L’Expédition du lieutenant Schwatka dans les régions arctiques

L’Expédition du lieutenant Schwatka dans les régions arctiques
Revue des Deux Mondes3e période, tome 57 (p. 679-690).
L'EXPEDITION
DU
LIEUTENANT SCHWATKA
DANS LES REGIONS ARCTIQUES

Le 20 avril de cette année, la Société de géographie décernait publiquement une médaille d’or à un Américain d’origine polonaise, M. Frédéric Schwatka, né dans l’Illinois le 29 septembre 1849, ancien élève de l’école militaire de West-Point et officier au 3e régiment de cavalerie. Également sensible à tous les genres de mérite, la Société de géographie a récompensé plus d’une fois de hardis explorateurs qui avaient frayé au commerce des routes, nouvelles et lui avaient ouvert de nouveaux débouchés. Elle a récompensé avec le même empressement quelques-uns de ces voyageurs moins, utiles, mais non moins admirables, qui n’ont pas d’autre passion qu’une héroïque curiosité et dont les expéditions ne profitent qu’à la science. M. Schwatka se pouvait dans un cas particulier. Assurément son audacieux voyage de deux ans dans les régions circumpolaires n’a pas été inutile à la géographie. Chemin faisant, il a rectifié plus d’une erreur, recueilli plus un renseignement, enrichi de détails inédits cette science fort intéressante, mais, fort sévère, qu’on a baptisée du nom d’arcticologie. Mais en se rendant à la Terre du roi Guillaume, il avait un but spécial, une enquête à faire, à laquelle il a dû tout subordonner. Il était parti en juge d’instruction, il a passé son temps à ramasser des pièces justificatives, à entendre et à récoler des témoins, et il est revenu sachant à peu près ce qu’il voulait savoir. Lessing disait qu’il avait plus de plaisir à courir après le lièvre qu’à le manger. Sur ce point, M. Schwatka ressemble peut-être à Lessing. Amoureux de sa recherche, il lui en a peu coûté de parcourir sur un espace de plus de 5,000 kilomètres ces solitudes glacées où l’Esquimau seul peut vivre. Si les résultats scientifiques de son expédition semblent un peu maigres, ne répondent pas tout à fait à la grandeur de l’effort, on ne saurait trop admirer la persévérance, l’énergie de volonté, l’esprit de combinaison, la gaîté dans le courage, l’autorité dans le commandement dont il a eu besoin pour revenir vivant de son aventure et pour ramener sains et saufs ceux qui s’étaient associés à sa fortune.

On ne le sait que trop, sir John Franklin était parti le 19 mai 1845 pour une campagne dans les régions arctiques avec les deux navires l’Erebus et la Terror. Il était parti et n’était pas revenu. Dès 1847, on commença à s’inquiéter, à s’émouvoir. Lady Franklin, le gouvernement anglais, la compagnie de la baie d’Hudson armèrent des bâtimens, les envoyèrent aux nouvelles. Ces bâtimens revinrent, mais ils n’avaient rien vu, rien entendu. Les tentatives succédèrent aux tentatives. Ce ne fut qu’en 1857 que le capitaine Mac-Clintok, arrivant par les détroits de Barrow et de Bellot au nord de la Terre du roi Guillaume, y découvrit des épaves, des vêtemens, quelques lignes écrites de la main du capitaine Crozier, le second de Franklin. C’était au mois de mai, tout le pays était sous la neige, les recherches furent incomplètes. En 1869, un Américain aussi résolu qu’avisé, M. Hall, visita les mêmes parages ; il en rapporta un squelette qui fut reconnu pour celui du lieutenant de l’Erebus. Il avait causé avec les Esquimaux et recueilli de leur bouche la nouvelle que des papiers, des livres de bord avaient été ensevelis quelque part sous un cairn ou amas de pierres. Était-ce vrai ? était-ce faux ? Le seul moyen de s’en assurer était de se résoudre à passer un été dans la Terre du roi Guillaume. C’est ce que voulut faire en 1874 le capitaine Young, qui partit à cet effet sur le yacht Pandora ; mais il fut arrêté en chemin par les glaces, et peu s’en fallut qu’il n’y restât prisonnier. Comme l’a dit M. le comte de Turenne dans l’intéressant rapport qu’il a lu le 20 avril à l’assemblée générale de la Société de géographie : « Il était réservé à M. Schwatka de déterminer d’une façon presque absolue les étapes douloureuses de la route parcourue par les équipages de l’Erebus et de la Terror, alors qu’ils essayèrent de quitter ces régions glacées où ils avaient hiverné trois ans, de rendre les derniers devoirs à leurs ossemens blanchis, demeurés épars sur les côtes de la Terre du roi Guillaume et de la péninsule Adélaïde, de nous éclairer enfin sur l’inutilité de recherches nouvelles pour trouver des documens certainement disparus aujourd’hui. »

