L’Expédition d’Égypte - Fragment des mémoires militaires du colonel Vigo Roussillon/02
Ainsi que nous l’avons dit, l’une des causes déterminantes de l’expédition de Syrie avait été l’avis, reçu par le général en chef, que les Turcs, soutenus par les Anglais, avaient réuni deux armées, l’une à Rhodes, l’autre en Palestine. Celle-ci avait été détruite à la bataille du Mont-Thabor.
Le général en chef avait dit à l’armée, dans un ordre du jour qu’il lui avait adressé à son retour de Syrie, « qu’en restant quelques jours de plus devant Acre, il eût pu prendre le pacha dans son palais, mais que la saison des débarquemens l’avait rappelé en Égypte. »
Cette allégation risquée n’avait trompé personne. Cependant, on pouvait soutenir que le but de l’expédition de Syrie avait été atteint, en partie, par la prise de Jaffa. En effet, en détruisant les grands magasins qui y avaient été préparés par les Turcs, on avait enlevé à leurs troupes, au moins pour la campagne de 1799, les moyens de franchir le désert et de combiner une nouvelle attaque avec la seconde armée, dont on n’avait encore aucune nouvelle. Il était donc impossible qu’en ce moment une autre armée turque arrivât par ce chemin en Égypte pour donner son concours aux mécontens ou aux troupes qui devaient tenter un débarquement sur les côtes.
Le 14 juillet 1799, les grenadiers de la division quittèrent le Caire, sous prétexte d’accompagner le général en chef dans une visite qu’il voulait faire aux Pyramides. Le but réel de ce mouvement était de s’opposer aux tentatives de Mourad-Bey, qui avait été signalé comme cherchant à se rapprocher de la côte.
Nous couchâmes à Boulaq. Le lendemain nous étions, de bonne heure, aux Pyramides. Je montai sur la plus haute. Nous déjeunâmes à son sommet ; avant d’en descendre, j’y gravai mon nom avec ma baïonnette. J’étais alors sergent de grenadiers au 1er bataillon de la 32e. La grande Pyramide de Gizeh a plus de 400 pieds de hauteur.
Dans l’après-midi, un courrier, envoyé par le général Marmont, commandant à Alexandrie, apporta au général en chef la nouvelle qu’une flotte turque et anglaise venait de mouiller à Aboukir, et que cette flotte semblait avoir des troupes à bord.
Aussitôt, le général Bonaparte nous donna l’ordre de nous mettre en marche pour Ramanieh. Des ordres furent aussi expédiés à toutes les troupes disponibles, pour les y concentrer à marches forcées. Nous passâmes une partie de la nuit sur notre ancien champ de bataille d’Embabeh. Nous y fûmes rejoints par le reste de la division (4e légère, 18e et 32e demi-brigades de ligne). Nous séjournâmes à Ramanieh pour y attendre la division Lannes. Quand elle fut arrivée, nous fûmes coucher, par une marche forcée, à deux petites lieues du fort d’Aboukir.
Nous fîmes, ce jour-là, quatorze lieues et subîmes les mêmes privations que nous avions éprouvées un an auparavant sur ce même terrain. Vers le soir, nous trouvâmes deux citernes, on s’y battait pour boire. On fit halte, je m’endormis ; on partit sans me réveiller. Il paraît que je dormais bien profondément, car je n’entendis rien.
À mon réveil, il faisait une nuit profonde, j’appelai en vain mes camarades, il n’y avait plus personne auprès de moi. L’obscurité ne me permettait pas d’étudier, sur le sable, la trace des pas de la demi-brigade ; j’essayai de la suivre en tâtant, mais je ne pus y réussir. Je pensais que mes camarades devaient être dans cette plaine basse qui forme la presqu’île d’Aboukir, mais ils n’avaient pas de feux. En les cherchant, je m’égarai de plus en plus. Il s’en fallut de peu que je ne tombasse au milieu de l’armée turque. Je marchais en prêtant attentivement l’oreille, je n’entendais rien. J’errai jusqu’à l’aurore ; au point du jour, j’eus le bonheur de rejoindre ma compagnie. On battait la générale dans tous les corps.
Les Turcs avaient effectué leur débarquement le 14 juillet, et enlevé d’assaut la redoute qui protégeait le village d’Aboukir. Privé de l’appui de la redoute, le fort avait dû capituler. Quatre cents Français, qui défendaient les deux ouvrages, avaient eu tous la tête coupée, et Marmont, accouru d’Alexandrie avec 1,200 hommes pour soutenir ses postes, n’avait pas osé se compromettre contre des forces qui paraissaient très supérieures aux siennes.
Notre petite armée était réunie dès le matin ; elle ne comprenait encore que les divisions Lannes, Bon et Murât, soit environ 6,000 hommes. Les Turcs avaient débarqué 18,000 janissaires, qui étaient une excellente infanterie. Ils avaient une bonne artillerie, servie par des canonniers anglais. Leurs positions étaient flanquées par les feux de l’escadre.
