L’Exploration du commandant Monteil
La république romaine avait son Capitole, le lieu sacré, autel et foyer de la patrie, maison commune des souvenirs et des espérances nationales, où l’âme d’un peuple vient se reconnaître elle-même et se ressaisir, aux heures des grandes émotions collectives. La république française aurait-elle trouvé le sien ? On est tenté de le croire, quand on entre dans cet amphithéâtre de la nouvelle Sorbonne, achevé d’hier, et consacré déjà par d’inoubliables fastes. Le pouvoir d’un peintre a déterminé d’avance le caractère des seules cérémonies permises dans ce vaisseau. Devant les créatures augustes sorties de son rêve, il ne se peut rien dire, il ne se peut rien faire de petit et de particulier. Des yeux et des gestes calmes de ces divines personnes, de la nature où elles demeurent, de la source d’immortalité qu’elles gardent, on sent tomber, sur les efforts passagers des pauvres hommes, de la paix, de la durée, de la grandeur.
Elles furent satisfaites, elles virent un spectacle digne d’elles, il y a quelques semaines, le jour où les délégués de la France et de l’Europe apportèrent les tributs au savant dont nous acclamions la royauté ; ce jour-là, le génie français s’appelait science et travail, il s’appelait Pasteur. — Elles n’étaient pas moins contentes, elles avaient des visions égales à leurs songes accoutumés, l’autre jour, quand Monteil évoquait à leurs pieds, devant une foule enthousiaste, les perspectives du monde inconnu qu’il venait de parcourir ; cette fois, le génie français s’appelait audace, découverte, communication universelle. Je n’ajouterai pas qu’il prenait le nom du vaillant officier : Monteil serait le premier à me redresser. Cette forme de notre génie s’incarne dans toute une légion de combattans et de missionnaires pacifiques : ils ont accompli en quelques années une tâche qui nous reporte aux grands aventuriers castillans ; car il faut remontera l’invention de l’Amérique pour trouver le précédent et la juste mesure des prodiges réalisés par nos explorateurs africains.Oui, elles écoutaient le voyageur, les nobles figures qui méditent sur le mur de la Sorbonne ; et comme Desdémone auprès du More, elles semblaient s’animer au récit des lointaines merveilles, s’intéresser à celui qui avait couru tant de dangers. Tandis qu’il parlait, leur tranquille horizon de bois et de prairies s’agrandissait, s’ouvrait sur les pays fabuleux où passait la petite caravane ; royaumes du Soudan, larges fleuves qui descendent aux mers équatoriales, villes aux maisons d’argile, foules bariolées, eaux vierges du lac Tchad, sables et roches du grand désert, monotone région de la souffrance, mais aussi du triomphe de l’énergie. Tous les cœurs la suivaient anxieux, la petite caravane, parce qu’on voyait, derrière elle, l’ombre de la patrie s’allonger sur des terres qui la veille encore ignoraient notre nom.
Il y aura des gens, je m’y attends bien, qui taxeront ce langage d’hyperbole. Ils n’admettront pas que les mots tressaillent quand ils ont à dire des actions extraordinaires. Les ignorans d’abord, qui confondent les contrées magnifiques d’où Monteil arrive avec les parties sauvages de l’Afrique. Quelques lieues de déserts malsains, quelques nègres de plus, dira-t-on, la belle affaire ! On nous a dressés au dénigrement, au mépris de tout ce qui ne rapporte pas sur l’heure un avantage positif. Et notre monde est plein de sages qui prêchent la défiance contre tous les entraînemens. Ils ne sont pas pour étonner Monteil ; il a vu souvent leurs congénères, préposés à la surveillance des harems musulmans. Qu’importent ces résistances chagrines ? Notre peuple, avec son instinct infaillible, ne se trompe pas sur la valeur des services qu’on lui rend. Parmi ces milliers d’auditeurs qui applaudissaient l’officier, bien peu, sans doute, connaissaient exactement le détail géographique, l’importance politique et scientifique de l’itinéraire choisi par la mission. Ce qu’ils acclamaient tous, c’était une vraie manifestation de l’esprit de notre race, l’image de l’âme nationale apparue soudain par ses meilleurs côtés.
Je voudrais montrer ici que leur admiration ne s’égarait pas. Quelques brèves indications feront comprendre comment l’exploration du Soudan central a été conduite, et combien elle était urgente pour nos intérêts.
