L’Expédition de Cochinchine et la politique française dans l’Extrême-Orient

L’Expédition de Cochinchine et la politique française dans l’Extrême-Orient
Revue des Deux Mondestome 51 (p. 173-207).
L’EXPÉDITION
DE COCHINCHINE
ET
LA POLITIQUE FRANÇAISE DANS L’EXTRÊME ORIENT

L’opinion publique dans ces dernières années s’est vivement prononcée contre les expéditions lointaines. Après notre intervention en Chine, notre guerre du Mexique, notre occupation de la Basse-Cochinchine, on s’est inquiété des charges que ces opérations imposaient à nos finances. On s’est demandé si elles étaient justifiées par un intérêt national, si elles étendraient notre influence dans le monde, si, le but une fois atteint, elles nous dédommageraient suffisamment des embarras et des difficultés qu’on aurait rencontrés dans l’exécution. Il appartient sans doute au gouvernement d’un grand état de concevoir de vastes desseins et de montrer qu’il sait et peut les accomplir : il étend ainsi son prestige et entretient la bonne opinion qu’on a dans le monde de son habileté et de ses ressources; mais, pour que cette initiative soit utile, il faut qu’elle soit opportune et qu’elle n’ait pas à craindre d’être entravée dans son action par des événemens qui viendraient impérieusement réclamer toute la sollicitude du pays. Si l’on en doutait, qu’on se reporte à une époque qui n’est pas encore bien éloignée. La conquête de l’Algérie fut un legs glorieux de la restauration au gouvernement de 1830. Ceux qui l’entreprirent ne soupçonnaient pas qu’à peine l’aurait-elle entamée, la France verrait éclater une révolution qui susciterait à son gouvernement toutes les difficultés intérieures et extérieures dont un établissement nouveau est toujours assailli. Nous fûmes pendant plusieurs années obligés de pourvoir en même temps aux opérations militaires que la résistance des Arabes rendait nécessaires et au déploiement de forces que l’attitude malveillante des puissances européennes nous faisait un devoir de leur opposer. Nul ne saurait dire les embarras créés par une telle situation à notre politique générale, lorsque nous eûmes à fonder une Belgique indépendante, et plus tard, lorsqu’exclus du règlement de la question d’Orient, nous eûmes à reconquérir notre place dans le concert européen. Et cependant l’Algérie était à nos portes; une escadre nombreuse, que nous tenions constamment à la voile ou feux allumés, pouvait, comme un pont jeté d’une rive à l’autre de l’océan, servir à renforcer notre armée ou à la ramener sur le territoire français.

Par sa position de grande puissance européenne, la France a plus besoin de réunir ses forces que de les épandre au dehors. A moins de faillir à sa mission, elle doit se tenir prête à faire face à toutes les éventualités de la politique continentale. Manquer à ce devoir dans l’état présent de l’Europe serait une folie qui compromettrait non-seulement la renommée de nos hommes d’état, mais aussi, ce qui nous importe plus, la dignité et la puissance de notre pays. Que de raisons il faudrait ajouter à ces considérations d’un ordre supérieur, si l’on voulait entrer dans quelques détails sur les moyens de faire réussir ces expéditions lointaines! Elles demandent un plan fortement conçu, un esprit de suite, une prévoyance et une persévérance qu’aucun événement ne peut surprendre. Elles demandent plus encore, le concours de l’opinion publique, l’assistance d’une population animée de la même ambition que le gouvernement, prête à toujours associer son industrie, son commerce, ses capitaux, à la réalisation de ses projets. Ce concours, comment peut-il l’obtenir? En faisant appel au pays, en lui communiquant ses convictions au moyen de la presse, de la tribune et de la libre discussion. A qui contesterait l’efficacité des institutions libres en pareil cas, c’est encore l’exemple de l’Algérie qu’il y aurait à citer. L’entreprise commencée en 1830 sur le sol africain était grande et hérissée de difficultés; il y fallait de lourds sacrifices, beaucoup de temps, de longs et persévérans efforts. On sait à quelles conditions elle a réussi. Dès les premières opérations, le but a été loyalement signalé à la France : c’était la prise de possession et la colonisation d’un vaste territoire. Pendant plusieurs années, et sous l’influence d’événemens tour à tour favorables et contraires, l’entreprise a été soutenue et combattue en pleine liberté, et nous avons successivement entendu poser dans les délibérations parlementaires tantôt la question de l’abandon, tantôt celle de l’occupation restreinte, enfin celle de l’extension jusqu’au désert de notre domination. Le gouvernement, loin de s’effrayer de cette controverse, s’y mêlait résolument. Ce labeur de tous les jours était rude pour les ministres, mais il n’était pas sans gloire; ils gagnaient ainsi à leurs convictions le sentiment public, rendaient l’œuvre populaire et bientôt tout à fait nationale. Ainsi l’une des plus belles pages du gouvernement de 1830 nous enseigne quel puissant concours les expéditions lointaines peuvent trouver dans la publicité et la libre discussion. Peut-être en sera-t-on mieux convaincu encore après avoir lu l’étude qui va suivre d’une entreprise tentée dans des conditions bien différentes, l’expédition de Cochinchine.


I.

En 1858, la guerre de Chine, où notre drapeau flottait à côté de celui de la Grande-Bretagne, accomplissait sa première phase. Les forts du Peï-ho tombaient au pouvoir des armées alliées, et le traité de Tien-tsin était signé. La paix avec le Céleste-Empire semblait assurée. On ne prévoyait pas que la mauvaise foi de la cour de Pékin provoquerait la reprise des hostilités quelques mois plus tard, et que nous serions conduits par d’impérieuses exigences jusque dans la capitale du gouvernement qu’il était devenu nécessaire de châtier. C’est entre les deux périodes de la guerre de Chine séparées par la signature du traité de Tien-tsin que le gouvernement français songea aux griefs qu’il avait contre le royaume d’Annam. La cour de Hué avait exercé la plus cruelle persécution non-seulement contre les indigènes qui avaient embrassé la religion chrétienne, mais aussi contre les missionnaires étrangers, sans aucun respect de leur nationalité. Mgr Diaz, évêque du Tonquin, après avoir subi un long emprisonnement, avait expiré le 20 juillet 1857 dans d’odieux supplices, martyr de son saint apostolat. Les missionnaires français et espagnols répandus en Cochinchine avaient adressé à Paris et à Madrid les plaintes les plus vives et réclamé la protection des deux gouvernemens catholiques bien plus pour la religion, dont ils étaient les soldats dévoués, que pour leur vie, qu’ils étaient prêts à sacrifier à l’exemple de leur glorieux évêque. Nous avions essayé à plusieurs reprises quelques démarches auprès du gouvernement d’Annam, nous lui avions demandé des réparations pour le passé et des garanties pour l’avenir; mais il avait refusé d’entrer en négociation avec nous et avait accueilli à coups de canon le navire qui portait le représentant de la France. C’est dans ces circonstances que l’ordre fut donné à l’amiral Rigault de Genouilly, qui commandait notre station navale en Chine, de diriger ses vaisseaux contre les Annamites pour les obliger à nous accorder pleine satisfaction. L’Espagne joignit à notre expédition un contingent de troupes tiré de Manille.

Il n’entre pas dans notre plan de raconter ici en détail les opérations militaires qui s’exécutèrent en Cochinchine[1] et se prolongèrent de 1858 à 1863. Il nous suffira de dire que nos soldats, sous la conduite des amiraux Rigault de Genouilly, Page, Charner et Bonard, qui les commandèrent successivement, furent, par leur courage, leur patience et leur fermeté, les dignes émules des vainqueurs de Sébastopol et de Solferino. Ce qu’il nous importe de savoir, ce n’est pas comment la guerre a été faite, mais quelle politique dirigeait nos mouvemens. L’amiral Rigault de Genouilly avait-il des instructions précises? Connaissait-il le but qu’il devait atteindre? Avait-on conçu à Paris la pensée de profiter de l’occasion qu’offrait l’insolente obstination du roi d’Annam pour s’emparer d’une partie de ses états et y fonder un établissement sous la souveraineté de la France? Et si cette résolution était prise, l’avait-on préparée par une étude des lieux, des difficultés et des obstacles que nous pouvions rencontrer? Avait-on mesuré à l’avance la portée des efforts et l’importance des sacrifices qu’exigeait une pareille entreprise?

Les documens que nous avons consultés diffèrent sur la réponse qu’il faudrait donner à ces questions. Les uns établissent qu’à l’origine nos forces navales ne se rendaient sur les côtes de Cochinchine que pour donner, par une démonstration militaire, un appui moral à la cause des missionnaires persécutés et amener le gouvernement d’Annam à quelque convention qui garantît la libre propagande de la religion catholique et les droits de l’humanité. D’autres documens au contraire feraient croire que les ordres donnés à l’amiral Rigault de Genouilly émanaient d’une laborieuse réflexion, et tendaient à réaliser un projet savamment conçu, — Prendre une position dans l’extrême Orient, c’était renouer la chaîne de nos traditions, rester fidèle à une politique nationale que s’étaient transmise à travers les révolutions les différens gouvernemens qui se sont succédé en France.

Quelle était donc cette politique nationale? et de quelles traditions s’agissait-il? On rappelait qu’en 1787 George Pigneau de Behaine, évêque d’Adras, après avoir recueilli, au milieu des guerres civiles, Gia-long, l’héritier légitime du trône d’Annam, était venu solliciter l’appui de la cour de Versailles pour son royal protégé, qu’en qualité de ministre de ce prétendant il avait signé avec M. de Montmorin, ministre des affaires étrangères de Louis XVI, un traité par lequel le roi de Cochinchine, — en échange d’un corps auxiliaire français mis à sa disposition, — cédait à la France la péninsule de Tourane et l’île de Poulo-condor, et accordait à notre commerce et à notre marine marchande des immunités dont ne jouiraient pas dans ses états les autres nations. L’évêque d’Adras tira de ce traité une grande autorité, et, aidé de quelques Français dont les noms ne sont pas oubliés en Cochinchine, parvint, après bien des luttes suivies de vicissitudes diverses, à faire triompher la cause de son client Gia-long. Un tel précédent gardait-il quelque importance? Ce qui est certain, c’est qu’en 1857 le gouvernement avait soumis le traité signé par l’évêque d’Adras et M. de Montmorin à l’examen d’une commission[2] qui, après une longue et patiente investigation, s’était vue forcée de reconnaître que la France, détournée par les événemens de la révolution de 1789, n’avait pas exécuté les principales dispositions de ce traité, et qu’en conséquence l’on devait le considérer comme nul et non avenu. On rappelait aussi qu’en 1843 l’amiral Cécile, accompagnant la mission de M. de Lagrené, avait été chargé, de concert avec lui, de chercher dans l’extrême Orient un point où, à l’abri de notre pavillon, notre commerce et notre marine trouveraient une protection permanente. On citait les instructions de M. Guizot, alors ministre des affaires étrangères, qui disait : « Il ne convient pas à la France d’être absente dans une si grande partie du monde où déjà les autres nations de l’Europe ont pris pied. Il ne faut pas, en cas d’avaries, que nos bâtimens ne puissent se réparer que dans la colonie portugaise de Macao, dans le port anglais de Hong-kong ou à l’arsenal de Cavite, dans l’île espagnole de Luçon[3]. » Ces instructions, empreintes d’une louable prudence, excluaient, dans le choix à faire, toute possession d’un territoire étendu et qui nous aurait entraînés à des luttes incessantes avec de nombreuses populations. Elles recommandaient la préférence pour une île où il nous serait facile de nous maintenir en paix, éloignés de tout voisinage hostile, dans des conditions favorables de salubrité et de ravitaillement. M. de Lagrené et l’amiral Cécile, pour l’exécution de ce programme, avaient jeté les yeux sur l’île de Basilan, située près de Mindanao, à l’extrémité de l’archipel de Soulou[4]. Ils y débarquèrent même des forces et obtinrent un traité de cession du sultan de Soulou ; mais aussitôt le gouverneur des Philippines avait protesté contre cet acte en invoquant de prétendus droits de souveraineté de l’Espagne, et le cabinet de Madrid l’avait vivement appuyé. M. Guizot, occupé de la négociation si difficile et si délicate des mariages espagnols, crut bon de subordonner la petite politique à la grande, et se résigna pour le moment à laisser tomber ce sujet de contestation.