Le général Bonaparte, après avoir examiné la position de l’ennemi, se décida à l’attaquer immédiatement. Il réunit les officiers et les sous-officiers au centre. Il nous dit que le sort de l’armée entière dépendait du combat que nous allions livrer ; que la mort ou l’esclavage serait le sort des vaincus, qu’il connaissait assez les braves qu’il avait l’honneur de commander pour être bien persuadé qu’ils mourraient tous, ou qu’ils seraient vainqueurs.
L’on se prépara, tout de suite, à combattre ; il n’était pas un soldat qui ne comprît qu’il s’agissait de vaincre ou de mourir. En ce moment, le général en chef avait repris sa lunette et étudiait le terrain quand un boulet emporta un aide-de-camp qui était auprès de lui, et alors, toute cette armée, qui, la veille, lui avait dit des injures pendant une marche longue et pénible, qui semblait depuis longtemps fort détachée de lui, poussa un cri de terreur. Tout le monde trembla pour les jours de cet homme, qui nous étaient devenus si précieux, alors que, peu d’instans avant, il était généralement maudit[2].
Les Turcs occupaient, outre le fort et la redoute dont j’ai parlé, une ligne de défense plus avancée, appuyée à deux mamelons de sable situés, l’un sur le bord de la mer, l’autre sur le bord du lac Mahadieh. Entre les deux se trouvait un village, qu’ils occupaient aussi. Leur camp était formé par le village retranché d’Aboukir.
Leur première ligne se trouvait à une demi-lieue de la seconde. Elle était occupée par environ 6,000 hommes. Nous attaquâmes les deux mamelons des ailes.
Le général Lannes enleva le mamelon de droite ; le général Destaing, qui nous commandait, celui de gauche, pendant que le général Murât faisait filer sa cavalerie le long du lac Mahadieh. Après une assez vive résistance, nous délogeâmes les Turcs, qui, se voyant tournés, voulurent se retirer, mais la cavalerie les chargea, les coupa de leur seconde ligne de défense et les sabra presque tous, en les poussant vers la mer ; comme ils ne voulaient pas se rendre, on les y fit noyer.
Lannes et Destaing se rabattirent vers le village, qu’ils attaquèrent de droite et de gauche. L’ennemi s’y défendait courageusement, espérant être soutenu par sa seconde ligne. En effet, une colonne sortit du camp retranché d’Aboukir ; mais bientôt mitraillée de front, fusillée par nous et prise en flanc par la cavalerie, elle fut refoulée avec pertes. Pendant ce temps, nous enlevions le village du centre. Ses défenseurs furent ou tués sur place ou sabrés par la cavalerie et jetés à la mer.
Ainsi la première ligne était emportée, quatre ou cinq mille Turcs avaient déjà péri. Le général en chef qui, d’abord, avait songé à refouler les Turcs dans la presqu’île et à attendre les divisions Kléber et Reynier, pour les attaquer de nouveau, prit le parti de poursuivre immédiatement les avantages obtenus. En conséquence, nous reçûmes l’ordre de marcher contre la seconde ligne de défense.
Nous nous formâmes en colonnes par pelotons. La division Lannes à la droite, le centre composé d’un bataillon de la 18e et d’un bataillon de la 32e et des troupes de la garnison d’Alexandrie ; le 1er bataillon de la 32e, dont je faisais partie, à l’extrême gauche, le long de la mer.
Le centre tenta un assaut sur la redoute qui formait le saillant du village d’Aboukir. Cette redoute avait un bon fossé, elle était fraisée et palissadée. Elle était protégée par le feu du fort, qui la dominait, et flanquée par deux tranchées avec parapets qui traversaient toute la presqu’île et qui étaient remplies d’Osmanlis. En outre, la flotte, partagée en deux escadres, balayait de son artillerie les abords de cette redoute. Les deux bataillons du centre ne purent franchir le fossé de la redoute et furent obligés de reculer pour se rallier.
Encouragés à cette vue, les Turcs firent une sortie générale de la redoute et de leurs retranchemens pour couper des têtes et poursuivre le centre. Mais celui-ci, déjà rallié, les reçut vigoureusement et avec sang-froid. Pendant ce temps, la division Lannes, qui avait continué de filer à l’extrême droite, s’aperçoit que la redoute est à peu près dégarnie. Elle y court aussitôt, y entre par la gorge, couronne les parapets et s’y maintient malgré le feu violent des escadres. Quand les Turcs virent la redoute occupée derrière eux, ils voulurent y rentrer, mais ils furent reçus par un feu meurtrier partant de tous les parapets. Pendant que ceci se passait, le 1er bataillon de la 32e avait aussi continué de se porter en avant, par la gauche, de façon à tourner également les Turcs par leur extrême droite. Nous nous étions formés en bataille sur le terrain qui se trouvait entre la gorge de la redoute et la mer, en potence derrière le retranchement des Turcs. Nous fûmes là sur le point de prendre une chaloupe anglaise, portant un personnage que l’on crut être le commandant de l’escadre, sir Sydney-Smith. Il ne s’en alla pas sans avoir été, du moins, bien salué à coups de fusil.