Je ne reviendrai pas sur les partages africains, ni sur la configuration des lots qui nous ont été dévolus, soit que nous les occupions déjà, soit que leurs prolongemens rentrent d’un commun aveu dans notre sphère naturelle d’influence. Il n’y a guère plus de deux ans, j’exposais ici l’ensemble de ces questions[1] : elles se sont élargies et précisées, dans ce court laps de temps, grâce à Binger, à Mizon, à Monteil, à nos missions du Congo français. Le lecteur voudra bien se rappeler la convention du 5 août 1890, passée entre l’Angleterre et la France, convention qui délimitait les zones d’influence dans le Soudan central, suivant une ligne idéale tirée de Say, sur le Niger, à Barroua, sur le Tchad. Nous plaisantions alors volontiers cette ligne idéale, prolongée à travers des pays que nul n’avait revus depuis quarante ans, depuis les voyages d’Henri Barth, accomplis entre 1850 et 1855. Les récits de l’explorateur allemand étaient nos seules sources d’information sur ces états musulmans du Sokoto, qui s’étendent entre le Niger et le Bornou. Pour ce dernier pays et pour le bassin du Tchad, nous avions les itinéraires de Vogel et de Beurmann, assassinés à l’orient du lac vers la même époque, les relations plus récentes de Rohlfs et de Nachtigal. Néanmoins, M. Elisée Reclus pouvait écrire naguère, dans son volume sur l’Afrique occidentale, qu’on ignorait si Kouka, la capitale du Bornou, n’avait pas été déplacée durant ces vingt dernières années. Barth avait trouvé dans ces régions un climat tempéré, un sol fertile, de vastes cités, une civilisation relative ; chaînon intermédiaire entre les noirs des régions équatoriales et les Arabes des régions barbaresques, le Soudan central se rattachait à ces derniers par son commerce direct avec Tunis et Tripoli. Les entreprises européennes ne pourront se promettre une rémunération avantageuse que le jour où elles auront accès à ces grands marchés du centre de l’Afrique, chez les riverains du Tchad et du Niger. Pour nous, maîtres de l’Algérie et du Soudan français, il était urgent de nous assurer cet accès ; il ne l’était pas moins de reconnaître la ligne frontière, acceptée un peu précipitamment, qui ne nous attribuait, d’après lord Salisbury, que « des terrains légers, très légers ; » c’est-à-dire, dans la pensée du noble lord, les premières roches des plateaux méridionaux du Sahara. En Afrique, chacun le sait, ces attributions platoniques restent subordonnées aux positions effectives, militaires ou commerciales, que chacun des contendans se trouve occuper, quand vient le moment de procéder à une délimitation plus sérieuse.
Le capitaine Monteil, de l’infanterie de marine, avait fait deux campagnes au Sénégal. Pénétré des nécessités que je viens d’indiquer, il conçut le projet hardi de gagner Say par la boucle du Niger et de pousser ensuite jusqu’au Tchad. Les rares Européens qui virent le lac mystérieux, à des époques antérieures, y étaient descendus de la Tripolitaine ; personne n’avait tenté de gagner le Tchad en partant des bords de l’Atlantique. Tout récemment, le major Mackintosh, envoyé par la Compagnie du Niger, était remonté du Bénin jusqu’aux frontières du Bornou ; là, il avait dû tourner bride, le cheik lui ayant refusé l’entrée de ses États. Mis en éveil par les progrès et les compétitions des blancs, les peuples soudanais ne semblaient plus disposés à accueillir les émissaires de ces voisins entreprenans, comme ils accueillaient jadis l’inoffensif docteur Barth. Monteil, féru de son idée, vint solliciter une mission à Paris dans l’automne de 1890. M. Etienne ouvrit à l’officier un modeste crédit, il lui donna toutes les facilités en son pouvoir et carte blanche pour les instructions. — Il n’est que juste de rappeler ici ce que savent tous les hommes familiers avec les choses d’Afrique : dans notre pays de bureaucratie formaliste, malgré des ministères qui craignaient tout et autre chose encore, Monteil et Mizon n’ont pu réaliser leurs projets, ces deux missions n’ont produit des résultats incalculables que grâce à la décision rapide et à l’appui vigoureux de l’ancien sous-secrétaire d’État aux colonies.
Le 9 octobre 1890, le voyageur quittait Saint-Louis ; le 23 décembre, il laissait derrière lui, à Ségou, les eaux françaises du haut Niger et le dernier poste où flottait le pavillon tricolore. Sa troupe se composait d’un seul compagnon blanc, l’adjudant Badaire, et de 12 Sénégalais, bientôt réduits à 8 par les désertions. À la tête de cette redoutable colonne, le jeune chef partait pour une expédition de 8,000 kilomètres, à travers les États militaires du Haoussa et le grand désert infesté par les pillards. Jusqu’à Waghadougou, la capitale du Mossi, Monteil put s’aider des itinéraires de Binger et du docteur Crozal, le courageux pionnier qui vient de succomber en poursuivant ses études sur cette région. Au-delà de Waghadougou, l’explorateur plongeait dans l’inconnu ; les ténèbres africaines firent sur lui leur lourd silence. Nous perdîmes sa trace : les mois passèrent, puis une année révolue, il ne nous arrivait que de mauvais bruits vagues. Ses camarades du Sénégal le tenaient pour irrévocablement disparu ; l’un d’eux, qui sollicitait ardemment l’honneur de recommencer l’entreprise, me disait, à la fin de 1891, que la fin tragique de Monteil ne faisait plus question. Les plus robustes espérances avaient fléchi, quand, le 23 mai 1892, à l’issue d’un banquet où les membres du Comité de l’Afrique française s’étaient réunis pour saluer le seul survivant de la mission Crampel, deux dépêches nous furent communiquées coup sur coup : Mizon est à Yola ! — Monteil est à Kano ! Ainsi, en ce jour qui marquera une date dans l’histoire de l’expansion africaine, la France apprenait simultanément les deux succès qui se complètent l’un l’autre, les deux grands exploits de la pénétration pacifique durant ces dernières années. — La réapparition de Monteil était signalée à Tripoli par des lettres du Sokoto, qui montraient notre envoyé plein de confiance, en route pour le Tchad.