Telles sont les deux explications qu’on donne de nos premières opérations en Cochinchine. Sans se prononcer encore pour l’une ou pour l’autre, il est permis de croire, si l’on tient compte des actes de l’amiral Rigault de Genouilly, que tout d’abord nos visées n’étaient pas très ambitieuses. L’amiral dirige les forces qu’il commande sur la baie de Tourane, s’en empare, détruit les deux forts qui la défendent, et se rend maître de la presqu’île de Champ-Callao. Son intention est d’agir sur Hué, capitale de la Cochinchine, située à quinze lieues de Tourane et à six lieues de la mer, et à laquelle on arrive par une rivière obstruée de bancs de sable. Le brave amiral avait espéré conduire ses canonnières au moyen de cette rivière devant Hué, et contraindre le roi Tu-duc, sous le feu de ses canons, à traiter avec lui; mais la mousson du nord-est rendait cette opération hasardeuse, et une expédition par terre, avec le peu de soldats dont il disposait, n’était pas praticable. Bientôt il dut former un autre projet. Il était entouré de missionnaires européens qui, malgré un long séjour dans le pays, avaient sur l’esprit des habitans les plus étranges illusions. Ils lui disaient, avec une confiance qu’ils voulaient lui faire partager, que le peuple annamite était tellement fatigué du joug qui pesait sur lui qu’à notre apparition il se soulèverait et nous recevrait en libérateurs. Les combats que nous avions été obligés de livrer à Tourane ne devaient pas donner de crédit à ce langage; mais on assurait à l’amiral que, sur un autre point de la côte, nous rencontrerions un tout autre accueil. La population chrétienne répandue autour de Saïgon et dont nous aurions l’appui, la salubrité relative de la Basse-Cochinchine, les nombreux cours d’eau qui la sillonnent dans tous les sens favorables aux opérations militaires, la facilité que nous y trouverions d’affamer la capitale en interceptant les approvisionnemens de riz qu’elle tire de cette partie du royaume, enfin cette circonstance que la mousson de nord-est, contraire pour aller de Tourane à Hué, serait propice pour se rendre à Saïgon, ces diverses considérations déterminèrent l’amiral Rigault de Genouilly à abandonner Tourane et à se diriger vers la Basse-Cochinchine[5]. Notre expédition ne suivait donc pas un plan arrêté à l’avance; elle subissait l’influence des événemens. Nous ne trouvâmes pas aux approches de Saigon les auxiliaires qu’on nous avait promis. La portion du peuple qui a embrassé le christianisme se compose de gens misérables, sans énergie et sans influence, engourdis dans leur abjection, et qui tremblent devant les mandarins. Quant aux Annamites non convertis, ils forment la grande majorité de la population; ils sont liés entre eux par les anneaux d’une forte hiérarchie qui, de degré en degré, anime de la même pensée et entraîne dans le même mouvement depuis le plus humble jusqu’au souverain. Attachés à leurs usages, façonnés à une discipline rigoureuse, rompus à une aveugle soumission, élevés dès leur enfance à considérer les Européens comme des barbares, ils se montrèrent tout d’abord hostiles et décidés à ne voir en nous que des envahisseurs.

Saigon était défendue par deux forts et une citadelle formidable, construite à la fin du siècle dernier par les Français qui avaient accompagné l’évêque d’Adras. Les rives du fleuve qui conduit à cette ville étaient garnies de forts et d’estacades reliées par des barres de fer et armées de batteries. L’amiral n’hésita point à attaquer tous ces obstacles échelonnés, et sous son vigoureux commandement nos soldats, malgré une vive résistance, les eurent bientôt brisés. Cet événement s’accomplit sans causer la moindre émotion au gouvernement annamite. Son armée se replia et se concentra à 4 kilomètres de Saigon, à Ki-hoa, dans une attitude qui prouvait que ses pertes ne l’avaient pas découragée. En même temps, du côté de Tourane, les troupes de Tu-duc faisaient un mouvement offensif et exécutaient à l’embouchure de la rivière, au sud de la baie, une série de travaux d’approche pour prévenir toute tentative de nos troupes contre cette position. L’amiral eut donc à livrer de nouveaux combats dans la province de Saïgon et devant Tourane pour forcer les Cochinchinois à battre définitivement en retraite sur leur capitale. Encore une fois cependant nous dûmes abandonner Tourane, une partie de nos forces ayant été rappelées à notre station de Chine pour exécuter la seconde campagne qui mena nos armes victorieuses à Pékin. Nous restâmes à Saïgon avec sept cents hommes.

Pendant deux ans, c’est-à-dire jusqu’à la conclusion de la paix avec le Céleste-Empire, cette poignée de Français tint en échec l’armée annamite, qui s’efforçait de l’enfermer dans la ville et de couper toutes les communications. Le contre-amiral Page, sur ces entrefaites, arriva de France pour succéder dans le commandement à l’amiral Rigault de Genouilly. Il connaissait la pensée du gouvernement français. Il ne s’agissait point de conquête alors, on ne voulait point fonder en Cochinchine un grand établissement. Quoi qu’on ait prétendu depuis, les instructions données à cet officier-général étaient plus modestes. Elles lui permettaient de proposer à la cour de Hué un traité sans indemnité pécuniaire, sans cession de territoire, mais stipulant la liberté pour nos missionnaires d’enseigner leur religion à des conditions qui ne troubleraient pas l’administration annamite, stipulant aussi la résidence de consuls français dans trois ports de la Cochinchine et l’envoi tous les trois ans à Hué d’un chargé d’affaires de France.

Une négociation s’entama sur ces bases; mais le plénipotentiaire de Tu-duc ne s’étudia qu’à soulever toute sorte de difficultés pour ne pas signer un traité qui devait le compromettre aux yeux de son gouvernement, tant il le savait convaincu que nous serions trop heureux de reprendre la mer sans coup férir. Cette situation équivoque se prolongeait quand la paix avec la Chine permit à l’amiral Charner, qui commandait nos forces navales, d’en ramener une partie en Cochinchine. Il recommença les hostilités, débloqua Saigon, s’empara de la province entière de Gia-dinh, dont cette ville est la capitale, et, peu de temps après, de la province de Mitho. Alors un second essai de négociation eut lieu, mais sans plus de succès que le premier, et l’amiral Bonard, qui vint prendre le commandement, continuant la guerre, poussa notre conquête, et l’étendit à une troisième province, celle de Bien-hoa. « Par la force des événemens, dit un rapport officiel, le but qu’on s’était proposé se trouvait donc singulièrement dépassé, et nous devenions des conquérans là où nous étions allés dans le principe pour redresser simplement des griefs. »

Ces coups répétés ébranlèrent enfin le roi Tu-duc : il se décide à demander la paix. L’amiral Bonard saisit cette occasion attendue depuis si longtemps; mais, défiant encore, il envoie à Hué le bateau à vapeur le Forbin pour s’assurer que les dispositions du gouvernement annamite sont sérieuses, ou sinon pour intercepter les arrivages de riz dans la capitale. Sommé de s’expliquer, le roi reconnaît qu’il n’est plus possible de continuer le jeu des précédentes négociations, et charge son ministre des rites et son ministre des armes d’aller à Saigon, où le 5 juin 1862 ils signent un traité avec le représentant de l’empereur des Français. Il convient de rappeler les principales dispositions de ce traité :


« Les sujets des deux nations de France et d’Espagne pourront exercer le culte chrétien dans le royaume d’Annam, et les sujets de ce royaume, sans distinction, qui désireront embrasser la religion chrétienne, le pourront librement et sans contrainte; mais on ne forcera pas à se faire chrétiens ceux qui n’en auront pas le désir.

« Les trois provinces complètes de Bien-hoa, de Gia-dinh et de Dinh-tuong (Mitho), ainsi que l’île de Poulo-condor, sont entièrement cédées en toute souveraineté à l’empereur des Français.

« En outre les commerçans français pourront librement commercer et circuler sur des bâtimens, quels qu’ils soient, dans le grand fleuve du Cambodge et dans tous les bras de ce fleuve; il en sera de même pour les bâtimens de guerre français envoyés en surveillance dans ce même fleuve ou dans ses affluens.

« Les sujets de l’empire de France et du royaume d’Espagne pourront librement commercer dans les trois ports de Tourane, de Balat et de Quang-an.

« La paix étant faite, s’il y a quelques affaires importantes à traiter, les trois souverains pourront envoyer des représentans pour traiter ces affaires dans une des trois capitales[6]. »


Cet acte diplomatique nous créait un nouveau rôle en Cochinchine et nous imposait des obligations. Par notre souveraineté substituée à celle du roi d’Annam sur un territoire étendu, nous prenions envers nous-mêmes et nos nouveaux sujets l’engagement de les faire jouir des bienfaits d’une civilisation supérieure à celle qu’ils connaissaient, de développer leur bien-être, de garantir leur sécurité. Notre premier soin devait être d’inspirer aux Annamites une confiance absolue dans notre résolution de conserver à tout jamais à la couronne de France le territoire que nous avions conquis. Notre évacuation de Tourane les disposait à nous considérer comme installés passagèrement dans leur pays et prêts à l’abandonner au moindre revers ou embarras. Ils n’ignoraient pas que la cour de Hué, en signant le traité, avait cédé à nos menaces et qu’elle nourrissait l’arrière-pensée de saisir la première occasion qui se présenterait de reprendre le territoire dont elle nous avait fait la cession. Tant que cette éventualité s’offrirait à leur imagination, nous ne pouvions compter sur leur fidélité. Malgré la paix, les chrétiens, soupçonnés de nous avoir appelés en Cochinchine, étaient à leurs yeux coupables de rébellion envers leur souverain, et méritaient pour ce crime, le plus grand de tous, les châtimens les plus terribles. Les Annamites, qui avaient vu périr sur les bûchers des centaines de ces malheureux accuses de trahison, conservaient de ce spectacle une profonde impression de terreur, et ne voulaient point s’exposer à la vengeance de Tu-duc, qui leur apparaissait menaçante dans un avenir prochain. Cette situation présentait donc de grandes difficultés, les unes morales, les autres matérielles ; mais, avant d’examiner ce qu’on a fait pour les résoudre, il importe de connaître le théâtre où la France avait à déployer son habileté et sa puissance. Les trois provinces que nous venions, à une si grande distance, d’englober dans l’empire français avaient une haute importance, tant sous le rapport topographique que sous le rapport de leur richesse territoriale. Elles composaient dans le royaume annamite une sorte de vice-royauté et prenaient ensemble le nom de Gia-dinh ou Basse-Cochinchine, appliqué plus tard spécialement à la province dont Saïgon était le chef-lieu. Des frontières naturelles encadrent et protègent tout ce territoire. Du côté de l’est et du nord, notre nouvelle possession est bornée par une chaîne de montagnes qui permet de la garantir de toute attaque. Le danger ne lui pourrait venir que du côté de la mer, où le pays est plat; mais le feu de nos canonnières aurait bientôt raison des assaillans. Les limites à l’ouest et au sud sont le Cambodge et la mer; mais, grâce aux rivières et aux affluens qui y facilitent la défense, les périls du dedans et du dehors ne sont guère à craindre.

