L’Expansion commerciale de la France

L’expansion commerciale de la France
Jacques Siegfried

Revue des Deux Mondes tome 39, 1907


L’EXPANSION COMMERCIALE
DE LA FRANCE

L’année 1906 datera dans les annales commerciales du monde entier. Non seulement le chiffre d’affaires de tous les pays s’est accru dans de grandes proportions, mais toutes les industries ont été surchargées de commandes à des conditions très rémunératrices. Le commerce extérieur de l’Angleterre, importations et exportations réunies, transit non compris, s’est élevé à 22 milliards et demi, celui de l’Allemagne à 17 milliards et demi, celui des États-Unis à 16 milliards, enfin le nôtre a 10 milliards 273 millions. C’est en chiffres ronds et comparativement à l’année précédente une augmentation de plus de 2 milliards pour l’Angleterre, de 1 milliard et demi pour l’Allemagne, de 1 milliard 700 millions pour les États-Unis, mais seulement de 627 millions pour la France. Sans doute celle situation est due, dans une certaine mesure, à ce que notre population est restée presque stationnaire en présence de l’accroissement considérable de celle de nos voisins ; il n’en est pas moins vrai que si, au point de vue intrinsèque, notre activité commerciale a progressé, elle a au contraire diminué relativement aux autres grands pays. Nous occupions naguère le second rang dans l’importance des affaires extérieures, l’Angleterre seule nous dépassait ; aujourd’hui l’Allemagne et les États-Unis nous devancent, la France n’occupe plus que le quatrième rang.

L’étude que nous entreprenons a pour objet de rechercher quelles sont les causes principales de cette déchéance relative, quels remèdes nous y appliquons déjà, quels progrès il nous reste à faire. Le sujet est vaste et complexe ; pour oser l’aborder, il faut nous réfugier sous l’égide de Pasteur et de l’admirable discours qu’il fit à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire. S’adressant aux jeunes gens, il leur dit : « Quelle que soit votre carrière, ne vous laissez pas atteindre par le scepticisme dénigrant et stérile, ne vous laissez pas décourager par les tristesses de certaines heures qui passent sur une nation. Dites-vous d’abord : Qu’ai-je fait pour mon instruction ? Puis, à mesure que vous avancerez dans la vie : Qu’ai-je fait pour mon pays ? Vous aurez peut-être ainsi l’immense bonheur de penser que vous avez contribué en quelque chose au progrès et au bien de l’humanité. Mais que les efforts soient plus ou moins favorisés par la vie, il faut, quand on approche du grand but, être en droit de se dire : J’ai fait ce que j’ai pu ! »


I

La France n’est pas un pays minier proprement dit et elle ne possède point de voies de transport à bon marché. Ses fleuves et ses canaux sont insuffisans ou incomplètement aménagés et les quelques bassins de houille et de fer qu’elle possède et qui, certes, ne sont pas à dédaigner pour sa propre consommation, sont situés trop loin des ports de mer. Nous ne sommes donc point appelés à faire le commerce d’exportation ou de transit des matières lourdes. Il nous manque de ce fait un élément considérable de commerce international et surtout d’échanges maritimes. Nous ne pouvons malheureusement que le constater et nous devons nous incliner en portant nos efforts vers les autres branches d’activité industrielle pour lesquelles nous sommes plus favorisés.

Nous n’avons pas à nous plaindre au sujet des produits agricoles ; nous ne produisons pas, il est vrai, un article d’exportation comparable à ce que sont le colon pour les États-Unis et l’Egypte, les céréales pour l’Amérique du Nord et la République-Argentine, la laine pour l’Australie et la Plata, le café pour le Brésil ; mais outre le vin et les eaux-de-vie dont nous exportons pour environ 300 millions par an, nous avons quantité de produits divers tels que la soie, les peaux, les sucres, les laines, qui, après avoir satisfait déjà plus ou moins aux besoins de notre industrie, offrent des excédens que nous exportons avec profit. Nous sommes encore loin d’avoir atteint la limite des améliorations dont est susceptible notre sol si fertile ; on peut constater toutefois que le gouvernement et les Sociétés savantes répandent de plus en plus les enseignemens théoriques comme les encouragemens effectifs, et font de grands efforts pour développer les associations et les syndicats d’agriculteurs. Il n’était que temps, car nous sommes fortement battus en brèche par nos rivaux pour les beurres, les fruits et même les vins.

Notre meilleur champ d’activité demeure la production de tous les articles dans la confection desquels il entre de l’art ou du goût. Nous sommes incontestablement le peuple qui a le sentiment artistique le plus développé, et nous savons l’appliquer à toutes les choses qui nous entourent ou qui sortent de nos mains. Notre rôle dans le commerce mondial est donc tout indiqué : nous devons donner nos meilleurs soins au développement des industries, grandes et petites, qui exigent ou même seulement comportent une part, ne fût-ce qu’une parcelle d’art ou de ce je ne sais quoi qui constitue ce qu’on appelle le chic et qui préside à la mode ! C’est à la France que l’on s’adresse lorsqu’on veut de la « première qualité : » on la trouve non seulement dans nos objets de luxe proprement dits, tels que nos modes et fleurs, nos confections pour dames, notre lingerie, notre orfèvrerie, nos ouvrages en peaux ou en métaux et nos articles de Paris en général, mais aussi dans nos tissus de soie, de laine, de coton, dans nos faïences et verreries, nos produits chimiques, nos machines et outils, notre carrosserie et, « last, but not least, » dans notre belle industrie nouvelle, celle de l’automobile. C’est avec joie que nous saluons au passage cette dernière manifestation de notre génie national et que nous enregistrons comme progression intéressante les chiffres de 71 millions en 1904, 101 millions en 1905, 138 millions en 1906.

Pour le développement de toutes ces industries de luxe qui semblent plus particulièrement adaptées aux qualités de notre race, nous sommes admirablement secondés par notre climat si tempéré et si agréable, par l’affabilité de nos mœurs, par l’attrait incomparable que notre pays exerce sur tous les étrangers. Assise sur les mers les plus fréquentées du globe, sur les routes directes qui d’Amérique conduisent au Vieux Continent et d’Europe en Orient, la France est l’étape à laquelle les voyageurs s’attardent le plus volontiers. Elle attire en outre directement des quantités considérables de visiteurs qui viennent y faire de longs séjours et s’y imprègnent de nos usages et de nos goûts. Pour ce qui concerne plus spécialement les affaires, ils sont séduits par la beauté, par la belle qualité de nos marchandises et ils deviennent pour nous d’excellens cliens. Si les transactions commerciales que nous faisons avec eux, si les statistiques générales de notre commerce d’exportation sont inférieures comme chiffre global à celles des autres grands pays, nous pouvons hardiment dire que, grâce à l’élément artistique qui entre dans nos produits, le pourcentage plus élevé de nos bénéfices rétablit l’équilibre. Loin de nous effrayer ou de nous décourager, l’étude de nos ressources est de nature à nous stimuler ; nous pouvons beaucoup et devons faire plus encore. Nous serions impardonnables de ne point profiter amplement du grand développement de richesse qui se fait dans le monde entier et qui pousse ceux qui parviennent à la fortune à s’entourer d’objets de luxe, à s’accorder des satisfactions artistiques. Nous maintenir au courant de tous les progrès ; savoir profiter nous-mêmes des inventions de notre pléiade de savans, plutôt que de les laisser appliquer par les autres pays ; développer nos relations ; pénétrer partout où nous pouvons trouver de nouveaux débouchés ; ne point nous laisser enlever ceux que nous avons déjà : tel doit être le grand objectif de notre commerce extérieur. Pourquoi ne le faisons-nous pas suffisamment ? C’est ce que nous examinerons dans un instant, mais nous devons auparavant, pour achever le coup d’œil d’ensemble que nous venons de jeter sur les possibilités de notre commerce extérieur, dire un mot de nos colonies et de notre marine marchande.

