sans cesse et transportent rapidement les voyageurs. Pas d’attentes mortelles aux stations, ni de règlement tracassier ; pas de contrôleur réclamant au public ahuri ses correspondances ou ses numéros avec l’air aimable du gendarme demandant à un vagabond ses papiers. Monte qui peut, le nombre des places n’est limité que par l’espace et les lois de la physique. On se case à la diable, on s’empile assis, debout, accroché d’une manière quelconque. Du moins on est transporté et on arrive vite ; voilà le point essentiel, pour ce que transporter est le propre des véhicules.

Maintenant, l’avouerai-je tout bas, j’ai vu dans ces tramways qui portent l’Amérique et sa fortune, j’ai vu de mes yeux des femmes rester sur leurs jambes, tandis que d’honorables messieurs, sans avoir l’air de le remarquer, ne quittaient pas les banquettes. Et nous qui répétions bonnement, d’après les oracles, tant de belles phrases lapidaires sur le culte de la femme aux États-Unis ! Encore une légende qui s’en va. Mats non, chaque chose avait son jour à Chicago : c’était le jour du sans-gêne.

L’exposition des moyens de transports, de la « transportation », comme on dit là-bas, constituait d’ailleurs un des grands succès de la World’s Fair. On y trouvait réunis les divers modèles des locomotives successivement employées, depuis la première qui roula sur le continent américain et qui, malgré son âge avancé, était venue bravement toute seule de New York à Chicago. Parmi ces vétérans des voies ferrées, certains types curieux attiraient l’attention des visiteurs, particulièrement la locomotive à deux cheminées, avec le mécanicien au milieu, faisant marcher dans un sens ou dans l’autre son cheval de fer à double poitrail. La série se terminait par les énormes machines actuelles, haut perchées sur roues, spécialement construites pour entraîner à toute vitesse les immenses wagons qui sont fabriqués à Chicago même, où les ateliers de M. Pullman forment une petite ville dans la grande cité.

Les différens modes de navigation maritime, fluviale ou lacustre, complétaient naturellement cette histoire des transports, et, là aussi, les vieux débris du passé occupaient une place d’honneur. On n’avait pas oublié l’antique bateau normand, dont les courses hardies touchèrent aux rives américaines longtemps avant Christophe Colomb. Quant aux glorieuses caravelles, amenées tout exprès d’Espagne, elles semblaient être venues sur les bords du lac Michigan, en plein continent américain, pour y découvrir une nouvelle Amérique, sillonnée de chemins de fer, étincelante de lumière électrique, poussant jusqu’aux dernières limites les raffinemens du confortable, et « transformant » à la mécanique deux millions de porcs par année dans les seuls établissemens de M. Armour à Chicago.

En fait de transportation, signalons au passage une branche de cette industrie totalement négligée par notre Europe routinière, le déménagement des maisons. Comme le sage, l’Américain aime à emporter tout avec lui, voire même sa demeure. Sans doute l’opération est plus compliquée que de rouler le tonneau de Diogène ; mais au moins a-t-on l’avantage de ménager ses meubles et ses bibelots. Il n’est pas rare aux États-Unis de rencontrer des maisons qui se promènent, portées sur d’énormes trucs. L’une d’elles, haute de trois étages et construite en briques, resta plusieurs jours, l’hiver dernier, près de l’église des Canadiens à Chicago, échouée dans les neiges au beau milieu de la rue. Personne ne s’en plaignait ; je n’ai pas entendu dire qu’elle ait été conduite au poste de police pour cause de vagabondage. Légalement, ces maisons ambulantes doivent-elles être classées dans la catégorie des immeubles ? Ne pourrait-il pas s’élever à ce sujet, en matière de testamens ou d’impôts, certaines difficultés de casuistique judiciaire ? Je soumets humblement la question aux légistes du nouveau monde, dont l’habileté est proverbiale.


III

Les explorations hardies des Américains dans le domaine de l’électricité, les efforts heureux qu’ils consacrent aux perfectionnemens de l’industrie mécanique, ne les empêchent nullement de rester fidèles à leur goût traditionnel pour l’astronomie. De toutes les sciences, c’est la plus abstruse peut-être et la plus populaire à la fois, celle dont la théorie exige les plus profonds calculs, et dont les phénomènes frappent le plus vivement l’imagination des peuples jeunes, attirés par le mystère de l’infini céleste. Aussi les observatoires publics et privés sont-ils très nombreux et très florissans aux États-Unis. Plusieurs ont déjà un nom dans les annales astronomiques. L’observatoire de Washington se distingua dès l’origine. Son premier directeur, Mathieu Maury, descendant d’une famille française émigrée à la révocation de l’édit de Nantes, ancien officier de marine, conçut l’idée, voilà un demi-siècle à peine, de dresser des cartes indiquant les vents et les courans. Il releva avec soin les observations consignées sur les livres de bord pour la traversée de New-York à Rio de Janeiro, et réussit à tracer une nouvelle route maritime beaucoup plus avantageuse que les précédentes. Le bateau américain qui osa l’inaugurer, le Wright, effectua le voyage aller et retour dans le même temps qu’employaient les navires pour aller seulement au Brésil par l’ancienne voie. A la faveur du succès, les recherches s’étendirent, et la plupart des longues traversées furent abrégées de moitié environ. Celle de New-York à San Francisco, par le cap Horn, se trouva ramenée de cent quatre-vingt-deux jours à cent jours ; celle de Londres à Sidney, aller et retour, ne demanda plus que cent vingt-cinq jours au lieu de deux cent cinquante. Ces travaux, qui rendirent, dès lors, les plus signalés services aux marins de tous les pays, permettent encore aujourd’hui aux voiliers de lutter avec les steamers pour les transports à très grande distance. On mange tout l’hiver, à Londres, des pommes d’Australie, apportées sur des navires à voiles qui suivent les routes montrées jadis par Maury.