La superficie totale de ce territoire peut être évaluée à seize cents lieues carrées; le chiffre de la population s’élève à près d’un million d’âmes. Deux fleuves, le Donnaï et le Cambodge, et des canaux creusés par l’homme ou la nature relient entre elles les trois provinces et y entretiennent la fertilité. Saïgon, la ville la plus importante de cette partie du royaume d’Annam, est le siège de notre gouvernement. On y arrive de l’extérieur par le cap Saint-Jacques, merveilleusement placé pour défendre le Donnaï, qui mène à notre établissement. La montagne de Gand-rai, à laquelle ce nom de Saint-Jacques a été donné, se découpe en un croissant dont les deux pointes, s’étendant au large dans la mer, forment une enceinte semi-circulaire où les flots viennent dormir. C’est la baie de Vimg-tan, où des flottes pourraient mouiller et trouveraient un excellent port; il n’y existe ni bancs de sable, ni écueils, ni roches, et les bâtimens y séjournent en toute saison sans redouter les coups de vent. De ce mouillage, on pénètre dans l’embouchure du Donnaï, très beau fleuve qui, sur un parcours de quatre-vingts milles, peut porter les navires du plus fort tonnage. Ses rives échancrées s’ouvrent çà et là pour donner issue à de nombreux cours d’eau (arroyos) qui se déversent dans son lit. Ce sont des routes naturelles au moyen desquelles on pénètre dans l’intérieur des terres. Saïgon est dans une position admirable. En communication avec la mer, dont elle n’est éloignée que d’une quinzaine de lieues, la ville est rattachée à Mitho et à Bien-hoa, chefs-lieux des deux autres provinces acquises à la France, par deux bras du Donnaï, s’étendant l’un à l’est, l’autre à l’ouest. Elle se relie par un canal à l’embouchure du grand fleuve du Cambodge, qui déploie ses rameaux comme les doigts d’une main colossale ouverte pour le transport et l’échange des produits. Ainsi le siège de notre établissement est dans des conditions excellentes pour devenir le centre d’un grand mouvement commercial avec l’intérieur du pays et entretenir des relations directes avec les états de l’Indo-Chine et de l’Europe.

Les habitans de la Basse-Cochinchine sont d’un caractère doux et timide; ils plient facilement sous la main qui les gouverne. Habitués à la dure discipline des mandarins, ils ont perdu jusqu’au sentiment de la servitude, et nul joug ne leur semble lourd. Deux élémens étrangers se mêlent à cette population et la modifient heureusement : l’un se compose de Chinois, l’autre de Malais. Les Chinois sont actifs et intelligens, avides d’accroître leur bien-être au prix des travaux les plus pénibles. Leurs défauts comme leurs qualités les portent au commerce, et ils s’y livrent avec une ardeur passionnée. Les Malais, d’un naturel violent, aiment les occupations où leur énergie se déploie; venus de contrées maritimes, ils conservent la vocation des insulaires pour la navigation. Ils retournent volontiers à leur premier métier de pirates plutôt que de rester dans l’oisiveté.

On se tromperait étrangement si on croyait que la Basse-Cochinchine est plongée dans la barbarie. Elle jouit au contraire d’une civilisation qui, sans répondre aux idées que ce mot fait naître dans l’esprit des Européens, n’en est pas moins réelle à un certain degré. Sous ce rapport, le royaume d’Annam se rapproche beaucoup de la Chine, avec laquelle ses relations de voisinage le mettent journellement en contact. Les Annamites sont sectateurs de Bouddha, mais ils n’ont en réalité aucune foi sérieuse, et ils ignorent pour la plupart les dogmes du bouddhisme. Ils sont superstitieux et invoquent la protection de génies dont ils se croient volontiers entourés. Leur imagination s’est créé un monde de fées auxquelles ils prêtent un pouvoir surhumain, et dont l’intervention sert de thème à une foule de légendes populaires qu’ils se transmettent de génération en génération. Les missionnaires européens qui ont porté leur apostolat à travers tant de périls dans cette contrée lointaine n’en affirment pas moins que les Annamites sont merveilleusement disposés à recevoir les salutaires enseignemens de la religion chrétienne.

Comme en Chine, l’instruction est le premier titre de distinction dans la société annamite. L’autorité appartient aux plus instruits. Tous les fonctionnaires civils et militaires sont gradués. L’avancement est subordonné à des concours littéraires pour les mandarins civils et à des exercices physiques pour les chefs militaires. Tout bachelier peut devenir fonctionnaire, tout licencié l’est de droit, sauf l’épreuve d’un examen préalable dans les bureaux de la haute administration. La société annamite est constituée d’après un cadre hiérarchique dont toutes les parties sont solidement liées. Ainsi tous les emplois sont occupés par neuf catégories de gradués, chacune se dédoublant pour former deux classes. Les offices d’huissiers, de lettrés, d’écrivains, de fournisseurs du gouvernement, d’officiers militaires des contingens provinciaux, de chefs de canton, de maires, sont réservés aux gens du peuple, qui font partie des huitième et neuvième classes de gradués, quand par leurs services ils ont mérité quelque récompense. — Les ministres, les commandans militaires, les gouverneurs, les grands mandarins, sont pris dans les premier et deuxième degrés de gradués. Six ministres se partagent l’administration du royaume : ce sont les ministres de l’intérieur, des finances, des rites ou cultes, de l’armée, des peines et des travaux publics. Un tribunal suprême ou cour d’appel siège dans la capitale sous la présidence d’un haut personnage. Ce tribunal est un comice où sont convoqués les princes, ministres, grands mandarins civils et militaires, pour entendre les réclamations et les plaintes et y faire droit.

Le royaume d’Annam possède une armée régulière et permanente qui a son mode de recrutement, en outre une milice locale qu’on lève dans les provinces selon les besoins de l’état de guerre ou de paix, mais ordinairement pour les défendre des exactions des pirates ou des irruptions des gens des montagnes (moï). Son système financier se traduit en impôts de diverses sortes portant les uns sur les personnes, les autres sur les produits de la terre, en taxes sur quelques métiers et professions, et en contributions pour le service militaire. Cette organisation, on le voit, ne le cède en rien à celle de beaucoup d’états européens. La perception de ces impôts se fait en argent ou en nature : elle est confiée aux autorités locales, qui, par une combinaison ingénieuse, sont intéressées à lui faire produire le plus possible, parce que l’excédant de la quotité de recettes due au trésor royal reste à leur disposition et leur permet de pourvoir aux besoins de la localité.

La division territoriale de la province comprenait, avant l’occupation française, des centres de population de diverse importance, correspondant à nos départemens, à nos arrondissemens, à nos cantons et à nos communes. Chacune de ces circonscriptions avait à sa tête un fonctionnaire d’un grade proportionné à son étendue, et qui était chargé de l’administrer civilement et judiciairement[7]. Le système communal est resté fortement constitué. La commune est régie par trois fonctionnaires, dont deux, élus par les notables, n’ont aucune responsabilité et sont de simples conseillers. Le troisième reçoit son investiture du roi, et remplit des fonctions analogues à celles d’un maire : il fait exécuter les ordres des mandarins, s’occupe de la rentrée de l’impôt, concourt au recrutement de l’armée et répond de la tranquillité publique. Les Annamites ont un cadastre. Il existe dans chaque commune un registre qui contient la division de son territoire, le nom des propriétaires, avec la désignation et l’espèce de terres qu’ils possèdent. Dans cette nomenclature, on classe d’une façon distincte les champs de riz, les jardins, les terrains bâtis ou d’agrément, ceux qui sont incultes ou destinés à un usage public, tels que les cimetières et les pagodes.

Les habitans de la Cochinchine sont particulièrement adonnés à l’agriculture. Le gouvernement les excite d’ailleurs au travail, et des inspecteurs veillent à ce que les champs ne soient pas laissés en jachère. Peu de soins suffisent pour obtenir d’abondantes récoltes. La plus importante est celle du riz. La Basse-Cochinchine en produit une telle quantité qu’elle est considérée comme le grenier du royaume. Les rizières sont favorisées par l’humidité qu’entretiennent les arroyos et les rivières qui coupent le pays en tout sens. Ces terres baignées par les eaux n’ont pas besoin d’être labourées, et rapportent 300 pour 1. Le commerce extérieur ayant été limité jusqu’à ce jour aux opérations de quelques marchands chinois, la production du sol n’a pas pris tout le développement dont elle est susceptible. De grands espaces encore incultes n’attendent que le travail de l’homme pour donner d’immenses richesses. Cette fertile contrée produit aussi la canne à sucre, les arachides, les épices, le tabac, l’indigo, la soie. Le tabac qu’on y récolte est semblable à celui de Manille. La guerre a fait abandonner la culture du mûrier; mais dans ce sol privilégié cet arbre se couvre si rapidement de ses feuilles qu’il fournit plusieurs récoltes successives. Dans les trois provinces que nous occupons, de nombreuses magnaneries témoignaient avant la guerre de l’importance qu’attachaient les Annamites à l’industrie séricicole. Toute maison de la moyenne classe ou de la classe riche possédait des métiers; le tissage de la soie était la principale occupation des femmes. Le tisserand de soie était très en faveur et jouissait de certains privilèges. Les ouvriers étaient organisés en corporations sous la direction de chefs habiles qui, par ordre du gouvernement, avaient passé quelques années à Hué à se perfectionner dans leur état. Le coton que produit la Basse-Cochinchine est de l’espèce dite à courte soie. Il est doux et soyeux, fin au toucher, et soutient la comparaison avec celui de la Louisiane. En 1860, même en pleine guerre, il s’en est fait plusieurs expéditions pour des marchés lointains. Le pays abonde aussi en essences forestières précieuses, parmi lesquelles il faut citer le teck, si recherché par les constructeurs de navires, et que les chantiers européens paient à des prix si élevés.

Tel est, dans ses traits généraux, l’aspect que présente la Basse-Cochinchine, considérée comme pays producteur. Ne nous étonnons pas qu’à la lecture des premiers rapports de nos officiers, le ministre le plus intéressé à cette entreprise lointaine, pris d’un bel enthousiasme, se soit écrié : « Ce n’est pas une colonie que nous venons d’acquérir à la France, c’est un royaume. »


II.

Le lendemain pourtant de la signature du traité du 5 juin 1862, une autre question surgit qui nous força d’ajourner la mise en valeur des fertiles territoires qu’on vient de décrire, et il fallut rentrer dans la voie diplomatique. Ordinairement la raison humaine s’étudie à dominer la force des choses; rien de pareil, on peut le dire, dans notre expédition en Cochinchine : c’est toujours la force des choses qui décide de notre conduite.

En possession des trois plus riches provinces du royaume d’Annam, nous reconnûmes bientôt qu’il nous serait difficile de les gouverner, d’assurer leurs frontières, de porter leur richesse agricole au degré d’importance qu’elles sont destinées à atteindre, si nous n’exercions pas dans le Cambodge une influence prépondérante. On a vu quel lien étroit unit la partie du pays que nous occupons et le royaume du Cambodge. Le magnifique fleuve de ce nom, qu’alimentent trois grandes rivières, dont l’une, le Laos, a sa source dans les montagnes du Thibet, parcourt des espaces immenses qui le font considérer comme la seconde artère de l’extrême Orient[8]. Il pénètre par un de ses bras jusqu’au Donnaï, qui baigne Saigon, et par un autre se joint au canal d’Hatien, qui mène ses eaux à Mitho, chef-lieu d’une de nos provinces. Le royaume du Cambodge, après avoir joui d’une civilisation aussi complète que la Chine, est retombé dans la barbarie, et se trouve depuis deux cents ans livré à la plus affreuse anarchie. Il a tour à tour appelé sur son territoire les armées de ses voisins du royaume d’Annam et du royaume de Siam. Le gouvernement de Hué a tiré parti de ses fréquentes interventions pour prendre des sûretés, dans l’intérêt de ses provinces du sud de la Basse-Cochinchine, contre les invasions des populations du Cambodge. Il s’est fait attribuer un droit d’ingérence dans les affaires intérieures de ce malheureux pays et une suzeraineté qu’il exerce plus ou moins rigoureusement. Le roi du Cambodge reçoit l’investiture des mains du roi d’Annam et lui paie un tribut annuel.

