L’Expédition de Madagascar en 1829 et la politique coloniale de la restauration

L’expédition de Madagascar en 1829 et la politique coloniale de la restauration
Ch. Gailly de Taurines

Revue des Deux Mondes tome 131, 1895


L'EXPEDITION DE MADAGASCAR
EN 1829
ET
LA POLITIQUE COLONIALE
DE LA RESTAURATION


I

Il ne restait à la France en 1815 que de misérables débris de son ancienne puissance coloniale. La marine elle-même, instrument de cette puissance, était tombée dans l’état le plus lamentable : Napoléon, ne pouvant lui pardonner ses échecs, l’avait, depuis Trafalgar, traitée en quantité négligeable. Cette tradition de mépris lui avait survécu, et c’est avec une parcimonie vraiment étrange que furent établis les budgets de la marine et des colonies durant les premières années de la Restauration. Peu s’en faut que le rapporteur du budget de 1817, M. Roy, ne réclame l’évacuation des modestes colonies que l’Angleterre avait bien voulu nous laisser, et la suppression de la marine : c’est par des prières, presque des supplications, que le ministre, le vicomte du Bouchage, en est réduit à intervenir en leur faveur. Contre les colonies, on invoque, en dénaturant leur pensée, jusqu’au témoignage des hommes les plus notoirement partisans des établissemens coloniaux ; le nom de Malouet est mis en avant, et dans la séance du 1er mars, le commissaire du roi, M. Dudon, est forcé de répliquer aux aveugles ennemis des colonies qui si imprudemment invoquaient ce témoignage : « Cessez d’invoquer l’opinion de M. Malouet… Vous oubliez que dans l’Assemblée Constituante il s’écria avec énergie : « Si par un entraînement d’opinion on pouvait aller à croire que les colonies doivent être abandonnées, le trophée qu’on élèverait à ce système serait composé des débris de nos vaisseaux, de nos ports, de nos manufactures ! » Et le 21 mars, dans la Chambre des pairs, le duc de Fitz-James stigmatisait en ces termes l’étrange façon de la commission du budget de comprendre l’économie : « J’ai vu cette même commission, poursuivant un autre ministère respectable, dédaigner les intérêts de nos colonies, qu’elle regarde comme un luxe déplacé, faire décider que nos arsenaux resteront vides, que les carcasses de nos navires, désormais inutiles, pourriront dans nos ports, et par là, faire pousser des cris de joie à nos anciens rivaux, désormais à jamais maîtres absolus de la mer. »

Devant cette prévention aveugle laissée par l’Empire contre la marine et les colonies, les ministres étaient impuissans à réagir. Ceux qui se succédèrent à la marine de 1815 à 1818, le vicomte du Bouchage et le comte Molé, comprenaient pourtant la nécessité de reprendre la politique coloniale de l’ancienne monarchie, d’essayer de reconstituer l’empire colonial de la France ; mais c’est par la force d’inertie qu’on leur résistait et, à leurs sollicitations réitérées en faveur d’institutions si évidemment indispensables à la grandeur du pays, les commissions du budget ne répondaient que par ce perpétuel refrain : Point d’argent !

Devenu ministre en 1818, le baron Portal, auparavant directeur des colonies, parvint enfin, par d’énergiques efforts, à arracher la marine et les colonies au mépris sous lequel elles succombaient. Pour lui la marine n’était pas le but, mais un moyen, et ce qu’il regrettait surtout, en la voyant courir à sa ruine, c’était la perte de l’instrument puissant de notre influence dans le monde. Il s’indignait, dit-il dans ses Mémoires, « de voir les Anglais établis sur tous les points du globe, tandis que nous y étions en quelque sorte oubliés depuis vingt ans[1] », et avec Chateaubriand dont il partageait les idées, il s’entendait pour déplorer « que nous fussions exclus du nouvel univers où le genre humain recommence[2]. »

Ce n’est pas sans lutte et sans opposition que le baron Portai réussit à réaliser ses projets et à remettre la France en état de compter au dehors et de montrer son pavillon dans les mers lointaines. Pour cela, il fallait de l’argent, et, pour en obtenir, c’est dans le conseil des ministres même qu’il rencontra la première et la plus vive résistance. « Le baron Louis, ministre des finances, raconte-t-il lui-même, en entendant que je demandais pour la marine 65 millions au lieu de 45 qui avaient été accordés par le précédent budget, fit un bond sur son fauteuil qui faillit renverser la table du conseil. « Calmez-vous, lui dis-je ; permettez que le conseil m’entende jusqu’au bout : après il prononcera. » Le baron Louis ne se calma point et fit contre ma demande de 20 millions en sus du budget précédent une sortie si vive, avec de tels gestes et une telle volubilité, que cette attaque en serait devenue comique si elle n’eût porté sur un fond de choses aussi graves[3]. »

Devant la Chambre, la discussion de ces projets de réforme ne fut pas moins ardente. Tout entier le parti libéral se déchaîna contre les prodigalités du ministre, et, — aberration qui ne peut s’expliquer que par l’aveuglement trop fréquent des oppositions, — ce n’était pas seulement la dépense que discutaient les orateurs de la gauche, mais l’institution même de la marine et l’existence des colonies ! « Ne pouvez-vous, s’écriait dans la séance du 1er avril 1822, le général Sebastiani, l’un des membres les plus influens de la gauche, être indépendans, libres, prospères, sans avoir une marine nombreuse ?… Combien les dépenses surabondantes que nous faisons pour la marine, afin de protéger notre commerce extérieur, ne seraient-elles pas plus utilement employées pour améliorer notre agriculture, rendre plus actif notre commerce intérieur et développer notre industrie ! »

D’aussi étranges principes, des prétentions si évidemment contraires à la grandeur et à la puissance extérieure de la France ne devaient pas rester sans réfutation, et le marquis de Clermont-Tonnerre, devenu ministre de la marine après le baron Portai, montait à la tribune pour répondre : « L’honorable général a dit que les colonies étaient onéreuses… Si vous voulez juger en elle-même la question des colonies, voyez-en la solution chez vos puissans voisins ! Croyez-vous que ce soit de leur part un mauvais calcul que ces dépenses qu’ils entreprennent chaque jour pour maintenir leurs colonies, pour les étendre et pour en acquérir de nouvelles ? N’est-ce pas plutôt à l’aide de leurs colonies qu’ils sont parvenus à ce haut degré de puissance maritime et qu’ils peuvent aujourd’hui, sans en être gênés, soutenir cette dette de 20 milliards qui suffirait pour écraser le continent tout entier ? » Et deux jours après, le comte de Vaublanc protestait à son tour contre les singulières doctrines de la gauche au point de vue colonial par cette éloquente apostrophe : « Un célèbre ministre anglais disait, dans la Chambre des communes, en parlant de l’étonnante prospérité de l’Angleterre : « Cette prospérité commerciale vient de ce que nos marins s’empressent de courir partout où ils voient un marché s’ouvrir. » En parlant ainsi, il n’imaginait pas qu’un jour, chez un peuple qui, lui aussi, a tant de ressources pour le commerce, on pourrait mettre en problème s’il ne fallait pas abandonner ces marchés tout trouvés, tout faits, et auxquels le commerce de ce peuple était accoutumé… Il est temps, dans une pareille matière, de voir les choses on grand, de chercher à répandre dans tout l’univers les produits de notre sol et de notre industrie, et non pas nous borner à les étaler au Louvre[4] ! »

Et comme les orateurs de gauche avaient, comme toujours, parlé avec emphase de ce que coûtaient les colonies, l’orateur ajoutait : « M. le ministre de la marine vous a fait observer avec raison que jamais on n’a appliqué aux provinces françaises les raisonnemens qu’on prétend faire valoir contre les colonies. Par exemple, la ville de Paris verse dans le Trésor à peu près 100 millions ; je ne serais pas éloigné de la vérité en affirmant que le Trésor dépense pour elle près de 300 millions : direz-vous que la ville de Paris coûte à la France 200 millions ? Non, sans doute, car ces dépenses tournent à l’avantage de toute la France. Il en est de même relativement à nos colonies. »

Quelques années plus tard, dans la discussion du budget de 1827, la gauche continuant toujours cette lutte acharnée et aveugle, le comte du Hamel proférait à la tribune un éloquent cri de douleur devant notre empire colonial détruit, et, d’une façon pour ainsi dire prophétique, montrait la puissance anglaise s’élevant sans relâche de notre abaissement : « Par un pénible contraste, disait-il le 6 juin 1826, quelle extension colossale a prise le système colonial de nos voisins !… Sa position, semblable à celle de l’ancienne Rome, conquiert plus de contrées dans la paix que dans la guerre. Le nord de l’Amérique, une partie de ses côtes du sud, les plus belles Antilles, presque tous les nouveaux continens et les îles de la mer du Sud et de l’Atlantique, les côtes d’Afrique, le cap de Bonne-Espérance, les îles les plus importantes de la Méditerranée et une multitude d’autres parties du globe obéissent à l’Angleterre… Ce peuple entreprenant introduit dans toute cette multitude de contrées non seulement sa domination, mais encore sa religion, sa langue, ses habitudes ; il ne suffit pas à cette politique anglaise qu’un pays soit à l’Angleterre, il faut qu’il soit anglais. »

C’est bien là, en effet, la véritable et vraiment grandiose ambition de l’Angleterre, et c’est celle ambition qui fait sa puissance. L’un de ses grands hommes d’Etat, M. Gladstone, disait devant la Chambre des communes en 1851 : « Le grand principe de l’Angleterre dans la fondation de ses colonies est la multiplication de la race anglaise pour la propagation de ses institutions… Vous rassemblez un certain nombre d’hommes libres, destinés à former un État indépendant dans un autre hémisphère à l’aide d’institutions analogues aux nôtres. Cet État se développe par le principe qui est en lui, protégé comme il le sera par votre pouvoir impérial contre toute agression étrangère ; et ainsi, avec le temps, se propageront votre langue, vos mœurs, vos institutions, votre religion, jusqu’aux extrémités de la terre. Que les émigrans anglais emportent avec eux leurs libertés tout comme ils emportent leurs instrumens aratoires : voilà le secret pour triompher des difficultés de la colonisation. »

Pourquoi ces idées si larges et si belles, qui ont fait la grandeur et la gloire d’une puissante nation, ne pouvaient-elles germer dans le cerveau des hommes, éminens pourtant, qui sous la Restauration formaient l’opposition libérale ? Pourquoi, au contraire, en toute occasion, ces hommes se montraient-ils les adversaires acharnés et irréductibles des colonies et de toute politique coloniale ? Hélas ! c’est qu’ils étaient de l’opposition, et qu’une opposition disciplinée doit trouver détestable tout ce que fait et tout ce que propose le gouvernement qu’elle combat. Aujourd’hui encore, les colonies comptent dans le Parlement de nombreux ennemis, mais si leur ardeur contre elles est toujours la même, c’est d’un autre côté qu’ils siègent. O malicieuse et implacable Histoire, quel coup d’œil narquois et quelque peu attristé ne dois-tu pas jeter sur cette inconsciente versatilité des hommes ! Mais l’Histoire a tant vu de choses qu’elle ne s’étonne plus de rien.