La science pure n’était pas moins cultivée à l’observatoire de Washington, dont les premiers astronomes, Coffin, Hubbard et Walker, pratiquaient magistralement les méthodes les plus précises des savans européens. Durant ces vingt dernières années, les professeurs Newcomb, Harkness, Hall, se faisaient, connaître par d’admirables travaux. Il ne saurait être question ici de passer en revue leurs études théoriques. Rappelons seulement que le professeur Hall découvrit les satellites de Mars, ce qui lui permit de déterminer à nouveau la masse de la planète.

Cette découverte, opérée à l’aide d’un réfracteur ou, comme nous disons plus volontiers en France, d’une lunette astronomique construite par Clark, de Cambridge (près Boston), et présentant une ouverture de vingt-six pouces, c’est-à-dire soixante-dix centimètres, démontrait victorieusement l’utilité des grands instrumens d’optique en astronomie. Alors commença la lutte entre les objectifs, de même qu’elle se poursuit sur un terrain moins pacifique entre les modèles de canons. En 1880, M. Bischoffsheim offrait à l’observatoire de Nice une lunette dont le diamètre est de trente pouces, ou quatre-vingt-un centimètres. Huit ans plus tard, l’observatoire Lick, en Californie, recevait un réfracteur de trente-six pouces (quatre-vingt-dix-sept centimètres), établi par les Clark de Cambridge, avec des verres fournis par les Feil de Paris, et récemment, à l’exposition de Chicago, on en voyait un plus puissant encore, qui a quarante pouces, ou cent huit centimètres d’ouverture.

Dans son ensemble, l’appareil atteint le poids respectable de soixante-quinze tonnes. La colonne d’appui, en fonte de fer, pèse cinquante tonnes et s’élève à treize mètres. Tous les organes métalliques essentiels sont en acier. L’axe polaire et l’axe de déclinaison, dont les longueurs mesurent quatre mètres et trois mètres et demi, ont des diamètres respectifs de trente-huit et trente centimètres. Le tube, long de dix-neuf mètres et demi, s’effile vers les deux extrémités ; son diamètre intérieur égale cent trente centimètres dans le milieu. L’horloge motrice, logée en haut de la colonne, est mise en marche automatiquement par un moteur électrique et réglée par un double pendule conique. Elle entraîne la roue motrice principale (deux mètres quarante de diamètre) qui, une fois reliée à l’axe polaire, le fait tourner avec le tube et les divers accessoires, soit un poids total de vingt tonnes, pendant le temps sidéral exact. Les mouvemens quelconques, rapides ou lents, les déplacemens en déclinaison et en ascension droite, sont effectués à la main, ou par des moteurs électriques que contrôle un système d’aiguilles, aisément visibles pour l’observateur. De son côté, l’aide-astronome peut surveiller les moindres détails des opérations depuis le balcon supérieur, auquel on accède, ainsi qu’à l’horloge, par un escalier en spirale. Cette lunette, aujourd’hui sans rivale pour la grandeur, est un don de M. Yerkes à l’université de Chicago. Les Américains conservent jusqu’ici l’avantage des instrumens, qu’ils ont appris à fabriquer eux-mêmes dans les meilleures conditions.

Il est vrai que la science aux États-Unis possède certaine supériorité incontestable, qui facilite singulièrement les autres : elle est riche d’argent, et dispose de ressources presque inépuisables, alimentées par la munificence des particuliers. L’observatoire Lick, ainsi appelé du nom de son fondateur, doit l’existence à l’une de ces libéralités privées, libéralités vraiment princières, dont la démocratie américaine a contracté depuis longtemps l’heureuse habitude. Ce Mécène de l’astronomie était un ancien marchand de pianos, que la spéculation sur les terrains avait enrichi. Il affecta par testament la somme de sept cent mille dollars (trois millions et demi de francs) à la construction d’un observatoire, sous condition d’y placer « le plus grand télescope du monde. » Rêvait-il, lui aussi, de faire voir à ses compatriotes la lune à un mètre ? Peut-être bien. Son projet primitif, tendrement caressé, consistait à installer « le plus grand télescope du monde » en plein cœur de San Francisco. Il fallut beaucoup de diplomatie aux astronomes américains pour lui persuader que l’isolement, les vastes horizons et l’air pur du mont Hamilton, situé à quelque distance de la ville, convenaient mieux aux observations astronomiques que l’agitation d’une cité populeuse, où l’atmosphère est toujours épaissie par les poussières et les fumées. On peut sourire des formes ingénues que l’amour de la science revêt parfois chez ses adeptes improvisés. Ce brave Californien aimait la science à sa manière, mais ses largesses la dotaient magnifiquement. Vaut-il mieux l’ériger en divinité, et, la traitant comme telle, lui demander tout, sans lui donner rien ?

Le mont Hamilton réunit les avantages qui firent adopter en France l’emplacement du mont Gros pour y construire l’observatoire fondé par M. Bischoffsheim. De même que le mont Gros, situé sur « la côte d’azur », domine la Méditerranée, de même le mont Hamilton regarde le Pacifique par-dessus les champs de citronniers et les vergers de San José. Les bâtimens de l’observatoire Lick ont fort belle apparence, sans présenter la grandeur imposante qui distingue l’observatoire de Nice, élevé par M. Garnier. Quant aux aménagemens intérieurs, ils sont parfaits de tous points. Parmi les perfectionnemens les plus ingénieux, introduits également dans l’observatoire de Washington, qui a été transféré depuis peu au nord-ouest de la capitale sur une hauteur, signalons le plancher mobile verticalement sous la grande lunette, ce qui permet à l’astronome d’en suivre avec facilité les déplacemens. L’heureuse installation des appareils assure en même temps la précision des mesures et la commodité des observations. Cette seconde condition, plus intimement liée à la première qu’on ne serait tenté de le croire, a peut-être été trop souvent négligée chez nous.