Le royaume de Siam, limitrophe du Cambodge, a sur lui les mêmes prétentions, quoique son intervention ait été souvent repoussée par ses habitans. Depuis notre apparition en Cochinchine, la guerre des Annamites contre nous et plus tard les embarras de notre prise de possession ont paru de favorables circonstances aux Siamois, et ils en ont habilement profité pour annexer à leur territoire plusieurs provinces du Cambodge et s’arroger le droit de désigner seuls le souverain de ce pays. Le prince qui règne à Bang-kok n’a pas réussi, comme le roi Tu-duc, à faire reconnaître sa suzeraineté sur le Cambodge; mais il l’exerce en réalité et avec d’autant plus de vigilance qu’elle est pour lui le seul moyen de conserver les parties de ce royaume qu’il a réunies à ses états. Il entretient des agens auprès de son vassal le roi du Cambodge, qui ne fait aucun acte de souveraineté sans leur consentement.

Nous pourrions rester indifférens aux menées du gouvernement de Siam, car, livré à lui-même, il ne serait guère redoutable; mais c’est de Bang-kok que l’Angleterre surveille d’un œil jaloux les progrès de notre établissement en Cochinchine. Il n’a pas échappé à sa clairvoyance que, dans la presqu’île de l’Indo-Chine, la prépondérance appartiendrait à la nation qui commanderait les embouchures de l’un des plus admirables fleuves de l’Asie et le bassin de production le plus riche du monde. L’Angleterre s’est donc emparée du prince qui gouverne le royaume de Siam, prince de race indienne, de cette race faible qu’elle a l’habitude de manier, et elle en a fait l’instrument de son antagonisme contre nous. Aujourd’hui elle se contente de nous l’opposer pour combattre notre influence; mais dans l’avenir, si une guerre venait à éclater entre elle et nous, cette puissance ne pourrait-elle pas réunir dans le Haut-Cambodge des moyens d’attaque contre nos provinces de Mitho et de Gia-dinh ? Deux démarches du gouvernement siamois nous firent bientôt un devoir d’examiner de plus près cette situation. Le représentant du roi de Siam à Houdon[9] écrivit en octobre 1862 à l’amiral Bonard pour lui demander quand il rendrait les bouches du Bassac, dans la Basse-Cochinchine, aux Cambodgiens, n’osant pas les revendiquer directement au nom de son souverain. Plus tard, le ministre des affaires étrangères de la cour de Bang-kok manifesta à l’amiral La Grandière, qui avait succédé à l’amiral Bonard, l’intention d’expédier de temps en temps à Saigon quelques officiers siamois, et comme son gouvernement ne possédait qu’un petit nombre de bateaux à vapeur capables de doubler le cap du Cambodge, il demandait à les envoyer par les voies intérieures, par le canal d’Hatien. L’illusion n’était plus possible; il fallait aviser au moyen de déjouer ces manœuvres, dont l’habileté mal déguisée trahissait une influence européenne. Homme d’esprit et de résolution, dévoué de cœur à son œuvre, l’amiral La Grandière, entre différentes combinaisons qui pouvaient assurer l’avenir de notre établissement, adopta la suivante : reconnaître l’indépendance du Cambodge, rétablir son autonomie, le traiter en allié, et l’amener, par l’appui efficace que nous lui prêterions, à se placer de lui-même sous notre protection. L’occasion de pratiquer cette politique ne se fit pas attendre.

Un habitant du Cambodge qui avait commis un délit contre les autorités de ce royaume s’était réfugié sur notre territoire. Le ministre du roi de Siam, qui n’avait aucun droit de se mêler de cette affaire, réclama l’extradition du coupable : elle lui fut refusée par la raison que nous ne reconnaissions pas la tutelle sur le Cambodge que s’arrogeait le royaume de Siam. Loin de là, nous entendions que le Cambodge, touchant à nos frontières, restât indépendant et continuât à s’interposer entre notre propre territoire et celui de Siam; le gouvernement annamite, par la cession des trois provinces de la Basse-Cochinchine, nous avait transmis tous ses droits, parmi lesquels se trouvait celui de sa suzeraineté sur le Cambodge, exercé pendant des siècles, précisément pour la sécurité de ces trois provinces, et notre intérêt comme notre honneur nous faisaient une loi de n’y laisser porter aucune atteinte. En tenant ce langage énergique, l’amiral La Grandière avait un double but : réprimer l’ambition de la cour de Bang-kok et relever le roi du Cambodge de son état de sujétion en lui inspirant le désir d’une alliance intime avec la France. Son attente ne fut pas trompée.

Dès que le roi du Cambodge connut nos intentions amicales et qu’il entendit invoquer son indépendance, il envoya l’évêque du Cambodge, Mgr Miche[10], auprès de notre gouverneur, pour lui exprimer son désir de conférer avec lui, de voir flotter notre pavillon sur les eaux du Cambodge, afin d’en expulser la piraterie et de soustraire son autorité à la pression incessante qu’exerçaient tour à tour sur elle les Siamois et les Annamites. L’amiral de La Grandière s’empressa d’accueillir ces ouvertures, et se rendit à Houdon. Il y arrivait au moment même où un général annamite venait sommer le roi de payer le tribut accoutumé. Cette circonstance ne fit que fortifier les dispositions du roi à s’allier avec les Français. La négociation ne fut pas longue; aidé de Mgr Miche, l’amiral signa une convention par laquelle il accepta l’offre du souverain du Cambodge de placer son royaume sous le protectorat de la France.

Cet acte peut être la source de graves difficultés; mais n’était-il pas nécessaire? n’était-il pas une conséquence; inévitable de notre position? Le brave amiral qui s’est décidé à y attacher sa responsabilité ne s’est point fait illusion sur les complications qu’il pouvait engendrer, et s’il les a bravées, c’est que notre ascendant incontesté sur le Cambodge était la condition indispensable de notre établissement en Cochinchine. Il était en effet d’une impérieuse nécessité de couvrir notre nouvelle possession du côté du nord par un allié sûr, afin de disposer de nos moyens militaires pour surveiller nos autres frontières, tenir en respect les Annamites, plus contenus que soumis et toujours prêts à nous disputer les provinces conquises par nos armes. Le Cambodge nous fournit de 7 à 8,000 bœufs nécessaires à l’approvisionnement de nos troupes; c’est de son grand lac que se tirent des quantités considérables de poissons séchés et salés dont l’exportation peut prendre un grand développement; c’est sur les rives du fleuve que se récoltent les produits qui alimentent le commerce de Saigon, et sans l’acte décisif de l’amiral La Grandière nous risquions de voir ce mouvement commercial se détourner de notre établissement par le canal d’Hatien ou par le bras de Bassac[11], et notre nouvelle possession était condamnée à périr faute d’air et d’espace.

A peine terminée, cette négociation souleva de la part du gouvernement de Siam les plus vives réclamations. Le ministre des affaires étrangères de Bang-kok écrivit à l’amiral La Grandière que le vice-roi du Cambodge l’informait (comme si le souverain de ce pays n’était qu’un fonctionnaire relevant du gouvernement siamois) qu’il venait de signer, sous la contrainte, une convention avec le gouverneur de Saigon. Le ministre siamois se plaignait et s’étonnait de n’avoir pas été averti des intentions du représentant de la France, d’autant plus, disait-il, que cette conduite était en contradiction avec les paroles de l’empereur des Français et les assurances données par son ministre des affaires étrangères aux ambassadeurs siamois, paroles et assurances qui l’avaient autorisé à penser que la question des limites de la Basse-Cochinchine et du royaume de Siam serait traitée directement avec le gouvernement de Bang-kok. Sans entrer en explications sur les formes employées, notre gouverneur se contenta de répondre que, nonobstant ses obligations envers Siam d’une part, la France et la cour de Hué de l’autre, le Cambodge est un royaume dont l’indépendance et l’autonomie ne pouvaient être légitimement contestées, et qu’en conséquence il avait eu le droit de traiter avec cet état sans prendre conseil du gouvernement de Siam. Quant à la contrainte qu’il aurait exercée sur le roi du Cambodge, l’amiral La Grandière repoussait avec force une pareille assertion. Son caractère honorable plus encore que les circonstances dans lesquelles la négociation s’était engagée et l’intervention de Mgr l’évêque du Cambodge garantissaient la parfaite loyauté de cette convention. L’amiral avait eu soin, en signant le traité, de n’engager que lui jusqu’à la ratification du gouvernement français; mais sa conduite fut approuvée, et au mois de novembre 1863 M. le ministre de la marine lui annonçait l’envoi par son collègue le ministre des affaires étrangères de pouvoirs réguliers et d’instructions spéciales pour donner un caractère définitif à la convention conclue avec le roi du Cambodge. En même temps et pour préparer l’exécution du traité, M. de Chasseloup-Laubat prescrivit au gouverneur d’établir, suivant le système anglais, un dépôt de charbons fortifié près de Nam-van ou les Quatre-Bras, position qui domine le cours du fleuve, et où se tient le plus grand marché du Cambodge.

Ce n’était pas assez cependant de compléter ainsi par la diplomatie l’œuvre commencée par les armes; il fallait encore recueillir les avantages de notre situation nouvelle. Nous avions à notre disposition deux leviers pour établir l’édifice de notre fortune dans cette contrée devenue française, l’administration et la colonisation, tous deux également puissans et nécessaires. Examinons d’abord comment a fonctionné le premier de ces instrumens, l’administration.

C’est par l’administration que se caractérise l’action de la France. Il est dans son génie de constituer et d’organiser, de porter partout avec elle son esprit d’ordre, de contrôle et de réglementation. Elle débrouille les élémens confondus, les range chacun en son lieu, les classe selon leur nature et leur importance, et les soumet à une direction intelligente. Nulle part peut-être nous n’avons révélé cette faculté d’une manière plus éclatante et plus prompte que dans notre établissement de Cochinchine. Les officiers de notre marine, avec une souplesse qui leur fait le plus grand honneur, ont rompu avec leurs habitudes militaires pour se plier au rôle de fonctionnaires civils que les circonstances leur imposaient. Animés par l’exemple du gouverneur, ils se sont pénétrés de ses vues administratives, et chacun, selon son rang et sa position, s’est appliqué avec une énergique patience à faire bien marcher le service qui lui était confié.

La prudence conseillait les plus grands ménagemens. Brusquer les changemens, fût-ce même pour le bien-être des habitans, c’était risquer de froisser leurs usages et leurs mœurs, c’était les arracher à leurs traditions et les pousser dans une voie où ils sentiraient à chaque pas le poids de notre autorité. Les gouverneurs qui se sont succédé à Saïgon l’ont bien compris; aussi se sont-ils appliqués à conserver les formes administratives qu’ils ont trouvées établies dans le pays. Ils n’ont pas eu d’ailleurs à violenter leurs penchans et leurs opinions pour respecter les coutumes des Annamites. L’organisation de la Basse-Cochinchine se rapprochait en effet sous bien des rapports de celle qui fonctionne en France. C’était à peu de chose près le même cadre que le nôtre, et les agens dont il se composait avaient des attributions analogues à celles des fonctionnaires qui remplissent chez nous les emplois correspondans.