Ce n’est pas un sort enviable que de passer deux ans dans un pays où le soleil s’élève à peine au-dessus de l’horizon, où il y a des jours de six semaines et des nuits qui ne finissent pas, où, dès le mois d’août, la terre se couvre de neige et la mer de glace. « Cette neige qui recouvre le sol, a dit M. de Turenne, affecte parfois la forme de grêlons minuscules qui n’ont aucune cohésion entre eux. Elle ressemble alors à du sable très fin qui se dérobe sous les pieds et se soulève en tourbillons… Je ne parlerai que pour mémoire, ajoutait-il, de la rareté des habitans dans ces parages désolés où la créature humaine n’a pas de pire ennemi que la nature, qui lui fait une guerre sans trêve ni merci. Je me bornerai à signaler les ouragans, les tempêtes marquant les changemens de saison, la rigueur inouïe du froid, qui viennent s’ajouter aux fatigues, aux privations de toute espèce, et vous reconnaîtrez sans peine avec moi que celui-là seul dont le cœur bien trempé est à l’abri de toute défaillance, dont la patience égale le courage, peut triompher de tous ces obstacles. Votre commission, en décidant que la médaille d’or du prix de La Roquette serait offerte au lieutenant Schwatka, a voulu lui rendre un témoignage éclatant de notre estime, de notre admiration. »

Ce fut le 19 juin 1878 que le schooner Eothen, sous les ordres du capitaine Barry, appareilla pour transporter M. Schwatka de New-York dans la baie d’Hudson. Le lieutenant emmenait avec lui un colonel de la milice, M. Gilder, et un ingénieur civil, M. Klutschak, Bohême de naissance. Ils ont écrit tous deux une relation de leur voyage, l’un en anglais, l’autre en allemand[1]. L’expédition comprenait en outre un baleinier expérimenté et un Esquimau connu sous le nom de Joe, qui devait servir d’interprète. M. Schwatka avait décidé que, pour atteindre la Terre du roi Guillaume et y passer un été, il fallait s’y rendre en traîneau. Il avait décidé aussi que, pour réussir à vivre dans un climat dont les rigueurs ne sont supportables qu’aux seuls Esquimaux ou Innuits, il était nécessaire d’adopter leurs mœurs, leurs usages, leurs manière de vivre, qu’il fallait devenir Esquimau soi-même. En conséquence, à peine débarqué, M. Schwatka fit camper son monde en face de l’Ile du Dépôt, à peu de distance du golfe de Chesterfield, situé entre le 63e et le 64e degré de latitude nord. On s’établit dans ce campement comme dans une maison d’éducation, on s’y installa de son mieux, on y passa l’automne et l’hiver ; tout ce temps fut employé à s’acclimater, à s’aguerrir.

Pour devenir un véritable Esquimau, il faut oublier beaucoup de choses, en apprendre beaucoup d’autres. Le premier point est de regarder comme inutile tout ce qui n’est pas rigoureusement nécessaire et de renoncer à tous les agrémens de la vie, même à ce luxe élémentaire qu’on appelle la propreté. Les gens qui ne sauraient être heureux en étant sales ne seront jamais que des Esquimaux fort incomplets et feront bien de ne pas entreprendre le voyage de la Terre du roi Guillaume. Tout au moins devraient-ils s’accoutumer à se vêtir de peaux de rennes, appliquées à cru sur la peau et à considérer comme une vaine superstition l’habitude de mettre une chemise. Si vif, si pénétrant que puisse être le froid, quand on est couvert d’une double pelisse, on ne peut se mouvoir sans transpirer, la chemise se mouille et, au premier moment de repos, elle se gèle sur le corps.