II

Partout où le gouvernement de la Restauration tenta d’appliquer ses velléités de politique coloniale, si conforme aux traditions de l’ancienne monarchie, si nécessaire aux grands intérêts de la France, il se heurta à deux sortes d’ennemis, les uns étrangement aveugles, les autres remarquablement éclairés et réfléchis : l’opposition libérale et les Anglais. Ces adversaires si différens par leurs mobiles et par leur but, la Restauration eut à les combattre chaque fois qu’elle voulut, soit essayer d’arracher une colonie à la ruine, soit tenter d’en créer une nouvelle : au Sénégal, en Guyane, à Madagascar, à Alger, elle les trouva les uns et les autres également acharnés contre ses projets.

À Madagascar pourtant, la partie se présentait assez belle pour nous, et s’il était une parcelle de l’ancien empire colonial français qu’il fallût tenter de ressaisir et de rattacher à notre pauvre domaine en lambeaux, c’était bien ce pays si vaste, si inexploré, dont les richesses encore inconnues s’offraient à notre activité et à nos recherches. Par un hasard inexplicable. l’Angleterre, dans les traités de 1815, par lesquels elle s’était efforcée d’étrangler et d’éteindre jusqu’au dernier souffle la puissance coloniale française, avait oublié de nous priver des droits que nous donnaient sur cette grande île les établissemens que nous y avions créés sous Louis XIV et sous Louis XV, et par l’article 8 du traité de Paris, elle ne s’était fait céder par nous dans ces parages que l’île de France avec ses dépendances. Les Anglais se repentirent sans doute de cet oubli lorsqu’ils virent le gouvernement de la Restauration, désirant renouer la tradition coloniale de l’ancien régime, jeter les yeux sur Madagascar ; mais la lettre du traité était là, il était trop tard pour opposera nos desseins des objections officielles.

Toutefois, si le gouvernement anglais était lié, les Anglais demeuraient libres de nous créer, à titre individuel, toutes les difficultés que pouvait leur suggérer leur énergique persévérance. C’est ce qui arriva : le gouverneur de l’île de France — que ses nouveaux possesseurs venaient de baptiser île Maurice, — sir Robert Farquhar, désireux d’augmenter l’importance de la colonie qu’il avait à administrer, et audacieux autant qu’habile, s’empressa, à peine installé dans son gouvernement, de déclarer que l’île de Madagascar devait être comprise dans les possessions cédées par la France à l’Angleterre sous la dénomination de dépendances de l’île de France. Puis, aussitôt, île sa propre initiative, et sans attendre d’ordres, à l’anglaise en un mot, il prit sur lui de mettre en pratique sa doctrine, et lit occuper divers points de la côte malgache. Une pareille façon d’interpréter les termes d’un traité, quelque bonne opinion qu’elle fît concevoir de l’ingéniosité et de l’audace du fonctionnaire qui l’avait conçue, ne pouvait passer sans protestation de la part du gouvernement français. A la suite des justes représentations de notre ambassadeur, les ministres anglais se virent forcés de désavouer leur habile agent et de reconnaître que, contrairement à ses prétentions, une île de 600 000 kilomètres carrés et plus grande que la France ne pouvait être considérée comme dépendance d’une île guère plus grande que Jersey. Sir Robert Farquhar reçut en conséquence, le 18 octobre 1816, l’ordre d’avoir à remettre immédiatement à l’administration française de l’île Bourbon les anciens établissemens français à Madagascar.

Libre désormais dans son action, le gouvernement français ordonna une exploration des côtes de l’île pour déterminer quels points en pouvaient être avantageusement occupés. Le baron de Mackau, capitaine de frégate, commandant la flûte le Golo, fut chargé en 1818 de cette exploration. Du rapport qu’il fit au ministre de la marine au retour de l’expédition, il résultait que les deux points qu’il considérait comme offrant à la marine les meilleurs mouillages étaient, sur la côte orientale Fort-Dauphin, l’ancien poste français créé sous Louis XIV, depuis longtemps en ruines ; sur la même côte, mais beaucoup plus au nord, la rade de Tintingue, située en face et à peu de distance de la petite île de Sainte-Marie.

Avant de rien décider, le baron Portal, ministre de la marine, crut devoir prendre l’avis d’une commission spéciale, composée d’officiers de marine et d’habitans de l’île Bourbon qui se trouvaient de passage à Paris. Les avis furent très divers ; sur un point cependant tous parurent converger : c’est qu’il n’existait sur toute la côte orientale qu’une seule rade où les vaisseaux pussent entrer et séjourner sans péril, celle de Tintingue, signalée par le commandant de Mackau. La rade de Tintingue devint donc l’objectif du ministre, et, comme il était nécessaire avant tout de s’assurer un port commode et sûr, c’est ce point qu’il résolut de faire occuper tout d’abord, ainsi que l’île de Sainte-Marie.

Mais il avait, dans les Chambres, à compter avec cette implacable opposition, bien déterminée à combattre tout projet du gouvernement, quel qu’il fût ; et quand le baron Portai voulut exposer ses plans pour les premiers établissemens dans la grande île, quand il osa, pour cela, demander aux Chambres un modeste crédit de 420 000 francs pour 1820 et de 93 000 francs pour 1821 et 1822, il se trouva, malgré la modicité de ces demandes, en butte non seulement aux attaques les plus vives de la gauche, mais encore à ses plus caustiques sarcasmes : « J’avais prié M. le commissaire du roi, disait en 1822 le 3 avril, un des membres les plus bruyans de la gauche, M. Labbey de Pompierres, j’avais prié M. le commissaire du roi de nous donner des renseignemens sur la somme qui nous est demandée pour Madagascar : ces renseignemens n’ont pas été donnés. On demande cette année 93 000 francs sans dire pourquoi. On en a demandé autant l’année dernière. L’année précédente on avait demandé 420 000 francs. Il y a dans une telle variation quelque chose de bizarre qui mériterait, ce me semble, une explication. Dans la somme de 93 000 francs est comprise une somme de 35 000 francs pour fournitures de vin aux agens du gouvernement. Or il n’y a à Madagascar que trois ou quatre agens, et assurément avec une pareille somme c’est du meilleur vin qu’ils peuvent boire ! »

Tandis qu’en France les députés de l’opposition disputaient au gouvernement quelques maigres subsides pour commencer un établissement à Madagascar, les Anglais jetaient l’argent à pleines mains pour nous en chasser.

C’est toujours l’infatigable et persévérant sir Robert Farquhar, gouverneur de l’île Maurice, que nous trouvons à la tête de ce mouvement. Pour rendre hostiles aux Français les populations malgaches, il n’épargnait ni l’or ni les cadeaux, et les dépenses faites à ce dessein sous son administration par la colonie de Maurice s’élevèrent de 1815 à 1826 à 64 278 livres sterling (1 349 000 francs)[5]. Soutenue par de telles largesses, sa propagande antifrançaise réussissait à merveille, et l’habile gouverneur parvenait à nous aliéner la plus puissante des tribus indigènes de l’île, celle des Hovas. A son instigation, le chef de cette tribu se proclama souverain de l’île entière, et, accompagné de M. Hastey, agent anglais accrédité près de lui, d’un officier du génie anglais, et de quelques autres militaires de même nation, porta la guerre sur les territoires de tous les chefs de la côte qui semblaient disposés à se soumettre à l’influence française. C’est ainsi qu’en 1823 il dispersa la tribu qui occupait les abords de la rade de Tintingue, point sur lequel se portaient précisément à la même époque les vues du ministère français.

Ces manifestations hostiles, provoquées par le gouverneur anglais de Maurice, excitèrent en France, au ministère de la marine, une certaine émotion, et en 1824 le ministre, le marquis de Clermont-Tonnerre, pria son collègue des affaires étrangères de demander au gouvernement anglais des explications sur la conduite équivoque de ses agens.

Le portefeuille des affaires étrangères était alors aux mains de l’homme illustre, de l’auteur admiré et adulé du Génie du Christianisme qui se vantait de pouvoir faire marcher de front la littérature et la politique, et qui écrivait avec peu de modestie dans ses Mémoires d’outre-tombe : « Mon esprit se plie facilement à ce genre de travail ; pourquoi pas ? Dante, Arioste, et Millon n’ont-ils pas aussi bien réussi en politique qu’en poésie ? » Et il est de fait que, dans la réponse qu’il adressa au ministre de la marine, Chateaubriand se montra politique aussi avisé qu’il était grand écrivain :


Je n’avais pas perdu de vue, disait-il, l’objet de la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser le 9 octobre dernier relativement aux difficultés que les autorités de l’île Maurice paraissent nous susciter sous main de la part des insulaires de Madagascar. Je m’étais empressé d’en écrire à notre ambassadeur à Londres, M. le prince de Polignac, et de le prier d’obtenir du ministre anglais, autant que le sujet pourrait le permettre, des explications qui nous missent à même de juger et d’apprécier ses dispositions. Jusqu’à présent M. de Polignac, qui a cherché deux fois à en entretenir M. Canning, n’ayant pu obtenir de ce ministre aucune réponse dont nous puissions tirer d’induction précise, je viens de l’inviter à tenter à cet égard une nouvelle démarche. J’aurai soin de vous en faire connaître le résultat. Je ne dois pas vous dissimuler toutefois qu’il me paraît difficile de s’en promettre un succès complet, peut-être même satisfaisant.

Ce que nous éprouvons pour nos établissemens de Madagascar ne saurait être, à mon avis, l’objet d’une négociation avec le gouvernement anglais, qui, se renfermant dans la lettre des traités, et se fondant sur leur exécution en ce qu’il prétendrait le concerner, déclinera toute espèce de discussion qui tendrait à éclairer la conduite mystérieuse de ses agens et à justifier nos réclamations.

Je n’hésite pas plus que vous à croire que la conduite actuelle des chefs de l’île ne soit l’effet des manœuvres et de l’influence des agens anglais ; mais à tout ce que nous pouvons alléguer à cet égard, il n’est pas douteux que le cabinet britannique opposera ses instructions officielles et les rapports des autorités de Maurice, et qu’en nous laissant ostensiblement maîtres d’y pourvoir, il rejettera sur les insulaires les obstacles que nous éprouvons.

Les vues mêmes que vous supposez à ce gouvernement, et qui ne sont que trop conformes à sa politique ordinaire, confirment ces appréhensions. Lors même que, ainsi que vous paraissez le désirer, nous obtiendrions de l’administration de Maurice une déclaration formelle constatant la reconnaissance de nos droits, les inconvéniens ne cesseraient pas d’être les mêmes. Les intrigues dont nous sommes fondés à nous plaindre ne tiennent point au défaut de reconnaissance de nos droits, l’Angleterre ne les conteste point ; les intérêts auxquels ces intrigues se rattachent n’en existeraient pas moins et n’en auraient pas moins d’activité…

Il serait donc à désirer que, pour lutter d’influence avec l’Angleterre, nos agens pussent employer des moyens analogues à ceux dont elle fait usage, appropriés aux mœurs, aux intérêts et aux besoins des insulaires et aux dispositions de leurs chefs. Le succès dépendrait de l’activité et de l’intelligence de ces agens, de leur habileté à se créer des relations dans le pays, à y faire naître parmi les habitans des idées de confiance et de considération en faveur de la France[6].


On ne pouvait d’une façon plus fine dire aux agens français : Récriminez moins contre les Anglais, imitez-les !