Nous sommes assez bien partagés sous le rapport de nos possessions coloniales ; elles sont, certes, bien loin de valoir celles de l’Angleterre, et nos cœurs de patriotes peuvent saigner au souvenir de nos gloires passées suivies de pertes si cruelles ; mais si nous tenons compte des territoires encore libres après la chute du premier Empire, nous devons reconnaître que notre pays a fait depuis lors tout ce qu’il était en son pouvoir pour réparer le temps perdu. L’Algérie et la Tunisie sont d’admirables dépendances, en pleine prospérité, et qui se développent d’une façon constante et très satisfaisante : elles font grand honneur à la race française qui réfute là, d’une façon pratique, l’accusation imméritée d’être impuissante à coloniser.

Nos autres possessions, presque toutes assez récentes et moins favorisées sous le rapport du climat, sont néanmoins en progrès et promettent à la fois d’offrir à nos industries un débouché croissant et de nous fournir, en partie, les produits exotiques que nous sommes obligés d’acheter à l’étranger. Tout compte fait, nous n’avons pas à nous plaindre de cette branche d’expansion mondiale ; nous avons de bons élémens : à nous d’en tirer le meilleur parti !

C’est du côté de la marine marchande que nous éprouvons le plus de déceptions ; nos hommes d’Etat qui comprennent toute l’importance de cette question ne reculent devant aucun sacrifice pécuniaire, mais jusqu’ici les « primes » demeurent impuissantes. L’étude des efforts à faire pour relever notre pavillon exigerait, à elle seule, de grands développemens. Les lecteurs de la Revue se souviennent, du reste, de l’article de M. Charles-Roux paru récemment. Nous plaçons notre espoir dans les hommes éminens qui n’ont pas craint d’accepter récemment la direction de nos plus grandes sociétés maritimes et, pour joindre nos efforts aux leurs, nous allons maintenant exposer quelles seraient, selon nous, les meilleures mesures à prendre en faveur de notre expansion mondiale.


II

Le plus grand obstacle au développement de nos affaires extérieures est que nous ne formons pas assez d’hommes bien préparés à cette œuvre. Dans l’intérêt de l’avenir de ma patrie, je prends donc le taureau par les cornes et ne crains point de déclarer la guerre à notre Université, à cette Alma mater que tous les peuples nous envient, disent quelques-uns, mais qu’ils prennent de moins en moins pour modèle.

Lorsque l’humanité jouira de la paix universelle assurée pour toujours, si jamais elle y arrive ; lorsque les frontières de chaque nation seront délimitées d’une façon irrévocable, si même il subsiste encore des frontières ; lorsque la lutte pour l’existence ne sera plus qu’un souvenir et que chacun vivra de ses rentes ; alors il faudra vanter l’instruction que la France offre à ses enfans, car elle est de nature à procurer à l’homme, pour sa vie entière, les jouissances intellectuelles les plus vives et les plus pures. Mais pour le moment, elle n’a pas pour effet de lui assurer son pain quotidien, et elle ne forme pas les hommes d’énergie et d’initiative qu’exige encore l’état actuel du monde. L’éducation universitaire développe en nous l’idéalisme ; elle ne nous prépare pas à gagner notre existence. Elle ne forme même pas notre jugement parce qu’elle est fondée avant tout sur l’exercice de la mémoire et que, voulant tout embrasser, visant à la description des rameaux et des fleurs de l’arbre, elle ne s’arrête pas suffisamment à ses racines et a ses branches maîtresses. Il ne nous appartient pas de rééditer ici le vigoureux réquisitoire du docteur Gustave Lebon dans sa Psychologie de l’éducation, ni de reproduire les articles de M. Léautey ; qu’il nous soit seulement permis de rappeler un, souvenir personnel, un peu ancien peut-être, mais qui s’applique encore à nos jours.

En 1886, l’opinion publique se préoccupait du surmenage dans les lycées, et M. Goblet, alors ministre de l’Instruction publique, crut devoir instituer une commission pour la réforme des programmes de l’enseignement secondaire. Cette commission se composait d’une douzaine de professeurs ou de membres éminens de l’enseignement ; les familles y avaient deux représentans, quorum pars parva fui. Après une harangue éloquente, ainsi que l’atteste le procès-verbal, suivie de beaux discours de plusieurs orateurs diserts, le tout appuyé par les applaudissemens approbateurs, mais modestes, qui seyaient aux deux intrus, il fut voté à l’unanimité qu’il ne serait pas donné plus de trente heures de classe par semaine dans les lycées. Puis les professeurs exposèrent tour à tour leurs desiderata. Le représentant de la géographie en démontra la nécessité d’une façon que je qualifierais de victorieuse si elle n’avait précisément été fondée sur nos défaites, et il déposa sur le bureau un programme pour l’accomplissement duquel il demandait six heures par semaine. Les mathématiques, cette gymnastique de l’intelligence, présentèrent aussi leurs exigences en réclamant huit heures. L’enseignement des langues vivantes devait être rénové… une fois de plus… d’après une méthode nouvelle dont on donnait le résumé et qui avait besoin de huit heures. Il fut prouvé, successivement, d’une façon magistrale et toujours avec un programme à l’appui, que toutes les autres branches de notre enseignement secondaire étaient absolument indispensables, et lorsque vint le tour de l’addition de toutes ces nécessités on se trouva devant un minimum de soixante heures ! Chacun alors d’en réduire le nombre par un élan patriotique irrésistible, mais il ne vint à l’idée de personne de rien retrancher de son programme, et c’est ainsi que pour arriver au bout de sa tache aucun professeur ne peut consacrer aux élémens de son enseignement le temps absolument indispensable ; nous sommes obligés d’élever sur le sable un monument qui n’a point d’assises. C’est ce qui faisait dire à la marquise de Ganay, avec autant de justesse que d’esprit, que ce qui manquait le plus à l’enseignement secondaire, c’était l’enseignement primaire !