Il avait peiné longtemps dans la partie orientale de la boucle du Niger, assailli par tous les genres de misère, perdant ses bêtes de somme, mal reçu par les chefs des petits États qui se partagent cette contrée. Il avait louvoyé entre eux pendant huit mois, bien décidé à ne pas rétrograder ; le 19 août 1891, il rejoignait enfin le grand fleuve à ce point de Say, escale des caravanes entre Tombouctou et le Soudan central, objectif désigné à nos entreprises de navigation sur le Niger. Un premier et considérable résultat était acquis : la traversée complète de la boucle, qui n’avait jamais été essayée, devenait un problème résolu. Restait à forcer l’entrée des royaumes haoussa, sur la rive gauche du Niger. Le capitaine passa le fleuve, profond et large dans cette partie de son cours. Il nous dit qu’il s’attarda involontairement sur la rive, avant de perdre de vue ces eaux ; là-haut, bien loin, à plusieurs centaines de kilomètres en amont, elles avaient reflété les couleurs françaises.
L’ancien empire de Sokoto, conquis par les Foulbé musulmans sur les indigènes haoussa, est aujourd’hui disloqué, morcelé entre des princes féodaux à peu près indépendans du cheik Abd-er-Rahman-ben-Aliou ; néanmoins celui-ci porte encore le titre pompeux d’Émir-al-Moumenim, Commandeur des croyans. Quelques îlots de population autochtone sont restés fidèles au paganisme ; Monteil a même constaté au nord, sur les limites des Touareg, la persistance d’une zone fétichiste dans les parages du Maradi et du Gober. Mais la plupart des Haoussa ont embrassé la religion de l’envahisseur ; aujourd’hui, l’élément national reprend le dessus, et le voyageur a observé, à la cour même de Sokoto, un phénomène qu’il compare tort justement à ceux dont l’Autriche-Hongrie nous donne le spectacle : la politique oblige les princes des dynasties Foulbé à n’employer officiellement que l’idiome de la nation conquise.
Les villes où résident ces princes, Sokoto, Wourno, Gando, Katséna, Kano, sont des agglomérations populeuses, encloses d’une enceinte de plusieurs kilomètres de tour, et qui varient entre 20,000 et 60,000 âmes, quelquefois plus. On aurait tort de se les figurer sous l’aspect d’un pauvre ramassis de cases nègres : les capitales du Soudan ressemblent plutôt à des cités arabes, avec leurs maisons d’argile rigoureusement fermées aux regards profanes, espacées dans les cultures potagères ou groupées autour de bazars abondamment pourvus. Toutes les races de l’Afrique se coudoient dans ces bazars, à Kano surtout, qui est le principal marché de l’intérieur et la tête de ligne des caravanes de Tripoli. Les guerriers Foulbé y circulent à cheval, en grand appareil militaire, entre les Touareg du désert, les caravaniers de la côte barbaresque, les esclaves transportés du Bénin, les voisins kanouri du Bornou, les hadjis revenus de La Mecque par le Kordofan et le Wadaï. Les costumes sont aussi variés que les types ; l’art assez avancé des teinturiers donne des tons éclatans au coton récolté dans le pays. Les élégans du Soudan portent des burnous couleur de feu, des tuniques rayées de vert et de blanc, de larges culottes jaspées de la nuance du plumage de pintade. Comme dans plusieurs parties de l’Orient musulman, les femmes s’enveloppent d’un vaste vêtement sans forme et de couleur sombre. Ces peuples demeurent fidèles à l’indication de la nature, qui a distribué, dans toutes les espèces animales, les teintes brillantes au mâle, les teintes neutres à la femelle ; loi que notre illogisme a renversée.
Dans les campagnes haoussa, on cultive les céréales, le sorgho, le coton, l’indigo. Le paysage s’embellit d’arbres gigantesques, kouka, baobab, tamarin du Soudan : le feuillage de ce dernier offre au voyageur un pavillon naturel qui ombrage une aire de cent pieds de diamètre. Les champs alternent avec des pâturages où foisonne le bétail, chevaux, bœufs, chèvres, moutons ; animaux de belle race et de plus haute taille que leurs congénères d’Europe. La dépression du continent africain, entre le Tchad et le Niger, est formée de terrains d’alluvion, arrosés par de nombreux cours d’eau, sous un ciel tempéré. Ces riches contrées sont appelées à occuper une des premières places dans la vie économique du globe. « Le caractère de la population, dit l’excellent docteur Barth, est parfaitement en rapport avec cette aisance. Les indigènes sont doués d’un tempérament modéré qui leur permet de jouir gaîment de la vie ; ils éprouvent une inclination très doute pour les femmes, et se plaisent au chant et à la danse ; le tout sans excès. Chacun trouve son plus grand bonheur dans une jolie compagne, et, quand les circonstances le lui permettent, il en adjoint une plus jeune à la première, ou bien donne à celle-ci son congé. »
Nonobstant, Monteil eut à souffrir de quelques inconvéniens dans cet heureux pays. Du plus cruel de tous, d’abord, des moustiques : il lui arriva de passer plusieurs nuits de suite sans pouvoir fermer l’œil. Puis de la propension des noirs à la rapine : le linge, les objets de première nécessité disparaissaient sous la tente comme par enchantement. Parfois, le voleur revenait offrir en souriant l’objet dérobé, et ne consentait à le rendre que contre une indemnité. Enfin, il fallut au voyageur des prodiges de diplomatie pour défendre sa pacotille contre les princes, très rapaces sur le chapitre des cadeaux. Ceux mêmes dont il ne touchait pas le territoire lui faisaient tenir ce message : « Tu passes là-bas, c’est bien : mais tu aurais pu passer chez moi, il faut me donner quelque chose. » Ces Soudanais progresseront, ils ont deviné le syndicat.