La réponse du gouvernement anglais fut de tout point conforme à ce qu’avait prévu Chateaubriand, et le 19 août 1824, M. Canning, ministre de Sa Majesté Britannique, remettait à notre ambassadeur le mémorandum suivant, qui semblait en effet traiter la question sur un ton bien dégagé, et comme si le ministre anglais, n’ayant qu’une connaissance assez vague de ce qui se passait à Madagascar, eût professé d’ailleurs sur cette question un désintéressement presque complet :


Le 6 décembre dernier, disait-il, Son Excellence le prince de Polignac a présenté à M. Canning une note au sujet de certains établissemens que les sujets de Sa Majesté Très Chrétienne avaient précédemment tenté de former sur les côtes de Madagascar… Il ne paraît pas qu’aucun obstacle ait été mis par les autorités anglaises de l’île Maurice à la reprise de possession par la France de ses anciens établissemens. Les entraves que les autorités françaises ont éprouvées paraissent évidemment leur avoir été opposées par quelques-unes des tribus guerrières et indépendantes de cette île… Quant à des présens à des habitans du pays que l’on dit être habillés et armés à l’anglaise et aux munitions, etc. que l’on (prétend avoir été fournies par le brick le Wizard, le gouvernement de Sa Majesté ne peut ajouter autre chose, sinon que ces articles ont été fournis aux Madécasses par suite d’un commerce ouvert et légal qui a toujours été d’usage et de droit entre nations indépendantes[7].


Au reçu de ce curieux et édifiant mémoire, notre ministre des affaires étrangères, Chateaubriand, s’empressa de le transmettre à son collègue de la marine, le marquis de Clermont-Tonnerre, en l’accompagnant de ces judicieuses observations :


Monsieur le marquis, j’ai l’honneur de vous envoyer ci-joint la traduction d’un mémorandum adressé par M. Canning à M. le prince de Polignac, en réponse à une note du 6 décembre dernier relative à la situation de nos établissemens sur la côte de Madagascar. Vous y verrez, monsieur le marquis, que dans ma lettre du 12 mars j’avais pressenti une grande partie de ce qui est arrivé. Quoique la réponse de M. Canning, loin de dissiper, doive au contraire fortifier les doutes sur les manœuvres des agens anglais auprès des chefs insulaires, il est néanmoins possible d’en tirer des inductions utiles. Elle doit par cela même éclairer le gouvernement du Roi et le fixer sur les mesures qu’il jugera convenable de prendre. En se représentant comme tout à fait désintéressée dans nos rapports, quels qu’ils soient, avec les naturels du pays, l’Angleterre nous laisse maîtres d’agir avec eux comme nous l’entendons. Je ne puis d’ailleurs que m’en référer aux considérations que j’ai rappelées dans ma lettre du 12 mars sur les moyens d’influence dont il me semble utile de faire usage[8].


Sous l’œil bienveillamment fermé du ministère anglais, le gouverneur de Maurice continuait en toute sécurité sa propagande antifrançaise, et déjà les résultats de ses largesses se faisaient puissamment sentir. Se voyant soutenu en secret par une puissance européenne, le chef hova Radama était devenu tout à coup d’une audace inouïe. Un poste français, composé de quelques hommes commandés par un sous-lieutenant, M. de Grasse-Briançon, du 16e léger, avait été établi à Fort-Dauphin. En aucun temps les Hovas n’avaient exercé d’autorité, jamais même ils n’avaient paru sur ce point. En 1825 un agent de Radama, à la tête de plusieurs milliers d’hommes, envahit tout à coup la contrée, cerna le poste français, fit tous les hommes prisonniers et força un navire île commerce à les reconduire à Bourbon. Un aussi violent affront commença à émouvoir le calme du gouverneur de Bourbon, M. de Freycinet, qui, le 31 mars 1825, écrivait au ministre de la marine : « Les affaires deviennent pressantes à Madagascar. Le Fort-Dauphin est occupé par les Hovas, qui en ont enlevé le pavillon français. » Et cependant, quelques mois après, le même gouverneur consentait, — chose presque incroyable, — à faire passer et transmettre par un navire de Bourbon les lettres par lesquelles le chef hova qui venait de chasser les Français de Fort-Dauphin, cerné à son tour par les tribus environnantes et hostiles, demandait à Radama des secours pour le tirer de cette position critique.

L’année suivante, en 1826, arriva enfin à Bourbon un gouverneur plus énergique, le comte de Cheffontaines, qui s’empressa de faire connaître au ministre cette lamentable situation et les conséquences déplorables du système de temporisation suivi jusqu’alors à Madagascar. D’accord avec le conseil privé de Bourbon, il jugeait une expédition indispensable pour relever le prestige de la France, si singulièrement compromis, et il estimait que l’effectif devrait se monter à 2 frégates, 2 bricks, 2 corvettes de charge, 1 bataillon d’infanterie, une compagnie d’artillerie, une demi-compagnie d’ouvriers et 200 hommes de troupes noires.

Le gouvernement français admit en principe la nécessité de l’expédition proposée, et le baron Hyde de Neuville, devenu ministre de la marine le 3 mars 1828, s’occupa d’en préparer l’exécution. Ce ministre, qui durant plusieurs années avait résidé en Amérique comme ambassadeur de France, et avait pu là juger des résultats merveilleux de la colonisation, avait sur la nécessité d’une politique coloniale et sur l’organisation des colonies les idées les plus larges et les plus sages. Toutefois, tout persuadé qu’il fût de l’opportunité d’une action prompte et énergique à Madagascar pour y faire respecter nos droits et y établir nos intérêts, arrêté par des considérations d’économie et par la crainte de cette terrible opposition qui ne laissait passer aucune demande ! de crédits sans la discuter avec la dernière rigueur, il ne put malheureusement donnera l’expédition projetée toute l’importance qu’avaient souhaitée le Gouverneur et le conseil privé de Bourbon. Dans le rapport par lequel il exposait au Roi et les moyens à employer et le but à atteindre, il disait :


Après avoir mûrement réfléchi sur ces demandes, j’ai pensé qu’elles n’étaient pas susceptibles d’être accueillies. L’armement proposé nécessiterait un déplacement de forces maritimes et militaires ainsi que des dépenses auxquelles mon département et celui de la guerre pourraient difficilement pourvoir en ce moment… Je pense que le gouvernement de Votre Majesté doit se borner à des mesures dont l’exécution soit peu dispendieuse et n’exige l’emploi d’aucune force extraordinaire. Mon prédécesseur avait été autorisé par Votre Majesté à détacher momentanément de la station navale du Brésil un bâtiment dont la présence à Madagascar serait jugée nécessaire. Je me propose, si Votre Majesté l’approuve de nouveau, de charger M. le contre-amiral Roussin de diriger immédiatement sur l’île Bourbon une des frégates de sa division et d’investir le capitaine de ce bâtiment du commandement de l’expédition qui pourra être envoyée de Bourbon à Madagascar, conformément au plan qui sera arrêté en conseil privé à Bourbon et d’après les instructions que je donnerai à cet effet. L’esprit de ces instructions sera tout à fait pacifique. C’est par la voie des négociations qu’il faut cherchera recouvrer nos anciennes possessions. Nous ne voulons pas conquérir l’île de Madagascar, ni même y coloniser les points dont la propriété nous serait rendue. Notre but est d’établir avec les naturels, sur des bases solides, des relations amicales et de commerce, et de préparer à Tintingue la formation d’un établissement maritime qui, en cas de guerre, serait d’un grand prix pour la France, dépourvue aujourd’hui dans ces mers d’un abri pour ses vaisseaux. Toutefois, afin de seconder cette expédition et pour lui donner au besoin l’appareil de la force, j’avancerai le départ des 156 hommes d’artillerie de la marine qui sont destinés à relever au 1er janvier 1830 les détachemens d’artillerie de terre actuellement employés à Bourbon et à Sainte-Marie. D’un autre côté, 200 hommes du 16e léger, destinés à remplacer les soldats de ce corps dont le temps de service est expiré, partent dans les premiers jours de février pour l’île Bourbon, où ils augmenteront les forces disponibles[9].


En conséquence de ces résolu lions, le directeur des colonies, M. Filleau de Saint-Hilaire, écrivait le 23 janvier 1827 à l’amiral Roussin, qui croisait alors sur les côtes du Brésil et de la Guyane, une lettre privée pour l’avertir des ordres officiels qu’il allait bientôt recevoir :


Le ministre, disait-il, après avoir rendu compte au Roi de l’état des choses à Madagascar, vous charge d’envoyer à Bourbon une frégate à l’effet de ressaisir, s’il est possible, l’influence que nous exercions autrefois sur les chefs de cette île, et de rentrer en possession de nos anciens établissemens. La lettre qui vous sera écrite à ce sujet vous expliquera l’objet de cette mission. Je me borne à vous prier de ne la confier qu’à un homme éclairé, qui puisse juger sainement ce que peut nous valoir la possession de Tintingue, car c’est là le seul intérêt que le département de la marine puisse avoir à la possession de la baie d’Antongil… Il est bien nécessaire que le commandant de la frégate qui sera le chef de l’expédition soit instruit par vous, mon cher général, de l’esprit qui nous anime sur ce point afin que les négociations soient dirigées en conséquence. Il sera écrit dans le même sens au gouvernement de Bourbon qui devra communiquer la lettre à son conseil privé, afin qu’on ne s’y méprenne pas sur les intentions du ministère et surtout qu’on n’aille pas guerroyer comme le voulait ce conseil, sans tenir compte de la difficulté de nous maintenir sur les points que nous aurions conquis, et de beaucoup d’autres difficultés qu’il était cependant facile de prévoir. Je ne mets pas au nombre de celles-ci toutefois la collision avec les Anglais : Madagascar est à leurs yeux un pays indépendant, ils l’ont déclaré ; ils ne peuvent nous empocher de faire valoir nos anciens droits. Sans doute la politique anglaise nous poursuivra de sa malfaisante influence, mais cette influence sera occulte, elle ne pourra nous causer des embarras diplomatiques. Du moins c’est ce qui résulte de la correspondance qui a eu lieu précédemment entre les deux cabinets et ce qu’a reconnu le conseil du Roi en 1826. Je dis qu’on ne doit pas songer à guerroyer, et je pourrais m’en dispenser, vu le petit nombre d’hommes qu’on pourrait employer à une expédition. Mais si la possession de Tintingue était d’un tel prix qu’elle valût une opération à main armée, nous verrions à faire, l’année prochaine, ce qui serait nécessaire, et la négociation de 1829 aurait encore sous ce rapport un but utile. L’important est de savoir au juste ce que peut valoir le point de Tintingue, où la nature a, dit-on, formé un port magnifique et une rade sûre et spacieuse ; avantages qu’il faut, ajoute-t-on, s’assurer au prix des sacrifices d’hommes et d’argent qui seraient nécessaires. Le ministre appelle toute votre attention sur cette partie de la mission et c’est celle à laquelle il tient le plus[10].