Les Turcs qui étaient sortis pour suivre notre centre, ne pouvant rentrer dans la redoute, furent obligés de passer sous le feu de deux de ses faces, pour se rejeter vers nous, et nous leur barrions le passage. Ils étaient comme affolés. Ils arrivaient en désordre, en foule confuse. Le nombre en était si grand que nos soldats n’osaient pas frapper les premiers qui se présentèrent ; mais bientôt on s’aperçut qu’éperdus, ils ne se défendaient pas, et ne cherchaient qu’à se sauver ; le bataillon tomba sur cette masse informe à coups de baïonnette. Là se produisit une scène de carnage horrible. Pris entre la redoute, qui les fusillait, le centre qui les talonnait, et notre bataillon, qui était sur leur flanc, ces malheureux Turcs furent presque tous massacrés.
Nous marchâmes pêle-mêle avec les fuyards, au village qu’il fallait traverser pour aborder le fort ; mais là s’engagea, dans les rues, un combat plus meurtrier pour nous.
Ce village d’Aboutir formait le camp des Turcs. Le séid Mustapha-Pacha, général en chef du corps expéditionnaire, s’était réfugié, avec ses janissaires, dans l’une des principales maisons. La compagnie de grenadiers, dans laquelle je servais, attaqua cette maison. Nous essayâmes d’enfoncer la porte. Nous nous serrions contre les murs, ce qui gênait les Turcs pour tirer sur nous, mais, de la terrasse, ils assommèrent plusieurs grenadiers avec de grosses pierres, des meubles et tout ce qui leur tombait sous la main, même des couffins pleins de sacs d’argent. Enfin, la porte céda et nous nous précipitâmes dans la cour. J’étais en tête. Un Turc furieux vint à moi, le sabre à la main. Je pouvais le tuer en faisant feu sur lui, mais je voulais ménager mon coup de fusil, pour un danger plus grand. Je baissai ma baïonnette. Le Turc leva le bras pour me donner un coup de sabre sur la tête, je saisis ce moment pour le frapper ; mais avec la main gauche il para mon coup. Heureusement, je m’étais ménagé. Je doublai rapidement, la main du Turc avait continué son mouvement, je me précipitai sur lui en lui enfonçant ma baïonnette dans la poitrine. Il tomba à la renverse. Je lui mis un genou sur l’estomac et lui ôtai son sabre, il me l’abandonna et saisit, à sa ceinture, un poignard que je n’avais pas aperçu. Me relevant alors brusquement, je lui donnai avec son propre sabre un coup en travers du corps qui le coupa presque en deux. C’était une excellente lame, qui m’aurait certainement fendu la tête, si ce Turc avait paré mon deuxième mouvement.
Ce succès m’avait enhardi. J’aperçus un escalier, je m’y précipitai à la tête des grenadiers et le gravis à la course. Comme j’arrivais à la plus haute marche, ma baïonnette baissée en avant, un nègre qui était caché la saisit. Je ne pouvais être secouru par les grenadiers ; l’escalier était si étroit que l’on ne pouvait le monter que un à un. Je fus contraint de tourner mon fusil de biais, en cédant au mouvement de celui qui tenait la baïonnette, puis avec l’index de la main droite, je pressai la détente et lâchai le coup dans le corps du nègre, qui tomba raide mort. D’autres Turcs, qui étaient embusqués, saisirent ce moment pour fondre sur moi, le pistolet à la main. J’étais désarmé, les grenadiers placés derrière moi me crurent mort et firent un mouvement rétrograde. Le brave Désert, fourrier de la compagnie, les arrêta. Ma mort me paraissait certaine ; j’avais plusieurs pistolets sur la poitrine, quand un des Turcs me dit en arabe que, si je voulais les protéger, ils se rendraient. Je ne demandais pas mieux. Je leur dis de poser les armes, et qu’il ne leur serait fait aucun mal. Ils le firent aussitôt. Mais, dans ce moment, des coups de fusil partirent d’une maison voisine, et un grenadier fut tué sur l’escalier où nous étions. Ses camarades furieux se précipitent et m’entraînent dans l’intérieur des chambres, tuant tous ceux qu’ils y rencontrent. Je criais, en vain, qu’ils s’étaient rendus, on ne m’écoutait pas. J’entrai dans une grande chambre où était le pacha. Des janissaires, sans arme, l’entouraient et paraient, avec leurs bras nus, les coups de sabre et de baïonnette qu’on lui portait. J’en vis qui, ayant un bras coupé, tendaient l’autre pour garantir leur général. Quel exemple d’attachement ! Je cherchais aussi de toutes mes forces à protéger le pacha, que je considérais comme mon prisonnier.
Cependant, le capitaine Sudrier, commandant la compagnie, étant arrivé, me vint en aide et nous parvînmes à sauver le pacha, qui en fut quitte pour la perte de trois doigts, tranchés par un coup de sabre[3]. Il fut amené prisonnier au général en chef.