Tant de généreux sacrifices et d’efforts intelligens ne sont pas demeurés stériles. C’est à l’aide de la fameuse lunette, qui était en effet la plus puissante du monde, il n’y a pas encore dix ans, à l’époque où elle lut installée sur le mont Hamilton, que M. Barnard réussit à découvrir un cinquième satellite de Jupiter. Le savant astronome voulut bien nous le montrer, ainsi que d’autres merveilles célestes, dont la visibilité, favorisée par une nuit splendide, attestait l’excellence de l’instrument ; son pouvoir optique répond à ses dimensions. Les spectres si curieux que M. Campbell eut l’obligeance de nous faire voir, les remarquables photographies du soleil prises par M. Schœberle, l’émule californien de M. Janssen, témoignent de l’activité des recherches poursuivies avec succès dans toutes les branches de l’astronomie. Actuellement, l’observatoire Lick est un foyer scientifique de premier ordre, que M. Holden, l’éminent directeur, entretient avec un soin jaloux. Ses travaux antérieurs à l’observatoire de Washington et sa haute valeur personnelle le désignaient pour ce poste difficile, où les talens professionnels ne suffisent pas. L’isolement presque complet, auquel se condamne celui qui l’occupe, exige le concours de qualités rares : un esprit largement ouvert, une culture intellectuelle variée, et une parfaite philosophie. En pareil cas, ce n’est assurément pas un mince mérite d’être l’homme de la situation, the right man in the right place.

Quoique l’observatoire Lick, rattaché à l’université de Californie, reçoive des élèves astronomes et soit ouvert au public durant plusieurs heures chaque jour, conformément à la volonté expresse de son fondateur, les observatoires affluent dans la contrée. Berkeley, siège de l’université même, en possède un destiné aux étudians, sous la direction du professeur Soule. A San Francisco, le pionnier de la science astronomique en Californie, le savant professeur Davidson, directeur du service hydrographique et géodésique pour toute la région du Pacifique, a installé l’observatoire bien connu qui porte son nom. De l’autre côté de la baie, en face de San Francisco, à Oakland, sur le chemin de Berkeley, se trouvent encore plusieurs établissemens scientifiques de même espèce : l’observatoire Chabot, consacré à l’instruction de tous et spécialement des jeunes écoliers ; l’observatoire particulier de M. Burckhalter, qui en a construit de ses propres mains la maçonnerie, la charpente, et jusqu’au mouvement équatorial, pendant les loisirs d’une vie active, adonnée aux affaires ; un deuxième observatoire privé, dont la construction partielle est également l’œuvre de son propriétaire, M. Blinn. J’en passe, et il n’est question ici que d’un seul État.

Dans les autres parties de l’Union, combien d’observatoires célèbres à divers titres mériteraient d’être cités ? Et celui de Harvard, où le professeur Pickering, poursuivant les recherches de Draper, a si heureusement développé les différentes branches de la physique céleste : spectroscopie, photométrie et photographie, sans oublier les études météréologiques, pour lesquelles les astronomes de Harvard viennent d’installer une station au Pérou, à cinq mille neuf cents mètres d’altitude. Et l’observatoire de New-York, où le docteur Rutherfurd a exécuté ses admirables épreuves photographiques de la lune. Et l’observatoire Yerkes, à Chicago, dont le jeune directeur, M. Georges Haie, déjà renommé par ses travaux, disposera du puissant télescope qui figurait à l’exposition et saura le faire servir au progrès de la science. Et les observatoires d’Albany, d’Allegheny, d’Ann-Arbor, de Madison, de New-Haven, de Denver, de vingt autres villes, dispersées sur la surface entière du territoire. L’Amérique apparaît vraiment comme la terre d’élection pour l’astronomie ; le drapeau semé d’étoiles est un emblème significatif.

Les investigations américaines ont exploré surtout le domaine de l’astro-physique, où Pouillet avait laissé une indication précieuse par ses mesures de la chaleur solaire. M. Langley, alors qu’il dirigeait l’observatoire d’Allegheny, se proposa d’estimer la chaleur rayonnée par une source calorifique quelconque, et à cet effet il imagina le bolomètre, appareil d’une délicatesse prodigieuse. Tout le monde sait que la résistance offerte par un fil métallique au passage des courans électriques dépend de la température du métal ; on sait aussi que cette résistance peut s’évaluer avec précision à l’aide d’une sorte de balance ou, comme disent les électriciens, d’un pont auquel est adapté un galvanomètre d’une sensibilité suffisante. Un fil métallique très fin, intercalé dans un pont convenablement agencé, constituera donc le plus ténu et le plus sensible des thermomètres. C’est sur ce principe que le bolomètre a été construit, de façon à déceler dans la température du fil des variations d’un millionième de degré.

L’inventeur a utilisé son précieux instrument pour élucider plusieurs questions qui intéressent la physique céleste. En pareille matière, l’avantage des observations à grandes hauteurs est incontestable : je l’avais montré, voilà quelque vingt ans déjà, par des mesures actinométriques effectuées au sommet du Mont-Blanc. M. Langley a choisi comme poste le mont Whitney, situé en Californie à une altitude presque pareille, et les expériences qu’il y a faites pour évaluer la chaleur du soleil contribueront à résoudre ce difficile problème. On lui doit aussi une remarquable étude du spectre solaire, jusque dans les régions extrêmes de l’infra-rouge, où notre œil ne saisit plus aucune lumière, bien que des vibrations y subsistent, trahies par leur chaleur seule. L’emploi du bolomètre permettait au savant américain de pousser les recherches beaucoup plus loin que ne l’avaient pu les précédens expérimentateurs à l’aide des anciens thermomètres : les vibrations atteintes par le nouveau procédé ont une longueur d’onde supérieure à quarante-cinq fois celle du violet ; elles se trouvent donc placées cinq octaves au-dessous des vibrations perçues par l’œil humain, lesquelles d’ailleurs sont comprises dans moins d’une octave.