Nous avons évité un autre écueil, grâce à l’expérience acquise en Algérie. Nous avons renoncé à la prétention de placer exclusivement l’autorité dans des mains françaises; nous l’avons partagée avec ceux qui se sont ralliés sincèrement à nous, et dans notre organisation nous avons fait une large part à l’élément indigène. Ainsi le pouvoir du commandant-gouverneur, substitué au vice-roi, s’exerce par des administrateurs annamites qui ont conservé les titres et l’autorité qu’ils avaient sous le gouvernement de Tu-duc. Ils sont encore appelés phu et huyen, continuent à rendre la justice, à recouvrer les impôts et à maintenir la tranquillité publique dans leur circonscription. Ils fonctionnent sous la direction et le contrôle des commandans de province, tous officiers de notre armée, qui, suivant l’étendue du territoire confié à leur administration, ont le rang de préfet ou de sous-préfet. Ces fonctionnaires supérieurs sont assistés de deux inspecteurs : l’un qui est chargé des affaires indigènes, l’autre des affaires étrangères. Un système qui aurait exclu des fonctions publiques les indigènes, outre le ressentiment qu’il aurait éveillé dans la population, aurait eu l’inconvénient de nécessiter le concours d’un personnel considérable d’Européens, obligés d’agir avec promptitude dans un pays nouveau pour eux à l’aide d’interprètes et d’intermédiaires dont l’assistance aurait annihilé leur autorité.

On s’est sagement abstenu de toucher à la commune annamite. On lui a laissé ses franchises municipales qui permettent aux habitans de concourir à la gestion des intérêts locaux, ce qui les relève à leurs propres yeux, et leur épargne le sentiment d’une sujétion humiliante envers l’étranger. Cependant une modification a été introduite dans le régime qui existait avant notre occupation. Le maire, qui était élu, est maintenant désigné par le directeur des affaires indigènes et nommé par le gouverneur, mais présenté par les notables. Le maire tient, sous le contrôle des notables, un état qui comprend l’enregistrement des propriétaires de la commune soumis à l’impôt de capitation[12]. Les non inscrits sont exempts d’impôts ou plutôt s’acquittent en nature par des corvées. La commune, comme sous le régime annamite, répond de la présence sous les drapeaux des hommes levés sur son territoire, qui sont d’ailleurs saisissables dans leurs biens, puisque le recrutement ne s’opère que parmi les propriétaires inscrits. La quotité de l’impôt par individu, selon la qualité des terres cultivées, le nombre des soldats, la nature et la quantité des corvées, sont déterminés par l’autorité centrale; mais la commune en fait la répartition de plein droit et garantit la rentrée de tous ces impôts. Enfin elle est responsable des délits qui se commettent dans sa circonscription. Cette organisation, qui procède du système annamite, a le mérite d’alléger notre administration de mille soins et de mille détails dont les indigènes s’acquittent d’autant mieux qu’ils n’ont qu’à suivre leurs traditions.

Les indigènes et les Asiatiques de différentes nationalités sont soumis, pour leurs méfaits ou leurs litiges, à la juridiction de leurs pairs, qui appliquent leurs coutumes et leurs lois, avec droit de recours en révision auprès de l’autorité française. Un inspecteur des affaires asiatiques réside à Saigon. Il est spécialement chargé de proposer au gouverneur les mesures propres à rétablir l’administration annamite sur ses anciennes bases, en la dégageant progressivement de ses abus. Il signale les tendances favorables ou contraires à notre établissement pour combattre les unes et encourager les autres et faire face aux nécessités de la situation.

C’est grâce à cette administration habilement maniée que nous avons réussi, avec un personnel restreint, à imprimer le caractère et la main de la France sur la Cochinchine. C’est principalement sous la direction de l’amiral La Grandière que ces résultats ont été obtenus. Cet officier-général n’a rien négligé pour se montrer digne de la mission qui lui était confiée. Un de ses premiers soins a été d’entourer la propriété annamite des garanties de la loi française en la consacrant par un titre français. Cette mesure a donné au propriétaire une sécurité qu’il n’avait pas sous le régime précédent, où il n’était que le tenancier du roi. Cependant, éclairé par l’exemple des Hollandais à Java, l’amiral, pour éviter un autre écueil, a conservé une sorte de tutelle sur les propriétés des indigènes, qui ne peuvent aliéner leurs terres à des Européens. Cette restriction a pour but d’empêcher que les Annamites ne soient victimes de spéculateurs étrangers peu scrupuleux dans leurs moyens d’acquérir. Il y a moins de conséquences fâcheuses à redouter, si par de faux calculs ils sont trompés par des individus de leur race. Pour réprimer la piraterie, qui est une sorte de profession dans la Basse-Cochinchine, l’amiral La Grandière a, conformément à une loi annamite, soumis les barques et les jonques à un enregistrement général; de plus toute la population flottante est inscrite sur un registre, ce qui permet de la surveiller, de contrôler la police des villages et d’empêcher l’introduction d’une foule de vagabonds et de repris de justice venant des autres états de l’Indo-Chine. Cette mesure était d’autant plus opportune qu’après une guerre de quatre ans les populations, forcées d’abandonner leurs demeures et leurs cultures, se sont trouvées déshabituées de toute occupation sédentaire, et se sont organisées en bandes pour se livrer à toute sorte de déprédations. Près de 80,000 habitans, qui peuplaient les villages des environs de Saïgon, pouvaient entretenir ce désordre. Grâce aux dispositions prises par notre administration, grâce aussi à l’excellente organisation de la commune annamite, qui est tenue de recueillir les gens sans ressources et de repousser les pillards, ce danger a été conjuré.

Deux actes surtout doivent donner aux indigènes l’idée de la supériorité de notre civilisation. Les deux passions qui font le plus de ravages dans la population cochinchinoise, l’opium et le jeu, ont été combattues par d’énergiques mesures restrictives. Ne pouvant prohiber absolument ni les jeux, ni le trafic de l’opium, le gouvernement de Saïgon les a mis en ferme, afin de pouvoir les soumettre à une réglementation sévère. L’usage de l’opium est un mal invétéré qui jette dans un abrutissement stupide le peuple de la Basse-Cochinchine. Il aurait mieux valu extirper ce cancer dévorant; mais, puisqu’on n’osait tenter une opération si radicale, c’est un tempérament bienfaisant que de l’avoir circonscrit. Au moyen des conditions du fermage, le prix de l’opium est trop élevé pour qu’il puisse être d’une consommation générale. Les jeux, également adjugés à un fermier, seront désormais surveillés par la police, qui pourra prévenir les violences et les fraudes dont ils étaient l’occasion.

Parmi les travaux d’utilité publique exécutés pour asseoir notre établissement sur des bases solides, il en est quelques-uns dont une simple mention fera comprendre l’importance. L’arroyo de la Poste par exemple, qui réunit Mitho à Saïgon, en partie canal naturel, a été creusé et prolongé de main d’homme, afin d’assurer la communication entre ces deux villes, communication qui permettra aux produits du Cambodge d’atteindre pai: une voie plus courte et plus sûre le marché de la capitale des provinces. Un draguage habilement exécuté a donné à ce cours d’eau une profondeur d’un mètre cinquante sur tout son parcours, ce qui assure une navigation facile aux jonques et aux bateaux à vapeur d’une faible calaison. Des casernes, des hôpitaux, des magasins d’approvisionnemens, ont été établis à Saigon pour les troupes des différentes armes. Dès notre arrivée, un phare qui jette ses feux au loin sur la mer a été construit au cap Saint-Jacques pour diriger les bâtimens aux approches des côtes; un service de pilotage à l’embouchure du Donnaï conduit la navigation à travers les bancs de sable et les écueils ; la poste aux lettres est organisée d’après les erremens français; la télégraphie lui prête son concours et dessert déjà une étendue de plus de 400 kilomètres dans les provinces conquises ; un bassin de radoub avec tous les ateliers que comporte un pareil établissement sert à la réparation des navires de notre flotte mis à la disposition du gouverneur; un parc à charbons toujours largement approvisionné et muni d’appontemens pour faciliter l’embarquement du combustible pourvoit aux besoins de nos bateaux à vapeur. Enfin un corps d’ingénieurs hydrographes est sans cesse occupé à relever les sondages des fleuves et des rivières et à déterminer les plus sûrs mouillages dans les ports de notre possession.

Voulant montrer que la période militaire est à ses yeux décidément close, le gouverneur, M. de La Grandière, vient d’adresser au ministre de la marine le premier budget régulier de notre établissement. Ce budget repose sur les mêmes bases que ceux de nos autres colonies, c’est-à-dire qu’il n’embrasse que les dépenses de l’administration locale, celles du service militaire et de la division navale restant à la charge de la métropole. On constate avec satisfaction dans ce document que déjà les recettes équilibrent les dépenses : elles sont les unes et les autres d’un peu plus de 3 millions de francs. La progression des ressources est le symptôme le plus significatif des améliorations introduites dans l’intérieur du pays. C’est ainsi que la contribution personnelle, qui n’était que de 60,000 fr. en 1863, s’élèvera, pour l’exercice 1864, au chiffre de 438,000 fr., et l’impôt des villages, qui avait donné 130,000 francs en 1862 et 216,000 francs en 1863, est évalué à 700,000 francs pour l’année courante. Ces augmentations rapides sont le résultat du rétablissement de l’ordre. Ce début devrait nous faire envisager avec confiance l’avenir de notre nouvelle possession, surtout si l’on peut quelque jour, par un emploi prudent des milices locales, pratiquer le système qui a si parfaitement réussi aux Hollandais dans leurs possessions des Indes orientales. Il est dans l’intérieur de Java telle résidence dont la population indigène dépasse 500,000 âmes, et qui n’a pour la gouverner que deux Européens sûrs de voir leurs ordres exécutés avec une ponctuelle obéissance. Il peut en être de même en Basse-Cochinchine; le caractère des Annamites est pour le moins aussi docile que celui des Javanais. L’amiral La Grandière se dispose certainement à entrer dans cette voie, car dès à présent il affirme que 6,000 Français lui suffiront pour assurer l’ordre à l’intérieur et défendre notre nouvelle possession contre tout danger extérieur.

Tout en rendant justice au zèle et à l’intelligence de notre administration, nous pensons cependant que son personnel ne peut pas rester ce qu’il est. Il doit se dépouiller du caractère militaire qu’il a eu jusqu’à présent pour revêtir le caractère civil. Loin de nous l’intention de demander que le gouvernement de la Cochinchine française soit confié à un personnage non militaire : longtemps encore le représentant de notre souveraineté devra être pris dans le cadre de nos officiers-généraux; mais il n’en est pas de même du personnel de la haute administration qui doit remplacer le mandarinat. Nous nous épargnerions de grands embarras, si, comme les Hollandais l’ont fait à Java, nous pouvions régner sur nos nouveaux sujets par l’entremise de leurs chefs. Malheureusement les mandarins sont restés attachés de cœur au gouvernement de Hué, et s’identifient complètement à sa politique. Quoi que nous fassions, nous ne parviendrons pas de sitôt à nous les rallier. Il faut donc que nous fassions occuper les emplois qu’ils laissent vacans par des agens à nous. Où les recruter, et quelles conditions d’aptitude devront-ils remplir?

On a proposé un système qui a le mérite d’être calqué sur l’organisation annamite : il consiste à faire venir de France des jeunes gens actifs et intelligens auxquels la carrière administrative serait ouverte après un stage plus ou moins long dans le pays, après les épreuves de plusieurs examens, à l’issue desquels ils seraient gradués comme l’étaient les mandarins. Ils seraient tenus d’apprendre la langue annamite, qui, réduite à sa forme vulgaire, est, assure-t-on, d’un mécanisme très simple, et dont l’enseignement sera facile quand on aura substitué les caractères latins à l’écriture locale. La connaissance de cette langue, indispensable pour les rapports avec les indigènes, serait exigée pour l’examen du premier degré. Ceux qui pousseraient leurs études plus loin, c’est-à-dire jusqu’à la langue chinoise, qui est celle des lois et des rites, acquerraient, après un second examen, un titre d’un degré supérieur, et seraient reconnus aptes à figurer dans les rangs les plus élevés de l’administration. Ces candidats auraient aussi à étudier, pour remplir les fonctions judiciaires, le code annamite, qui, pendant la transition de l’ordre ancien à l’ordre nouveau, devrait être appliqué aux indigènes avec les atténuations que commande l’humanité. Le code annamite est écrit en chinois, il est un objet d’étude constante pour les lettrés et les mandarins, qui, en fuyant devant nos armes, en ont pieusement emporté les exemplaires, pour qu’il ne fût pas souillé de notre contact; mais on l’a retrouvé, et nos gouverneurs l’ont soumis à une révision complète, en ont coordonné les diverses parties, en ont comblé les lacunes, et l’ont fait imprimer en français à Saïgon et en chinois à Canton. On l’a même expliqué et commenté. Des exemples en rapport avec les prescriptions s’ajoutent au texte. Toutes ces explications, tous ces commentaires, sont empreints d’un remarquable esprit d’humanité[13]. Le code annamite repose sur le principe le plus absolu du respect de l’autorité à tous les degrés. Au moyen d’une pareille initiation, la France s’assurerait en Cochinchine une pépinière de jeunes gens gradués en état de jouer dans notre nouvelle possession le rôle que jouent les magistrats et les juges anglais dans l’Inde[14].