Faute de pouvoir modifier la mentalité des membres de l’Université, imbus de leurs préjugés comme l’a si bien montré le docteur Lebon, l’initiative individuelle, soutenue par les Chambres de commerce, et par notre ministère du Commerce, s’est tournée vers l’enseignement professionnel. Nous avons montré dans la Revue du 1er septembre dernier les résultats remarquables auxquels on est déjà arrivé ; il ne nous reste plus qu’à les poursuivre et notamment à espérer que notre ministre du Commerce actuel, dont nous sommes heureux de constater la compétence et l’activité, saura faire aboutir prochainement le projet de loi organique sur l’enseignement industriel et commercial préparé par le Conseil supérieur de l’enseignement technique.

Sans parler des déclassés dont elle inonde la société, ni de l’encombrement qu’elle produit dans le fonctionnarisme, malgré les efforts électoraux de nos hommes politiques pour en élargir incessamment les cadres, l’éducation que nous recevons a un résultat que l’on n’exagère pas en le qualifiant de désastreux. Nos parens, pénétrés d’un amour paternel très louable, mais, disons le mot, fort exagéré, tiennent non seulement à conduire leur progéniture jusqu’à l’âge viril ; ils veulent en outre lui assurer des rentes ainsi qu’aux enfans de leurs enfans. Pour cela il faut en limiter le nombre, et nous en sommes arrivés à cette statistique absolument navrante, qu’il y a trente ans nous étions 36 millions de Français contre 40 millions d’Allemands, 32 millions d’Anglais, 36 millions d’Autrichiens et de Hongrois, 27 millions d’Italiens et environ 40 millions d’Américains et qu’aujourd’hui la France ne peut opposer que 39 millions d’habitans aux 60 millions de l’Allemagne, aux 42 millions de l’Angleterre, aux 45 millions de l’Autriche-Hongrie, aux 33 millions de l’Italie, enfin aux 76 millions des Etats-Unis.

Dans un remarquable travail présenté au Comité des conseillers du Commerce extérieur, M. Jules Jacob a montré que l’accroissement du commerce extérieur d’un pays est toujours grandement influencé par le mouvement de sa population. L’examen des échanges extérieurs comparés entre la période quinquennale de 1871-1875 et celle de 1901-1905 indique en effet que la France a progressé de 1 milliard et demi, l’Allemagne de 6 milliards, l’Angleterre de pareille somme, l’Autriche de 1 milliard, la Belgique de plus de 1 milliard, l’Italie de 1 milliard, et les Etats-Unis de 6 milliards.

Quand on songe, en outre, que la France, avec un sol fécond et des capitaux plus abondans qu’ailleurs, ne contient par kilomètre carré que 73 habitans, tandis qu’on en compte 112 en Allemagne, MA en Italie, 215 en Angleterre, 227 en Belgique, on ne peut que s’écrier que la question de la natalité est la plus préoccupante et, disons-le franchement, la plus attristante de toutes celles dont doit s’occuper un patriote français. Aussi ne saurions-nous trop pousser nos compatriotes à s’affilier à l’ « Alliance nationale pour favoriser l’accroissement de la population française » présidée par le docteur Jacques Bertillon et qui compte dans son sein des hommes aussi considérables que MM. Cheysson, Gassier, Millet, Poubelle, Ch. Richet, etc., etc. Encourager les familles nombreuses, leur réserver autant que possible les faveurs dont l’Etat peut disposer, alléger pour elles les obligations du service militaire, apporter quelques modifications au régime des successions, entourer l’enfant et surtout l’enfant malheureux de toute la protection, de toute la sollicitude qu’il mérite, développer les progrès de l’hygiène, l’amélioration des habitations, combattre l’alcoolisme, tel est dans ses grandes lignes le programme de cette association. Nous ne craindrions pas, quant à nous, d’y ajouter une déclaration de guerre au célibat et l’obligation pour les ménages sans enfant de venir en aide aux familles nombreuses.


III

Nous sommes de ceux qui pensent que l’expansion économique d’un pays dépend avant tout de l’initiative individuelle de ses nationaux et, dans l’étude à laquelle nous nous livrons aujourd’hui, nous avons placé en première ligne tout ce qui tend à former des hommes. Nous ne devons pas négliger, néanmoins, l’appui que doivent leur donner les lois, les institutions et les gouvernemens.

La France est restée très arriérée en ce qui concerne les lois qui s’appliquent aux affaires. Nous en sommes encore à l’article 419 du Code pénal qui menace de prison et de surveillance de la haute police ceux qui, en se réunissant ou en se coalisant, tendent à ne vendre qu’à un certain prix les marchandises dont ils sont détenteurs. On a peine à le croire en présence de l’immense développement commercial et industriel que l’Allemagne et les États-Unis doivent à leurs trusts et cartels, si utiles pour le développement de leurs exportations. De même, nos lois sur les sociétés par actions sont beaucoup trop restrictives, et, si la loi de 1867 a été un peu améliorée, elle n’en a pas moins pour résultat, telle qu’elle est encore actuellement, d’entraver les créations françaises et d’encourager la constitution, en Angleterre et en Belgique, de sociétés qui viennent ensuite placer leurs titres en France dans les conditions les plus défavorables pour nous. Avec le désir très honorable de protéger les petits et les ignorans, le système français aboutit en pratique à faire mettre la petite épargne française en coupe réglée d’une façon déplorable, et cela en majeure partie par l’étranger. Habituer ses nationaux à se croire protégés par le gouvernement, les maintenir en lisières toute leur vie, c’est les exposer à beaucoup plus de dangers qu’en les élevant dans la liberté et dans le sentiment des responsabilités qui en découlent. On peut constater, du reste, que les pénalités exagérées et surtout le luxe des formalités qui visent à protéger les ignorans, n’aboutissent qu’à entraver les honnêtes gens et n’arrêtent que fort peu ceux qui ne le sont pas.