Il faut apprendre aussi à subsister comme les Esquimaux, non de provisions savamment préparées qu’on aurait beaucoup de peine à transporter avec soi, mais de ce qu’on trouve sur sa route, en comptant sur les heureux hasards de la pêche et de la chasse. A l’allée connue au retour, M. Schwatka et ses compagnons ne tuèrent pas moins de cinq cent vingt-deux rennes, sans parler du reste. Ils apprirent aussi à savourer la chair du phoque et du morse. « Le phoque était notre bœuf, le morse était notre mouton, » dit M. Gilder, et M. Klutschak affirme, de son côté, qu’il n’est pas dans la cuisine civilisée de mets aussi tendre que la peau noire d’une jeune baleine, pourvu qu’elle soit très jeune. Tout cela doit être cuit à la flamme d’une lampe, qui sert du même coup à sécher les chaussures et les bas mouillés. Mais on n’a pas toujours sa lampe sous la main ; il est des cas où il faut se contenter d’un poisson gelé, ou savoir avaler et digérer une tranche de viande crue. Quant à la boisson, il n’en est pas d’autre que l’eau claire qu’on réussit à puiser dans une rivière, en cassant la glace qui la recouvre et qui a souvent jusqu’à sept pieds d’épaisseur. Il arrive parfois qu’on exécute ce grand travail sans rien trouver. C’est une cruelle déception, car dans les pays circumpolaires la soif est aussi consumante que dans les sables de l’Afrique. Les indigènes, qui savent choisir leur endroit et deviner l’eau sous la glace, ne laissent pas de s’y tromper. Aussi ne promettent-ils jamais rien. On a beau le presser de questions, ils répondent modestement : « Sugami, omiesuk : je crois, mais je ne sais pas. »

L’homme qui veut devenir un Esquimau doit apprendre à bâtir des iglous, ou maisons de neige. C’est un art savant, compliqué. Il faut avoir le compas dans l’œil et n’être pas manchot pour construire en quelques heures avec des plaques de neige, symétriquement découpées et assemblées en spirale, une hutte en forme de dôme, en ayant soin d’y ménager un trou par lequel on entre et on sort à quatre pattes. Dans un des coins de cette hutte on dresse une plate-forme, qui sert de dortoir. Les lits sont tout simplement des sacs en peau de renne, et la sensation qu’on éprouve en s’y fourrant n’est pas agréable. L’Esquimau lui-même frissonne, s’écrie : Iki ! — et ramène ses genoux jusqu’à sa bouche, le sac jusqu’à ses oreilles. Mais, au bout de quelques minutes il s’encourage, s’étend, s’allonge, remette nez à l’air, allume sa pipe. Au surplus, on se réchauffe les uns les autres. Un dortoir n’est jugé confortable que lorsqu’on y est pressé comme des harengs en caque et que personne ne peut se retourner dans sa peau de renne sans obliger ses voisins à se retourner aussi. Avec un peu d’habitude on finit par s’endormir. On en vient même, comme M. Klutschak, à bénir le premier inventeur des maisons de neige et des sacs à dormir ; on reconnaît comme lui a que le monde boréal a autant d’obligations à ce grand homme que le monde civilisé à l’inventeur de la machine à vapeur. » Les iglous ont cependant un inconvénient. Lorsqu’ils ont été longtemps habités ou qu’on y reçoit de trop nombreuses visites, la température s’élève quelquefois au-dessus de zéro et le dôme commence à fondre. Un jour que M. Klutschak écrivait son journal, il fut dérangé dans son travail par de grosses gouttes qui tombaient incessamment sur son cahier. Quelques heures plus tard, ce cahier était un bloc de glace.

Enfin, pour devenir un véritable Esquimau, il faut être un intrépide marcheur et ne compter que sur son pied gaillard pour gagner l’étape. Quant au bagage, on le charge sur un traîneau attelé de chiens. Les attelages de neuf ou de quinze chiens ne sont pas commodes à gouverner. On ne fait bien que ce qu’on aime à faire, et le chien, qu’il vive en Europe ou dans le voisinage de la baie d’Hudson, n’a jamais pu se convaincre qu’il fût né pour tirer. Aussi tirer-t-il de mauvaise grâce. Chacun va de son côté, on se pousse, on se cogne, on se bouscule, les traits d’inégale longueur s’emmêlent, c’est une affaire de débrouiller ces inextricables nœuds.