L’introduction d’agens civils dans les hauts rangs de l’administration aurait d’ailleurs un autre avantage, et ne pourrait exercer qu’une heureuse influence politique. Si nous voulons effacer de l’esprit de la population l’idée de la conquête qui entretient en elle de sourds ressentimens, nous devons écarter de ses regards l’appareil belliqueux qui l’éveille. Les Annamites, d’un caractère si doux, n’ont pas besoin d’être intimidés par les représentans de la force militaire; faisons-leur oublier qu’ils ont été vaincus par nos armes, et leur soumission deviendra de la fidélité. Le même motif exige que, tout en laissant nos troupes veiller à la défense du pays, on leur adjoigne prudemment des troupes indigènes pour quelques services d’ordre intérieur. Malgré la plus sévère discipline, des soldats qui ont combattu pour occuper un pays se maintiennent longtemps à l’égard des populations dans une attitude assez hautaine; ils agissent en maîtres et ne ménagent guère ceux qu’ils ont vaincus.

Les croyances religieuses peuvent aussi rapprocher de nous les Annamites, qui semblent disposés, on l’a vu, à recevoir les doctrines chrétiennes; mais le soin de les répandre doit être confié à des mains aussi prudentes que pures. Nous savons que M. de La Grandière voudrait confier cette mission aux lazaristes, et qu’il appelle des frères de la doctrine chrétienne, des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, pour catéchiser et instruire la jeune génération. Il voudrait aussi qu’un évêché français fût érigé à Saigon pour donner une direction à l’apostolat si actif et si dévoué de nos missionnaires. Ce sont là des idées inspirées par une connaissance exacte du pays, et qu’on s’empressera sans doute de réaliser.


III.

L’emploi de la seconde force, l’action colonisatrice, a-t-il été aussi énergique? Avons-nous pris de sages mesures, appelé des capitaux et des travailleurs dans notre nouvelle possession pour y faire pénétrer avec eux notre commerce, nos arts et notre industrie, de manière à témoigner aux yeux de nos nouveaux sujets de la supériorité de notre puissance et de notre civilisation ? C’est là un point qui mérite aussi de fixer notre attention.

Le mot de colonisation doit être entendu à notre époque autrement que dans les siècles qui l’ont précédée. Il n’implique plus les procédés violens et les actes plus utiles que justes auxquels on recourait autrefois pour rendre profitables le plus promptement possible à la mère-patrie les territoires achetés ou conquis au loin. Aucune nation européenne ne voudrait de nos jours employer la contrainte, même à l’égard de la population la plus barbare, pour l’éloigner du sol qu’elle occupe, encore moins user de coercition pour y transporter en son lieu et place des colons recrutés parmi ses condamnés et ses repris de justice, ou les superposer à l’ancienne population. Nous savons bien qu’on parle encore de déportation : la Guyane française reçoit tous les ans des chargemens de malfaiteurs tirés de nos bagnes, et nous entendons dire que de pareils envois sont destinés à la Nouvelle-Calédonie. Sans prétendre nous prononcer sur la valeur morale de ces expéditions, nous remarquons qu’elles sont indépendantes de toute vue de colonisation et pratiquées exclusivement comme mesures pénitentiaires.

Notre entreprise en Cochinchine doit réussir par des moyens économiques que ne répudient pas les principes de justice et d’humanité dont s’honore notre époque. Nous devons offrir des avantages tels aux capitaux et aux travailleurs qu’ils affluent d’eux-mêmes dans notre nouvelle possession, et y viennent, à leur profit comme dans l’intérêt de la France, mettre en valeur les élémens de richesse qui y sont enfouis. De ce point de vue, nous regrettons que notre administration, plus préoccupée de se créer des recettes que de préparer l’avenir de la colonie, ait mis en vente les terrains dont elle avait la libre disposition. Substituée à l’état annamite dans la possession d’un domaine public très considérable, elle l’a découpé en lots qu’elle a commencé d’aliéner à prix d’argent[15]. Rien n’était plus nécessaire pour provoquer un grand mouvement d’immigration que d’affranchir de toute restriction ou de conditions pécuniaires l’acquisition des terres de notre nouvelle colonie, sauf à adopter plus tard le système des ventes. L’appât de la propriété est de tous celui qui agit le plus sur l’homme ; l’individu qui n’a que ses bras et son intelligence est convaincu qu’il aura tous les biens qui lui manquent le jour où il possédera un lopin de terre. C’est ce qu’ont de notre temps compris deux puissances qui peuvent servir de modèles dans les entreprises de colonisation : nous voulons parler de la Hollande et des États-Unis. A l’origine de l’établissement de Java, tout Hollandais offrant des garanties de moralité et voulant consacrer à la colonie naissante son travail et son industrie recevait du gouvernement non-seulement une concession de terre pour vingt ans, mais encore des avances considérables qui le mettaient en position d’entreprendre des cultures sans capital à lui. En Californie, tout citoyen américain, tout étranger naturalisé ou ayant demandé à l’être avait droit à l’occupation d’un certain nombre d’acres de terre fixé par la loi ; il pouvait aussi défricher pour son compte les forêts qui appartenaient à l’état[16].

Nous avons manqué, en adoptant un autre procédé, l’occasion d’appeler dans la Cochinchine des travailleurs qui lui auraient été plus utiles que les fonds produits par l’aliénation des terres. Quoique les prix de ces ventes aient été peu élevés, la gratuité n’était pas de trop pour secouer l’apathie française et vaincre sa répugnance à l’expatriation. Que notre administration ne l’oublie pas : si elle a l’ambition de créer quelque chose de grand en Cochinchine, elle doit s’inspirer des principes les plus libéraux. Il faut qu’elle admette dans les ports de notre nouvelle possession les pavillons étrangers affranchis de tous droits, qu’elle reçoive les travailleurs et les capitaux de quelque pays qu’ils viennent, qu’elle accorde à tous des terres sans distinction de nationalité, qu’elle voie dans tous ceux qui arrivent des auxiliaires précieux, et ne conteste à aucun le droit de coopérer à son œuvre. C’est à la franchise de leurs ports que Singapore et Aden doivent d’être devenus en peu d’années, l’un l’entrepôt du commerce de l’Indo-Chine, l’autre de la Mer-Rouge, et d’être le point central auquel aboutissent et d’où partent les flottes marchandes qui sillonnent ces mers.

Appliqué à Saïgon, ce régime de liberté produira les mêmes effets. Située à l’embouchure de deux fleuves, le Donnaï et le Cambodge, qui lui portent les produits de l’intérieur, placée à quinze lieues de la mer, qui ouvre un champ illimité à ses exportations, Saïgon est appelée à servir d’intermédiaire à un courant commercial immense et à disputer à Singapore la suprématie dans l’extrême Orient. Les Anglais, les Américains, les Hollandais et les Espagnols y accourront, portant avec eux l’activité et l’habileté de leur nation, et nous aideront à faire du chef-lieu de notre possession le marché principal de cette portion centrale et occidentale de la Chine jusqu’à ce jour inexplorée par les Européens. La position géographique de la France, les habitudes sédentaires de ses habitans, ne lui permettent pas de se fier à ses seules ressources pour atteindre ce résultat. N’avons-nous point d’ailleurs les moyens de faire contre-poids à cette immigration étrangère de manière à empêcher qu’elle ne submerge dans ses flots notre nationalité? Nous les trouvons dans notre organisation administrative, qui est inconnue à la plupart des autres nations, qui est si habile à régler et à coordonner ces forces individuelles, dans les garnisons que nous serons obligés d’entretenir longtemps encore sur plusieurs points du pays, dans la présence de nos navires de guerre et l’arrivée régulière et périodique des paquebots des Messageries impériales qui viennent chaque mois réveiller en Cochinchine le souvenir de la puissance française[17].

Pour fortifier cette digue contre l’envahissement du flot étranger, il serait utile de constituer à Saïgon une compagnie de colonisation composée d’élémens français, et qui exercerait une influence prépondérante au milieu des personnes et des capitaux de toute origine auxquels nous aurions donné un libre accès. Nous avons des motifs d’une autre nature pour recommander cette institution. Notre administration, réduite à ses seules forces, est incapable de donner une vive impulsion au développement des richesses du pays : elle est obligée de restreindre son action dans les limites de ses ressources, que l’équilibre du budget force le gouvernement métropolitain de mesurer avec une rigoureuse parcimonie. Une compagnie au contraire dispose d’un fort capital qu’elle peut augmenter par son crédit suivant le besoin et l’utilité de ses opérations. Stimulée par son intérêt, elle multiplie ses efforts, recherche les dépenses productives et hâte les améliorations et les progrès de toute sorte qui sont le fondement de sa prospérité. Les exemples qui justifient les avantages d’une pareille combinaison sont nombreux. Il en est deux importans qu’il suffira de citer.

Jusqu’en 1839, la Nouvelle-Zélande, qui est devenue depuis la plus belle colonie de l’empire britannique, était occupée au nom de l’Angleterre par quelques missionnaires qui exerçaient sur les tribus une sorte de souveraineté féodale. Le Colonial office se déchargeait sur eux de la responsabilité de toute la colonisation du pays. Cet état de choses était sans avenir, lorsqu’une société puissante se forma sous l’initiative du célèbre financier sir Francis Baring. Son capital fut souscrit avec enthousiasme, et quelques mois plus tard elle expédiait dans la Nouvelle-Zélande cinq bâtimens chargés d’émigrans qui, à leur arrivée, trouvèrent des abris et des approvisionnemens préparés. Le gouvernement anglais, frappé des avantages qu’offrait une pareille association, lui concéda, le 4 décembre 1840, un privilège de quarante années; il lui remboursait ses premiers frais d’installation. En moins de trois ans, la compagnie avait fondé neuf établissemens, qui sont aujourd’hui de grands centres de population jouissant de l’activité, du luxe, de l’industrie, du commerce des villes les plus importantes et les plus riches de l’Europe. L’immigration, stimulée par cette société, se précipita à flots pressés vers la Nouvelle-Zélande. Exempte du fardeau de la déportation, disposant d’un grand capital, appliquant les meilleures méthodes de colonisation, la compagnie de Londres a fait, comme par enchantement, de cet archipel de l’Océanie le pendant de la Nouvelle-Galles du sud, et ces deux colonies sont aujourd’hui les deux plus riches fleurons de la couronne coloniale de la Grande-Bretagne.

C’est par le même système, poussé jusqu’à ses conséquences les plus absolues, que les Hollandais, dans les quarante dernières années, ont porté à un si haut degré la fortune de leurs possessions des Indes orientales. Ils ont donné à la société appelée Maatschappy, constituée en 1819 au capital de 97,000,000 de florins, non-seulement un privilège, mais un monopole qui lui réserve l’achat de tous les produits des terrains concédés. Le roi Frédéric-Guillaume, pour encourager les capitalistes à concourir à la formation de cette compagnie, souscrivit pour 20,000,000 de florins et garantit à ses associés un intérêt de 4 1/12 pour 100[18]. Nous écartons de ce dernier exemple le monopole, qui nous paraît plutôt un vice qu’un perfectionnement du système; mais tout le monde connaît les brillans résultats obtenus par la société des Pays-Bas : ils ont largement répondu à l’ambition de son royal fondateur, et la Hollande, déchue de son importance continentale, doit à sa politique coloniale d’être encore placée au premier rang des nations maritimes.