En sortant de cette maison, pour chercher de nouveaux combats, je rencontrai le général Junot, qui me dit :
— Sergent de grenadiers, avez-vous de l’honneur ?
— Autant que vous pouvez en avoir, mon général.
— Eh bien, prenez huit grenadiers de bonne volonté, marchez droit au fort, et je vous suis. Je vous fais lieutenant sur le champ de bataille.
— L’ambition ne me ferait pas faire un pas, mon général ; mais vous l’ordonnez, j’obéis ! Je demandai des grenadiers de bonne volonté, mais comme ils connaissaient la folie de l’entreprise et le péril qui y était attaché, aucun ne se présenta.
J’aurais pu leur ordonner de me suivre, tous l’auraient fait et auraient péri. Je me bornai à leur dire :
« J’y vais, je ne pense pas que l’on me laisse aller tout seul. »
Je partis suivi d’un caporal, nommé Gentil, qui eut un bras cassé tout de suite. Je continuai seul.
J’avais remarqué tout près de là, hors des maisons du village, deux vieux janissaires gardant chacun un drapeau. J’eus envie de les leur prendre. Je reçus, en les approchant, leurs deux coups de carabine, dont l’un perça mon chapeau. Je les ajustai tous les deux, à mon tour, en enfilade. J’étais à dix pas. Mon fusil rata. Je le réarmai, il rata de nouveau. S’il avait pris, je les étendais. J’avais mis douze quartiers de balle dans mon fusil qui, jamais, jusque-là, n’avait raté.
Tout à coup, une vive fusillade part sur moi des croisées et des terrasses. Je reçus aussitôt, sur la cuisse droite, un coup si violent qu’il me fit tomber. Remis de ma chute, je me mis en mesure de ramasser mon fusil et mon chapeau. J’entendis, en ce moment, le général Junot qui était à l’abri, derrière une maison, dire très haut : « J’aurais parié qu’il n’irait pas loin ! » Après avoir ramassé mon fusil d’une main, mon chapeau de l’autre, et au milieu des balles qui recommençaient à pleuvoir sur moi, je me sauvai derrière la maison où se trouvait le général. Là je vis que je n’avais qu’une très forte contusion, une balle de gros calibre avait cassé mon fusil sur ma cuisse, sans que j’eusse pu m’en rendre compte. J’en fus quitte pour une douleur très vive qui finit par se dissiper peu à peu. La nuit mit fin au combat.
Presque toutes les batailles se ressemblent ; celle d’Aboukir, par la situation qui nous était faite et la disproportion des forces qui y combattirent, ne ressemble à aucune.
Les soldats que nous avions eu à combattre n’étaient pas de ces misérables fellahs qui composaient l’infanterie des mamelucks dans nos batailles précédentes ; c’étaient de braves janissaires, portant un fusil sans baïonnette, le rejetant en bandoulière sur le dos, après s’en être servis, puis s’élançant sur l’ennemi le pistolet et le sabre à la main. Ils avaient une artillerie nombreuse et bien servie et plus encore, le concours de l’artillerie de gros calibre des deux flottes anglaise et turque.
Cependant dans ce combat, 6,000 Français détruisirent 13,000 ou 14,000 Turcs. Je n’avais jamais vu un aussi petit nombre d’hommes en tuer un si grand.
De toutes les batailles qu’a livrées Bonaparte, y compris Rivoli et Castiglione, en Italie, celle d’Aboukir est la plus glorieuse pour lui et pour la nation. Là il fut réellement général en chef. Il développa tous ses talens, montra du courage personnel, en chargeant à la tête du 14e dragons, et sut profiter des fautes de ses adversaires avec le plus heureux à-propos.
Au moment où le combat allait s’engager, Berthier, son chef d’état-major, lui dit, devant nous :
« Mon général, quelle est la troupe que vous désignez pour la réserve ? »
Bonaparte répondit à voix haute :
« Une réserve ! me prenez-vous pour le général Moreau ? »
Et, en effet, à quoi bon une réserve pour une troupe qui, jusqu’au dernier homme, doit vaincre ou mourir ?
Le combat avait été rude. Nous avions 1,300 ou 1,400 hommes hors de combat. La plus grande partie des blessés étaient gravement atteints ; beaucoup étaient estropiés par le feu prodigieux de l’artillerie de l’escadre.
Mais tout n’était pas fini.
Les débris de l’armée ennemie étaient resserrés dans le fort et la moitié du village d’Aboukir. Nous en occupions l’autre moitié. Le soir, nous fûmes relevés par d’autres troupes. Nous fûmes coucher sous les tentes turques, derrière la grande redoute.
La journée du 26 fut tranquille, on se reposait des deux côtés.
Le 27, nous étions de tranchée, car il s’agissait d’un véritable siège. Nous travaillâmes la nuit à nous organiser défensivement et à nous couvrir par des retranchemens et des traverses, dans les rues où se trouvaient nos postes avancés.