Il ne faut pas médire des chiens des Esquimaux, ils rendent à leurs maîtres d’inappréciables services. Condamnés à faire un métier qu’ils détestent, ils sont gauches dans leurs mouvemens, mais ils font ce qu’ils peuvent. Ils ont ce genre de courage entêté que les Anglais appellent pluck, ils vont tant qu’ils peuvent aller ; quand ils tombent, c’est qu’ils sont au bout de leurs forces et qu’ils se sentent mourir. À quelles épreuves ne met-on pas leur vertu ! On les fouaille sans miséricorde. La mèche du fouet de l’Esquimau a quelquefois trente pieds de long ; elle s’enroule, elle se déroule en sifflant comme un serpent, rien ne résiste à ses morsures. Il en résulte qu’il y a dans l’Amérique boréale beaucoup de chiens borgnes ou essorillés. On reproche à ces pauvres bêtes d’avoir peu de respect pour le bien d’autrui, trop de goût pour la grande et la petite rapine. D’habitude, on ne les nourrit que de deux jours l’un, et quand les vivres sont rares, il leur arrive de jeûner pendant une semaine entière, sans autre ressource que ce qui leur tombe sous la dent ; mais que trouver dans la neige ? Aussi faut-il faire bonne garde, protéger contre leur voracité le magasin aux provisions, la graisse de poisson destinée aux lampes ou même les vêtemens en peau de phoque, car tout leur est bon pour tromper leurs affreuses fringales. Ils savent cependant à quels rigoureux châtimens ils s’exposent si on les surprend dans leurs maraudes ; mais l’appétit est le plus fort. En se jetant sur leur butin, ils mêlent à leurs cris de joie des hurlemens de douleur. C’est une façon de dire : « Nous savons ce qui nous attend ; mais advienne que pourra et que je ciel nous assiste ! »

Le 1er avril 1879, le camp fut levé, on se mit en route. La caravane se composait de quatre blancs, de trois traîneaux, de quarante-deux chiens et de treize Esquimaux. Dans le nombre figurait un nommé Tuluak, qu’accompagnaient sa femme et son enfant, âgé de huit ans. On avait eu l’occasion de le mettre à l’essai, on avait reconnu que cet incomparable chasseur était un homme de ressources et d’expédiens, qu’il avait des yeux qui voyaient tout, des mains qui travaillaient toujours, des jambes toujours prêtes à trotter, que son dévoûment. ne se refusait à rien. M. Klutschak, comme M. Gilder, affirme que Tuluak n’est pas seulement un Esquimau comme il y en a peu, mais un homme comme il n’y en a guère, et que son infatigable industrie les a tirés de plus d’un pas périlleux.

On se dirigea au nord-ouest, à travers un pays granitique, où les chaînes de collines alternent avec les plateaux et que parcourent des troupeaux de rennes et de bœufs musqués. On s’appliquait à suivre autant qu’il était possible le cours des rivières et des ruisseaux, dont la glace polie se prêtait mieux au traînage. On ne rencontrait jamais un campement d’indigènes sans s’assurer s’il en était parmi eux qui eussent jadis entendu parler de la Terror et de l’Erebus. Au mois de mai, M. Schwatka atteignit la péninsule Adélaïde. Près du cap Richardson, il entra en pourparlers avec une tribu de Netchilliks, dont quelques-uns se rappelaient l’expédition Franklin et une horrible catastrophe où avaient péri des blancs. Ils désignèrent l’endroit où les derniers survivans avaient succombé. On y avait trouvé, sous un canot dont la quille était en l’air, plusieurs squelettes, des débris de vêtemens, des ustensiles de cuisine, des montres, des papiers, des livres. On s’était partagé les ustensiles ; les livres comme les montres avaient été abandonnés aux enfans et leur avaient servi de jouets. C’en est fait, ces précieux livres de bord, où tant d’observations précieuses avaient été consignées par des hommes qui allaient mourir, ne se retrouveront jamais. Arrivé dans la Terre du roi Guillaume, M. Schwatka divisa sa petite troupe en trois pelotons, dont chacun poussa une reconnaissance. L’été commençait, la glace avait fondu ou ne portait pas, tous les transports devaient se faire à dos d’hommes et de chiens. Le soleil ne se couchait plus ; à peine l’extrémité inférieure de son disque avait-elle touché l’horizon qu’il remontait, et son importune lumière causait des impatiences nerveuses, des lassitudes. On avait peine à dormir ; parvenait-on à s’assoupir, on était réveillé en sursaut par des aboiemens de chiens qui semblaient protester contre la fastidieuse longueur d’un jour de plusieurs semaines.

On ne laissait pas de poursuivre son enquête ; cap après cap, on releva toute la côte jusqu’au promontoire Félix. M. Klutschak découvrit le camp où s’était établi, en avril 1848, le capitaine Crozier, qui, après la mort de Franklin, avait pris le commandement d’équipages décimés par le scorbut. Près de là, une tombe ouverte contenait un squelette incomplet, qu’une médaille d’argent fit reconnaître pour celui du lieutenant Irving, le troisième officier de la Terror. Plus on avançait, plus les investigations devenaient minutieuses. On put reconstruire après trente ans toute l’histoire de ces prisonniers des glaces, qui, affaiblis par les privations, avaient vainement tenté de se frayer un passage jusqu’aux terres habitables. On les suivait pas à pas dans leur lamentable odyssée, on se disait : « Là, ils avaient encore de l’espérance ; ici, ils n’en avaient plus. Jusqu’à tel endroit, ils ont marché en troupe, ils obéissaient à un chef ; plus loin, ils se sont dispersés ; à tous leurs maux était venue se joindre l’indiscipline, qui est la fin de tout, et chacun ne songeait plus qu’à soi. » On crut même reconnaître à certains indices que les Esquimaux avaient dit vrai, qu’un jour ces affamés avaient commencé à se manger les uns les autres.