III

Chargé par cette lettre de désigner dans son escadre l’officier destiné à prendre la direction de l’expédition de Madagascar, l’amiral Roussin lit choix du capitaine de vaisseau Gourbeyre, commandant la frégate la Terpsichore. Aussitôt prévenu, celui-ci, quittant l’escadre du Brésil, fit voile vers Bourbon, et dans les premiers jours de juin 1829 il se trouvait en rade de Saint-Denys, où déjà les détachemens d’artillerie et du 16e léger, envoyés de France pour coopérera l’expédition, se trouvaient réunis aux effectifs des troupes de la garnison ordinaire de la colonie. Le gouverneur comte de Cheffontaines, qui, suivant les intentions du gouvernement, devait conserver la haute direction de l’expédition, remit aussitôt au commandant Gourbeyre les instructions qu’il avait rédigées de concert avec le conseil privé de la colonie, Puis, en lui transmettant le commandement des troupes de terre qu’il allait avoir sous ses ordres, il lui faisait leur éloge et celui de leurs officiers. C’était une bien petite armée : deux compagnies d’infanterie, appartenant au 16e léger et comptant chacune à peine une centaine d’hommes, un détachement d’artillerie, et une compagnie noire, tel était l’effectif des troupes, bien différent des imposantes armées coloniales que nos hésitations et nos retards nous forcent à déployer aujourd’hui. La place d’armes de la petite ville de Saint-Denys, chef-lieu de l’île Bourbon, fut suffisante pour la revue générale du « corps expéditionnaire » que le gouverneur tint à passer lui-même le 14 juin et dont le lendemain le journal local rendait compte en ces termes : « La division formant l’expédition de Madagascar a quitté notre rade hier. L’embarquement des troupes a eu lieu dimanche matin 14. Réunies d’abord sur la place d’armes, M. le Gouverneur, après avoir ordonné de leur faire former le carré, leur a adressé une courte harangue dans laquelle il leur a tracé les devoirs qui leur sont imposés et fait présager les récompenses que leur mériterait leur dévouement au service de Sa Majesté. Après le cri électrique de « Vive le Roi ! » elles se sont embarquées en vrais soldats français qui vont imposer le respect du pavillon sans tache en faisant entendre des cris d’allégresse. » Et le gouverneur, rendant compte au ministre du départ des troupes, lui écrivait : « Hier 15 à 10 heures du matin, la division, sous les ordres de M. le capitaine de vaisseau Gourbeyre, composée de la frégate Terpsichore, de la gabarre Infatigable et du transport Madagascar ayant à bord 230 hommes de troupes, a fait voile pour Sainte-Marie[11]. »

Portés par la brise du Sud-Est, les trois navires, balançant sur l’Océan la haute masse de leur majestueuse voilure, cinglèrent vers la côte de Madagascar, emportant à leur bord une parcelle de la patrie française dont ils allaient confier la féconde semence à des terres nouvelles. Le 2 juillet, ils mouillaient en rade à l’île Sainte-Marie, occupée par les Français depuis 1818 et située à proximité de la côte orientale de la grande île, à quelques kilomètres seulement (20 kilomètres environ) de la rade de Tintingue qui allait être le but principal et l’objectif de l’expédition.

Le commandant Gourbeyre résolut d’entamer sans plus tarder les négociations, qui, d’après les instructions reçues, devaient précéder toute action militaire. A ccl effet, dès le 7 juillet, il fit voile vers la côte malgache et le 9, à 3 heures et quart de l’après-midi, il mouillait en rade de Tamatave, le principal poste des Hovas sur la côte. Le fort hova, dominant la rade, et sur lequel flottait le pavillon de la reine Ranavalo qui venait de succéder à Radama, était armé de vingt et une pièces. La batterie de la frégate en salua le drapeau d’une salve de 19 coups de canon, salut qui fut aussitôt rendu coup pour coup, puis le commandant Gourbeyre descendit à terre et se mit immédiatement en rapport avec le gouverneur hova. Il lui exposa la mission dont l’avait chargé le gouvernement français, lui dit quelles propositions de paix il voulait faire porter à la reine, et lui demanda un sauf-conduit pour les officiers qui seraient chargés de monter jusqu’à Tananarive pour s’acquitter de ce message.

Au grand étonnement du commandant français, le gouverneur hova refusa de délivrer aucun sauf-conduit, alléguant qu’il n’avait pas pour cela les pouvoirs nécessaires, et le commandant Gourbeyre, contraint de renoncer à l’ambassade projetée, dut se contenter d’écrire à la reine une longue lettre dans laquelle il n’hésitait pas, vu l’attitude hostile que commençaient à prendre ses agens, à lui notifier nettement nos prétentions, la priant, puisque nos officiers ne pouvaient arriver jusqu’à elle, d’envoyer à la côte deux des siens pour traiter avec les Français. « Dans le cas, ajoutait-il en finissant, où Votre Majesté refuserait d’entendre les agens français, je devrais considérer ce refus comme une hostilité. Je considérerai également comme un refus et j’interpréterai de même un silence qui se prolongerait au-delà de vingt jours. Alors, illustre princesse, je me verrais à regret contraint de faire la guerre au peuple hova pour faire reconnaître par la force des droits auxquels la France n’a jamais renoncé et ne renoncera jamais. »

Profitant ensuite du délai qu’il avait devant lui avant de recevoir la réponse de la reine, le commandant Gourbeyre résolut de réoccuper militairement Tinfingue et d’y commencer les travaux de l’établissement définitif qui était le but de l’expédition, lias-semblant sa division, il mit à la voile le 21 juillet à 5 heures du matin et le 28 il mouillait en rade de Sainte-Marie. De là il envoyait à Tintingue une commission chargée de reconnaître la rade et ses abords, et de donner son avis sur les meilleurs moyens d’établissement et la nature des fortifications à construire. Cette commission était composée des huit officiers suivans : MM. Letoumeur, capitaine de frégate, président ; Jourdain, capitaine de frégate ; Gailly, capitaine d’artillerie ; Schœll, capitaine d’artillerie de marine, gouverneur de Sainte-Marie ; Fénix, capitaine au 16e léger ; Busseuil, chirurgien-major de la division.

La rade de Tintingue, que cette commission allait avoir à visiter et sur laquelle elle devait donner son avis, est à peu près circulaire, et son diamètre est de 4 à 5 kilomètres. Elle est, vers le nord et l’ouest, entourée par un vaste cirque d’assez hautes montagnes, tandis qu’à l’est, une longue pointe de terre s’avançant au loin dans la mer semble vouloir rejoindre la côte opposée et ne laisse libre qu’une passe assez étroite. C’est cette disposition, favorable à une facile défense, qui depuis longtemps avait attiré l’attention sur ce point, et déterminé son choix. L’apparence du pays était elle-même assez séduisante, et voici la description qu’en donne un des officiers de l’expédition : « L’aspect de Tintingue nous parut très gracieux, et nous ne pûmes surtout nous lasser d’admirer la vigueur de la végétation et la beauté d’une verdure toute dans sa fraîcheur. D’immenses forêts s’étendent depuis le bord de la mer jusque sur la cime des montagnes entourant le port qui semble être un lac au milieu d’un immense jardin. Au nord surtout l’aspect est ravissant : les montagnes apparaissent les unes derrière les autres en décrivant un amphithéâtre, et au loin l’horizon se termine par les monts Vigagora qui élèvent fièrement leurs têtes majestueuses et dominent tout le pays[12]. »

Le pourtour de la rade, au moment où le commandant Gourbeyre en ordonna l’exploration, était entièrement désert. Il n’en avait pas toujours été ainsi. Des villages florissans y avaient existé, et le commandant de Mackau, chargé en 1816 de reconnaître la côte, les avait alors visités et avait entretenu de bonnes relations avec les habitans. Depuis lors, le fer des Hovas était passé par là, ces conquérans sauvages avaient transformé en désert toute cette région autrefois peuplée, et la brousse, poussant sur les ruines des villages détruits, en avait fait disparaître tout vestige. « Un silence de mort, dit encore un témoin oculaire, régnait à plusieurs lieues de distance au nord et au sud et avait succédé à l’agitation que nos explorateurs y avaient remarquée dix ans auparavant, lorsque, en présence des naturels de la contrée assemblés, ils y avaient arboré le pavillon français. A peine si quelques Hovas y passaient par intervalle en communiquant de leur poste de Fénérife avec celui de Manahar. Malheur à celui qui aurait été surpris par eux errant dans ces solitudes, la cruauté avec laquelle ils traitèrent un Français nommé Pinçon, que la tempête y avait fortuitement jeté et qu’ils eurent l’audace de vendre comme esclave, prouve qu’on n’avait pas de ménagemens à en espérer[13]. »

Après un examen sommaire des lieux, la commission d’exploration nommée par le commandant Gourbeyre reconnut que l’emplacement le plus favorable à l’établissement d’un fort était cette pointe sablonneuse, de 3 à 4 kilomètres de long sur 1 de large, qui semblait se présenter d’elle-même comme la défense naturelle de la rade, comme la sentinelle avancée qui devait en protéger les abords. Une objection grave au principe même de l’occupation de Tintingue se présentait toutefois à l’esprit de tous les membres de la commission : des marais, dangereux sans doute sous ce climat tropical, couvraient tout le pourtour de la baie. Le médecin en chef de la division, membre de la commission d’exploration, consulté à ce sujet, crut pouvoir affirmer qu’il était possible de passer outre à ces objections et que quelques précautions élémentaires, quelques travaux des plus faciles, suffiraient pour conjurer tout danger. Il disait dans son rapport :


La position de Tintingue n’offre malheureusement pas toutes les conditions désirables pour la salubrité : une ceinture de hautes montagnes depuis le nord-est jusqu’au-delà de l’ouest, la forme qu’elles affectent, font de sa baie une espèce d’entonnoir où les pluies seront, je crois, fréquentes, où la chaleur sera vivement sentie. Des marais existent indubitablement sur tous les points les plus déclives de cette enceinte importante. Le temps nous manque pour en avoir la certitude, mais je le dis, la chose est des plus probables, et si l’habitation des côtes de Madagascar a jusqu’à présent paru des plus contraires à la population blanche appelée par des motifs commerciaux ou autres à résider en ces parages, la cause première doit en être attribuée à l’existence des marais et aux exhalaisons méphitiques qu’ils répandent dans le voisinage.

Une circonstance qui vient heureusement modifier les dispositions précédentes est la position de la presqu’île, lieu désigné pour l’occupation. Son éloignement assez considérable des montagnes et surtout la prédominance des brises du large fait espérer, qu’avec quelques précautions, il sera possible d’écarter les causes délétères ou au moins de les affaiblir. En ce but, je propose de conserver un rideau d’arbres sur toute la rive nord-ouest de la presqu’île. Depuis le fort jusqu’à la pointe sud-ouest on pourrait lui donner une largeur de 2 toiles. Tous les arbres à haute tige doivent être conservés, leur ombrage servira beaucoup à tempérer l’ardeur du soleil. Un abatis général devra être pratiqué à l’isthme : ce point, correspondant à renfoncement de la baie, doit fournir un passage libre à la brise de mer qui modifiera puissamment les émanations fétides. Cet abatis fournira encore un autre avantage : quand la brise de terre souffle et vient, chargée d’effluves de miasmes, empoisonner pour ainsi dire les habitans de la presqu’île, elle trouvera, de droite et de gauche du rideau, un libre passage ; son effet malfaisant sera dès lors, sinon tout à fait écarté, du moins bien atténué[14].