Je rapporterai un exemple des procédés employés par notre explorateur pour faire sa situation chez les Haoussa. Le premier roi qu’il devait visiter était celui d’Argoungou, chef d’un petit État riverain du Niger. C’est un potentat d’humeur fort méchante et difficilement accessible. Monteil vint camper aux portes de la ville ; il fit demander une audience et l’hospitalité d’usage. Le roi refusa. Le lendemain, malgré les supplications de son interprète qui le conjurait de ne pas courir à sa perte, ou de prendre au moins avec lui tout ce qu’il avait d’hommes et de fusils, l’officier traversa seul, sa canne à la main, cette ville de vingt mille âmes, et alla frapper à la porte du palais. Nouveau refus. Le jour d’après, même promenade, avec une insistance plus vive au palais et le verbe plus haut. Cette fois, le monarque fut troublé. Il pensa que cet audacieux devait avoir par devers lui un bien puissant fétiche, pour oser de pareils coups. Le fétiche, Monteil ne l’avait pas, mais il entendait le créer. Il voulait persuader à ces gens qu’un formidable fantôme, la France, marchait derrière lui et donnait toute sécurité à chacun de ses pas. Le fantôme une fois créé, tout serait facile au voyageur et à ceux qui le suivraient. Pour l’établir dans l’imagination de ces peuples, il ne s’agissait que de payer d’audace et de jouer sa vie chaque jour. Monteil l’a fait. On peut maintenant aller sur ses traces.
Sollicité d’accorder un papier de libre parcours, le roi d’Argoungou promit de s’exécuter, à la condition que le tabib blanc guérirait son fils, affligé d’un mal rebelle. Le médecin improvisé ne dit pas non, mais il prit d’abord la précaution de voir le sujet. Ce jeune homme avait été grièvement brûlé à la jambe, quelques mois auparavant, par la chute d’un brasero. Pour fermer les plaies, ses serviteurs avaient imaginé de lui replier le genou et de ficeler le mollet contre la cuisse. Une adhérence s’était formée, quand le roi, venant un jour visiter son fils, avait coupé les liens et brusquement distendu le membre. On devine le piteux état des chairs après ces traitemens variés. Monteil jugea que le cas n’était pas au-dessus de sa science, et qu’on en viendrait à bout avec un peu de teinture d’iode. Il conclut le marché proposé ; chaque fois que le roi rechignait sur quelque article, le médecin menaçait de suspendre ses visites au malade. Le capitaine eut son papier et quitta Argoungou sans achever la cure. Il avoue qu’en d’autres cas, il a administré sans sourciller des pilules de la plus inoffensive homéopathie. La médecine par suggestion n’est-elle pas à la mode ? Overweg, le compagnon de Barth, mis jadis à la même épreuve, en usait encore plus librement. — « Sa manière d’opérer était assez originale, car il traitait ses cliens non d’après la nature de leurs affections, mais selon les jours de la semaine. Ainsi, il avait son jour pour le calomel, un autre pour des poudres purgatives, ou le sel de Glauber, la magnésie, la crème de tartre, et ainsi de suite. »
C’est l’attrait passionnant et c’est le péril du métier d’explorateur qu’il y faille une résolution immédiate des difficultés les plus inattendues, et, comme à Robinson dans son île, la pratique simultanée de tous les arts, de toutes les sciences. L’explorateur doit être, suivant l’heure, soldat, ingénieur, physicien, botaniste, astronome, cartographe, médecin, pharmacien, commerçant, diplomate : et un peu de prestidigitation ne lui nuit pas. Surtout il doit être psychologue, autant qu’un professionnel du roman. En cette matière, notre officier a fait ses preuves. Il avait observé de longue date la radicale incapacité des noirs à se résoudre rapidement, à choisir entre deux termes précis. Toute sa politique était fondée sur cette observation. Dans les cas périlleux, il enfermait son adversaire entre les cornes d’un dilemme, en proposant à brûle-pourpoint les deux solutions qui pouvaient lui être le plus désagréables, à lui Monteil. Par exemple, quand il se voyait menacé d’être dévalisé, puis expulsé, il disait : « Veux-tu t’emparer de toutes mes marchandises, ou bien que je parte sur-le-champ ? » Il savait que le noir tergiverserait, chercherait un moyen terme, et qu’on finirait par transiger pour un honnête cadeau. Le procédé m’a paru subtil : je le livre sans scrupules aux gens qui ont maille à partir avec des pouvoirs irrésolus, noirs ou blancs, au Soudan ou en Europe.