Plus heureux que les compagnons de Franklin, M. Schwatka a prouvé qu’on peut revenir à pied de la Terre du roi Guillaume ; mais il en coûte cher. Que de labeurs ! que de lassitudes ! quelle dépense sans cesse renouvelée de résolution et de volonté ! Pour atteindre l’embouchure du fleuve du Grand-Poisson et regagner de là les bords de la baie d’Hudson, la petite caravane dut cheminer pendant des mois dans la saison où le soleil ne se montre guère et braver toutes les horreurs d’un hiver exceptionnellement rigoureux. Des ouragans de neige qui rendaient, tout impossible, des haltes forcées de quinze ou de vingt jours, des vivres depuis longtemps épuisés, des rennes qui prenaient si bien leurs précautions qu’il fallait des journées entières pour les tuer, des bandes de loups faméliques, renouvelant sans cesse leurs assauts, des chiens à bout de forces et de souffle qui mouraient l’un après l’autre, voilà de quoi fatiguer le plus obstiné courage. Jamais expédition arctique ne fut exposée à des froids plus intenses et d’aussi longue durée. Le thermomètre resta durant vingt-sept jours au-dessous de 51 degrés centigrades, durant seize jours au-dessous de 55. A moins d’être un parfait Esquimau, on n’affronte pas impunément de telles températures. Quel supplice, en arrivant à l’étape, que les heures d’attente qu’il faut subir avant que les maisons de neige soient bâties ! Quel travail ne doit-on pas s’imposer pour allumer une pipe ! Quel savoir-faire, quelle industrie n’est pas nécessaire pour faire brûler une allumette ! L’allumette est gelée, la pipe est gelée, il faut au préalable les dégeler, et, pendant ce temps, un Esquimau s’approche de vous, et vous dit avec un charmant sourire : « Tling-yack quark ; Prends garde à ton nez, il est en tram de se prendre. »

Quand on est Allemand, 55 degrés de froid n’empêchent pas de rêver : « Absorbé dans mes pensées, nous dit M. Klutschak, je m’étais un soir éloigné à petits pas de notre campement ; sans m’en apercevoir, j’avais fait le tour d’une colline voisine, et je finis par m’asseoir sur une grosse pierre. J’apercevais de là nos maisons de neige, et je contemplais le firmament semé d’étoiles. La lune m’étonnait par sa pâleur ; on eût dit qu’elle refusait de se mettre en frais pour éclairer cette triste partie du monde. Les rochers qui m’entouraient, les ombres qu’ils projetaient, les reflets bleuâtres de la neige, le repos sépulcral qui régnait partout agissaient sur mon imagination et sur mon cœur. Pas un souffle de vent, pas un appel d’oiseau, pas un bruit ne se fait entendre, et je me sens troublé, comme oppressé par un cauchemar. Le silence qui m’enveloppe pèse sur moi, il pèse sur la pierre où je suis assis, sur la rivière, sur la crête des collines. C’est autre chose qu’une simple absence de bruit, c’est une force, c’est une puissance, c’est un mystère. Ce silence profond a la majesté, la triste grandeur de ces contrées dont il exprime la solitude, la désolation et la nudité ; c’est dans toute l’étendue du terme le silence terrible de la nuit polaire. Je me sens seul, abandonné, je me lève et le bruit de mes pas sur la neige durcie me fait tressaillir ; mon oreille vient de percevoir un son, c’est comme un retour à la vie et le fantôme s’est évanoui. Les lampes allumées dans notre campement envoient jusqu’à moi de vagues et pâles clartés qui m’attirent, et le chant monotone des femmes, les piailleries des enfans, aussi bien que l’odieux ronflement des Esquimaux, sont une musique qui me plaît. La simple et misérable hutte de neige me devient une chère pairie ; après que j’en ai franchi l’entrée en me traînant sur mes genoux et mes mains, je reconnais tout le prix de la société des hommes. » Un poète prétendait qu’en Chine l’homme et la nature ne peuvent se regarder sans rire, mais qu’ils sont l’un et l’autre trop civilisés pour rire tout haut. Dans les régions boréales, personne ne rit ; la nature se tait et l’homme est grave. Il se sent à la merci d’une puissance ennemie et sournoise, qui le prendra quelque jour à ses embûches.