La compagnie de grenadiers formait la tête des avant-postes de droite, celle de voltigeurs couvrait les avant-postes de gauche. Celle-ci s’était barricadée dans un santon (sorte de chapelle arabe) isolé.
Dès le point du jour, l’ennemi commença à tirailler, et le feu continua toute la journée, sans grands résultats. On se tâtait !
Le 28 juillet, dès le matin, nous vîmes appareiller l’escadre légère des ennemis, qui se partagea en deux divisions. Elles vinrent mouiller près de la côte de façon à pouvoir croiser leurs feux sur le village. Aussitôt qu’elles furent mouillées, elles ouvrirent sur nous un feu très vif, et, en peu d’instans les maisons qui nous protégeaient furent criblées. Le fort tirait aussi sur notre front, de façon que nous étions canonnés de trois côtés.
Après que l’on eut ainsi préparé leur attaque, les Turcs se portèrent en avant et attaquèrent nos postes bravement. Nous les reçûmes de même et les contînmes. Mais bientôt nous nous aperçûmes qu’ils cheminaient, à droite et à gauche de la rue que nous occupions, ce qui était facile dans des maisons en terre. Ils avaient fait communiquer toutes les maisons d’un même côté, par une longue galerie, et s’étaient ainsi avancés à couvert jusque sur nos derrières. (Nous ne connaissions pas ce genre d’attaque.) Quand ils nous eurent ainsi tournés, ils percèrent des créneaux dans ces maisons et ils nous tiraient de là à bout portant. En peu de temps, la compagnie de grenadiers perdit deux officiers et la moitié de son effectif. Je fus envoyé près du commandant de la réserve du bataillon, pour lui faire part de notre situation qu’il ne pouvait voir, et lui dire que, si l’on ne portait pas promptement du secours à cette compagnie, elle était complètement perdue. Le commandant Nugues, qui commandait la réserve, voulut voir par lui-même et me dit de le guider. En arrivant près de nos postes, on nous tira plusieurs coups de carabine des terrasses des maisons. Le colonel Darmagnac, commandant la 32e, arrivait au même moment. Il me dit :
— D’où tire-t-on ?
— De cette maison, répondis-je, en allongeant le bras pour la désigner.
Le commandant regarde par-dessus mon épaule. Un coup part ; la balle perce le parement de ma manche, suit mon bras, sans le toucher, et tue raide le commandant Nugues. Le colonel me dit : « Engagez les grenadiers à tenir bon, je vais vous envoyer du secours. » Je repartis.
Quand j’arrivai à la compagnie ; elle était de plus en plus compromise. Les Turcs nous tiraient, des terrasses au-dessus de nos têtes, des maisons voisines, à bout portant ; un instant après, toutes nos communications étaient coupées. Presque tous nos grenadiers étaient hors de combat. Il ne nous restait d’autre moyen de salut que de sauter par-dessus nos retranchemens et les Turcs qui étaient déjà dans le fossé ; de tourner à gauche dans la grande rue du village que le feu du fort enfilait et de rejoindre la demi-brigade. Nous prîmes ce parti, le lieutenant Isnard, moi, et environ vingt-cinq grenadiers, la plupart blessés aux membres supérieurs. Nous sautâmes par-dessus notre retranchement, nous faisant jour à coups de baïonnettes, bien peinés d’abandonner les blessés qui ne pouvaient pas nous suivre et qui nous imploraient de ne pas les quitter. Ces malheureux eurent tous la tête tranchée quelques instans plus tard. Nous partîmes à la course. Les Turcs qui occupaient les maisons nous criblaient de coups de fusil. Je ne pus bien voir ce qui se passait autour de moi, je courais tant que je pouvais, et l’on me tirait pour ainsi dire au vol. J’arrivai à un poste de la demi-brigade suivi de six grenadiers. Ces six hommes et le fourrier furent les seuls avec moi qui aient survécu. Le reste périt sur place ou en route par le feu des Turcs et peut-être aussi par celui des Français. Le lieutenant Isnard avait été tué.
Le mouvement que nous venions de faire avait découvert nos voltigeurs, mais comme leur poste du santon était isolé, ils s’y étaient barricadés. Il fallut, pour les dégager, recommencer le combat, aller comme les Turcs à la sape, de maison en maison, et les en chasser successivement pour reprendre nos postes de tranchée ; ce qui ne put se faire sans perdre beaucoup de monde. Naturellement, des deux côtés, on ne faisait pas de prisonniers.
Le soir de cette journée (28 juillet 1799) la compagnie de grenadiers du 1er bataillon de la 32e était complètement détruite. Les 3 officiers et 96 sous-officiers, caporaux ou grenadiers étaient hors de combat ; la plus grande partie morts ou estropiés. Sur 104 hommes dont elle se composait le matin, en arrivant sur le champ de bataille, il ne restait debout que le fourrier Désert, moi et six grenadiers.
Le 29, la compagnie de grenadiers fut formée à nouveau.
Le 30 juillet, la demi-brigade fut encore de tranchée.