Monteil reçut un bon accueil à Sokoto, chez le Commandeur des croyans, Abd-er-Rahman-ben-Aliou. Ce prince, fort besogneux, lui retint un gros lot de marchandises, qu’il paya par une traite sur Kano. L’usage des traites d’une ville à l’autre, que l’on pourrait s’étonner de voir répandu au cœur de l’Afrique, s’explique par l’incommodité de la monnaie locale, les kourdis ou petits coquillages ; pour représenter une somme de quelques écus, il faut tout. un chargement de chameau en kourdis. Le voyageur gagna Kano par une route nouvelle, ce qui lui permit de corriger l’hydrographie des cartes de Barth, où les affluons du Niger sont inexactement portés. Sa traite était protestée ; il dut en attendre le paiement dans la grande ville manufacturière et commerçante du Soudan. Libre enfin de se diriger vers le Bornou, il sortit des États haoussa, non sans de graves inquiétudes sur la réception qu’on lui ferait dans le pays kanouri ; il venait d’apprendre qu’une mission européenne s’était vu refuser l’accès de ce pays ; était-ce, comme tout le portait à croire, celle de son camarade Mizon, qui aurait fait route de la Bénoué vers le nord ? Il sut plus tard qu’il s’agissait du major Mackintosh. Monteil, plus heureux, profita d’une escorte que lui donna son ami, le chef de Hadeijda ; après une quarantaine d’observation, et à la suite de pourparlers qui démontrèrent ses bonnes intentions, il fut admis dans le Bornou ; le 9 avril 1892, il entrait à Kouka ; il avait accompli la plus importante, sinon la plus difficile partie de son voyage, de l’Atlantique au Tchad.
Le royaume du Bornou, qui se développe sur la rive occidentale du lac, ne diffère guère par les conditions physiques des pays haoussa. Même climat, même fertilité du sol, même abondance de bétail. La population indigène, de race kanouri, a été subjuguée par des conquérans venus du Kanem, et auxquels Barth assignait une origine berbère. Cet État paraît plus solide, moins démembré que l’empire du Sokoto. Kouka, la capitale, entretient des relations fréquentes avec Tripoli ; on y est suffisamment instruit des choses d’Europe par les caravaniers arabes. La ville est étendue, très peuplée : Monteil estime à 40,000 ou 50,000 âmes la foule qui se pressait sur son passage, le jour de sa réception. Des cavaliers l’escortaient, les uns revêtus de cottes de mailles, les autres complètement emprisonnés, homme et cheval, dans des caparaçons ouatés comme ceux des picadores aux courses de taureaux. On tira le canon en son honneur : une pièce vénérable, donnée en 1825 par le capitaine Clapperton, le premier des sept ou huit Européens qui ont vu le Tchad avant Monteil. On charge la bombarde jusqu’à la gueule, pour qu’elle fasse un bruit plus honorable ; le servant approche l’étoupille au bout d’une très longue gaule et se sauve à toutes jambes ; la pièce part, culbute son affût de bois, roule sur le sol, des esclaves la replacent à grand’peine, la canaille de Kouka est enchantée.
Notre envoyé fut reçu par le cheik Hachim. Avec ce souverain, la grosse question des cadeaux demande un certain doigté. Il faut d’abord lui en faire accepter, car aussi longtemps qu’il refuse les présens on n’est pas son hôte et il peut tout se permettre contre l’intrus ; les cadeaux une fois échangés, la coutume inviolable de ces pays garantit l’hospitalité au donataire. Celle des souverains de Kouka est d’une magnificence proverbiale, c’est-à-dire que l’étranger peut faire grande chère avec les nombreux moutons dont on le comble. Mais encore faut-il veiller à ce que les objets offerts ne s’égarent point dans les mains des vizirs ; et après avoir vaincu la réserve du cheik, il reste à éluder ses exigences croissantes, qui épuiseraient rapidement la pacotille du voyageur. Monteil aplanit bien des difficultés avec un exemplaire arabe des Mille et une Nuits, dont il s’était muni à tout hasard ; les princes musulmans, gens sensés, ne mettent rien au-dessus de ce livre. Le capitaine aurait pu allonger les récits de Schéhérazade en y ajoutant quelques-unes de ses aventures. Il dut en outre satisfaire le désir très logique du monarque, qui lui disait : « Tu es un ambassadeur ; tu dois avoir pour moi une lettre de ton roi ; donne-moi la lettre de ton roi. » Comment l’ambassadeur, bien certain que personne à Kouka ne vérifierait l’original français, se trouva en mesure de présenter au cheik Hachim un beau salam arabe, signé par le roi Carnot et contresigné par le grand-vizir Etienne, c’est ce que je n’expliquerai point dans le détail, de peur qu’on ne fasse de méchans rapports à la majesté noire. Hachim proposa insidieusement à son hôte de le faire conduire au Tchad ; Monteil savait que toute tentative d’un Européen pour approcher du lac est très mal vue et peut attirer de sérieux désagrémens ; les indigènes supposent qu’il vient s’emparer des gisemens d’or que son art lui fait découvrir sous les eaux. Le capitaine jura qu’il n’était pas curieux. Son sacrifice ne lui coûtait guère ; à la hauteur de Kouka, une large zone de marécages et de roseraies interdit l’accès du bassin proprement dit.