Appliquée par son auteur à mesurer le rendement des sources usuelles de lumière, la méthode bolométrique a donné les plus curieux résultats. Ce rendement, en d’autres termes le rapport de l’énergie lumineuse à l’énergie totale, est minime : deux ou trois pour cent avec l’arc électrique, un pour cent avec le bec de gaz, moins encore avec la bougie, qui suffirait à nous éclairer pendant un millier d’heures, dans le cas où toute l’énergie disponible serait dépensée en lumière. MM. Langley et Very ont signalé une source bien autrement économique, le pyrophorus noctilucus, sorte de ver luisant, dont le rendement lumineux est de cent pour cent. Si certains insectes émettent des radiations assez intenses dans les pays chauds pour servir de parure féminine, il semble peu probable que nous demandions jamais aux vers luisans notre éclairage, malgré la perfection merveilleuse de leur appareil éclairant. Toutefois le jour n’est pas éloigné peut-être, où la lumière produite par phosphorescence dans un champ électrostatique remplacera avantageusement les lampes à incandescence, d’un rendement pitoyable. La photométrie a été également l’objet des recherches de W. H. Pickering et de E. L. Nichols (de l’université d’Ithaca), qui ont étudié avec soin les propriétés de différentes sources lumineuses.

M. Langley préside aujourd’hui à Washington la Smithsonian Institution, véritable ministère de la science, dont le budget annuel s’élève à trois millions de francs. Il y continue ses premiers travaux au milieu de laboratoires amplement pourvus, et se livre en même temps à des investigations sur la résistance de l’air atmosphérique ; car le problème de l’aviation hante aussi les cervelles américaines. Jusqu’ici les savans du nouveau monde ne paraissent pas avoir réussi beaucoup mieux que les nôtres à trouver une solution pratique.

Une heure de trajet à peine, par le chemin de fer, sépare Washington de Baltimore où nous visitons un autre établissement scientifique de premier ordre, l’université Johns Hopkins, fondée en 1870 par un marchand de la ville, qui consacra à cette œuvre trois millions et demi de dollars, presque dix-huit millions de francs. L’institut de physique est supérieurement organisé pour l’électricité et pour les études spectrales, comme l’on doit s’y attendre d’après les travaux de son directeur, M. Rowland.

Nul n’ignore qu’en analysant, avec le prisme, la lumière émanée d’une source quelconque, nous pouvons connaître la composition chimique de la source et même, grâce à M. Fizeau, son mouvement suivant le rayon vecteur. Ainsi la lumière qui arrive à notre œil plusieurs années après avoir quitté une étoile, nous fournit sur la constitution de l’astre, sur sa marche, sur son âge, des renseignemens dont la seule possibilité déconcerte l’imagination. Toutefois, pour avoir des données exactes, il faut obtenir le spectre dans des conditions parfaitement définies, et l’usage du prisme ne permet guère d’y parvenir. Au contraire, l’appareil imaginé par Fraunhofer d’après les phénomènes de diffraction, le réseau, assure aux différens spectres une comparabilité absolue, la déviation de chaque couleur étant proportionnelle à sa longueur d’onde. Seulement les anciens réseaux étaient d’un emploi singulièrement difficile. M. Rowland a découvert le moyen d’en construire de beaucoup plus grands et plus parfaits à l’aide d’une machine spéciale qui, sur une étendue de dix centimètres, ne marque pas moins de quinze mille traits. Ce perfectionnement a été d’une très grande importance pour la spectroscopie.

M. Graham Bell, le célèbre inventeur du premier téléphone articulant, est aussi l’auteur d’un appareil très curieux, appelé par lui photophone, parce qu’il sert à transmettre les sons par l’intermédiaire d’un rayon lumineux. Appliqué à l’exploration des différentes parties du spectre, l’appareil, devenu spectrophone, pourrait rendre-de véritables services dans l’étude de la partie infra-rouge.

Si la photographie est d’origine française, elle a été dès le début l’objet de nombreuses et fécondes investigations en Amérique. Les noms des Bond, des Rutherfurd, des Draper, pour ne parler que de ceux qui ne sont plus, rappellent de remarquables progrès. Tout récemment encore, un photographe de San Francisco, M. Muybridge, invité par un propriétaire de trotteurs californiens à saisir les attitudes du cheval dans ses diverses allures, imaginait de prendre une série de photographies instantanées du cheval qui, dans sa course, rompait les uns après les autres les fils commandant électriquement les obturateurs d’une série d’appareils photographiques braqués le long de la piste. On sait comment ces expériences ont été le point de départ d’un procédé nouveau pour étudier le mouvement, la chronophotographie créée par M. Marey.