Il s’agissait de déloger les Turcs du reste du village. Nous mîmes en pratique leur méthode de cheminement à couvert, en perçant les maisons. Arrivé à une rue, je fus sur le point d’être écrasé par une grosse pierre, qu’un Turc que je ne voyais pas sur une terrasse, allait laisser tomber sur ma tête. Le sergent Valette, des voltigeurs, cria pour m’avertir du danger. Je fis un saut en arrière, et, d’un coup de fusil, je fis tomber le Turc avec sa pierre.
Le combat était des plus rudes. Les Turcs se faisaient tuer et ne reculaient pas.
Pour exciter les nouveaux grenadiers, je courais en avant. Au détour d’une maison, un Turc et moi, nous nous rencontrâmes face à face. Il était en mesure de me recevoir, et plaça immédiatement le bout du canon sur ma poitrine. D’un mouvement rapide comme l’éclair, j’eus le bonheur de relever ce fusil de la main gauche, mais, le coup partant au même moment, la balle m’érafla la peau du cou et le feu prit à mon gilet de mousseline et à ma cravate. Nous étions si près, que je ne pouvais faire aucun usage de mes armes. Nous nous saisîmes l’un l’autre au corps. Je serrais le Turc sur moi pour étouffer la flamme de mes vêtemens. Mais je ne tardai pas à m’apercevoir que mon adversaire était plus fort que moi[4]. Il m’enleva plusieurs fois ; me faisant perdre terre des pieds, il cherchait à me terrasser. De mon côté, je le serrais d’autant plus que je ne voulais pas lui laisser la faculté de se servir de ses pistolets ou du poignard qu’il portait à la ceinture. J’étais dans une situation critique, quand j’entendis courir derrière moi. Je ne pouvais détourner la tête, et cependant je craignais que ce ne fût un autre Turc. Cinq secondes me parurent longues, mais je fus rassuré quand j’entendis un caporal de la compagnie, nommé Olière, me crier :
« Tenez-le bien, je vais l’expédier ! »
En effet, il lui mit le canon de son fusil sur le flanc et le tua entre mes bras.
Après un assez long combat de rues, nous parvînmes enfin à renfermer dans le fort d’Aboukir ce qui restait de l’armée turque.
Aussitôt nous ouvrîmes, à huit toises des fossés, une sorte de tranchée. On éleva des batteries qui furent armées avec des pièces de vingt-quatre et des mortiers de douze pouces, arrivant d’Alexandrie. On canonna le fort et la flotte. Un brick fut coulé bas, étant sous voiles, par une bombe tombant sur son pont. Cet incident éloigna les autres navires.
Le 2 août, les Turcs sortirent tout à coup du fort sans avoir parlementé ni capitulé. Ils étaient sans armes et avaient à leur tête le fils du pacha pris à Aboukir. Ils levaient les bras au ciel et nous présentaient leurs têtes, convaincus qu’on allait les leur couper. Ils ressemblaient à des spectres. Jamais troupe n’avait supporté des souffrances plus grandes. Depuis trois jours ils n’avaient ni mangé, ni bu une goutte d’eau. Le fort n’était plus qu’un charnier, un monceau de ruines et de cadavres.
Par le fait, la bataille avait duré cinq jours. Plus de douze mille cadavres flottaient sur cette mer d’Aboukir, qui avait été un an auparavant, jour pour jour (2 août), le linceul de nos marins. Cinq mille autres Turcs avaient péri sous nos coups. Les derniers survivans étaient entre nos mains.
L’armée ennemie avait, chose inouïe, disparu tout entière.
Cette bataille, la plus sanglante de la guerre d’Egypte, du siècle, si l’on tient compte du nombre des combattans, couvrit de gloire l’armée d’Orient et son général en chef.
Kléber, arrivant après la victoire, saisit Bonaparte dans ses bras et lui cria :
« Général, vous êtes grand comme le monde ! »
Le 3 août, nous reprîmes le chemin du Caire, ramenant le pacha, son fils et les officiers turcs qui avaient été faits prisonniers. En deux marches nous arrivâmes à Ramanieh ; nous nous y embarquâmes sur le Nil.
La barque qui portait le général en chef était couverte de queues de pachas, de bannières et de drapeaux turcs. Le coup d’œil de l’armée embarquée tout entière et remontant le Nil était superbe ! Nous arrivâmes au Caire.
Il était temps de vaincre à Aboukir ! Mourad-Bey allait amener à l’armée de débarquement 3,000 mamelucks pour constituer la cavalerie qui lui manquait. L’Egypte entière devait participer à une insurrection formidable, dont le Caire allait donner le signal. On trouva, à la grande mosquée, 5,000 fusils, beaucoup de cartouches, des lances et des bâtons ferrés qui y étaient cachés. Heureusement tout fut promptement découvert, et les coupables furent sévèrement punis. C’était la seconde fois que cette ville du Caire, envers laquelle on avait usé de si grands ménagemens, conspirait contre nous. Elle devait être incorrigible.