C’était malheureusement se faire de cruelles illusions, et supposer à ces « effluves de miasmes » une bien singulière docilité, que de croire qu’épargnant dans leur course meurtrière les malheureux habitans de la presqu’île, ils allaient complaisamment suivre « de droite et de gauche » le chemin qu’une main prudente leur aurait tracé. Mais le commandant de l’expédition, sans se dissimuler ce que les précautions indiquées avaient d’aléatoire, passant, dans son impatience d’opérer l’établissement projeté, par-dessus toutes les objections, donna l’ordre de commencer les travaux. Par la dépêche suivante, du 20 août 1829, il rendait compte au ministre de sa résolution :


Les premiers jours qui ont suivi mon arrivée dans le port de Tintingue ont été consacrés à une exploration déjà commencée par le capitaine et les officiers de la Chevrette et par l’officier directeur de l’artillerie et du génie dans l’expédition, M. Gailly. Le premier examen des lieux m’a décidé à occuper immédiatement et, dès le 2 de ce mois, j’ai fait commencer les travaux. La possession de Tintingue dans des mers où nous ne trouvons aujourd’hui aucun refuge pour nos vaisseaux offre des avantages qui n’ont point échappé à Votre Excellence ; à côté de ces avantages toutefois se trouvent des inconvéniens dont la philanthropie doit tenir compte. On prétend que Tintingue est très insalubre et que son séjour peut être funeste aux Européens. Il se peut que l’assertion soit juste, mais elle est au moins bien hasardée. Les blancs en effet n’ont jamais habité cette partie de la côte de Madagascar, les faits n’ont donc pas pu faire connaître l’influence du climat sur eux. D’autre part les naturels assurent que Tintingue est très sain, comparativement à Sainte-Marie surtout. Que faut-il croire ? J’ai pensé, et les officiers de santé pensent comme moi, qu’il faut habiter pour se former sur cette question une opinion exacte ; l’expérience seule doit être consultée[15].


Les travaux furent immédiatement poussés avec toute la célérité que permettait le personnel peu nombreux dont on disposait : « La commission, raconte un des officiers de l’expédition[16], fut dissoute le 5 août et le plan de M. Gailly adopté. Cet officier distingué mit tant d’activité qu’en deux mois on vit s’élever comme par enchantement un établissement militaire capable de résister aux Hovas. » Un autre témoin oculaire, M. Pasquet de Larevenchère, lieutenant au 16e léger, donne encore les détails suivans qui montrent l’activité déployée par tous : « M. Gailly fit aussitôt le tracé des fortifications et tout le monde se mit à l’ouvrage. Chacun, dominé par cette pensée qu’il jetait peut-être les premiers fondemens de la puissance de la France dans ce pays, était animé d’une ardeur que n’affaiblissait pas la chaleur brûlante du climat. Les officiers donnèrent l’exemple et ne dédaignèrent pas de mettre bas l’uniforme pour remuer la terre. Aussi en peu de jours cette contrée sauvage vit s’élever des cases à la place des ronces et des arbres qui la couvraient. De larges et profonds fossés furent creusés autour de l’enceinte que l’on devait occuper et des batteries hérissées de canons en défendirent au loin l’approche. En avant du fort, à 450 toises, une palissade allemande, armée de 2 pierriers et appuyée par les deux extrémités au bord de la mer, nous servit d’avancée[17]. »

Grâce à cette activité et à ces résultats, le commandant de l’expédition jugea qu’il pouvait procéder à l’inauguration du fort, et y arborer le drapeau français. Le 16 septembre il donnait l’ordre du jour suivant dans lequel il réglait en ses plus minutieux détails le cérémonial de cette fête :


ART. 1. — Le 18 septembre, à 10 heures du matin, le pavillon français sera arboré sur la presqu’île de Tintingue.

ART. 3. — Les canonniers, le détachement du 16e léger et celui du corps africain qui forment la garnison de Tintingue prendront les armes. Ils seront réunis dans le 4e bastion qui sera désigné désormais sous le nom de « bastion d’Angoulême ».

ART. 9. — Arrivé au bastion d’Angoulême, le commandant de l’expédition passera la revue des troupes. Après la revue et au moment où le commandant l’ordonnera, le pavillon sera hissé et salué de sept cris de : « Vive le Roi ! » Les troupes présenteront les armes, les tambours battront au drapeau, les bâtimens de la division et le fort feront un salut de 21 coups de canon[18].


Lorsque, la revue terminée, au signal donné, le pavillon du roi apparut sur l’azur du ciel et fit flotter dans l’air pur sa lumineuse blancheur, quand les acclamations des soldats se furent tues et que le canon du fort et de la division fit silence, le commandant Gourbeyre adressa aux troupes rangées devant lui les paroles suivantes : « Officiers, sous-officiers, marins et soldats de l’expédition, le roi a ordonné l’occupation de Tintingue ; sa volonté est accomplie. Déjà vos rapides travaux nous en assurent la possession, votre valeur en garantira cette possession à la France. Aujourd’hui vous êtes appelés à l’honneur d’arborer le pavillon français sur cette terre dont les habitans s’enorgueillissent comme vous d’être les sujets du grand roi de France. Aujourd’hui vous ouvrez aux malheureux Malgaches un asile inaccessible à leurs oppresseurs. Soldats, la faiblesse et le malheur trouveront toujours en vous un généreux appui. Vous n’oublierez jamais que le pavillon de France protège toutes les infortunes… Soldats, ce pavillon élevé par vos mains sur la plage de Tintingue y sera maintenu par votre courage ; que son aspect vous rappelle sans cesse vos devoirs : vous serez toujours fidèles au roi et à l’honneur, vous conserverez toujours à la France le territoire dont vous venez de lui rendre la possession, vous conserverez dans tout son éclat ce drapeau confié à votre valeur et vous saurez mourir pour le défendre[19] ! »

Bien que la guerre ne fût pas encore officiellement déclarée, déjà le commandant Gourbeyre la considérait comme inévitable. Il semblait persuadé que le poste de Tintingue qu’il venait d’établir aurait à supporter les premières attaques de l’ennemi et que les troupes qu’il laissait pour le défendre allaient avoir à tirer les premiers coups de feu de la campagne. Les Hovas en effet ne demeuraient pas inactifs. A notre établissement à Tintingue ils avaient répondu par la construction d’un ouvrage fortifié eu un endroit de la côte fort voisin, la Pointe-à-Larrée, qui, par sa position même, semblait établi pour menacer les communications maritimes entre les deux postes français de Tintingue et de l’île Sainte-Marie.

L’apparition des Hovas répandit la terreur parmi les populations indigènes de la côte, et ces malheureuses et inoffensives tribus, abandonnant leurs villages et leurs plantations, se chargèrent de vivres et d’effets, poussèrent leurs bœufs devant elles, et vinrent se réfugier en masse sous la protection du fort français. Déserte quelques semaines auparavant, la baie de Tintingue se couvrit subitement d’une population tremblante de terreur qui ne se sentit rassurée que sous notre pavillon.

Le 22 août, le commandant Gourbeyre avait reçu une lettre du premier ministre hova, répondant à celle qu’il avait fait parvenir à la reine. Par cette lettre il était informé que les commissaires français seraient reçus à Tananarive pourvu qu’ils y fussent rendus le 23 août, c’est-à-dire le lendemain même. Fixé sur la mauvaise foi des Hovas par une communication aussi étrange, il résolut de ne plus se laisser amuser par ces sempiternels délais, et jugeant la situation de Tintingue suffisamment forte, après avoir affecté à sa défense une garnison de 300 hommes sous les ordres du capitaine Gailly, et laissé dans la rade la gabarre l’Infatigable, il mit à la voile le 3 octobre et cingla vers Tamatave. Le 10 il mouillait en vue du fort hova, persuadé qu’il allait avoir à commencer la lutte.

« Le 11, dès la pointe du jour, raconte un des officiers de l’expédition, la frégate la Terpsichore, les corvettes la Nièvre et la Chevrette et les troupes de débarquement se préparèrent à combattre. Le temps était incertain, les vents variaient, ce ne fut que sur les sept heures que les bâtimens se trouvèrent embossés. A sept heures et demie, le commandant Gourbeyre envoya l’élève de marine Marceau porter deux lettres au commandant hova qui s’intitulait « le prince Coroller ». Dans la première il lui demandait s’il avait des pouvoirs pour traiter : la deuxième, qui était une déclaration de guerre, ne devait être remise qu’au cas de réponse négative et au moment de s’embarquer pour retourner à bord. « Le Prince » était encore au lit lorsque l’élève Marceau se présenta chez lui ; après avoir pris connaissance du contenu de la lettre, il répondit que la reine n’avait pas étendu jusque-là ses pouvoirs. M. Marceau retourna aussitôt à son canot et remit à un aide de camp du prince la seconde lettre en poussant au large. A peine était-il arrivé abord que le commandant Gourbeyre s’empressa de lui demander quelles nouvelles il apportait. Sur sa réponse il ordonna de commencer le feu aux canonniers qui se tenaient, mèche allumée, à leurs pièces. Aussitôt les flancs des bâtimens lancèrent une grêle de boulets sur le fort des Hovas dont le canon riposta vigoureusement ; mais quelques boulets heureux ayant causé l’explosion du magasin à poudre, le fort sauta avec un horrible fracas et le feu se communiqua aux palissades qui l’entouraient. La canonnade des bâtimens continuait encore que les troupes de débarquement étaient déjà à terre. Un détachement de Hovas cherchant à les repousser fut mis en fuite par quelques coups à mitraille tirés à propos de nos embarcations. M. Fénix, capitaine au 16e léger et chef de la colonne, détacha de suite en avant 25 voltigeurs sous les ordres du sous-lieutenant Dot et 25 chasseurs commandés par le sous-lieutenant Pasquet de Larevenchère, mais les Hovas, effrayés par la canonnade et l’incendie de leur fort, s’enfuirent dans toutes les directions. Vivement poursuivis par les tirailleurs, ils firent volte-face à l’entrée d’un bois, et rangés en bataille ils dirigèrent sur nos tirailleurs un feu de file très nourri qui nous tua ou blessa quelques soldats jusqu’à ce que la colonne, arrivant au pas de course, et les tirailleurs s’étant réunis et formés en deux pelotons, firent mine de les charger à la baïonnette : alors ils prirent la fuite et s’enfoncèrent dans le bois où il eût été imprudent de les poursuivre. Les résultats de cette journée furent 23 canons, 212 fusils, et environ 80 hommes que perdirent les Hovas, sans compter leurs blessés[20]… »

« Prudens dans nos succès, continue le narrateur, nous n’avions pas poursuivi les Hovas à travers leur bois épais où nous pouvions tomber dans une embuscade. Mais ayant appris qu’ils s’étaient ralliés et retranchés à sept lieues de là dans un endroit nommé Ambalou-Manori, laissant les marins se rembarquer, nous nous mimés, le 15, à 6 heures du matin, en route pour aller les débusquer. Après quatre heures de marche, nous arrivâmes à un village nommé Yvondrou où nous prîmes quelque repos. Un détachement sous les ordres de M. Schœll, capitaine d’artillerie de marine et gouverneur de Sainte-Marie, passant en pirogue une large et profonde rivière qui coule au bas du village, laissa 25 hommes à la garde des pirogues pendant que le capitaine Fénix occupait le village avec le reste de ses troupes et s’achemina sous la conduite de deux bons guides vers les débris de la garnison de Tamalave. Cette petite expédition, conduite avec bravoure et intelligence, fut couronnée du plus heureux succès. A la pointe du jour, le capitaine Schœll et ses soldats arrivèrent près des Hovas. Les factionnaires avancés donnèrent aussitôt l’alarme en criant : « Vasa ! Vasa ! (Les Blancs ! les Blancs ! ) » Le capitaine Schœll charge alors à la baïonnette. M. Dot entraîne les voltigeurs sur ses pas ; M. Maréchal, officier des Yolofs (noirs du Sénégal), se précipite également sur les Hovas qui, après une défense courageuse, sont chassés de la redoute et mis en fuite. »

Le commandant de l’expédition ne put malheureusement pas pousser ses avantages aussi vigoureusement qu’il l’eût désiré. Les vents contraires et la nécessité de protéger l’évacuation des négocians européens qui craignaient la vengeance des Hovas, le forcèrent à demeurer une quinzaine de jours en rade de Tamatave. Dès qu’il lui fut possible de mettre à la voile, il résolut d’aller attaquer un poste hova situé à 60 kilomètres environ plus au nord, celui de Foulepointe, et le 17 octobre il s’y présenta avec sa division.