Ces enseignemens doivent nous profiter. La société financière que la France pourrait former sur ces modèles serait chargée particulièrement de développer le travail agricole. Elle ferait des avances de fonds aux Annamites pour couvrir leurs frais de culture; elle appellerait de nouveaux travailleurs pour défoncer les espaces immenses encore en friche et leur fournirait les moyens de les mettre en rapport; elle établirait des usines centrales pour la fabrication du sucre, des moulins pour extraire l’huile des sésames, des appareils pour la décortication du riz. Au moyen de ces établissemens industriels, l’association serait toujours en mesure d’acheter les récoltes à un prix débattu ou de foire pour le compte des planteurs et des petits propriétaires des opérations qui nécessiteraient de leur part des dépenses et un travail au-dessus de leurs forces. Ainsi il y aurait un acheteur permanent des productions du sol, qui se chargerait de les diriger sur tous les points du globe où ils s’écouleraient aux conditions les plus avantageuses. Cette combinaison, tout à la fois financière, industrielle et commerciale, ferait circuler une sève toute nouvelle dans les provinces de la Basse-Cochinchine et les réveillerait de leur engourdissement.

D’après les lois annamites, les forêts font partie du domaine de l’état, sauf quelques privilèges concédés à des villages. Les forêts de l’Annam, qui abondent, on le sait, en essences précieuses, ne sauraient être livrées sans réserve à l’exploitation. Il faut qu’elles soient aménagées, que les coupes soient déterminées selon une certaine gradation; il importe aussi que les bois de teck et autres propres aux constructions navales ne soient point l’objet d’un stérile gaspillage. La société pourrait dans sa concession recevoir l’administration de cette partie du domaine public à des conditions fixées dans un cahier de charges. Elle installerait des scieries, pour rendre plus facile l’emploi sur les lieux de ces richesses forestières, et expédierait sur les chantiers de l’Europe les bois durs qui y sont vivement demandés.

On pourrait encore, parmi les travaux utiles à entreprendre, indiquer la création de bassins de radoub et de chantiers de réparation avec les machines et appareils nécessaires à cette destination. L’établissement de ce genre fait par l’administration locale est à peine suffisant pour les navires de l’état. Aujourd’hui un bâtiment qui arrive en Cochinchine avec des avaries se voit dans l’alternative ou de se faire condamner pour innavigabilité, ou de se rendre à l’un des bassins de Whampoa, de Hong-kong, de Shang-haï et de Singapore, constamment occupés, et dont les prix sont d’une cherté ruineuse.

Ces vues sont exposées dans plusieurs projets qui ont été soumis au gouvernement pour la formation d’une compagnie à laquelle serait confiée la mise en valeur de notre riche possession[19]. Le pouvoir se déchargerait ainsi d’une lourde tâche et verrait se rapprocher de lui les brillantes perspectives qui l’ont attiré dans cette contrée lointaine. Malheureusement il ne s’agit pas pour le moment de réaliser un tel programme : la question qui absorbe les esprits est d’une tout autre portée, puisque, si elle était résolue dans un certain sens, il faudrait renoncer à tous ces rêves d’avenir. En terminant, nous devons faire connaître la transformation soudaine que vient encore de subir notre politique en Cochinchine.

Il faut rappeler d’abord que ce n’est pas avec bonne grâce que le roi d’Annam a signé le traité du 5 juin 1863. Après une première réponse qui ne lui paraissait pas satisfaisante, l’amiral Bonard avait été obligé d’envoyer le Forbin devant Hué signifier au roi Tu-duc que, s’il voulait sérieusement la paix, il devait s’empresser de la demander et de verser une somme de 100,000 ligatures (environ 100,000 francs) comme à-compte sur l’indemnité de guerre ; sinon, les hostilités recommenceraient avec une vigueur sans égale. Cette menace n’aurait pas suffi pour amener à composition le souverain annamite, si, avec la lutte qu’il aurait dû soutenir contre nous au sud de son empire, il n’avait pas eu à comprimer en même temps, au nord, la révolte du Tonquin. Malgré la dissimulation habituelle des mandarins, qui s’efforçaient de cacher leurs véritables sentimens sous les dehors les plus concilians, toutes les personnes qui accompagnaient l’amiral Bonard à la cour de Hué pour l’échange des ratifications revinrent avec l’impression qu’aux yeux des Annamites le traité n’était qu’un acte éphémère bon à leur assurer une trêve, et dont ils se dégageraient à la première occasion. L’insistance avec laquelle Tu-duc manifesta le désir d’envoyer une ambassade auprès de l’empereur des Français ne fît que confirmer ce soupçon, et dès lors on parla de la possibilité pour le gouvernement annamite d’obtenir la restitution des provinces cédées moyennant indemnité[20].

Quelques mois après la signature du traité, une ambassade annamite arrivait à Paris. Elle ne s’y présentait pas avec la pompe orientale ; elle était modeste dans son attitude, et semblait humiliée plutôt qu’enorgueillie de sa mission. Pendant son séjour dans la capitale, ses chefs se montraient obsédés par de graves préoccupations, et regardaient d’un œil impassible nos monumens, nos richesses, notre armée, tout ce qu’on étalait devant eux pour constater la puissance de la France. Silencieux, réservés jusqu’à la froideur, il était visible qu’ils avaient un autre but que celui de venir rendre hommage à l’empereur des Français, et de lui renouveler au nom de leur souverain les engagemens d’amitié et de paix consignés dans le traité de Hué. Ils eurent des entretiens confidentiels avec l’empereur et le ministre des affaires étrangères. Que proposèrent-ils ? quelles assurances reçurent-ils en réponse à leurs ouvertures ? Nous n’avons pas la prétention de le savoir ; mais dès ce moment le bruit se répandit dans le public que les ambassadeurs annamites avaient ouvert une négociation pour la rétrocession des trois provinces de la Basse-Cochinchine que nous occupons. Ceux qui répétaient ce bruit n’y croyaient pas, tant il paraissait invraisemblable. Les ambassadeurs annamites partirent, et l’on resta persuadé que s’ils avaient fait la tentative qu’on leur prêtait, c’était pour obéir à un sentiment de nationalité honorable chez des vaincus plutôt qu’avec l’espoir de réussir.

A la fin de l’année 1863 cependant, quelques jours après l’ouverture de la session législative[21], un officier de marine[22], M. Aubaret, capitaine de frégate, partait pour Hué, et des nouvelles arrivées de Saigon lui attribueraient une mission assez délicate. Il aurait porté au roi Tu-duc un nouveau traité rédigé suivant des bases arrêtées à Paris avec les ambassadeurs annamites. Rien ne devrait y être changé; il n’y aurait pour le compléter qu’à y ajouter quelques dispositions accessoires relatives à des limitations de localités. Ce traité stipulerait que les trois provinces de Gia-dinh, de Bien-hoa et de Dinh-tuong seraient restituées au roi Tu-duc, à l’exception de la ville de Saigon, des ports de Thu-daomot et de la citadelle de Mitho. En retour de cette rétrocession, le gouvernement annamite reconnaîtrait le protectorat de la France sur les six provinces de la Basse-Cochinchine, et lui paierait en sus de l’indemnité déjà convenue par le traité de Saigon[23], pendant chacune des trois premières années, un tribut de 3 millions, et de 2 millions pour chacune des années suivantes.

Les bruits qui s’étaient répandus à Saigon relativement à la mission du capitaine Aubaret y avaient causé une émotion profonde. Le mécontentement et l’alarme s’y étaient manifestés d’une manière générale. Les industriels et les négocians établis en Cochinchine, qui ont engagé leurs capitaux dans des constructions, des entreprises de culture ou des opérations de commerce, découragés, menacés dans leur fortune, se faisaient remarquer dans ce concert de plaintes. Admettons que cette nouvelle situation existe, et tâchons de l’examiner avec plus de calme que n’en montrent nos émigrans. La combinaison qui leur cause tant d’inquiétudes aurait, dit-on, le mérite de nous affranchir de l’obligation d’administrer un territoire étendu, de gouverner loin de la France des populations qui ont des mœurs et des intérêts si différens des nôtres. Cette partie si difficile et si délicate de notre tâche nous serait épargnée. Il ne nous resterait que la partie lucrative ; nous n’aurions qu’à recueillir les avantages que peuvent offrir à notre commerce et à notre marine les conditions doublement favorables que présente la Cochinchine. Tout d’abord nous recevrions du gouvernement annamite une somme qui diminuerait les dépenses que nous avons déjà faites, et ce serait une première satisfaction donnée à ceux qui supputent le chiffre des frais de notre entreprise.

Mais il faut voir les inconvéniens de cette combinaison que nous signalent les correspondances de Saigon. Que peut être le protectorat de la France sur une contrée qui rentrera sous l’administration du roi d’Annam, sous une administration si fortement organisée, qui lie tous les sujets à la pensée du souverain, et les met en mouvement comme un mécanisme d’une seule pièce? Avec les deux postes que nous conserverons, serons-nous en mesure d’exercer la moindre influence sur les villes et les campagnes replacées sous la domination de leurs anciens mandarins? Nous serons comme campés dans un pays qui ne sera plus à nous. Ou nous serons obligés, pour éviter les conflits, de demeurer passifs devant le gouvernement de Hué exerçant ses droits de souveraineté, quelles que soient la nature et la portée de ses actes, ou nous serons amenés à les discuter, à les contrôler, à les limiter, sous le prétexte vague du protectorat qui nous aura été accordé. Dans le premier cas, nous sommes exposés à couvrir du nom de la France des mesures qui peuvent répugner à nos idées, à notre esprit de justice, être manifestement hostiles à nos intérêts; dans le second, nous sommes conduits à la nécessité de protester, lorsque, désarmés de nos propres mains, nous serons hors d’état de nous faire écouter et encore moins de nous faire craindre.

Si Tu-duc cherche avec tant d’opiniâtreté à recouvrer les provinces qu’il nous avait cédées, peut-on croire que ce soit avec l’intention loyale de les administrer selon nos vues? Ce serait bien mal connaître l’esprit de la cour de Hué. Cette revendication lui est inpirée par deux mobiles : le premier, la crainte de voir l’intérieur du royaume livré à la famine par l’exportation du riz qu’il puisait dans le territoire de la Basse-Cochinchine; le second, de retrouver les plus belles recettes de son trésor, qui aujourd’hui sont absorbées par les besoins de notre administration. Si donc Tu-duc reprend son ancienne autorité, ce sera pour faire refluer les produits des provinces vers l’intérieur des terres, pour empêcher, comme il l’a fait sous l’empire de ses préjugés, l’écoulement de ces produits au dehors et pressurer le pays par des impôts d’autant plus lourds qu’il aura pour prétexte le besoin de satisfaire à ses engagemens pécuniaires vis-à-vis de nous. Il ne mettra aucune réserve dans l’exercice de son pouvoir. Nous sommes toujours à ses yeux des barbares, et par conviction non moins que par patriotisme tous ses efforts tendront à paralyser notre action; sa politique, d’abord latente, puis ouverte au fur et à mesure qu’il nous verra plus affaiblis, aura pour but de nous contraindre à quitter définitivement ses états.

Les Annamites sont rusés, et s’ils ont chance de nous dégoûter de notre position sur leur territoire, ils se dispenseront de recourir aux moyens violens. Ils comprendront que le plan nouveau, pour donner les bénéfices attendus, doit avoir pour conséquence la réduction de l’effectif de nos troupes, le rappel en France d’une grande partie de notre personnel administratif, le renvoi d’une portion importante de notre matériel militaire, la cessation des travaux de défense que nous y avons commencés. Tu-duc, après la signature du nouveau traité, observera une attitude amicale et pacifique pour laisser à ces faits le temps de s’accomplir, puis il démasquera son hostilité, nous cernera dans les petits postes que nous aurons conservés, et nous y attaquera, s’il n’est pas certain de nous y voir mourir dans l’impuissance.