En se retrouvant sur les bords de la baie d’Hudson, qui ne gèle jamais entièrement, la petite caravane éprouva les mêmes transports de joie que les Dix mille quand, du haut du mont Téchès, ils aperçurent le Pont-Euxin et s’écrièrent d’une seule voix : Thalatta ! thalatta ! Mais, pas plus que les Grecs de Xénophon, M. Schwatka et son monde n’étaient au bout de leurs peines. Ils s’étaient flattés de se refaire de leurs longues privations, peu s’en fallut qu’ils ne mourussent de faim. Quand ils avaient débarqué au mois d’août 1878, ils s’en étaient remis au capitaine de l’Eothen, M. Barry, du soin de déposer dans une cachette sûre une partie de leurs provisions. Par une inqualifiable négligence qu’il n’emportera pas en paradis, le capitaine était reparti sans rien laisser. Heureusement il se trouvait là un campement d’indigènes, qui partagèrent avec les arrivans le peu qu’ils avaient. Pendant quelques jours on fut réduit à l’extrémité ; pour tromper sa faim on mâchait des peaux de morses. Mais les morses étaient rares ; chaque matin, on se promettait d’en tuer un, et chaque soir les Esquimaux disaient : Peut-être serons-nous plus heureux demain ! Dans ce cruel état, M. Klutschak ne rêvait plus. Il avait l’estomac si creux qu’il se sentait près de défaillir et n’osait plus même remuer. Il nous confesse qu’il se trouvait bien changé. Il se rappelait que, pendant son séjour dans la Terre du roi Guillaume, où le gibier foisonnait, où l’on n’avait rien de mieux à faire que de se gaver, il avait eu des heures de mortel ennui et que plus d’une fois il eût donné de grand cœur cinq rennes tout entiers, poil et peau compris, pour se procurer un petit et mauvais roman, einen kleinen und vielleicht auch schlechten Roman. Dans la baie d’Hudson, il eût donné tous les classiques allemands pour dix livres de viande.

On ne mourut pas de faim. Un navire baleinier, le George and Mary, commandé par le capitaine Baker, hivernait près de l’île de Marbre. Le capitaine Baker ne ressemblait point au capitaine Barry ; il se conduisit en galant homme, ou trouva chez lui le vivre et le couvert. « Pendant longtemps, nous dit M. Klutschak, le cuisinier du bord fut mon meilleur ami. » Mais M. Klutschak fut imprudent, il ne se défia pas assez de son bonheur, il s’abandonna trop à la joie de se bien nourrir et de passer des journées dans une bonne cabine chauffée par un bon poêle. « Ce changement de vie, dit-il encore, ne nous fut pas favorable. Dans la modestie de notre cœur et de nos pensées, nous considérions comme normale une température de 10 degrés au-dessous de zéro, nous jugions qu’il suffisait de 2 degrés au-dessus pour avoir chaud, et grâce au poêle nous en avions 16. Durant notre séjour de deux années dans le Nord, nous n’avions jamais su ce que c’était que la toux, le rhume, le catarrhe. Dès que nous eûmes refait connaissance avec la chaleur artificielle, nous devînmes plus sensibles aux intempéries, et il nous parut que nous n’étions pas assez vêtus. » Ce ne fut pas tout ; au rhume s’ajoutèrent de douloureuses insolations. Le visage du lieutenant Schwatka enfla du côté droit, M. Klutschak enfla des deux côtés, et les yeux de M. Gilder disparurent dans la graisse ; c’était au prix d’héroïques efforts qu’il réussissait à les ouvrir et à contempler la disgrâce de ses compagnons, qui le consolait un peu de la sienne. On avait retrouvé la civilisation et ses douceurs, on était charmé de ne plus être Esquimau ; mais on pelait et on toussait. L’Esquimau ne craint pas le soleil, l’Esquimau n’est jamais enrhumé.

Tout le long de son voyage, M. Schwatka n’a eu qu’à se louer de ces gens qui ne s’enrhument jamais, et il leur rend justice. Il a eu plus d’une fois l’occasion de s’apercevoir que ces petits hommes rabougris, à la grosse tête et aux membres menus, ont le caractère un peu mou, l’esprit assez court et que leur état social laisse beaucoup à désirer ; mais il les a toujours trouvés débonnaires, hospitaliers, secourables ; il a constaté qu’ils mentent rarement, que lorsqu’ils ont promis, ils sont de parole. Il n’a été trahi que par le capitaine Barry, qui n’est pas un Innuit. Il n’a été trompé que par un seul Esquimau, et nous ayons le regret de dire que le fripon était un prêtre ou ankut, lequel offrit au lieutenant comme une précieuse relique de l’expédition Franklin un méchant couteau qu’il avait fabriqué, lui-même et qu’il entendait se faire payer très cher. Toute réflexion, faite, sa marchandise parut suspecte, il fut honteusement éconduit, on le pria de porter ailleurs ses coquilles.