Nous devons déplorer aussi les idées qui président au fonctionnement de nos institutions politiques. Le suffrage universel, dans son état actuel, a pour effet de réserver la vie parlementaire aux hommes qui, habitués à manier la parole, savent enflammer les électeurs sur des questions de socialisme ou d’anticléricalisme. Les grands intérêts commerciaux, financiers ou agricoles ne jouent presque aucun rôle dans les élections et le résultat s’en fait cruellement sentir dans nos assemblées législatives. La France est de tous les pays celui qui compte proportionnellement comme députés le moins d’hommes rompus aux affaires et, en revanche, le plus de représentans des carrières dites libérales et, tranchons le mot, le plus d’avocats. Aussi l’influence appartient-elle uniquement aux plus éloquens ; ce sont eux qui deviennent ministres et, pour aggraver encore cette situation, le partage des portefeuilles, lors des remaniemens de cabinet, s’opère en reléguant au dernier rang les ministères de l’Agriculture et du Commerce ! Dans ma carrière déjà longue, j’ai vu, maintes et maintes fois, pour donner satisfaction à quelque groupe secondaire de la Chambre ou du Sénat, nommer ainsi au ministère du Commerce des hommes qui, certes, avaient une grande valeur comme médecins ou avocats, mais qui étaient fort peu familiarisés avec leur nouvelle charge et auxquels il fallait, à tout le moins, un certain délai pour s’y trouver à l’aise. Ajoutez que ce délai a été pendant longtemps incompatible avec l’instabilité ministérielle si fréquente durant la première période du régime républicain et qui, heureusement, tend à se modifier. Ayant ainsi fait le procès de la manière de procéder en pareil cas, je n’en suis que plus heureux de pouvoir dire que plusieurs de ces ministres du Commerce se sont trouvés être des hommes remarquables ; nous allons nous en convaincre en énumérant maintenant ce qui a été fait par eux.

La République n’avait à son avènement que fort peu d’institutions publiques où l’on s’occupât des intérêts généraux du commerce et de l’industrie. Nous ne parlerons que pour mémoire des Chambres consultatives des Arts et manufactures, tant elles avaient et ont encore peu d’importance pour le commerce extérieur. Etablies en vertu de la loi du 22 germinal an IX, elles ont uniquement pour attributions de faire connaître les besoins et les moyens d’amélioration des manufactures, fabriques, arts et métiers. N’ayant pas de ressources propres, leur rôle est plutôt platonique.

Les Chambres de commerce ont rendu de tout temps de grands services ; mais, sous l’Empire, elles étaient purement consultatives et n’avaient point comme aujourd’hui l’initiative et la direction de grands travaux ou d’institutions d’intérêt général. Il leur était même interdit de se grouper ou de se concerter entre elles ; c’était par l’entremise du ministre du Commerce que devait s’exercer leur action. Aujourd’hui, heureusement, elles ont la faculté de se réunir en assemblées générales, sous la présidence de la Chambre de commerce de Paris, et elles peuvent délibérer en commun sur les grandes questions commerciales dont la solution importe à la prospérité du pays. Elles sont très utilement complétées pour nos affaires extérieures par les Chambres de commerce françaises à l’étranger qui, peu à peu, se sont, dans les vingt dernières années, établies successivement dans une trentaine des villes principales du monde entier, en Europe, en Amérique et jusqu’en Australie. C’est là une institution des plus utiles.

Pour guider et renseigner notre commerce extérieur, nous avions bien, de temps immémorial, les consuls ; mais nous n’apprendrons rien à personne en rappelant que, jusque dans ces dernières années, ces fonctionnaires se considéraient presque exclusivement comme des agens politiques ou administratifs et traitaient assez mal les négocians qui troublaient leur quiétude. Nous montrerons tout à l’heure qu’il n’en est plus de même aujourd’hui, mais auparavant, pour rappeler l’esprit qui présidait sous l’Empire aux rapports entre l’administration et le public, je ne résiste pas au plaisir de relater un de mes souvenirs personnels. A la suite de la crise commerciale de 1867 et pour faire preuve de sollicitude envers les intérêts matériels du pays, le gouvernement impérial crut bon de constituer une commission chargée de rechercher les meilleurs moyens de développer notre commerce extérieur. La manière dont cette commission fut composée suffit à elle seule pour dépeindre le régime d’alors. On voulait bien consulter, mais on se réservait la majorité dans les votes. C’est ainsi que la commission fut composée de douze membres dont quatre fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères, quatre fonctionnaires du ministère du Commerce et seulement quatre membres pris parmi les négocians et les publicistes. Le raisonnement était simple : on écouterait les « pékins, » on adopterait celles de leurs propositions qui seraient anodines, mais on écarterait par 8 voix contre 4 toutes celles qui seraient le moins du monde subversives, pour ne pas dire réformatrices. On avait compté sans l’ardeur qui animait mes amis, Henri Fould, Paul Leroy-Beaulieu et, j’ose le dire, ma jeunesse d’alors et les convictions que je rapportais d’un récent voyage autour du monde. Dépités de voir nos meilleures idées repoussées par une majorité automatique, nous résolûmes d’avoir recours à un coup de Jarnac, et nous proposâmes le transfert des Consulats du ministère des Affaires étrangères au ministère du Commerce. Tableau : 7 voix pour nous, 4 contre et 1 abstention ! Hélas, c’était une victoire à la Pyrrhus ; la commission ne fut jamais plus réunie, pas même pour dresser le procès-verbal de cette dernière séance. Les mauvaises langues ajoutent même que, pendant plusieurs années encore, la commission n’eut d’autre avantage pour ses membres officiels que de les maintenir en activité de service !

Les choses se passent différemment aujourd’hui. Le ministère des Affaires étrangères, qui a la haute direction des consulats, attache à leur rôle commercial une importance sans cesse grandissante. La publication de leurs rapports dans le Moniteur Officiel du Commerce a incité les consuls à s’occuper plus activement de cette partie de leur mission. Enfin, un décret tout récent, émanant de M. Clemenceau, agissant en qualité de Président du Conseil, a donné grande satisfaction au commerce en établissant que le ministère du Commerce devra exprimer son avis sur les programmes d’admission dans les carrières diplomatique et consulaire et sur toutes les propositions tendant à la création ou à la suppression de postes consulaires. Il pourra dorénavant correspondre directement avec les consuls pour tout ce qui concerne la situation commerciale, la législation douanière et les tendances économiques des pays de leur résidence. Il communique, chaque année, à son collègue des Affaires étrangères son appréciation sur les travaux commerciaux de ces agens ; cette appréciation sera portée sur leurs notes annuelles. Enfin, la moitié des places vacantes des élèves vice-consuls sera attribuée aux élèves diplômés des Ecoles supérieures de commerce.

Une des premières créations de la République, au point de vue qui nous occupe, fut en 1882 celle du Conseil supérieur du commerce. Le gouvernement ne fait point assez appel aux lumières des membres distingués qui le composent. Deux ou trois fois seulement le Conseil supérieur a été consulté sur les tarifs de douane et sur les questions de transport, et bien que ses discussions aient été alors fort remarquables, son rôle a été si intermittent et si espacé que j’en parle seulement pour mémoire.