Durant ces dernières années, un ex-officier de la marine des États-Unis, M. Michelson, déjà célèbre par ses travaux en optique, venait poursuivre chez nous d’importantes recherches, ayant pour objet de rapporter l’étalon de longueur à la vibration lumineuse. Grâce aux précieuses ressources et à l’obligeant concours qu’il trouva auprès de M. Benoît, au pavillon de Breteuil, le jeune physicien américain réussit à évaluer le nombre de longueurs d’onde qui sont comprises dans un mètre, pour une radiation donnée. Le mètre est défini par une règle de platine déposée aux Archives. Sur cet étalon, on en a établi d’autres avec la précision la plus scrupuleuse. Mais rien ne garantit la fixité de ces objets matériels. La longueur d’onde afférente à une radiation déterminée, à la raie D du sodium, par exemple, est au contraire une chose immuable, la seule peut-être. Voilà donc où il faut chercher la véritable unité de longueur, ainsi que l’avait indiqué M. Fizeau, celle qui reste à l’abri des accidens terrestres. Expérimentalement, les difficultés sont extrêmes ; car cette unité de longueur par excellence ne vaut guère qu’un demi-millième de millimètre. Comment l’utiliser pratiquement en y rattachant notre mètre, presque deux millions de fois plus grand ? Comment mesurer avec exactitude le rapport de deux quantités si différentes ? M. Michelson a su triompher des obstacles au moyen d’une méthode très ingénieuse qui, procédant par échelons successifs, évite pourtant la cumulation en apparence inévitable des erreurs. L’auteur de ce beau travail est, depuis quelques mois, professeur à l’université de Chicago. Il y disposera du laboratoire que le président des trustees de l’université, M. Ryerson, vient de faire élever à la mémoire de son père avec une dotation de deux cent mille dollars (un million de francs).

À cette précision des mesures, dont nous rappelons de si probans exemples, s’ajoute la profondeur des travaux spéculatifs. Tandis que le professeur Rogers, de Boston, est aujourd’hui sans rival dans la construction des appareils de métrologie, la physique moléculaire est dignement représentée par M. Barus ; la géodésie se développe rapidement sous la direction puissante de M. Mendenhall ; le professeur Gibbs, de Yale College, l’une des grandes universités d’Amérique, poursuit ses beaux travaux sur la thermodynamique et la théorie électrique de la lumière.


IV

Fleuves immenses déroulant leurs eaux en nappes majestueuses, ou se précipitant par bonds gigantesques, lacs profonds qui sont de véritables mers intérieures, plaines sans limites, gorges sauvages, taillées à pic, dont l’œil sonde à peine les abîmes, entassemens prodigieux de rochers, volcans menaçans et geysers étranges, gisemens miniers de toute espèce, arbres de toute essence, flore et faune d’une incomparable richesse, variété infinie de climats, suivant toute l’échelle des températures, depuis la chaleur tropicale jusqu’au froid polaire, et offrant tour à tour des spectacles d’une sublime beauté ou d’une indicible horreur ; tant de contrastes et de merveilles, réunis comme par un privilège unique, font du continent américain le laboratoire le plus admirable et le champ d’expériences le plus vaste, le plus largement ouvert aux explorations des naturalistes.

Est-ce la faute de cette grandeur même ? La science humaine y paraît petite. Pourtant les savans américains ne manquent pas à la nature, si généreuse envers eux. Zoologistes, botanistes et géologues ont toujours rivalisé de zèle et de talens pour étudier les trésors qu’elle leur prodigue. Agassiz illustra dans le nouveau monde son nom déjà illustre en Europe. À une haute valeur professionnelle il alliait le culte désintéressé de la science ; les offres les plus brillantes ne purent le décider à quitter sa patrie d’adoption. Aujourd’hui, M. Mark, de Harvard, M. Sedgwick-Minot, de Chicago, M. Wilson et leurs émules continuent de perfectionner et de répandre les connaissances zoologiques, dont ils sont les dignes représentans aux États-Unis. M. Arthur, M. Farlow et M. Thaxter, de Harvard, poursuivent avec succès, en botanique, l’œuvre considérable d’Asa Gray. Les ouvrages du célèbre géologue Dana ont eu chez nous les honneurs d’une édition populaire. Sans trêve, le sol est fouillé par d’éminens paléontologistes, parmi lesquels le professeur Cope se place au premier rang. Ils classent et interprètent les débris du passé ; leurs recherches mettent au jour les reptiles monstres, longs de vingt mètres, enfouis dans les Montagnes Rocheuses. Il faut citer aussi les savantes études de l’Institution Smithsonienne sur les races et les habitans primitifs de l’Amérique. Il faudrait surtout pouvoir montrer les jardins botaniques, les musées d’histoire naturelle, d’anthropologie, d’ethnographie, etc., les collections précieuses du service géologique de Washington, dirigé magistralement par M. J.-W. Powel, celles du service entomologique, auquel M. Riley a su donner une si heureuse extension. En dépit des efforts et des mérites, l’énormité du cadre écrase le travail de l’homme. À côté des richesses inépuisables de la nature, les résultats de la science doivent sembler pauvres. Quand la fertilité du terroir promet une récolte exceptionnellement luxuriante, on est toujours tenté de croire que les moissonneurs même les plus actifs n’ont fait que glaner.

Il y a peu de temps, les Américains ignoraient encore l’une des principales curiosités de leur pays. L’expédition scientifique qui procéda, sous la conduite du professeur Hayden, à la reconnaissance méthodique du Yellowstone, ne remonte pas à vingt-cinq années, et c’est seulement en 1872 que cette région, si remarquable par ses geysers fut déclarée propriété fédérale et, selon les termes de la loi, « érigée en parc public ou jardin d’agrément pour l’avantage et la jouissance de la nation. » Dans quelle mesure les agrémens du jardin sont-ils goûtés par la nation américaine ? Ce n’est pas à nous de le dire. La foule préfère habituellement des beautés d’ordre moins sévère. Mais un parc national en Amérique ne pouvait pas ressembler à cette petite chose peignée et jolie qui charme les Londoniens, avec ses allées artistement dessinées et sa verdure correcte. Au Yellowstone, dont la superficie entière surpasse celle de la Belgique, la nature se montre sans ornemens, dans le désordre de sa sauvage grandeur. Je me garderai bien de revenir sur une description déjà faite[1]. Du reste, les gorges abruptes, les torrens et les cascades qu’on admire au pied des Montagnes Rocheuses, ne paraissent pas différer essentiellement de ce qui existe ailleurs dans le même genre. Le sud de la France et l’Algérie offrent d’aussi imposans spectacles à ceux qui savent les chercher.