Le succès n’y répondit pas à ce qu’il avait été à Tamatave. Une victoire trop facile avait donné aux troupes une confiance excessive, et dès que le débarquement fut ordonné, se précipitant sans ordre vers l’ennemi, elles tombèrent dans une embuscade que celui-ci, rendu prudent et expérimenté par sa défaite même, avait préparée pour nous surprendre. L’hésitation produite tout d’abord dans la colonne par cette attaque imprévue se changea bientôt en déroute et le brave capitaine Schœll, voulant la ramener à l’ennemi, tomba mortellement frappé en s’efforçant de rallier les fuyards qui ne se reprirent que sur le rivage, sous la protection du canon de la division navale. « Gel événement fut un coup de foudre pour le chef de l’expédition. Il en fut accablé à tel point qu’il ne put, raconte le lieutenant de Larevenchère, nous cacher son découragement. Il arriva alors ce qui a souvent lieu en pareille occurrence, c’est que de la sécurité on tomba dans une circonspection outrée ; sans oser tenter un nouveau débarquement on leva l’ancre pendant la nuit et l’on vint mouiller en rade de Sainte-Marie. »

Pendant ce temps, le fort de Tintingue, resté sous le commandement du capitaine Gailly avec une garnison de 300 hommes, et sur lequel le commandant Gourbeyre avait cru que porteraient les premiers coups des Hovas, n’avait pas été attaqué. Mais le fort hova de la Pointe-à-Larrée, construit à 20 kilomètres de là, semblait une menace et une provocation : il était d’ailleurs indispensable de venger et de faire oublier l’échec de Foulepointe, et le commandant Gourbeyre résolut l’attaque de ce poste ennemi. Dans ce dessein il se rendit à Tintingue pour y prendre des renforts parmi les troupes de la garnison : « Le 31 octobre, écrivait-il au ministre, je descendis à terre pour m’assurer par moi-même des ressources que pourrait m’offrir ce poste pour l’accomplissement [21] de mes projets. Je trouvai la garnison dans les meilleures dispositions. Tous les soldats brûlaient du désir de venger la mort de leurs camarades.

« Le 1er novembre, je nommai le capitaine d’artillerie Gailly commandant par intérim de nos établissemens à Madagascar, et M. Carayon, capitaine d’artillerie, commandant particulier à Sainte-Marie. Je crus utile d’assurer ainsi le service au moment de poursuivre les hostilités. Le même jour je réunis à bord un conseil de guerre où furent appelés tous les capitaines de la division navale, les capitaines Gailly et Carayon, le capitaine d’Espagne, du 16e léger, et tous les officiers de terre et de mer qui avaient marché à l’a flaire de Foulepointe. La majorité de ce conseil, entrant dans mes vues, se décida pour l’attaque[22]. »

En conséquence de cette résolution, le commandant Gourbeyre, après avoir prélevé sur la garnison de Tintingue un renfort de 50 hommes d’artillerie et de 20 Yolofs, se présenta le 3 novembre à la Pointe-à-Larrée et embossa ses bâtimens devant le fort hova.

« Le lendemain au lever du jour, les batteries de la division commencèrent à tirer sur le fort ; mais les murs, formés de sable jeté entre deux forts palissademens, n’en furent presque pas endommagés. Les troupes de débarquement furent mises à terre et marchèrent à l’ennemi sur deux colonnes, la première de 200 hommes sous les ordres de M. Baudson, lieutenant au 1er régiment d’artillerie à pied, la seconde sous ceux de M. le sous-lieutenant Pasquet de Larevenchère ; M. d’Espagne, capitaine au 16e léger, commandait en chef le débarquement. L’ennemi opposa comme à Foulepointe la plus vigoureuse résistance, se faisant tuer à coups de baïonnette plutôt que de lâcher prise. Il céda enfin à l’impétuosité des deux colonnes après un combat opiniâtre et le fort tomba en notre pouvoir. Ce succès nous coûta quelques soldats. Notre brave camarade Baudson, qui en chargeant avec intrépidité à la tête de sa colonne était tombé frappé de trois coups de sagaie dans la poitrine, fut longtemps en danger. 119 Hovas furent tués ; 27 prisonniers, 8 pièces de canon, 700 livres de poudre, plusieurs fusils, des sagaies et un troupeau de 250 bœufs tombèrent en notre pouvoir[23]. »

Tel fut le résultat de ce combat qui pour les troupes était une véritable réparation d’honneur après l’échec de Foulepointe. Ce succès nous arrivait justement le 3 novembre, veille de la Saint-Charles, tête du roi, et le commandant Gourbeyre ne manqua pas, dans la dépêche qu’il adressa au ministre, de faire remarquer une aussi heureuse coïncidence : « A midi, disait-il, je descendis à terre et je fis arborer le pavillon de France sur le fort des Hovas. La santé du roi fut portée avec enthousiasme par tous ces braves, heureux et fiers d’offrir à notre auguste souverain une branche de laurier pour sa fête. » Communiquée aux journaux par le ministre de la marine, cette lettre fit connaître au public le succès des armes françaises à Madagascar. Mais le fonctionnaire du ministère de la marine chargé d’établir le texte de la communication, trouvant sans doute trop fleuri le style du commandant Gourbeyre, supprima d’un trait de crayon « la branche de laurier offerte au roi par les braves » et la remplaça par ces mots : « heureux et fiers de célébrer par une victoire la fête du roi. » C’est avec cette correction administrative que cette lettre repose aujourd’hui dans les cartons des colonies.

Après le combat de la Pointe-à-Larrée, le chef de l’expédition aurait désiré pouvoir parcourir la côte et détruire successivement tous les postes occupés par les Hovas au nord de Tintingue, afin d’assurer la conservation de cet établissement, mais les bâtimens avaient peu de munitions de guerre, les équipages et les troupes étaient affaiblis par les travaux et les maladies, et le moment approchait où la saison deviendrait un obstacle à de nouvelles hostilités : ces considérations déterminèrent le commandant de l’expédition à suspendre les opérations et à ramener la division à Bourbon où, durant la mauvaise saison qui allait commencer, elle jouirait d’un climat meilleur que sur les côtes de Madagascar. Dès lors il songea à mettre le fort de Tintingue en état de défense pour l’hivernage. Il en porta à 400 hommes la garnison, qui fut ainsi composée :

121 soldats du 16e léger ;
180 soldats africains ;
30 canonniers de la marine ;
20 ouvriers de la marine ;
8 marins de la Terpsichore pour servir de patrons dans le port ;
50 soldats malgaches.

Ces troupes demeuraient, ainsi que celles de la garnison de l’île Sainte-Marie, sous les ordres du commandant des établissemens français à Madagascar, le capitaine Gailly, qui, en cas de décès, devait être remplacé par le capitaine Carayon, commandant particulier de Sainte-Marie. « En m’éloignant de Madagascar, écrivait le commandant Gourbeyre au ministre, je laisse Tintingue dans un état de défense fort respectable. L’enceinte est achevée et 14 bouches à feu sont déjà montées. Les six autres le seront incessamment. La garnison, forte de 400 hommes, a des vivres pour plus de trois mois. Deux navires occupent et protègent la rade[24]. » L’ordre, la joie, l’abondance, régnaient dans le nouvel établissement. Le commandant de l’expédition avait tout prévu, mais il comptait sans un ennemi plus puissant et plus meurtrier que les Hovas : les marais. Sous ces roseaux ondoyans, sous ces plantes aux formes étranges, derrière ces buissons touffus, cet ennemi invisible et terrible, la fièvre, guettait la malheureuse garnison, et contre cet ennemi les canons étaient impuissans.


IV

Lorsque trois mois après, le commandant de l’expédition reparut à Tintingue, un triste spectacle et une douloureuse surprise l’attendaient ; la fièvre avait donné un démenti lugubre aux prévisions optimistes du médecin en chef chargé, l’année précédente, de donner son avis sur la salubrité du lieu choisi pour l’établissement. La dépêche adressée au ministre par le commandant Gourbeyre attestait un découragement profond : « Il nous manquait, écrivait-il, une expérience : c’était celle du climat pendant l’hivernage ; elle a été terrible, elle a été décourageante : sur un personnel de 188 blancs, la garnison, depuis le 28 novembre jusqu’au 8 février, jour de mon arrivée, a perdu 34 hommes, y compris MM. Gailly, commandant, et Boubeau, chirurgien du poste, qui ont provoqué la mort par mille imprudences. Toute la population blanche a été atteinte. Tous ceux qui n’ont pas succombé ont eu ou ont encore la fièvre. »

C’est de la bouche d’un des officiers qui ont partagé les souffrances de ces trois mois d’épreuves, M. Pasquet de Larevenchère, lieutenant au 16u léger, qu’il faut en entendre le récit : « Le départ du commandant avait été le signal de toutes les calamités qui vinrent fondre sur nous… C’est le 26 novembre qu’il nous quitta. Dès le 30, plusieurs hommes étaient atteints de la fièvre du pays. Dans le courant de décembre, la maladie fit de si rapides progrès que, vers la fin de ce même mois, il n’y avait peut-être pas dans toute la garnison 20 blancs qui ne fussent alités ; tous les jours on enterrait deux ou trois morts. La même épidémie régnait à bord de deux corvettes qui étaient sur la rade. On entassait les plus malades dans un mauvais local qui servait d’hôpital ; les autres demeuraient dans leurs chambres, presque sans secours, parce que le seul médecin qu’on avait laissé ne pouvait suffire à tout, et qu’il manquait même souvent des médicamens les plus nécessaires. » Cet état de détresse était augmenté encore par la présence des malheureux habitans de la côte qui, ainsi que nous l’avons dit plus haut, étaient venus en masse chercher, sous la protection du canon de notre fort, un asile contre la cruauté de leurs persécuteurs hovas. Au lieu d’être un secours, leur multitude en faisait un embarras et une cause d’affaiblissement pour la petite colonie française.

« Ces réfugiés, au nombre de plusieurs milliers, établirent plusieurs camps sur le pourtour de la baie, en face de la presqu’île où se trouvait le fort ; mais restés sous l’influence de la peur des Hovas, même sous la volée de nos canons, ils n’osèrent se répandre au loin pour cultiver ce qui était nécessaire à leur subsistance. Les bois taillis des environs furent simplement défrichés. Toutefois, on était arrivé au mois de janvier, et tout allait bien encore parce que les provisions duraient toujours ; les danses et les chants accoutumés avaient même lieu le soir sous les misérables huttes qui les abritaient, et le tour de la baie continuait à offrir un aspect joyeux et animé, lorsque le cri : « Les Hovas marchent sur Tintingue ! » parti du sein des forêts, jeta l’épouvante parmi ces malheureux réfugiés. Dans cet instant d’alarme, cette malheureuse population effrayée, abandonnant vieillards et enfans dans les bois, où ils périrent, se rua sur la presqu’île pour se réfugier entre le fort et un poste avancé placé sur l’isthme. »

Cette alerte eut lieu le 9 janvier ; la garnison, minée par la fièvre, se traîna sur les remparts : « Nous nous rappelons, raconte le lieutenant de Larevenchère, nos soldats se traînant à nos bastions pour défendre plutôt l’honneur du drapeau qu’un reste de vie dont ils étaient fatigués. On eût cru voir des spectres sortant de leur tombeau et reprenant les armes pour venger leur mort, tellement le climat et les privations avaient exercé de ravages parmi nous. »

« Dans ce cruel moment, nous vîmes toute l’horreur de notre position. Si nous avions été sérieusement attaqués, il nous eût impossible de résister et pas un de nous n’eût échappé à la cruauté des Hovas. M. le capitaine Gailly, quoique mourant, se fit transporter au pied d’un bastion et ne voulut pas en bouger jusqu’à ce qu’une reconnaissance qui avait été envoyée à la découverte fût de retour, apportant l’heureuse nouvelle que les Malgaches qui croyaient voir les Hovas partout, tant ils en avaient peur, nous avaient donné une fausse alerte. .