C’est surtout à la dernière décade qu’il faut en arriver pour rencontrer l’heureux et fécond réveil que l’on peut constater aujourd’hui. Il date de l’entrée au ministère du Commerce de M. Henri Boucher, qui signa, le 14 novembre 1897, une convention avec la Chambre de commerce de Paris pour la création d’un Office national du commerce extérieur. Cet Office a pour mission de fournir aux industriels et aux négocians français les renseignemens commerciaux de toute nature dont ils peuvent avoir besoin. Il leur permet de trouver aisément et aussi rapidement que possible les indications et les avis qu’ils jugent favorables au développement de leurs affaires avec nos colonies et avec l’étranger. L’Office remplit ce rôle, soit en donnant ces renseignemens directement par des réponses écrites ou verbales, soit au moyen de ses importantes publications périodiques. Le Moniteur officiel du Commerce, journal hebdomadaire de renseignemens commerciaux, industriels et maritimes, publie notamment les rapports commerciaux des agens diplomatiques et consulaires ainsi que ceux clos conseillers du Commerce extérieur dont nous parlerons plus loin. La Feuille d’Information et de renseignemens, qui paraît deux fois par semaine, est adressée gratuitement aux institutions commerciales, Chambres de commerce, syndicats, etc., ainsi qu’aux journaux de Paris et des départemens qui en font la demande. Les Monographies industrielles et commerciales traitent chacune séparément d’une industrie ou d’un commerce différens ; ce sont des documens très intéressans à consulter. Les Notices commerciales s’occupent des sujets les plus divers et sont très recherchées par les exportateurs. Enfin, les Dossiers commerciaux permettent aux négocians de se constituer, pour leur usage personnel, une collection de renseignemens sur les affaires de leur spécialité. Toutes ces publications forment, on le voit, un ensemble très complet. Quant aux réponses écrites ou verbales, on jugera de leur importance en constatant que, l’an dernier, il a été expédié plus de 60 000 lettres et répondu verbalement à 16 000 demandes. Enfin, il n’est point de consul qui ne tienne à honneur aujourd’hui de profiter des séjours qu’il peut faire en France pour se mettre 3, rue Feydeau, à la disposition des intéressés qui désirent être renseignés sur le pays où il est accrédité. Tous ces faits, tous ces chiffres parlent d’eux-mêmes et servent d’éloges pour le Comité à la tête duquel est le président de la Chambre de commerce de Paris, pour M. Colin-Delavaud qui dirige l’Office depuis l’origine, pour M. Alfred Muller, qui a été longtemps son secrétaire général et qui est remplacé aujourd’hui par M. Emile Dumont.

La fondation de l’Office national fut suivie très rapidement par une nouvelle création de M. Henri Boucher. Un décret signé le 21 mai 1898 par le président Félix Faure institua les conseillers du Commerce extérieur, choisis parmi les industriels et les négocians français établis tant dans la métropole qu’aux colonies ou à l’étranger, y jouissant d’une grande notoriété dans les affaires d’importation ou d’exportation et ayant personnellement contribué au développement du commerce extérieur, soit par la création, la direction ou la représentation de maisons ou de comptoirs, soit par des missions commerciales, par des publications et des études ou par l’envoi régulier d’informations commerciales. Ils ont pour fonction de répondre aux demandes de renseignemens qui leur sont adressées par le ministère du Commerce ou par l’Office national du Commerce extérieur et, de plus, de leur donner spontanément des conseils, avis et communications de toute nature susceptibles de contribuer au développement de l’industrie et du commerce français à l’étranger.

D’une manière générale, leurs informations doivent porter sur l’état des marchés de la région habitée par le conseiller ou avec laquelle ce dernier entretient des relations d’affaires ; sur les débouchés qu’y pourraient trouver tels ou tels produits de l’industrie française ; sur les améliorations dont seraient susceptibles leur emballage et leur présentation ; sur les meilleurs représentans ou correspondans qui pourraient en accroître la vente ; sur les usages commerciaux et les conditions de paiement pratiqués sur les places étrangères ; sur les moyens employés par nos concurrens étrangers pour développer leur commerce extérieur ; en un mot, sur tout ce qui pourrait être de nature à faciliter, d’une manière pratique, les transactions commerciales de la France avec la clientèle étrangère.

Les conseillers du Commerce extérieur sont mieux à même que personne de faciliter le placement de nos jeunes nationaux, soit dans nos possessions d’outre-mer, soit dans les pays étrangers. Le gouvernement attache, avec raison, une telle importance à cette partie de leur mission, qu’un décret préparé par M. Trouillot, alors ministre du Commerce, fut signé le 22 avril 1900, et déclara que « sont considérés comme démissionnaires les conseillers du Commerce extérieur n’ayant pas, au cours de leur période de cinq années de fonctions, placé au moins deux Français dans une exploitation, entreprise ou tout autre établissement commercial, industriel ou agricole, situé soit dans une colonie française ou un pays de protectorat, soit à l’étranger. Le premier placement devra être notifié au ministère du Commerce avant l’expiration de la seconde année de fonctions. A titre transitoire, les conseillers actuellement investis de cette qualité ne sont astreints qu’au placement d’un seul Français ; ils devront justifier de l’accomplissement de cette obligation trois mois avant que leurs fonctions soient expirées. » Nous espérons et croyons que cette mesure contribuera à l’expansion de notre commerce extérieur en venant s’ajouter aux efforts déjà faits dans ce sens par l’Office national, par la Société d’Encouragement pour le commerce d’exportation, par l’Union des Associations des anciens élèves des Ecoles supérieures de commerce, enfin par l’Union des employés du Commerce de commission et d’exportation.

Mais si les conseillers du Commerce extérieur sont aujourd’hui au nombre respectable de 1 400, ils se sentaient un peu isolés étant répandus sur la surface entière du globe. M. Henrique Duluc eut l’excellente idée de les grouper en fondant en 1899 le Comité du commerce extérieur composé exclusivement des conseillers du Commerce extérieur. Grâce à l’activité patriotique de ses membres et au dévouement de son secrétaire général, M. Henri Demaria, ce comité jouit aujourd’hui d’une véritable influence et on peut dire que toutes les questions d’actualité qui intéressent le développement de notre commerce extérieur ont été ou sont encore traitées dans ses réunions mensuelles ou dans les remarquables rapports qui ont été rédigés par les différentes commissions qui se répartissent ses travaux. Les résumer, c’est passer en revue les conditions d’ensemble ou de détail, dont dépend la plus ou moins grande expansion commerciale de la France. À ce titre, nous ne saurions trop recommander la lecture de son intéressant Bulletin et des rapports qu’il contient.


IV

L’une des questions les plus actuelles dont le Comité des conseillers du Commerce extérieur a eu à s’occuper est celle des attachés commerciaux. Dès le 12 juin 1906, un rapport très documenté lui fut présenté par M. Maréchal. Après avoir rappelé les communications faites sur ce sujet par MM. Maurel et Guernier au Congrès du Commerce organisé par le Matin, et le rapport de M. Gervais, député, sur le budget du ministère des Affaires étrangères, enfin les délibérations de plusieurs Chambres de commerce, M. Maréchal s’occupait successivement de la nécessité de cette création, du recrutement et des attributions des attachés commerciaux.