Il fut aidé, dans toutes ces négociations délicates, par la bienveillance d’une personne très influente, la mère du roi. Les femmes jouent un rôle prépondérant au Bornou ; tant chez les particuliers, où elles passent l’homme en intelligence, en esprit de direction, que dans la famille royale, où l’on voit des princesses apanagées du gouvernement de certaines provinces. Dans la plupart des États du Soudan, l’hérédité monarchique ne se transmet pas du père au fils, mais du titulaire défunt au fils de sa sœur. À la vérité, si l’on s’en rapporte à l’opinion de Barth, « ce singulier usage ne témoigne que du peu de confiance du chef en la vertu de sa femme ; car la pensée qui gît au fond de cette coutume est que le fils de la sœur doit avoir dans les veines une certaine quantité du sang de la famille, tandis que le fils du chef lui-même, en cas d’infidélité de la femme, peut ne pas en avoir du tout. » — Monteil rend bon témoignage aux dames de Kouka ; il ne nous dit pas s’il a encore trouvé dans cette ville le collectionneur original que Barth y avait connu, cet Hadji-Beschir qui avait un harem de quatre cents femmes, mais non point pour les raisons que l’on imagine. « Je crois devoir ajouter, dit le docteur, qu’en réunissant ainsi un grand nombre de compagnes pour se récréer dans ses momens de loisir, mon ami obéissait à une certaine curiosité scientifique. Son but semblait être la formation d’une sorte de musée ethnologique, propre à lui rappeler les traits distinctifs de chaque race ou de chaque tribu. J’ai eu souvent occasion de remarquer que, lorsque je lui parlais des diverses populations de la Nigritie, il était frappé de quelque nom que je lui citais et se plaignait de n’avoir pas dans son harem un exemplaire de l’espèce ; il s’empressait d’ordonner à ses serviteurs de lui en procurer quelqu’un dans le plus bref délai possible. Lui montrant un jour un ouvrage illustré qui lui inspirait le plus vif intérêt, j’arrivai à une gravure qui représentait une belle Circassienne ; aussitôt qu’il l’eut remarquée, il me dit, avec une expression de satisfaction non équivoque, posséder un exemplaire semblable, mais vivant. »
S’il est difficile d’entrer au Bornou, il n’est pas plus facile d’en sortir. Monteil fut retenu quatre mois à Kouka dans une demi-captivité. Les procédés étaient excellons ; mais il se sentait surveillé de près, en butte à des suspicions toujours renaissantes. Le cheik avait promis de le laisser partir avec la première caravane qui remonterait à la côte ; il n’était pas question d’en former une. Las d’attendre, notre envoyé réunit une douzaine de chameaux et résolut de tenter la chance avec sa seule petite troupe. La mère d’Hachim interposa une fois de plus ses bons offices, il obtint son congé. Le 15 août, il se mit en route pour Barroua, où l’on rejoint la grève du Tchad. L’explorateur aperçut enfin le fameux lac, dont quelques géographes savaient seuls le nom, il y a trois ans, et qui est aujourd’hui presque populaire, bien que nul d’entre nous ne l’ait vu, peut-être parce que nul ne l’a vu. Certains sceptiques allaient jusqu’à en nier l’existence ; pour les convaincre, Monteil rapporte quelques fioles d’eau du Tchad. À Nguigmi, dernier village du Bornou, il vit disparaître en même temps la belle végétation du Soudan et la nappe du lac. Sa mission était achevée ; il avait parcouru toute la zone des futures délimitations ; il est aujourd’hui le seul homme qui possède les notions indispensables pour ébaucher ce travail d’une façon rationnelle. Restait à se rapatrier, par un long et dur chemin : le grand désert, qui s’étendait devant lui.
Monteil tenait la route de retour de Barth et de Nachtigal, par Bilma et le Fezzan. Il mit près de quatre mois à franchir le Sahara, avec ses noirs sénégalais que rien n’avait préparés à ce nouveau mode d’existence et de fatigue. Toujours la monotone alternance des dunes de sable et de ces interminables plateaux de roche, les hamada, qui donnent l’illusion de la mer, quand leur nappe grise succède à l’horizon des sables. Au seuil septentrional du désert, durant les premières étapes, quelques vestiges de vie végétale et animale rassurent encore le voyageur ; l’euphorbe vénéneuse, dite mort-aux-lions, le nerprun qui s’agrippe à la roche, l’artémise odorante, avidement broutée par les bêtes de charge ; les maigres herbes se font rares, les plus vivaces s’obstinent ; le lézard court sur les pierres ; la petite griotte verte, qui picote la vermine sur les pieds des chameaux, disparaît la dernière ; sa fuite est le signe que l’on entre dans la mort absolue, dans la malédiction du néant. La transition est plus brusque sur les limites méridionales du Sahara ; les voyageurs l’abordèrent par la région la plus désolée, entre le Tchad et l’oasis de Bilma. Ce premier trajet leur prit vingt jours, à raison de seize et parfois de vingt heures de marche. Monteil et Badaire faisaient double tâche, obligés qu’ils étaient de se porter sans cesse à la queue de la colonne, pour ramasser les traînards exténués. Au-delà de Bilma, avant d’atteindre le Fezzan, la caravane perdit presque tous ses chameaux. Des nuits glaciales succédaient à la chaleur du jour ; les pauvres noirs souffraient cruellement du froid et de la marche, leurs pieds meurtris de crevasses n’avançaient plus sur les hamada caillouteuses. Monteil passe légèrement sur le récit de ces épreuves ; mais on sent qu’il y eut alors des momens où il toucha les limites de l’effort humain, le corps relusant le service, l’esprit s’épouvantant à l’idée d’échouer au port, avant de rapporter à la patrie l’inestimable moisson cueillie pour elle.