La particularité vraiment curieuse du Yellowstone est le geyser : un bassin d’eau chaude, intérieurement tapissé de stalactites blanches, que le regard peut suivre très loin à travers la transparence bleue du liquide, puis au fond un abîme noir. Ce bassin est parfaitement paisible et, malgré la vapeur abondante qui s’en dégage, son aspect n’annonce rien de menaçant. Soudain, il frémit, il gronde ; l’eau se soulève, retombe, remonte encore, et finalement jaillit en gerbe puissante. L’éruption dure quelques instans ; puis le calme se rétablit, et les mêmes alternatives de repos et d’agitation recommencent par intervalles réguliers. Toutes les soixante-cinq minutes le « vieux fidèle » lance pendant cinq minutes une colonne d’eau et de vapeur qui atteint quarante mètres.

On trouve réunies dans le Parc national les variétés les plus diverses de geysers aux différens âges de leur vie : jets de vapeur continus, petites marmites crachant drôlement toutes les minutes, grands geysers à longues périodes (plusieurs jours, plusieurs mois, des années), « pots de peinture » dans lesquels clapote une sorte de boue jaune, verte ou rouge, sources chaudes, lacs dans lesquels toute éruption a cessé. Quelques-uns de ces lacs sont d’une beauté idéale, et méritent bien leurs noms d’ « émeraude », de « joyau », de « beauté », de « gloire du matin », et autres appellations poétiques. Sur le lac « prismatique », flottent des vapeurs dont les nuances admirables tiennent en partie aux colorations variées de ses bords, en partie aussi aux teintes d’arc-en-ciel que reflètent les gouttelettes de différens diamètres produites par la condensation de la vapeur. Parfois le bassin du geyser affleure au sol même ; plus souvent il est enfermé dans un cratère de forme volcanique en geysérite blanche, imitant le névé d’un glacier. La température du lieu contribue à l’illusion : elle ne dépassait pas huit degrés au mois de septembre, en plein jour, pendant l’été brûlant de 1893. Comme cadre général, un site désolé où des sapins, de taille médiocre, émergent entre deux ou trois épaisseurs d’arbres morts.

Quant au phénomène en lui-même, l’explication donnée par M. Bunsen paraît être trop particulière. Elle repose en effet principalement sur une distribution toute spéciale des températures qu’il avait observée avec M. des Cloizeaux à l’intérieur du grand geyser d’Islande, l’ancienne merveille aujourd’hui déchue. Mais le Yellowstone contient au moins un millier de geysers en activité, offrant toutes les variétés de formes, de puissances et de périodes : cette seule constatation suffit à montrer que le phénomène doit avoir une cause plus générale. Et en effet, j’ai pu le reproduire avec un simple tube de métal rempli d’eau, s’ouvrant par la partie supérieure dans un large bassin, et soumis par en bas à l’action d’une source de chaleur, telle qu’il faut bien l’admettre dans ces manifestations volcaniques : l’eau s’échauffe sur toute la longueur du tube, mais particulièrement au voisinage du foyer ; puis le moment arrive où les couches profondes entrent en ébullition, à une température d’autant plus élevée que le tube est plus long, la tension de la vapeur d’eau bouillante devant triompher de la pression supportée. La vapeur soulève la colonne liquide, dont les couches superficielles se déversent à l’extérieur. Cette colonne devient moins longue, et, par suite, la pression qu’elle exerce diminue. Une ébullition violente se déclare dans toute la masse, comme dans l’eau d’une chaudière dont on ouvre la soupape : un mélange d’eau et de vapeur jaillit, jusqu’à ce que l’excès de tension intérieure ait disparu. Alors le calme se rétablit, l’eau recueillie par le bassin supérieur rentre dans le tube, ainsi que cela se passe effectivement pour le geyser dit « économique », parce qu’il réabsorbe tout ce qu’il a lancé au dehors. La source de chaleur étant maintenue dans le même état, l’éruption se reproduit périodiquement.

En modifiant la longueur, la largeur, la disposition du tube, on pourrait imiter les différentes variétés de geysers. Quelle que soit leur forme, quel que soit leur système d’alimentation et de chauffage, quel que soit leur mode d’éruption, dès que celle-ci a pris fin, les choses reviennent promptement aux conditions antérieures, qui ramènent naturellement le même phénomène.


V

L’importance du mouvement scientifique aux États-Unis atteste les vigoureux efforts des Américains pour élever sans cesse le niveau de leur enseignement supérieur. Certes, ils pourvoient très largement aux besoins de l’éducation populaire, comme à la première nécessité des pays libres. Les états, les villes, les communes s’imposent de lourdes taxes afin que chaque citoyen puisse acquérir l’instruction élémentaire. Plus de deux cent mille écoles primaires publiques sont répandues sur toute la surface du territoire, et les dépenses annuelles atteignent sept cents millions de francs. Mais le trait original de la démocratie américaine, c’est sa préoccupation judicieuse d’encourager l’aristocratie du savoir. Cette nation, réputée à juste titre pour son esprit positif, sait fort bien que l’instruction supérieure amène seule le progrès des idées, l’amélioration des méthodes et même les perfectionnemens pratiques. Le haut enseignement est presque uniquement l’œuvre des particuliers qui l’ont constitué à l’origine, l’entretiennent de leurs deniers, et l’accroissent constamment par des fondations nouvelles. Son budget du dernier exercice, mentionné dans les documens officiels, dépassait seize millions et demi de dollars (quatre-vingt-quatre millions de francs environ). Ces millions sont venus spontanément de la ferme, du comptoir ou de l’usine, et la généreuse initiative des donateurs ne se lasse pas.