Un décret du 3 novembre suivant ne tarda pas à donner satisfaction aux désirs de la communauté commerciale en stipulant dans son article 3 : « Il sera créé, auprès des ambassades et légations de la République à l’étranger, dans la mesure que comportera le développement économique et commercial et dans les limites des crédits budgétaires, des emplois d’attachés commerciaux. Ces agens seront pris dans le personnel diplomatique et consulaire ; ils seront nommés par décret rendu sur la proposition du ministre des Affaires étrangères et contresigné par le ministre du Commerce et de l’Industrie. » Les autres articles du décret donnent au ministre du Commerce le même rôle important que celui qui lui est attribué dorénavant pour les consuls. Tout cela est très bien.

Le 21 janvier 1907, M. Doumergue vint présider lui-même la séance des conseillers du Commerce extérieur qui devait discuter cette question des attachés commerciaux. On sait avec quelle compétence, et quelle activité M. Doumergue s’est occupé, nous pourrions dire a pris l’initiative, des récentes mesures gouvernementales si bien accueillies par notre monde commercial. Avec beaucoup de bon sens le ministre montra qu’il ne serait point pratique de vouloir recruter ces attachés parmi les industriels ou les commerçans. En effet, disait-il, « nous ne pourrions espérer pouvoir les choisir parmi les meilleurs, c’est-à-dire, parmi ceux qui ont réussi et se sont enrichis ; ceux-là ne se soucient pas d’avoir une situation officielle et d’abandonner leurs affaires. Alors il faudrait faire choix parmi ceux qui ont fait de mauvaises ou de médiocres affaires ; on risquerait en outre d’avoir ainsi des hommes trop spécialisés dans un seul genre d’affaires. Mieux vaut s’adresser à un représentant ayant une culture complète parce qu’il pourra plus facilement s’assimiler plus de choses. Il est donc préférable de s’adresser au corps consulaire, mais en exigeant des candidats une grande compétence en matière commerciale. On accroîtra leurs aptitudes en faisant dorénavant une place très considérable aux connaissances industrielles et commerciales dans le programme du concours d’entrée de la carrière diplomatique et consulaire.

« Les attachés devront connaître à fond la langue du pays, et ils devront être maintenus dans ce pays et non pas déplacés au moment où, venant à le bien connaître, leur mission sera d’autant plus féconde. Leur première qualité, ajoutait M. Doumergue, sera de savoir observer, écouter, comprendre et clairement expliquer ce qu’ils auront remarqué. Quand une demande leur sera adressée, il faudra qu’ils sachent rapidement à quel point ils doivent chercher la réponse, à quelle porte du pays étranger où ils se trouvent ils doivent frapper pour obtenir les renseignemens sollicités. Il vous appartiendra, à vous industriels et commerçans qui faites des affaires dans les pays où ils résideront, de leur indiquer, de leur suggérer ce qu’ils doivent faire. Je leur donnerai comme instructions, en ce qui me concerne, de vous écouter, de répondre à vos désirs et de vous donner, aussi exactement que possible, les renseignemens que vous leur demanderez, la besogne fût-elle même un peu terre à terre. »

Dans le discours du ministre du Commerce, tout est à retenir. Parlant des travaux de nos consuls, il dit : « Beaucoup de leurs rapports sont des œuvres remarquables ; cependant, quand on va au fond des choses, quand on essaie d’en extraire des renseignemens tout à fait pratiques et de détail, on les trouve quelquefois difficilement. C’est que ces rapports sont souvent faits à un point de vue beaucoup trop général. Ce sont des articles de revue très intéressans pour les profanes, mais qui ne sont pas toujours très utiles aux commerçans qui s’occupent de chaussures, de lacets ou de tous autres articles spéciaux d’exportation. Sans doute ces commerçans sont intéressés quand ils lisent une étude d’ensemble, quand ils apprennent le mouvement général des affaires d’un pays étranger, quand ils savent que dans tel port il est entré tant de bateaux, que les échanges entre tel et tel pays se sont chiffrés par tant de millions ; mais ils aimeraient trouver aussi dans ces rapports comment ils pourront vendre leurs chaussures ou leurs lacets, quelle catégorie de cliens est susceptible de les leur acheter, quelles conditions de transport leur seront faites, comment travaille la main-d’œuvre qui les concurrence. Il nous faut des rapports qui entrent dans le détail intime des choses, qui disent, par exemple, comment on doit emballer les marchandises, comment on doit les expédier et les présenter pour s’adapter aux goûts et aux habitudes des acheteurs étrangers. Les attachés commerciaux devront faire tout cela et ils le feront si vous le leur dites, si vous dites au ministre du Commerce : Voilà ce que nous désirons savoir. »

M. Doumergue ayant annoncé que le Parlement serait saisi prochainement d’un projet de loi tendant à la création de six nouveaux postes d’attachés commerciaux (il en existe déjà deux : l’un plus ancien, à Londres, rempli d’une façon tout à fait remarquable par M. Jean Périer, l’autre tout récent aux Etats-Unis), demandait au Comité des conseillers du Commerce extérieur de lui indiquer par ordre d’importance les pays qu’il serait désirable de choisir pour leur résidence. À cette question, M. Jules Delagrange répondit, dans un rapport longuement motivé, présenté au nom des conseillers du Commerce extérieur, qu’après les créations déjà faites à Londres et à New-York, c’était d’abord en Allemagne qu’il fallait envoyer un attaché commercial. Puis devaient venir les pays d’Orient (Turquie d’Europe et d’Asie, Égypte), ensuite les pays latins de l’Amérique du Sud (République Argentine, Brésil), puis la Russie. Un seul attaché s’occuperait des Pays-Bas, du Danemark et des pays Scandinaves. Enfin nos intérêts dans l’Amérique Centrale seraient efficacement secondés par un même attaché qui étendrait son activité sur toute la côte du Pacifique (Mexique, Guatemala, Colombie, Venezuela, Equateur, Pérou). Il nous reste maintenant à attendre le vote du projet de loi présenté à la Chambre des députés. Nous ne quitterons toutefois pas ce sujet sans nous féliciter de la mission qui vient d’être confiée à notre distingué et dévoué ministre plénipotentiaire, M. Charles Wiener, qui part pour étudier dans toute l’Amérique du Sud les meilleurs moyens d’y développer nos affaires commerciales.

L’économie politique nous enseigne avec justesse que chaque pays devrait produire uniquement les marchandises pour lesquelles il est le mieux partagé par la Providence, et que, par le libre-échange universel, l’humanité tirerait grand avantage de ce système de répartition du travail. Nous sommes loin de cet idéal, et alors que les progrès de la civilisation tendent à rapprocher les peuples et à supprimer les distances, toutes les nations se barricadent à l’envi derrière des droits de douane de plus en plus élevés. Pour compenser dans la mesure du possible les inconvéniens qui en résultent, et cela, bien entendu, d’une façon fort insuffisante, nous n’avons en France que les admissions temporaires. Comme leur nom l’indique, elles consistent en une série d’opérations dont le but est de placer le fabricant dans la situation où il se trouverait si les lignes de douane n’existaient pas, pour l’achat des produits étrangers qu’il destine à être transformés ou à recevoir un complément de transformation avec l’obligation de les réexporter ensuite. Ce régime a été inauguré par la loi du 5 juillet 1836 et il a malheureusement subi, depuis lors, bien des modifications qui en entravent le fonctionnement.