On a reproché à Montesquieu d’avoir exagéré l’influence du climat. Il n’en est pas moins vrai que certains climats extrêmes font violence à l’homme et décident de sa destinée. L’état social des Innuits est le seul que comportent les régions arctiques. Ne tirant leur subsistance que de la chasse et de la pêche, ils ne sont pas tentés de se réunir en corps de nation, ils doivent au contraire se disperser en bandes pour trouver leur pauvre vie dans les tristes déserts où ils sont confinés, et ils n’auront jamais d’autres institutions que le régime patriarcal des peuples chasseurs. Leurs biens étant égaux, ils ne peuvent se distinguer que par le courage et les conseils, et la seule autorité qu’ils respectent est celle des vieillards qui se souviennent des choses passées. Réduits à la vie de sensation, leur religion est un grossier fétichisme. Ils attribuent à leurs prêtres, confidens intéressés de leurs continuelles frayeurs et de leurs maigres espérances, le don de guérir les maladies et de deviner l’avenir ; pour les honorer, ils leur accordent quelquefois le jus primas noctis. Ils n’ont ni juges ni code pénal ; ils n’ont que des mœurs, ils n’ont pas de lois. Un homme s’est-il rendu coupable de quelque méfait, de quelque rapine ou de quelque meurtre, les vieillards l’exhortent à racheter sa faute par une composition en nature. S’il s’y refuse, on lui dira : « Ma-muk-poo-now : Cela n’est pas bien ! » Et on s’en tiendra là. C’est à l’offensé ou à sa famille de se faire justice. Voilà une société telle que la peuvent rêver nos anarchistes, et pour notre bien comme pour le leur, nous ne saurions trop les engager à émigrer chez les Esquimaux.

Le vieil Hésiode disait il y a longtemps que, pour être heureux ici-bas, un homme doit avoir une maison, un bœuf et une femme. Les Esquimaux n’ont que des maisons de neige, et ils en changent souvent, obligés qu’ils sont de suivre dans ses capricieuses migrations le renne qui les habille et les nourrit. Ils n’ont pas de bœufs de labour. Qu’en feraient ces pauvres gens ? Ils les remplacent Dar des hameçons, par des arcs et des flèches, que depuis peu ils échangent volontiers contre de bons fusils se chargeant par la culasse. Mais ils ont une femme, souvent même ils en ont deux, qui leur sont bien nécessaires pour surveiller leur pot-au-feu, pour allumer leur lampe, pour coudre ou rapetasser leurs habits. Les mariages se préparent de loin. Les pères n’attendent pas que leur fils ait plus de six ans pour le fiancer à la fille d’un voisin, à qui il offre en retour un couteau à neige, ou un chien, ou un peloton de ficelle, ou une douzaine de capsules à percussion. Dès que la jeune fille a seize ans, on l’autorise à se tatouer. Elle dessine sur son front un grand triangle et sur ses joues deux grands oves, qu’elle accompagne, quand elle est coquette, d’ornemens de fantaisie qui ressemblent, nous dit-on, à des colonnes ioniques, à des chapiteaux corinthiens. De ce jour, on la juge capable de tenir une maison, digne d’allumer une lampe, et on la conduit à son fiancé, qui l’épouse sans autre cérémonie.

Mais ces mariages préparés de si loin sont sujets à bien des traverses. Le marié ne trouve pas toujours son compte ; il en est quitte pour faire un troc avec un ami. S’il doit se mettre en voyage et que sa femme soit grosse, il en emprunte une autre qui ne le soit pas. Si elle est trop vieille, il s’en procure une plus jeune, quelque voisin serviable lui prêtera la sienne sans difficulté pour un mois ou deux. Mais qu’on la lui donne ou qu’on la lui prête, il la traitera rudement, ne lui fera grâce sur rien et dans l’occasion il lui assènera sur la tête un coup de bâton qui assommerait un bœuf. Ces hommes doux et débonnaires se permettent tout avec les femmes, non par insolence ou par colère, mais par simple mesure de précaution, pour les rendre plus attentives à leurs devoirs, et il est certain que, dans des contrées où il faut toujours craindre les trahisons de la nature, où l’existence est toujours précaire, toujours menacée, une distraction de femme peut causer d’irréparables malheurs. Il est certain aussi que la chevalerie et le romantisme sont un ordre de sentimens difficile à acclimater dans les hautes latitudes et qu’il ne faut pas demander des vertus très raffinées ni les délicatesses du cœur à des hommes uniquement occupés de leur propre conservation, qui sont sans cesse en danger de mourir ou de faim ou de froid, et dont la vie n’est qu’un combat acharné pour la vie.