Une assiduité moyenne de quatre années dans les écoles primaires à raison de cent trente-quatre jours par an la proportion d’un écolier seulement sur cent sept, soit d’un habitant sur quatre cent soixante-cinq, recevant l’instruction supérieure, tels sont, d’après la statistique, les résultats obtenus par tant de sacrifices pécuniaires. M. Harris, commissaire fédéral de l’éducation, estime dans son rapport que le rendement reste médiocre ; nous n’y contredirons pas. Il est vrai que, pour suppléer aux insuffisances de l’enseignement élémentaire, le savant rapporteur compte sur deux auxiliaires, ou plutôt deux collaborateurs précieux : le chemin de fer et le journal. Quant à l’instituteur, sa tâche sera bien remplie, pourvu que les élèves, au sortir de ses mains, « sachent lire le journal et se servir du chemin de fer. » Cela peut s’apprendre en quatre années.

L’enseignement supérieur n’admet pas de suppléances analogues ; il doit faire lui-même tout son office. Viennent donc les étudians. Ce ne sont pas les Américains qui se plaindront de voir l’homme des champs émigrer vers les villes. « La cité offre à chacun de ses habitans les inappréciables bienfaits de la société. » Si l’agriculture manque de bras, qu’elle prenne des machines. « Moins de personnes seront employées à fournir les matériaux bruts de l’existence, plus on en aura d’occupées au développement du confort, de l’art, et du bien-être spirituel. » Évidemment il n’y a pas de déclassés aux États-Unis.

Sous l’influence d’idées aussi catégoriques, le cercle des hautes études s’est singulièrement élargi, depuis ces derniers temps surtout, et les universités américaines se sont multipliées à l’envi. Nul n’ignore qu’il faut distinguer dans le nombre. Quelques-unes, principalement parmi les nouvelles, malgré leur titre d’université, malgré les dotations et le patronage officiels, promettent peut-être plus qu’elles ne donnent. L’Europe n’a pas le monopole des programmes grandioses sur le papier. D’autres, au contraire, avec leur nom modeste de collège et leur indépendance complète, sont des universités de premier ordre. Naturellement, les grades diffèrent de valeur suivant la qualité variable des corps enseignans qui les accordent. On assure même que, dans certains établissemens d’instruction soi-disant supérieure, les diplômes s’acquièrent souvent par des moyens auxquels la science paraît étrangère et sont conférés mettons honoris causa. Ce sont là des abus inséparables de la liberté. Les gradués d’Amérique, dont l’intérêt est d’éviter toute équivoque, mentionnent simplement la provenance de leurs grades.

Cette organisation spontanée de l’enseignement supérieur aux États-Unis peut manquer d’ensemble ; rien d’harmonieux, ni de symétrique ; on a voulu faire vite et beaucoup. Mais quelle vitalité puissante dans l’élan tumultueux des bonnes volontés ! Quel progrès constant des études scientifiques, même parmi les fondations récentes ! Quelle généreuse ardeur à lutter avec les rivales des États de l’Est, qui possèdent l’avantage de l’expérience et le prestige des services antérieurs ! Pour peu qu’une méthode sûre coordonne et dirige les efforts, le succès y répondra encore mieux. Les jeunes universités d’Amérique n’ont que des encouragemens à trouver dans l’histoire de leurs devancières, si chétives au début et si florissantes aujourd’hui.

La plus ancienne de toutes et la plus justement célèbre, Harvard College, fut à l’origine une petite école, fondée en 1636 par les puritains du Massachusetts, et constituée deux ans après avec l’aide et le concours pécuniaire de John Harvard, ministre non conformiste venu de Cambridge où il avait pris ses degrés au collège Emmanuel. Cependant le nom même de la grande université anglaise était donné à l’humble berceau du collège américain. Ce baptême universitaire marquait une noble ambition, que le zèle des professeurs et des élèves s’appliqua dès lors à justifier. La colonie entière fut en fête le jour solennel du mois d’août 1642, où les neuf premiers étudians de Harvard reçurent le grade de bachelor pro more Academiarum in Anglia. L’œuvre grandit d’abord lentement. Sa situation financière devait être loin de satisfaire aux aspirations de ses fondateurs ; car la législature locale, en dépit des convictions puritaines qui l’animaient, autorisa plusieurs fois les administrateurs à se procurer de l’argent par des loteries : celle de 1806 produisit vingt-cinq mille dollars (cent vingt-cinq mille francs). L’ère de prospérité commença vers la seconde décade du XIXe siècle. Mais c’est surtout pendant les vingt dernières années que les progrès devinrent rapides et que la transformation s’acheva.

Le collège, enfermé jadis dans le cadre un peu étroit des idées confessionnelles, présente actuellement l’ampleur de la véritable université moderne, avec son personnel enseignant, son outillage et ses organes complets. Deux cents maîtres de tout ordre y distribuent la haute instruction à deux mille étudians, dont l’esprit laborieux, stimulé par une bibliothèque de trois cent cinquante mille volumes, peut largement puiser aux différentes sources du savoir humain. Tous les instrumens de travail, tous les moyens perfectionnés d’apprendre, laboratoires, muséums, observatoire, jardins botaniques, etc., sont offerts à l’initiative intellectuelle de chacun. L’installation matérielle saisit les regards par ses proportions grandioses. Deux chapelles, sept dortoirs, cinq vastes maisons d’habitation, sept buildings, parmi lesquels le bel édifice en granit logeant la bibliothèque, s’élèvent sur un quadrangle qui couvre presque dix hectares. Encore ces constructions diverses ne figurent-elles que pour moitié environ dans le compte total des propriétés appartenant au collège. Il faut y joindre en effet les nombreuses dépendances et les importantes annexes situées soit à Cambridge même, soit à Boston, et jusque dans les campagnes environnantes. La pensée se reporte vers l’unique bâtiment d’autrefois, établi sur un pauvre domaine, dont la superficie ne dépassait guère un hectare ; la semence primitive a fructifié.