Pour le moment, notre victoire avait consterné cette immense population ; elle était effrayée, tout rentra promptement dans l’ordre.
L’armée, n’ayant plus d’ennemis à combattre, fut mise en cantonnemens pour se reposer. La 32e fut envoyée à Menouf, dans le Delta.
L’armée jouissait de sa victoire, mais sans illusions. Elle venait de détruire, à Aboukir, la plus grande partie des forces ottomanes lancées contre elle. Comme au Mont-Thabor, elle avait remporté la victoire cette fois encore, mais demain ? Demain, on devait s’attendre à recommencer, contre d’autres troupes, une lutte dans laquelle nous nous affaiblissions toujours. Nous faisions, chaque fois, des pertes cruelles et irréparables ; nous nous usions rapidement même dans nos triomphes, et tout le monde comprenait que cette expédition imprudente ne pouvait finir que par une catastrophe inévitable. Chacun de nous avait donc fait mentalement le sacrifice de son existence, mais il était bien résolu à la défendre le plus longtemps possible. Peu de jours après notre départ du Caire, le général en chef le quitta à son tour. C’était, disait-on, pour faire une tournée dans la Basse-Egypte. Il vint, en effet, à Menouf, et passa la 32e en revue.
Il dit aux grenadiers : « Quittez ces figures tristes. Avant peu, nous irons boire du vin en France. »
J’avais remarqué, pendant la revue, que le général en chef semblait préoccupé, il parlait bas avec Berthier et laissait paraître une certaine inquiétude ; que les aides-de-camp, au contraire, et parmi eux Eugène de Beauharnais, surtout, et Marmont, avaient l’air tout joyeux. Enfin, Berthier lui annonça l’arrivée d’un bateau, qu’il attendait pour franchir la branche occidentale du Nil ; alors il reprit son calme et nous quitta avec sa suite.
Nous apprîmes, quelques jours après, qu’il s’était rendu à Alexandrie et de là à la rade d’Aboukir ; que le 22 août au soir, il s’était embarqué sur la frégate le Muiron (préparée à Alexandrie), avec les généraux Berthier, Lannes, Murât, Marmont, Andréossi, les savans Monge et Berthollet et un détachement de ses guides. Le Muiron était escorté de la frégate le Carrère, des chebeks la Revanche et l’Indépendant. Le contre-amiral Ganteaume avait reçu, depuis quelque temps déjà, l’ordre de tenir ces bâtimens toujours prêts.
Il fallait traverser la Méditerranée et échapper aux croisières anglaises. Le tenter était bien hardi, mais on ne pouvait douter que l’expédition d’Egypte aurait une issue fatale. Lui aussi devait donc ou passer ou périr ; et, en quittant son armée le lendemain d’Aboukir, il pouvait dire au gouvernement et à la France qu’il l’avait laissée triomphante.
Un ordre du jour nous apprit que le général Bonaparte avait désigné, pour son successeur, le général Kléber.
On sut plus tard qu’à la suite de la bataille d’Aboukir, Bonaparte avait envoyé à la flotte anglaise un parlementaire sous prétexte de proposer un échange de prisonniers, mais, en réalité, pour essayer d’avoir des nouvelles et de connaître ce qui s’était passé en Europe depuis un an. Sydney-Smith, voyant que, tous, nous l’ignorions absolument, remit à l’officier qu’il avait reçu un paquet de journaux. Celui-ci les apporta au général en chef. Bonaparte avait passé une nuit à les lire. Il prit aussitôt le parti de revenir en France, avec les hommes auxquels il destinait des rôles dans la révolution qu’il méditait.
Tous les Français restés en Égypte furent profondément surpris par la nouvelle du départ du général en chef. L’armée n’en fut ni abattue ni découragée. Nous savions tous que, tant que Bonaparte serait en Égypte, aucune négociation ne serait engagée pour nous en tirer[5].
Le choix du général Kléber fut universellement approuvé ; il avait toute la confiance de l’armée.
Le 4 septembre, mon bataillon fut embarqué sur la branche orientale du Nil. Après deux jours d’une navigation agréable, nous arrivâmes au village de Milkamar, sur la rive droite du fleuve, nous y fûmes cantonnés.
Le bruit courait que le grand-vizir commandait, en personne, en Syrie, une nombreuse armée et qu’elle allait se mettre prochainement en marche pour venir nous attaquer en Égypte.
Toutes les troupes disponibles furent rassemblées au Caire. Mon bataillon s’y rendit par eau et y arriva le 5 vendémiaire an VIII (27 septembre 1799). Nous n’y restâmes que huit jours ; nous reçûmes l’ordre de partir pour Katieh. Dans cette marche, nous eûmes à traverser un torrent d’eau salée très rapide ; un chasseur du 22e régiment appartenant à un détachement qui se rendait au fort d’El-Arisch, fut entraîné par le courant et allait périr. J’eus le bonheur de le sauver.