Les autres nations ont préféré établir chez elles les ports francs ou les zones franches. Que faut-il entendre pas ces mots ? C’est, ainsi que le dit excellemment M. Anatole Lévy, un port ou plus ordinairement une fraction d’un port que l’on considère, au point de vue fiscal, comme ne faisant pas partie du territoire national et où les marchandises peuvent être en conséquence débarquées, manipulées, travaillées et finalement réexportées en dehors de toute ingérence de la douane. Des établissemens industriels peuvent même fonctionner dans la zone franche. La limite douanière est marquée sur terre par des grilles en fer et sur mer par des barrières flottantes, la douane se Rome à surveiller le périmètre et les issues et à s’opposer aux introductions prohibées ou frauduleuses.

Ces institutions existent notamment en Allemagne, en Danemark, en Italie et en Autriche. Quant aux ports anglais, on peut, à raison du régime économique existant, les considérer tous, en fait, comme des ports francs. L’Allemagne est fière du succès croissant et absolument remarquable de ses zones franches de Hambourg et de Brème ; elle a concédé les mêmes privilèges à Emden, Geestmunde, Cuxhaven, Stettin et Dantzig. Le port franc de Copenhague est d’organisation relativement récente ; il a été créé par une loi de 1891 et n’a été ouvert qu’en 1894, mais sa prospérité est déjà considérable. Nous n’étonnerons personne en disant que Gênes a son « deposito franco » moins bien organisé, il est vrai, que les ports allemands, car on n’y trouve pas d’établissemens industriels spéciaux pour l’exportation, mais tous les produits qui y sont déposés peuvent y subir les manipulations utiles pour leur réexportation. Les côtes de l’Adriatique ont leurs deux ports francs : Trieste et Fiume, et, d’une façon générale, les principaux ports qui ont été dotés de cette institution en ont tiré de grands avantages ; les marchandises y ont afflué, des horizons nouveaux se sont ouverts à l’activité des armateurs et des négocians ; les transactions se sont multipliées, les produits s’achetant avec les produits ; le fret devenu plus abondant s’est trouvé tout de suite moins cher ; de là un remarquable accroissement de trafic et un redoublement de vie commerciale. Aussi peut-on affirmer sans crainte d’être taxé d’exagération que cet organisme a exercé une influence heureuse sur la prospérité économique de ces pays.

De 1870 à 1899, Hambourg a progressé de plus de 6 millions de tonnes, Gênes de plus de 3 millions, Brème de 1 750 000 ; pendant ce temps, si Marseille présente un gain de 2 750 000 tonnes, le Havre ne s’est accru que de 969 000 tonnes, et Bordeaux de 457 000. Les résultats de l’expérience sont donc concluans et justifient d’une façon indéniable l’établissement de la franchise. Notre intérêt nous commande de mettre à profit cette institution, afin de donner une impulsion salutaire à notre commerce extérieur et de ranimer notre marine marchande.

Pourquoi ne le faisons-nous pas ? Uniquement parce que chez nous la Chambre des députés perd son temps et abuse du nôtre en interpellations inutiles, oiseuses et qui, malheureusement, passionnent l’opinion publique et servent d’aliment journalier et facile à une presse désireuse de soutenir la curiosité de ses lecteurs sans grands efforts pour ses rédacteurs. Les avertissemens n’ont cependant pas manqué. M. Charles-Roux a traité longuement ces sujets dans ses rapports sur les budgets du ministère du Commerce de 1897 et 1898, dans son livre de la même époque sur la marine marchande, enfin dans sa brochure plus récente sur les meilleures conditions de l’établissement d’un port franc, travail aussi remarquable par son côté historique que par ses conclusions pratiques. Le comité des conseillers du Commerce extérieur avait, dès 1899, constitué une commission spéciale pour l’étude de la création de zones franches, non seulement dans la Métropole, mais encore dans les colonies. M. Ch. Depincé fit à cette occasion un rapport concluant qu’il compléta encore en 1903 ; puis ce fut le tour de M. Anatole Lévy en 1905. Du côté de la Chambre des députés, deux propositions de loi furent déposées en 1899, l’une par M. Brunet, l’autre par MM. Thierry, Rispal, Brindeau et Jourde. Enfin le gouvernement lui-même déposa, le 4 avril 1903, un projet mûrement étudié, signé par M. Trouillot, ministre du Commerce, M. Rouvier, ministre des Finances et M. Maruéjouls, ministre des Travaux publics. Ce projet est précédé d’un exposé des motifs si convaincant que nous lui avons emprunté la plupart de ses argumens. Il a même donné lieu à un rapport très remarquable de M. Chaumet, député de Bordeaux. Et par la faute de nos mœurs politiques, ce projet de loi dort… et nos ports aussi !

Au nombre des mesures que certains pays ont prises pour accroître leur commerce extérieur, il faut citer les musées commerciaux. L’Autriche nous en offre un modèle à Vienne ; Bruxelles possède le sien depuis une trentaine d’années, et quelques-unes de nos villes de province ont fait de louables efforts dans ce sens ; mais il faut reconnaître que, partout, ces musées sont peu fréquentés et il semble que l’avenir soit plutôt vers la reprise d’une coutume bien ancienne, aussi générale autrefois que restreinte aujourd’hui : nous voulons parler des grandes foires périodiques. Si le nom de Beaucaire est encore dans nos familles l’occasion de lointains souvenirs et de gaies anecdotes, on ne peut guère citer de nos jours que Nijni Novgorod et Leipzig où se tiennent des foires de ce genre. Leur grand succès serait cependant de nature à stimuler des imitations. Pour ce qui est de Leipzig, les marchandises s’y livraient autrefois immédiatement après l’achat ; aujourd’hui, c’est une foire d’échantillons, une « Musterlagermesse, » un rendez-vous des commissionnaires du monde, et l’on sera peut-être surpris de savoir que, s’il y avait 1 400 exposans en 1895, le nombre en a été porté en 1906 à 3 150 qui ont été visités par plus de 30 000 commerçans de tous les pays.

Encouragée par cet exemple, on dit que la ville d’Anvers se prépare à inaugurer sa grande foire en septembre prochain ; mais, s’il est un endroit indiqué pour un pareil rendez-vous mondial, ce devrait être Paris ! Deux tentatives ont été faites en 1905 et 1906 ; elles ont eu le tort de ne comprendre que des articles de détail, modes, parfumeries, etc. Le succès viendra sans doute très considérable le jour où les grandes industries y participeront et où l’on pourra présenter quelque chose d’aussi attirant que nos dernières expositions d’automobiles. Les personnes que cette question intéresserait dans ses détails pourront consulter avec fruit le rapport de M. Jules Bloch au Comité du Commerce extérieur et la lettre adressée par M. Gabriel Fermé à la Chambre des négocians commissionnaires et du Commerce extérieur.