On doit certainement attacher quelque importance à la rentrée immédiate d’une somme de 15 millions et au paiement d’un tribut annuel de 2 millions de francs. Est-on bien sûr cependant que cette indemnité nous soit payée? N’est-il pas plus probable que notre débiteur s’efforcera de trouver des prétextes pour échapper à ses engagemens? Tantôt il arguera du déficit des récoltes qui aura empêché le recouvrement de l’impôt, tantôt d’une guerre avec un voisin qui aura absorbé ses ressources, enfin des rapines des pirates qui auront ruiné ses finances. Ces cas de force majeure ne lui manqueront pas pour implorer notre longanimité, et nous serons placés dans l’alternative d’accepter ses raisons dilatoires sans y croire, ou d’aller les armes à la main faire respecter notre titre de créance.

Conserver Saigon pour en faire un simple comptoir, n’est-ce pas encore une illusion? Pour que Saigon ait les destinées qu’on a pu lui assigner à une autre époque, il faut que cette ville soit aussi libre dans ses rapports avec l’intérieur que libre dans ses rapports avec l’extérieur. Que lui servirait d’avoir la faculté d’exporter, si elle n’a pas celle d’acheter et de recueillir dans son entrepôt les récoltes des provinces, si elle ne peut échanger avec les produits locaux les marchandises et les objets manufacturés qui lui viendront du dehors? Or avec la nouvelle combinaison, Tu-duc sera maître de laisser à Saigon ou de lui retirer ces deux moyens d’existence; notre commerce sera en quelque sorte à sa discrétion et dépendra de sa bonne volonté. Rien ne lui sera plus facile que de nous prouver que ce comptoir est stérile en résultats et ruineux pour nos finances. Nous l’avons déjà dit, le peuple annamite est le plus soumis de la terre; il est toujours prêt à exécuter, au préjudice même de ses goûts et de ses intérêts, les ordres qu’il reçoit. La cour de Hué n’aura qu’à répandre ses agens dans les provinces, qu’à faire savoir à leurs habitans que le roi voit avec mécontentement le commerce avec les Européens, et aussitôt les relations des Annamites avec nous cesseront; ils laisseront périr leurs récoltes plutôt que d’enfreindre la volonté royale. Le vide se fera autour de Saïgon, et cet entrepôt qui devait rivaliser avec Singapore périra d’inanition. Quels moyens avons-nous de conjurer un si fâcheux avortement de nos projets? Irons-nous porter nos griefs à Hué, nous plaindre qu’on nous tienne à Saïgon dans une sorte de blocus, sans communication avec le territoire placé sous notre protectorat ? On peut prévoir la réponse qu’on nous fera. « Pouvez-vous, nous dira-t-on, forcer les Annamites à commercer avec vous? Pouvez-vous leur donner le goût de votre industrie et de vos arts? » Ce serait se tromper étrangement que de croire qu’il dépend de nous d’établir à Saïgon un comptoir comme les Anglais en ont fondé un à Shang-haï. La Chine est un vaste empire déchiré par des dissensions intestines; les ordres de Pékin sont sans autorité dans les parties éloignées de la capitale; les populations d’ailleurs sont tellement adonnées au commerce, que l’appât du gain leur ferait braver les interdictions les plus formelles de l’empereur. Les Annamites, agriculteurs et disciplinés, ne se prêteront pas de même à nos vues; retenus par la cour de Hué, ils nous laisseront dans l’isolement[24]. Telles sont les objections que soulève la politique nouvelle que l’on serait au moment d’adopter, et des correspondances venues de Saigon même, ainsi qu’on l’a vu plus haut, les signalent avec une chaleureuse conviction. Pour nous, elles ne font que fortifier notre opinion sur les entreprises lointaines, puisque celle même qui nous occupe, malgré tous les avantages matériels et moraux qu’elle promettait à la France, semble trop lourde pour être poursuivie jusqu’à son entier achèvement. Après cinq années de patiens et pénibles efforts, nous en sommes arrivés à ce point que de bons esprits se demandent s’il ne vaut pas mieux renoncer aux vastes projets que nous avions conçus que de nous attacher obstinément à les réaliser en continuant les sacrifices qu’ils nous ont déjà coûtés.

Les phases par lesquelles a passé depuis six ans notre expédition de Cochinchine peuvent se résumer en peu de mots. C’est en 1858 qu’elle commençait par une démonstration contre le royaume d’Annam, où nos missionnaires n’étaient plus suffisamment protégés. Presque aussitôt cette expédition s’est transformée en une suite d’opérations militaires dans l’intérieur du pays, puis en une guerre de conquête qui nous a donné un vaste territoire et d’une fertilité admirable, des ports sûrs et des rades propres à recueillir les flottes les plus nombreuses, avec une position exceptionnellement favorable pour concentrer le commerce de l’extrême Orient. Le spectacle merveilleux d’une possession qui recèle tant d’élémens de grandeur et de richesse fait entrevoir pour elle les plus brillantes destinées; mais cet enivrement ne dure qu’un jour. On se met le lendemain à supputer ce que coûtera d’efforts et de soins, de patience et d’argent, la réalisation de cet avenir; on compte avec tristesse les millions déjà dépensés, les troupes et les bâtimens de guerre que cette entreprise tient éloignés de la mère-patrie dans un moment où des intérêts plus considérables et les nécessités de la politique générale exigent la libre disposition de toutes les forces du pays. Ces calculs tardifs nous refroidissent; craignant d’avoir trop cédé aux mirages de l’imagination, nous voulons revenir à une conduite plus prudente et plus positive, et, pressés de nous retirer d’une voie qui nous paraît dangereuse, nous opérons un mouvement de retraite, sans nous douter que nous abandonnons tout le terrain que nous avions conquis. Dans ces périodes diverses qu’a traversées notre expédition en Cochinchine, n’y a-t-il pas un utile enseignement?


HENRI GALOS.

  1. On trouvera un récit de ces opérations dans la Revue des Deux Mondes du 15 novembre 1862.
  2. Cette commission était ainsi composée : le baron Brenier, ministre plénipotentiaire, président; M. Cintrat, directeur au département des affaires étrangères; le contre-amiral Fourichon, Fleury, directeur au ministère du commerce; Jaurès, capitaine de vaisseau ; de Mofras, secrétaire.
  3. Ces instructions se trouvent in extenso dans l’introduction de l’ouvrage de M. Laurens Oliphant sur la mission du comte d’Elgin. Paris 1860.
  4. Voyez sur notre visite à Basilan un article de M. C. Lavollée dans la Revue du 1er août 1853.
  5. Tourane fut évacué le 7 février 1859.
  6. Dans les négociations qui amenèrent la signature de ce traité, les ministres de Tu-duc, en examinant les pleins pouvoirs de l’amiral Bonard, ne manquèrent pas de faire observer qu’il était au moins étrange qu’il exigeât une cession de territoire quand les instructions qui y étaient jointes ne demandaient que le redressement de nos griefs et la protection des missionnaires.
  7. Le phu ou préfet avait sous ses ordres un huyen ou sous-préfet; chaque phu administre deux arrondissemens, dont l’un par lui-même directement, l’autre par l’entremise de son sous-préfet.
  8. On le compare au Yang-tse-kiang ou Fleuve-Bleu de la Chine.
  9. Capitale du Cambodge.
  10. C’est le nom d’un des cinq missionnaires français que le capitaine de corvette Favin-Lévêque, commandant de l’Héroïne, arracha en 1843 aux tortures et à la mort par une sommation énergique adressée au roi d’Annam.
  11. Une des embouchures du Cambodge.
  12. On paie l’impôt complet de 20 à 55 ans; on n’en paie plus que la moitié après cet âge.
  13. La Revue maritime et coloniale a donné une analyse sommaire de ce code (janvier 1863).
  14. Nous empruntons cette proposition à un excellent travail de M. Aubaret, capitaine de frégate, sur l’organisation administrative de la Cochinchine.
  15. Règlement du 20 février 1862 sur la vente des terrains du territoire de Saigon En moyenne, les lots vendus l’ont été à raison de 5 piastres 1/2 par mètre carré ; mais ce prix s’augmente d’une redevance annuelle et perpétuelle de 1 à 2 piastres mexicaines et de l’obligation de payer une indemnité au locataire ou sous-locataire des terrains, bâtisses ou établissemens situés sur le terrain en raison des dépenses faites par lui.
  16. Voyez la Californie en 1860 dans la Revue des Deux Mondes du 1er avril 1861.
  17. En prévision des avantages commerciaux qui devaient résulter de notre établissement en Cochinchine, un service régulier est établi par les Messageries impériales de Suez à Saïgon, et de cette ligne principale deux lignes secondaires se détachent à Saigon, l’une pour Manille, l’autre pour Shang-haî (loi du 3 juillet 1861).
  18. Pendant deux ans, le roi fut obligé de payer cet intérêt.
  19. Parmi ces projets, nous remarquons celui de MM. Eymond et Delphin Henri, armateurs à Bordeaux. Les moyens pratiques qu’ils proposent témoignent d’une connaissance exacte du pays et ne provoquent qu’un seul regret : c’est que leur plan n’ait pas été plus largement conçu.
  20. Voyez le rapport de l’amiral Bonard (Revue maritime et coloniale, septembre 1863).
  21. On sait que le discours impérial au sujet de notre nouvelle possession s’exprimait ainsi : « Nous avons conquis en Cochinchine une position qui, sans nous astreindre aux difficultés du gouvernement local, nous permettra d’exploiter les ressources immenses de cette contrée et de la civiliser par le commerce. »
  22. Le même officier avait été chargé d’accompagner les ambassadeurs annamites pendant leur séjour en France.
  23. Le traité de Saigon stipule une indemnité, pour frais de guerre, de 4 millions de dollars payable dans un laps de dix ans (art. 8).
  24. Voici comment s’exprime, au sujet de cette situation nouvelle, un des habitans les plus considérables de Saigon: « Je ne suis que le fidèle interprète du chagrin qu’éprouvent tous les cœurs français à la nouvelle du changement qui se prépare. Il est dur de voir abandonner une œuvre au moment où elle allait, par ses résultats, récompenser tous nos efforts et tous nos sacrifices; il est dur de voir notre avenir dans l’extrême Orient compromis au moment même où les puissances maritimes travaillent avec tant de zèle et de persévérance à s’y créer une influence prépondérante; il est dur, en présence du succès de nos rivaux, de faire constater un échec aussi fâcheux de la politique française, échec que nous devons imputer à notre défaut de constance bien plus qu’aux obstacles que nous avons rencontrés. Nous sommes tous persuadés ici que M. le ministre de la marine doit ressentir une grande douleur de voir ainsi avorter son œuvre de prédilection. Nous avions conquis à la France une grande possession rivale des Philippines, des Indes anglaises et des Indes néerlandaises, et notre gouvernement, par des raisons que nous ne pouvons pas pénétrer, semble répudier ce don glorieux de nos armes... Je ne vous donnerai aucune nouvelle locale.. De nos bassins qui se creusaient, des maisons qui s’édifiaient comme par enchantement, des opérations industrielles et commerciales qui se préparaient, des entreprises de toute sorte que, depuis sa nomination définitive de gouverneur, l’amiral La Grandière faisait surgir de toutes parts, de tout cela que dire, si ce n’est que personne ne s’en soucie plus? On n’a plus de confiance, on n’a plus de goût à rien. Notre sort est entre les mains de Tu-duc, et l’on prie Dieu de l’aveugler assez pour lui faire repousser l’arrangement que nous allons lui proposer dans sa capitale. »