Enfin, près de Gatroun, aux frontières de la Tripolitaine, les voyageurs reprirent contact avec notre monde. Il s’annonce par quelques postes avancés de zaptiés turcs, par quelques ruines de temples et de tombeaux latins. Barth, qui faisait route plus à l’ouest, nous a laissé une description saisissante de ces sentinelles funèbres, abandonnées par la vieille Rome aux confins du désert. Sur l’un de ces monumens, au-dessus de l’urne soutenue par deux panthères, un gracieux buste de jeune femme s’est conservé ; face au désert, depuis vingt siècles, la jeune morte regarde, dans cette étendue vide, un monde immobile et silencieux comme celui où elle s’est évanouie. Sur un autre débris romain, on lit à la clé de voûte l’inscription :
Aujourd’hui encore, le voyageur qui émerge des solitudes sans maître apprend, en lisant ces mots, qu’il rentre dans l’orbite de la civilisation. — La « province illustre » est maintenant un pachalik ottoman. Secourus par les soldats du sultan, nos compatriotes atteignirent Mourzouk, où ils purent se remonter en chameaux, où ils trouvèrent le meilleur cordial, les premières nouvelles de France. Le 10 décembre, ils entraient à Tripoli ; les Sénégalais exultaient en revoyant la mer, quittée à Saint-Louis, il y avait de cela vingt-sept mois.
Durant ce laps de temps, Monteil avait accompli un voyage par où il surpasse tout ce qu’on avait fait chez nous depuis notre admirable René Caillié ; par où il s’égale aux plus grands explorateurs pacifiques, aux Barth, aux Nachtigal, aux Livingstone. Retranché de notre vie pendant si longtemps, il s’étonnait naïvement de l’enthousiasme que son arrivée excitait au consulat de Tripoli et dont les lettres du pays lui apportaient les premiers témoignages. Il ne savait pas qu’au cours de ces deux années, tandis qu’il découvrait pratiquement l’Afrique, l’opinion française la découvrait théoriquement ; il n’avait pas prévu, quand il commençait son œuvre d’abnégation, qu’il allait être l’homme d’un sentiment général, d’une idée vivante, d’un moment historique, — L’accueil reçu dans Paris a dû l’instruire. Le monde savant et le monde politique ont rivalisé près de lui d’intérêt, d’empressement. Compris et fêté à l’Hôtel de Ville comme à la Sorbonne, il a pu mesurer la marche du temps et la force de pénétration des idées, quand le président du conseil parisien lui a adressé ces sages paroles : « En aidant les ouvriers à placer tous leurs produits, vous faites peut-être du meilleur socialisme que nous. » N’aurait-il provoqué que ces déclarations, le voyage de Monteil n’eût pas été inutile. Elles répondent, je crois le savoir, aux préoccupations qui hantent cet étudiant du grand livre terrestre ; l’homme d’action de qui je parle est aussi un homme de pensée ; l’expérience amassée dans son esprit s’est transformée en projets pratiques, en hautes intuitions sur les besoins actuels de nos sociétés.
Je le chagrinerais par un éloge indiscret. Il ne goûte que la louange juste et collective, celle qui le confond avec ses émules et ses camarades, Mizon, Binger, Dodds, Archinard, Quiquandon, et tant d’autres, ou, pour mieux parler, tous les autres, tous ces officiers missionnaires du Soudan, du Bénin, du Congo, qui accomplissent du même cœur, avec des moyens et des succès divers, la même œuvre nécessaire. Qu’il me soit permis de le dire : depuis plusieurs années, j’ai eu l’honneur de m’entretenir de nos intérêts africains avec bon nombre d’entre eux ; chaque fois que l’un de ces hommes me quitte, je m’affermis dans une conviction que je traduirai ainsi : aux époques les plus fécondes de notre histoire, alors même que le premier consul, cet accoucheur de forces, suscitait des instrumens à la mesure de ses desseins, la France pouvait avoir aussi bien, elle ne pouvait pas avoir mieux que cette pléiade de serviteurs, exercés et préparés en Afrique aux plus difficiles, aux plus grandes tâches. Jamais la France ne fut à même de puiser dans un plus vaste trésor d’intelligence, de dévoûment, de résolution. Je ne regarde pas ces soldats à travers le prisme d’un faux idéalisme : comme tous leurs frères d’armes, ils ont leurs ambitions personnelles, leurs désirs d’avancement ; mais ce sentiment reste chez eux au second plan ; avant tout, ils sont mordus par la passion du but qu’on leur a assigné ; pour l’atteindre, chacun d’eux a quelque conception individuelle, un système, un projet d’exploration chèrement caressé et auquel il sacrifierait tout.
Ils arrivent à Paris avec leur idée, mûrie dans les longs loisirs des bivouacs africains ; généralement, elle est juste, ou susceptible de le devenir ; on l’accueille favorablement dans les bureaux compétens ; mais on ajoute aussitôt : « Chut ! patience ! M. X., du parlement, a des vues opposées aux vôtres, M. Z., de la presse, nous guette pour d’autres raisons ; ils soulèveraient un débat que le ministre doit éviter à tout prix ; attendons. » Il faut les voir alors, surpris, découragés, se renseignant sur ces puissances de la parlotte dont les noms leur étaient peu familiers : « Qui sont donc MM. X. et Z. ? Puisque mes chefs jugent mon idée bonne, exécutable avec les moyens dont ils disposent, pourquoi ne passe-t-on pas à la réalisation ? » — Je ne sais rien de plus touchant que l’étonnement naïf de ces hommes d’action, quand ils viennent se heurter à notre paralysie politique ; rien de plus navrant que leur chagrin, quand ils repartent pour leur Soudan, avec leur illusion malade, brisée ; et je me surprends parfois à craindre qu’ils n’y remportent trop peu d’amour pour les beautés du système parlementaire.