« Le capitaine Gailly semblait ce jour-là être venu marquer la place qu’il devait occuper au pied de ce bastion : quatre jours après, le 13 janvier, nous eûmes le malheur de le perdre. Il fut enferré dans ce même bastion au bruit de toute l’artillerie[25]. » Telle avait été, pendant l’absence du commandant Gourbeyre, la triste situation des défenseurs de Tintingue. Dès qu’il connut ces faits, le gouverneur de l’île Bourbon, le comte de Cheffontaines, s’empressa de pourvoir au commandement des établissemens de Madagascar, et en annonçant au ministre la perte de l’officier qui avait exercé ces fonctions, il lui faisait connaître le choix qu’il avait fait pour le remplacer :


Monseigneur, écrivait-il le 19 avril 1830, j’ai l’honneur d’annoncer à Votre Excellence que M. Gailly, capitaine en 1er d’artillerie, auquel j’avais confié provisoirement le commandement de nos établissemens à Madagascar, est décédé le 13 janvier dernier. En rendant compte du départ de cet officier, avec l’expédition commandée par M. le capitaine de vaisseau Gourbeyre, j’avais exprimé à Votre Excellence quel prix j’attachais aux services que l’on pouvait en attendre pour la création d’un nouvel établissement. C’est aussi sur les constructions de Tintingue dont il avait formé le plan que la mort est venue le frapper. Le gouvernement a perdu dans M. Gailly un zélé serviteur. Par cette mort et celle de M. Schœll, les établissemens français se trouvaient privés d’un commandant particulier. Ces fonctions ont été provisoirement confiées à M. Carayon, du zèle et de l’activité duquel j’ai déjà eu occasion de rendre à Votre Excellence l’honorable témoignage[26].


Jusqu’au commencement de juin, la fièvre continua de sévir à Tintingue ; elle cessa enfin avec l’hivernage et la nouvelle en fut apportée à Bourbon par un navire qui y parvint le 7 juin. L’établissement était alors remis dans un état satisfaisant. C’était, semble-t-il, le moment de reprendre les opérations de l’expédition. Sur la demande même du commandant Gourbeyre le gouvernement de la métropole avait décidé l’envoi à Madagascar de 800 hommes de renforts, le double de ce qui, l’année précédente, avait été suffisant pour remporter des succès. Déjà la plus grande partie de ces troupes était arrivée, et 675 hommes stationnaient à Bourbon, en rade de Saint-Denis, impatiens d’être débarqués et d’agir. Mais le commandant en chef, si ardent et si pressé l’année précédente d’engager les hostilités, semblait maintenant comme frappé de stupeur ; et d’autre part, l’actif et énergique gouverneur de Bourbon, le comte de Cheffontaines, arrivé au terme de ses fonctions, dut quitter la colonie et ne se trouva plus là pour stimuler ce zèle languissant.

Le nouveau gouverneur n’eut point pour l’expédition de Madagascar le zèle actif de son prédécesseur. Il semblait la considérer comme un legs onéreux, et une cause d’embarras ; si bien que le commandant Gourbeyre, découragé lui-même, ne sut prendre d’autre résolution que celle de rentrer en France. Le 13 octobre, il rédigeait cette lettre au ministre : Monseigneur, dans sa séance du 4 du mois d’octobre, le Conseil privé, considérant que le complément des troupes et de matériel demandés en France n’était pas encore arrivé et que la saison était d’ailleurs trop avancée, jugea comme moi que nous devions cette année nous abstenir de reprendre l’offensive. En conséquence de cette décision et trouvant la présence de la Terpsichore inutile dans ces mers, au moins jusqu’en juillet 1831, le lendemain 5 octobre, j’écrivis au gouverneur, et le 6 le conseil privé, réuni pour prendre connaissance de ma lettre, reconnut les besoins de cette frégate et l’avantage de la renvoyer en France pour faire des réparations impossibles à Bourbon. M. le gouverneur se chargera de la direction des forces navales et la conservera jusqu’à l’arrivée du successeur qu’il aura plu à Votre Excellence de me designer.


Le jour même de la rédaction de cette dépêche, il mettait à la voile, et c’est lui-même qui se chargea du transport de sa propre lettre. Lorsque après deux mois et demi de traversée, il arriva à Brest, une grande surprise l’attendait : la France obéissait à un gouvernement nouveau, et sa dépêche devait être remise à un ministre autre que celui pour lequel il l’avait écrite ; il dut y ajouter le post-scriptum suivant : « Brest, 28 décembre. Quand je suis parti de Bourbon le 13 octobre dernier, on ignorait dans cette colonie les événemens survenus en France à la fin de juillet. C’est à la mer, le 6 décembre, que je les ai appris. C’est encore à la mer que j’ai revu pour la première fois le pavillon national à bord du brick français l’Emma, de Caen, que j’ai rencontré dans les parages des Açores, et dont le capitaine, M. Aubert, m’a confirmé ces nouvelles. Je n’ai reçu aucun avis officiel à cet égard. La Terpsichore arrive aujourd’hui sur la rade de Brest, je vais faire connaître ses besoins à M. le préfet maritime. »

Le nouveau ministre à qui arriva cette dépêche était l’un des hommes qui, sous le règne précédent, s’étaient montrés les plus acharnés adversaires des colonies et de la marine, le général Sébastiani. Le retour inopiné du commandant Gourbeyre ne réunit en rien, il ne faisait au contraire ; que devancer ses ordres. Il ne s’étonna pas davantage de la dépêche suivante qu’il reçut quelque temps après du gouverneur de Bourbon :


Monseigneur, m’étant bien pénétré des vues et des intentions exprimées dans la dépêche ministérielle du 8 juin dernier, n° 152, je n’ai pas pensé que je dusse conserver plus longtemps à Bourbon les troupes expéditionnaires de Madagascar et prolonger indéfiniment les dépenses qu’elles y occasionnent. C’est, dit la dépêche précitée, à une conclusion prompte, honorable et sans effusion de sang que doivent tendre tous nos efforts. Il y est en outre interdit de n’entreprendre d’expédition armée qu’autant que le succès en serait prompt… Votre Excellence reconnaîtra par tout ce qui a été dit que ces recommandations ne peuvent être remplies ; qu’avec les forces actuelles de l’expédition l’état de guerre doit se prolonger indéfiniment… Dès lors, le renvoi des troupes en France m’a paru être conforme au vœu du paragraphe suivant de la dépêche ministérielle déjà citée : « A cet effet, et sans attendre de nouveaux ordres, dès que la paix sera faite ou dans le cas contraire, dès que nos établissemens de Tintingue et de Sainte-Marie pourront se passer de secours extraordinaires, vous renverrez en France toutes les troupes qu’il ne serait pas indispensable de conserver. » La paix n’est pas faite, mais nos établissemens sont parfaitement à l’abri et ne réclament plus de secours extraordinaires. J’ai consulté sur la question du renvoi des troupes le Conseil privé… les avis ont été unanimes sur la nécessité de renvoyer en France les troupes et les bâtimens… J’ai adopté cette opinion[27].


Cette lettre était écrite à point, et le hasard des révolutions lui fit trouver, en arrivant en France, un ministre tout prêt, non seulement à approuver le retour des troupes, mais encore à ordonner d’une façon définitive l’abandon de tout établissement à Madagascar.


V

En 1828, dans la discussion du budget, le 24 juillet, le général Sébastiani s’était écrié : « Nous ne possédons aujourd’hui de colonies que sous le bon plaisir de l’Angleterre, et j’ajouterai, dans le système actuel, au grand détriment de notre prospérité agricole, industrielle et commerciale. » C’est ce fougueux adversaire des colonies qui, deux ans plus tard, se trouvait, comme ministre, appelé à les protéger. Les grandes théories des hommes politiques ont beau dépendre (pour beaucoup) des seuls intérêts de leur parti, et n’être que des moyens de combat dont l’utilité cesse dès que le but est atteint, un homme, — même ministre, — ne peut changer de ton et d’opinion d’une façon trop brusque. Les idées dont il s’est servi et à l’aide desquelles il a remporté la victoire, il lui faut les garder, sinon par conviction, au moins par pudeur, et les adversaires des colonies en 1828 demeurèrent anti-coloniaux en 1830.

Madagascar n’était pas la seule expédition et la seule conquête qu’ils regardassent comme un legs onéreux et embarrassant du régime déchu. Alger même, ce joyau que la Restauration expirante venait de donner à la France comme don de suprême adieu, Alger ne trouvait pas grâce aux yeux des libéraux ; ils en déploraient la conquête. Pendant la campagne, l’attitude de la presse libérale avait été si antifrançaise qu’elle étonna les étrangers eux-mêmes et qu’un historien allemand, — l’un des champions pourtant et des admirateurs du libéralisme en Europe, — a pu écrire : « Par une espèce de reniement du sentiment patriotique, chose extraordinaire chez les Français, le journalisme libéral s’était érigé en véritable champion du dey d’Alger[28]. » Après la victoire même, les libéraux osèrent la regretter, et le rapporteur du projet de loi sur les crédits supplémentaires de 1830 disait à la tribune, dans la séance du 6 novembre : « L’expédition d’Alger n’a pas été faite avec l’assentiment de la France ; elle a été conçue parmi ministre qui spéculait sans doute sur sa réussite pour l’accomplissement de desseins coupables. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il en a arrêté le plan peu après être arrivé au pouvoir. N’y avait-il pas de moyens plus convenables de rétablir la paix avec le dey d’Alger, et de lui faire respecter le pavillon français ? C’est ce que votre commission pense ; mais une négociation conduite avec franchise et sur des principes de justice qui auraient remonté aux premières difficultés avec la Régence ne remplissait pas le but de l’ancien gouvernement, il lui fallait un déploiement de forces considérables et de grandes dépenses à faire sous le prétexte de venger l’honneur français. » Des négociations, point de conquête ! Si par malheur la Restauration eut agi ainsi et ne se fût pas hâtée, avant d’expirer, de conquérir. — en dépit de l’opposition libérale, — Alger à la France, cette admirable colonie serait probablement aujourd’hui une colonie anglaise.