Aujourd’hui le budget annuel de l’université atteint un million de dollars (cinq millions de francs). Néanmoins les ressources suffisent à peine aux besoins, malgré la prudente administration du conseil et l’habile gestion du trésorier qui fait rendre à ses fonds plus de cinq pour cent, et les coffres seraient toujours vides, si la générosité des « fils de Harvard » ne s’empressait pas de les remplir. Tant la vie circule intense dans tous les organes du corps universitaire ! Les exercices physiques ne sont pas non plus négligés. On prend soin de mesurer et de photographier les étudians par intervalles réguliers, afin de contrôler expérimentalement les résultats progressifs d’un entraînement méthodique, qui a spécialement pour objet d’entretenir la beauté et la pureté des formes. C’est la conception antique de l’homme accompli, à la fois beau et sage, ϰαλὸς ϰἀγαθός (kalos kagathos) ; le type grec retour d’Amérique. N’y a-t-il pas aussi à New York une école de beauté pour les dames, où elles apprennent à parler, à marcher, et même à dormir avec grâce ?

L’université Harvard est devenue une pépinière de savans qui vont porter la bonne parole aux quatre coins des États-Unis. Ses docteurs ès sciences, pour ne parler que de ceux-là, n’ont rien à envier désormais aux confrères de la Grande-Bretagne ou du continent. Ce n’est pas à dire qu’ils soient identiques. Sans doute, avec la prompte diffusion des idées par le journal et le livre, par les congrès et les rapports de toutes sortes que la facilité et la rapidité toujours croissantes des communications établissent entre les hommes qui pensent, le haut enseignement doit être partout le même dans ses lignes essentielles. Mais sur ce fond commun chaque peuple imprime sa marque personnelle, et aucun n’est plus jaloux d’y mettre la sienne que le peuple des États-Unis. L’Américain apporte à la culture scientifique les qualités de la race : énergie patiente, promptitude du coup d’œil, imagination inventive, sens pratique qui sait tirer de la science les applications et les profits.

Ce sens pratique des choses ne se manifeste pas seulement par d’ingénieuses inventions, destinées à faciliter l’existence de tous en général et à faire la fortune de l’inventeur en particulier. Il éclate encore dans la création de certaines spécialités universitaires, que nous ne sommes pas habitués à voir figurer parmi les facultés proprement dites ; telles, par exemple, les écoles dentaires et les écoles d’agriculture. Celles-ci rendent de grands services, principalement dans les districts où l’on récolte des produits variés. L’université de Californie possède un modèle du genre ; l’établissement se charge en effet d’analyser les terrains, d’indiquer aux intéressés les espèces de culture qui conviennent le mieux suivant la nature du sol et de leur fournir gratuitement les semences ou les graines nécessaires. Quant aux écoles dentaires, elles existent dans la plupart des universités américaines ; Harvard même a la sienne. Celle de Philadelphie est la plus célèbre par la perfection de sa méthode opératoire, le luxe de son installation et l’importance de ses travaux. Vingt-deux mille patiens sont mentionnés dans les comptes du dernier exercice ; le poids de l’or employé à l’aurification des dents atteignait six livres. L’enseignement, très complet, constitue une faculté véritable, qui ne comprend pas moins de sept chaires distinctes. Une foule d’étrangers viennent de l’Europe entière et des Indes prendre leurs grades à Philadelphie. Les Américains sont les premiers dentistes du monde.

Peut-on parler de l’instruction supérieure en Amérique sans rappeler avec quelle ardeur les femmes s’empressent d’y participer ? Le mouvement ne se ralentit pas, au contraire. Chaque jour voit augmenter le nombre de celles qui apprennent les mathématiques, la physique, le droit, la médecine, le latin ou même le grec. Les programmes des études et des examens sont d’ailleurs identiques, en général, pour les deux sexes, soit dans le système de la coéducation, très pratiqué, soit dans les cours spéciaux. Avec le vif désir de s’instruire, les jeunes étudiantes apportent à cet enseignement élevé le ferme propos de conquérir l’égalité sociale, dont l’égalité scolaire est le prélude. Mais leur grâce native subsiste. Il s’y ajoute des qualités solides et un fonds de connaissances variées ; aussi la conversation des femmes américaines fait-elle le charme de la société aux États-Unis.

Un savant docteur de Boston signale quelques ombres au tableau. Statistiques en main, il prétend prouver que le chiffre de la natalité baisse à mesure que monte le niveau de l’instruction féminine ; ses craintes patriotiques lui font même entrevoir le moment où la race finira dans une « apothéose intellectuelle. » Le pronostic est-il sérieux ? Si la jeune Amérique est déjà atteinte des maux dont souffrent les peuples vieillis, son robuste tempérament et ses ressources exceptionnelles lui assurent des conditions de résistance bien supérieures.

L’exposition de Chicago a montré avec quelle vigueur toutes les branches de l’activité humaine se développent aux États-Unis. Certes la science n’y atteint pas encore des sommets comparables à ceux où s’élève actuellement la fortune des capitalistes ; le dollar garde l’avance, mais la science marche d’un bon pas. Le mouvement scientifique, dont nous n’avons pu donner ici qu’une idée sommaire, ne se concentre plus dans les anciens États de l’Est, qui sont comme une Europe transocéanique, il s’étend aux États les plus neufs. Les Américains ont compris que la haute culture intellectuelle n’est pas seulement une question de luxe élégant ou d’amour-propre national ; la prospérité et l’avenir même du pays en dépendent ; un simple regard jeté sur les diverses nations des deux mondes suffit pour le constater.


JULES VIOLLE.


  1. Voir, dans la Revue du 15 avril 1893, l’article de M. Léo Claretie.