Ce qu’il y a d’admirable, c’est qu’ils s’attachent à leur affreuse patrie et qu’ils la préfèrent à toute autre. Le vaillant Tuluak, qui était aussi curieux que vaillant, avait conçu le désir d’accompagner aux États-Unis le lieutenant Schwatka. Les anciens de sa tribu lui représentèrent que l’Innuit n’est jamais heureux dans les pays étrangers, qu’il y tombe malade, que l’ennui l’y prend, que le chagrin l’y ronge, qu’il ne tarde pas à regretter les glaces éternelles, à soupirer après son iglou. Les anciens parlèrent si bien et ils disaient si vrai que Tuluak se rendit à leurs raisons. Si grave que soit leur humeur, si dur que soit te combat pour la vie, les Innuits ont leurs heures de repos, leurs délassemens, leurs plaisirs et leurs jeux, ils s’amusent à former avec des muscles de rennes des entrelacs compliqués et toute sorte de figures, dans lesquelles leur imagination candide croit reconnaître des loups, des ours ou des baleines. Avec des peaux tannées qu’ils tendent sur de grands cerceaux ils se fabriquent des tambourins, dont le son les met en joie, et celui qui en joue le mieux est un homme fort recherché ; ce sont là leurs symphonies et leurs opéras. Ils ont aussi des repas priés ; ils aiment à se réunir pour dévorer ensemble un grand plat d’ujuk ou viande cuite, accompagné de beaucoup de graisse de poisson, après quoi on allume une pipe qui passe à la ronde de bouche en bouche. Ils aiment surtout à se rassembler pour discuter pendant des heures quelque question depuis longtemps résolue, sur laquelle tout le monde est d’accord. On fait assaut d’éloquence, on s’agite, on gesticule ; c’est peut-être une façon de se réchauffer. Les femmes elles-mêmes ont leurs réunions, leurs ripailles, et par intervalles, oubliant les coups qu’elles ont reçus, ces pauvres esclaves ont presque l’air de trouver que la vie a du bon.

Au cours de leurs explorations, nos voyageurs éprouvèrent plus d’une surprise. Après avoir épuisé les horreurs d’un hiver qui n’avait été qu’une longue nuit, ils furent bien étonnés d’apercevoir parmi des mousses encore tachetées de neige des corolles d’un rouge pâle et de petites violettes sans parfum, qui se hâtaient de fleurir. Ils ne pensaient pas qu’on pût cueillir des fleurs si près du pôle. La Terre du roi Guillaume leur ménageait d’autres étonnemens. Dans ce lugubre pays où le silence polaire n’est interrompu que par des bruits rauques, par le cri de l’épervier et du goéland, par le hurlement des loups, par les abois du phoque, ils entendirent tout à coup au-dessus de leur tête les trilles joyeux d’un oiseau de la famille des bécasses, dont les notes argentines rappelaient le gazouillement et les extases de l’alouette se grisant d’air, de vent et de soleil. Mais ce qui les étonna plus que tout le reste, ce fut de découvrir que les femmes des Esquimaux savaient chanter.

Tels sont les souvenirs mêlés qu’on recueille dans un voyage chez les Innuits et qu’on rapporte à Boston ou à New-York. On n’oubliera jamais les mornes solitudes où l’on a eu faim et soif, les plaines blanches et leurs brouillards, les morsures d’un froid de 55 degrés, les ouragans qui emportent tout, les glaçons où se prélassent des morses, les combats furieux que se livrent des chiens et des loups ; mais on se souvient aussi d’avoir vu des gazons pleins de pâquerettes fleuries et d’avoir aperçu dans une maison de neige, à côté d’un homme qui ronflait, une femme accroupie qui allumait sa lampe et qui chantait.


G. VALBERT.

  1. Schwatka’s Search, sledging m the Arctic in quest of the Franklin Records, by William H. Gilder, New-York, Charles Scribner’s sons. — Als Eskimo, unter den Eskimos, von Heinrich Klutschak. Wien, Pest, Leipzig, Hartlebens Verlag.