Alger ainsi traité, que pouvait-on espérer en faveur de Madagascar ? A peine installé dans ses bureaux, le nouveau ministre, par une décision du 16 juillet 1830, ordonna que toute demande de crédit fut ajournée, et dans la séance du 15 novembre il expliquait à la Chambre sa résolution : « Un armement extraordinaire existait à Madagascar, il a occasionné une dépense de 500 000 francs, et ce n’est même pas là tout ce qu’a coûté cette expédition, car près d’un million a été dépensé par la colonie de Bourbon pour un établissement impossible et impolitique. Aujourd’hui les fâcheux résultats de cette tentative sont appréciés et nous avons pris toutes les mesures nécessaires pour arriver à une prompte pacification… Nous nous sommes hâtés, en arrivant au ministère, de donner tous les ordres, de prendre toutes les mesures propres à faire cesser l’effusion du sang et à arrêter le cours de nos sacrifices. » Toutes les mesures avaient été prises en effet, le ministre ne se vantait pas en en donnant l’assurance à la Chambre. Par ses ordres un détachement de 127 hommes, du 16e léger, prêt à partir pour Madagascar avait été débarqué, et le Conseil d’amirauté, assemblé sous sa présidence, le 6 octobre 1830, avait prudemment déclaré qu’il était indispensable de cesser au plus tôt une entreprise qui pouvait déplaire aux Anglais : « Sous le point de vue politique, disait le procès-verbal de la séance, l’expédition pourrait donner lieu à quelques difficultés, en ce sens qu’elle a eu pour but de donner aux établissemens français à Madagascar plus de consistance et d’étendue qu’ils n’en avaient eu jusque-là, et de changer par conséquent les situations relatives de la France et de l’Angleterre… »

D’après cet avis, si propre à éviter à l’Angleterre, traitée d’une façon quelque peu hautaine par l’ancien gouvernement, toute cause de difficultés avec le nouveau, la conduite du ministre était toute tracée, et il s’empressait, on date du 29 octobre 1830, de transmettre au gouverneur de Bourbon et au commandant de l’expédition des ordres qui d’ailleurs — comme nous l’avons vu — se trouvèrent en voie d’exécution avant d’avoir été reçus. Au commandant de l’expédition il disait :


Monsieur, une décision royale qui vous sera communiquée par M. le gouverneur de Bourbon prescrit de mettre le terme le plus prompt à l’expédition de Madagascar. Vous aurez à ramener en France les frégates la Terpsichore et la Junon, la corvette de guerre l’Héroïne et la corvette de charge l’Oise, avec les troupes qui se trouvent en excédent des garnisons habituelles de Bourbon et de Madagascar[29].


Et la dépêche adressée au gouverneur portait :


L’intention formelle du roi est que l’on fasse cesser au plus tôt les hostilités, à Madagascar et que l’on arrête des dépenses que l’État ne pourrait supporter… Dans les dispositions que vous aurez à prendre, vous ne perdrez pas de vue que, si le roi veut arrêter au plus tôt une consommation improductive d’hommes et d’argent, le vœu non moins cher de Sa Majesté est que rien ne soit négligé pour maintenir intact l’honneur du pavillon national.


Comment le gouverneur s’y prit pour maintenir cet honneur national qu’avec tant d’insistance on mettait en avant au moment même où l’on reculait devant la crainte des Ho vas et la peur des Anglais, il est difficile de l’apercevoir dans ses actes. Avant la réception de la dépêche précédente, il avait déjà pris sur lui de renvoyer en France les troupes expéditionnaires, après l’avoir reçue il ordonna l’évacuation définitive de Tintingue. C’était renoncer d’une façon bien légère à une conquête qui nous avait coûté tant de sacrifices. Ces ordres formels durent cependant s’exécuter, et, au grand désespoir des hommes qui avaient risqué leur vie pour conserver ce poste à la France, l’évacuation s’effectua en juillet 1831. « Le 4 juillet, raconte un témoin oculaire, on reçut l’ordre de tout embarquer, personnel et matériel. Il ne restait plus que les canons du front d’attaque au nombre de 8. Dans la journée du 5 on les embarqua. On détruisit aussi les clayonnages, ce qui combla les fossés par la chute des murs, formés de sable et de gazon. On coupa la majeure partie des palissades, enfin on distribua tout le monde de manière à incendier dans la soirée et en peu de temps ce qui restait. En effet, après le souper de l’équipage, on descendit 150 hommes, dont 25 armés étaient en vedette à l’ancien poste avancé qui avait été incendié la veille ainsi que le village des naturels. Le reste fut distribué aux quatre coins du fort, à l’hôpital, à la demeure du commandant, à la poudrière, dans les magasins, les casernes, aux chantiers de constructions, etc. Là, chaque chef ayant avec lui un nombre déterminé de soldats, fit mettre le feu à l’endroit où il avait servi avec zèle et fidélité pendant deux ans… Au signal donné, qui était un coup de canon tiré au milieu du fort, on vit les flammes s’élever de toutes parts et dévorer tout sur leur passage. Le feu dura toute la nuit, et les Hovas purent, du haut de leurs montagnes, contempler à loisir cette belle horreur[30]. »

L’année suivante, ces sauvages qui nous avaient bafoués et devant lesquels nous reculions d’une façon si honteuse, envoyèrent en grande pompe à Bourbon une ambassade dont les membres, costumés en « colonels anglais », reçurent du gouverneur un accueil qui dut les étonner, malgré la bonne opinion qu’ils pouvaient avoir d’eux-mêmes :

Peu de jours après mon installation dans le gouvernement de Bourbon, écrivait le gouverneur au ministre, j’ai reçu cinq officiers hovas qui sont venus de la part de la reine Ranavalo me remettre les trois lettres ci-jointes. Ces officiers, du rang de colonels dans l’armée d’Emirne, sont arrivés le 16 novembre dernier sur le brick anglais Caledonia. J’ai cru utile à l’intérêt de notre commerce à Madagascar de recevoir ces étrangers avec quelque distinction… Ces cinq officiers hovas, portant le brillant uniforme d’officiers supérieurs anglais, furent reçus sur le quai au moment de leur débarquement par un détachement d’infanterie commandé par un sous-lieutenant et par le capitaine de port, qui les escortèrent à mon hôtel, où je leur donnai immédiatement audience… L’administration avait fait préparer dans un des hôtels les mieux tenus de la ville des appartenions élégamment décorés pour les recevoir. Ils y furent conduits à la sortie de mon audience et il fut pourvu d’une façon convenable à leur entretien… D’après les ordres que j’avais donnés, l’administration a cherché pendant leur court séjour ici à faire apprécier à ces étrangers tous les produits de nos manufactures… J’ai donné en présent au chef de cette mission un fusil à deux coups renfermé dans une boîte en acajou et deux aunes de drap écarlate très fin, et deux aunes du même drap à chacun des autres commissaires… Ces Hovas m’ont témoigné leur vive reconnaissance de la belle réception qui leur a été faite à Bourbon et qui a paru d’autant plus les toucher qu’ils n’avaient pas été traités avec la même distinction à Maurice[31].

On pourrait croire que des ambassadeurs, reçus avec autant de déférence, devaient au moins être porteurs de propositions de paix, d’amitié et de soumission. Bien au contraire, voici la lettre de leur souveraine qu’ils apportaient au gouverneur pour être transmise au roi des Français : « Sire, je profite de cette occasion pour vous écrire que je ne permets pas à mes sujets de vendre du riz aux vôtres, sinon en échange de fusils et de poudre. Mais je n’entends maintenir cette loi que jusqu’au moment où j’aurai en fusils et en poudre la quantité qui me conviendra… » Cette lettre était écrite en anglais, et revêtue d’un sceau de cire rouge portant une couronne, et ces mots en exergue : « Ranavalo Manjaka. » Céder à la crainte des Anglais avant même d’avoir reçu aucune menace de leur part était certes humiliant. Mais que dire de cette attitude devant les Hovas ? Qu’on était loin des fières réponses des ministres et des agens de la Restauration ; et combien étaient tombées dans l’oubli ces instructions du prince de Polignac à l’ambassadeur de France à Londres au sujet de Madagascar : « Si le ministre anglais, cédant à l’impulsion d’agens qui n’ont pas su se dégager encore des voies d’une politique ombrageuse et hostile à l’égard de la France, voulait, comme eux, s’ingérer dans les suites d’une entreprise où l’Angleterre n’a aucun droit d’intervenir, vous combattriez avec fermeté les prétentions de cette nature, et vous ne dissimuleriez pas qu’elles seront invariablement repoussées par le gouvernement du roi[32]. »

Combien était naturel ce mélancolique regret de l’ancien ministre de la Restauration, promoteur et organisateur de l’expédition de Madagascar, Hyde de Neuville, qui en 1831, menacé par les Chambres d’observations malveillantes au sujet de cette expédition, écrivait au directeur des Colonies en lui renvoyant les pièces officielles à l’aide desquelles il comptait se défendre : « Je vous renvoie, monsieur, les rapports et les autres documens. Avec vous je voudrais que ces pièces fussent demandées par les Chambres. Si on y revient, rien ne nous sera plus facile que de justifier une mesure qu’on aurait dû poursuivre. L’Angleterre doit trouver que nous sommes aujourd’hui bien complaisans. Le ministère légal n’était pas si poli[33] ! »


CH. GAILLY DE TAURINES.


  1. Mémoires du baron Portal, p. 230.
  2. Mémoires d’outre-tombe, I. Ier.
  3. Mémoires du baron Portal, p. 39.
  4. Il s’agit ici d’une exposition, — prélude de nos grandes expositions internationales, — qui était alors ouverte au Louvre.
  5. Rapport présenté à la Chambre des communes le 10 juillet 1828 (Asiatic Journal, mars 1829).
  6. Archives coloniales. Carton Madagascar, 1824.
  7. Mémorandum du 19 avril 1824, Archives coloniales.
  8. Lettre du 11 mai 1824, Archives coloniales.
  9. Archives de la Marine. Madagascar. Rapport au roi du 28 janvier 1829.
  10. Archives coloniales. Cartons Madagascar, 1829.
  11. Archives coloniales. Cartons Madagascar, 1825, dépêche du 16 juin.
  12. Revue de l’Orient, année 1840. — Article de M. Jourdain, capitaine de frégate.
  13. Carayon, Etablissemens français à Madagascar pendant la Restauration.
  14. Rapport annexé à la dépêche du commandant Gourbeyre du 20 août 1829 (Archives coloniales).
  15. Dépêche du commandant Gourbeyre du 20 août 1829 (Archives coloniales).
  16. M. Jourdain, capitaine de frégate, Revue de l’Orient, année 1846.
  17. Journal de l’Armée, 1834, p. 45.
  18. Ordre du jour du 17 septembre joint à la dépêche du 1er octobre 1820.
  19. Ordre du jour joint à la dépêche du 1er octobre 1829 (Archives coloniales).
  20. Journal de l’Armée, année 1831, article du lieutenant Pasquet de Larevenchère.
  21. Journal de l’Armée, année 1834, p. 65-67.
  22. Dépêche du 8 novembre 1829 (Archives coloniales).
  23. Journal de l’Armée, année 1834. Récit du lieutenant Pasquet de Larevenchère.
  24. Dépêche du 10 novembre 1829 (Archives coloniales).
  25. Journal de l’Armée, année 1834. Souvenirs du lieutenant de Larevenchère.
  26. Dépêche du 19 avril 1830 (Archives coloniales).
  27. Dépêche du 10 décembre 1830 (Archives coloniales).
  28. Gervinus. Histoire du XIXe siècle, t. X. p. 201.
  29. Dépêche du 29 octobre 1830 (Archives coloniales).
  30. Ackermann, chirurgien-major dans l’expédition, Histoire des révolutions de Madagascar.
  31. Dépêche du 2 décembre 1832 (Archives coloniales).
  32. Dépêche du prince de Polignac au duc de Laval, 2 mars 1830 (Archives coloniales).
  33. Archives coloniales, — Cartons Madagascar, 1831.