Enfin, nos affaires d’importation et d’exportation seraient certainement favorisées par la création à Paris d’une Bourse du Commerce extérieur, à l’instar de celles de Hambourg, d’Anvers et de Bruxelles, qui rendent de si grands services en centralisant toutes les nouvelles et en permettant aux négocians de se rencontrer et de traiter leurs affaires sans la moindre perte de temps.. M. Schnerb et M. Pector, tous deux conseillers du Commerce extérieur, cherchent en ce moment à réunir les capitaux nécessaires à la fondation de ce qu’ils appellent le Marché extérieur et colonial de France ; nous leur souhaitons de réussir.

L’Allemagne doit une partie des succès de son commerce d’exportation à la remarquable organisation de ses banques. Grâce à elles, les exportateurs peuvent offrir à leur clientèle, et cela sur une grande échelle, des crédits de six et neuf mois, quelquefois plus longs encore. Chez nous, au contraire, la grande banque d’affaires commerciales n’existe pas. Nous n’avons pas l’organisme qui, par des escomptes de papier très longs ou par des réescomptes successifs et assurés, permettrait à nos exportateurs de faire de longs crédits, soit directement, soit par l’entremise des banquiers privés qui les soutiendraient volontiers, mais à la condition de n’être point obligés pour cela d’immobiliser leur propre capital. Nos négocians ne trouvent à escompter que du papier à quatre-vingt-dix jours au maximum. Nous avons bien nos banques coloniales, mais elles sont spéciales à certaines de nos possessions et ne viennent pas en aide au commerce d’exportation vers l’étranger proprement dit ; elles sont établies, du reste, sur les mêmes principes d’escompte du papier à échéance relativement courte. Nos grands établissemens de crédit devraient, sous ce rapport, se souvenir que noblesse oblige ! Nous ne voulons certes point leur interdire de placer à l’étranger une partie des immenses dépôts que le public leur confie ; il est même bon qu’ils, sachent profiter des taux d’intérêts plus élevés qu’ils y trouvent. Mais tout en favorisant ainsi indirectement la concurrence que les commerçans et les industriels étrangers font aux nôtres pour le commerce extérieur, nos établissemens de crédit devraient, parallèlement, organiser, en France même, le crédit à long terme nécessaire à nos exportateurs ; ils en seraient récompensés par les taux avantageux auxquels ils placeraient ; les capitaux qu’ils y consacreraient. Nous ne rééditeront pas ici la récente brochure que Lysis a intitulée : « l’Oligarchie financière de la France, » et dans laquelle il blâme la haute finance de porter tous ses efforts vers le placement chez nous d’emprunts étrangers à des taux d’intérêt de plus en plus réduits. Nous n’en reconnaissons pas moins que le gouvernement pourrait et devrait, sans doute, provoquer une entente entre les établissemens de crédit et la Banque de France, soit pour l’organisation d’une branche de crédit spécial à l’exportation, soit pour la création et le fonctionnement d’une grande banque d’affaires commerciales.

Nous avons assez rendu justice aux efforts faits par les derniers ministères en faveur de nos institutions commerciales pour être à l’aise en les critiquant, d’autre part, de la façon la plus vive sur le cœur léger avec lequel ils assistent à l’exode des capitaux français vers l’étranger. Il y a là une véritable révocation nouvelle de l’Edit de Nantes dans le domaine économique. A part quelques industries rendues en quelque sorte obligatoires par les progrès de l’électricité et par l’invention des automobiles, on ne construit plus de nouvelles fabriques en France. Ce fait désolant est dû à deux causes auxquelles le gouvernement pourrait certainement remédier dans une large mesure. Il suffirait de cesser, par des projets de loi intempestifs, d’effrayer, d’épouvanter les détenteurs de capitaux qui refusent aujourd’hui de placer leur argent en France et ne songent qu’à le mettre en sûreté à l’étranger. Il faudrait aussi rappeler fermement aux syndicats ouvriers et surtout à la Confédération générale du travail que, si les grèves sont légitimes, lorsqu’elles ont pour objet des intérêts professionnels, elles deviennent illégales quand elles revêtent un caractère politique ou ne respectent pas la liberté du travail. Hélas ! les ouvriers ne sont pas les seuls à ne pas comprendre qu’en désorganisant le travail, en empêchant l’expansion de l’industrie, ils tuent la poule aux œufs d’or !

Pour achever notre étude, il ne nous reste plus qu’à parler des sociétés diverses qui s’intéressent aux questions que nous avons traitées, aux mesures que nous avons préconisées. Elles sont assez nombreuses. Nous citerons, outre le Comité des conseillers du Commerce extérieur, la Fédération des industriels et commerçans français, présidée par M. André Lebon, la Société d’Economie industrielle et commerciale, présidée par M. Georges Lamaille, la Société des Industriels et commerçans de France, dont le président est M. Menier et le secrétaire général M. Hayem, la Chambre de commerce d’exportation, présidée par M. Fournier, la Chambre des Négocians commissionnaires et du Commerce extérieur, présidée par M. Stetten, la Chambre syndicale des Importateurs et Exportateurs de France, présidée par M. Louis Gautreau, enfin les trois grands groupemens de chambres syndicales dirigés respectivement par MM. Pinard, Muzet et Expert-Bezançon.

En résumé, et pour terminer, nous dirons que la France ne doit point s’effrayer des progrès considérables faits par le commerce et l’industrie dans les pays qui nous entourent. Nous avons un élément que nos rivaux ne nous enlèveront pas, c’est le sentiment artistique que nous savons introduire dans tous nos produits. Il faut aussi tenir compte du réveil qui se manifeste depuis quelque temps parmi nos négocians, nos conseillers du Commerce extérieur, nos consuls, nos Chambres de commerce en France et à l’étranger, enfin, des efforts très remarquables de notre ministère du Commerce et de notre ministère des Affaires étrangères. A notre excellent Office national du Commerce extérieur, que nous allons renforcer par l’extension de nos attachés commerciaux, nous devrons ajouter, dans un avenir aussi prochain que possible, l’amélioration matérielle de nos grands ports, la création de zones franches, de foires dans le genre de celle de Leipzig, d’une Bourse à Paris du Commerce extérieur et surtout d’une Banque du Commerce d’exportation. Mais, au-dessus de toutes ces mesures, nous devons nous efforcer de modifier nos mœurs politiques et notre système d’éducation nationale, car, pour nous, le mot de la Fin sera, une fois de plus : tant valent les hommes, tant valent les choses !


JACQUES SIEGFRIED.