Ils ont achevé là-bas l’œuvre de préparation nécessaire ; ici, elle est faite dans les esprits. Le champ est labouré, la graine prête : qu’attend-on pour ensemencer ? Laisserons-nous perdre par notre inertie le fruit de tant de travaux, de tant d’héroïsme ? Le projet de loi sur les compagnies de commerce continue de dormir son sommeil dans les cartons sénatoriaux. Même malchance sur le projet de loi relatif à l’armée coloniale ; projet insuffisant, mal conçu, à notre avis, mais qui vaudrait encore mieux que rien. Les esprits chagrins, récalcitrans aux entreprises africaines, ont trop beau jeu pour demander ce que nous voulons et allons faire du Dahomey, glorieuse conquête qui nous reste sur les bras ; du Soudan français, où nous tournons dans un cercle vicieux, déblayant chaque année le même terrain, avec les mêmes efforts coûteux, pour n’y rien planter. — Sur ces points comme sur tous les autres, on ne fera rien tant que l’on ne se résoudra pas à sortir de la routine, à créer des organismes neufs ou à recréer les anciens qui ont péri, pour servir les besoins nouveaux d’un empire colonial né d’hier.
Patience ! comme on dit à nos explorateurs. Les idées s’assemblent dans l’air ambiant, leur pression sera bientôt supérieure à la force d’inertie qui les arrête. On a déjà pu voir, dans la récente discussion du budget des colonies, comment tous les orateurs tournaient d’un mouvement timide encore, mais incoercible, autour de cette question capitale : l’emploi plus judicieux de nos résidus sociaux, qu’ils s’appellent transportés, relégués, insoumis de toute catégorie. Il est prouvé aujourd’hui que les résultats ont été nuls ou déplorables, parce que l’on n’a pas su traiter ces déchets de la civilisation. On a reconstitué les anciens bagnes dans l’Éden de la Nouvelle-Calédonie, concurremment avec la colonisation libre, sous une tutelle administrative qui ne stimule pas des volontés atrophiées. Que n’essaie-t-on de les rendre à la forme de vie la plus convenable à leurs instincts, à la lutte, à l’aventure ! Je ne crois guère aux hommes absolument mauvais : je crois qu’il y a des hommes mal employés ; et la nature, qui utilise tous ses matériaux avec les mêmes lois, nous donne une leçon persuasive, quand elle transforme les pires résidus de nos villes dans ses terrains vagues, pour en tirer une vigoureuse végétation. Jetez nos forbans intérieurs sur ces territoires neufs où l’on échappe au code, où les plus apathiques sont obligés de lutter pour défendre et soutenir leur vie. Ils y porteront leurs habitudes violentes, dira-t-on. À parler franchement, elles seront moins déplacées dans les forêts du Bénin ou du Gabon que dans nos cités. Le climat fera sur eux son œuvre d’élimination ; mais, comme l’a dit M. de Quatrefages, un homme ne s’acclimate pas, une génération s’acclimate… et se réhabilite.
En tout cas, on ne voit pas ce qui empêche de constituer avec nos nationaux, comme nous le faisons avec les transfuges d’autres pays, de nouveaux bataillons de cette légion étrangère qui vient de montrer au Dahomey sa supériorité militaire. Je me suis laissé dire qu’on avait plus d’une fois biaisé avec la loi, et enrôlé des Belges ou des Suisses dont l’état civil cachait un natif des bords de la Seine. On a bien fait. Cette légion où il y a de tout, puisqu’on y découvrit un jour un évêque hongrois, pourquoi ne pas la doubler, la tripler, par des engagemens reçus en France, sans exigence de papiers, sans investigations sur les origines du naufragé de la vie ? Nos énergiques officiers du Soudan ne demandent pas d’autres recrues pour aller au feu, pour construire les voies ferrées. Un des plus expérimentés et des plus haut placés, parmi ces officiers, me disait naguère : « Avec le soleil du Sénégal pour sergent, je me charge de réduire les plus récalcitrans. » Le véritable noyau de notre armée coloniale est là, on s’obstine à ne pas le voir.
D’autre part, Monteil apporte une conception très étudiée de ce que pourraient être, sur nos marches-frontière du Soudan et d’ailleurs, des corps spéciaux, militaires et colonisateurs, organisés sur le modèle des légions installées par les Romains aux marches-frontière du monde barbare. Ses idées se rencontrent sur ce point avec celles que j’ai pu me former en observant la colonisation cosaque en Asie. L’histoire du passé, si nous l’interrogeons bien, nous fournira certains types d’outils, toujours réinventés par des races très dissemblables pour servir aux mêmes travaux. Et les nécessités de demain nous contraindront à épuiser le sens de ces mots du magistrat municipal : a le meilleur socialisme ; » non pas seulement pour le chercher dans les nouveaux débouchés économiques ; mais encore et surtout dans une meilleure répartition de notre capital en vies humaines ; capital parfois engorgé, languissant et menaçant dans nos vieux cadres, et qui retrouverait son emploi régulier, mieux distribué sur les espaces vides qui appellent ailleurs la vie trop resserrée chez nous. — Mais ce serait étrangler ces questions que de les soulever en quelques lignes hâtives ; chaque jour les éclaire un peu plus ; nous aurons sans doute occasion d’y revenir. Monteil, qui a tant fait pour les mûrir, nous aidera puissamment : quel précieux auxiliaire, pour convaincre les esprits par le raisonnement, celui qui par ses actes a déjà gagné tous les cœurs !
EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.
- ↑ Voir, dans la Revue du 15 octobre 1890, les Indes noires.