Après six jours d’une marche pénible dans les sables du désert de l’isthme de Suez, nous arrivâmes à Katieh. Nous trouvâmes là une redoute construite en troncs de dattiers. Nous établîmes à proximité, avec des branches de palmiers, un camp de huttes de feuillage. Notre camp se trouvait sur la ligne géographique qui sépare l’Asie de l’Afrique. Pendant le séjour que nous fîmes dans ce mauvais poste, nous fûmes constamment sur le qui-vive ; on s’attendait à chaque instant à voir déboucher du désert l’armée du grand-vizir.
Le 5 novembre, en rentrant d’une reconnaissance, on nous fut un ordre de l’armée, qui nous apprenait que les Turcs, ayant débarqué à Lesbeh, près du bogaz (ou bouche) de Damiette, y avaient été exterminés. Les 2e et 3e bataillons de la 32e, qui se trouvaient à ce sanglant combat, y avaient fait des prodiges de valeur.
La victoire de Damiette arrêta la marche du grand-vizir, obligé de renoncer à la diversion qu’il avait espérée vers Damiette. On jugea notre présence à Katieh désormais inutile et nous reçûmes l’ordre de partir pour aller rejoindre, à Damiette, les deux autres bataillons de la demi-brigade. Nous passâmes à Tineh et à Omla-rège, où nous nous embarquâmes sur le lac Menzaleh. On ne peut se faire une idée du grand nombre de poissons qui se trouvent dans ce lac. A chaque instant, il sautait des dorades dans notre barque. Je vis aussi prendre, dans le lac Menzaleh, des canards sauvages d’une façon singulière. L’hiver approchait, et les canards étaient si nombreux que le lac en semblait couvert.
Un paysan attache sur sa tête une botte de paille, serrée par le haut, cela forme une coiffure conique, comme une sorte de chapeau chinois, qui permet à l’homme de voir un peu à travers les bords. Il prend un sac et s’enfonce dans l’eau jusqu’au cou, auquel il a attaché, avec des ficelles, quelques canards domestiques comme appelans. Les autres viennent sans méfiance nager autour de ceux-ci. Le chasseur, avec le moins possible de mouvemens, les saisit par une patte, les fait plonger et les met dans le sac sans effrayer les autres. Cette facilité de prendre des canards fait qu’à Damiette ils sont très bon marché. On en sale des quantités considérables, que l’on envoie dans toute l’Egypte et que l’on vend à vil prix.
Nous débarquâmes à Damiette, le 14 novembre, nous eûmes quelques hommes atteints de la peste. Il en mourut un certain nombre, entre autres le fourrier de la compagnie, avec lequel, peu de jours auparavant, j’avais partagé ma couverture au bivouac. Dès qu’il fut reconnu atteint de la peste, on me mit en quarantaine de l’autre côté du Nil, dans le Delta. On me logea tout seul dans un santon. Chaque jour, on m’apportait à manger, mais, comme il était rigoureusement défendu de communiquer avec moi, on déposait mes vivres sur le rivage. Le premier jour, j’eus un très violent mal de tête : voilà, me dis-je, les premiers symptômes. Je me tâtais souvent les glandes inguinales, elles devinrent douloureuses. Bon, me dis-je encore, je vais avoir le bubon ; décidément j’ai la peste ! A la nuit, j’entrai dans le santon, pour me mettre à l’abri de la rosée. Je me couchai à terre et je m’endormis profondément jusqu’au jour. Je me réveillai très bien portant ; tous les symptômes qui m’inquiétaient la veille avaient disparu. J’en étais quitte pour la peur.
Le 17 novembre, mon bataillon fut chargé de lever des contributions dans les provinces de Menzaleh et de Mansourah. Cette mission dura un mois, pendant lequel nous fûmes presque constamment embarqués sur le Nil, le lac Menzaleh, ou les canaux.
Nous rentrâmes à Damiette le 15 décembre. A notre arrivée, tout était en mouvement dans l’armée. On annonçait que l’armée du grand-vizir, forte, disait-on, de 80,000 hommes, s’approchait de l’Egypte par le désert et que déjà elle était arrivée devant le fort d’El-Arisch. Or Bonaparte avait coutume de dire que, pour une invasion de l’Egypte, il n’existe que deux portes : Alexandrie, si l’on arrive par la Méditerranée ; El-Arisch, quand on vient de Syrie.
Bientôt le bruit courut qu’une trêve de quarante jours avait été conclue ; que le général Desaix et M. Poussielgue, administrateur de l’armée, avaient été désignés par le général en chef Kléber pour aller traiter, avec les Anglais et les Turcs, de l’évacuation de l’Egypte. En effet, ces messieurs vinrent s’embarquer à Damiette, le 22 décembre 1799, sur le vaisseau anglais le Tigre, monté par le commodore sir Sydney-Smith ; ils se rendirent ensuite, par Jaffa, au camp du grand-vizir.
Avant que l’on eût reçu de leurs nouvelles, il se produisit un cruel incident qui faillit rompre toutes les négociations.
Les Turcs, campés devant le fort d’El-Arisch, ignorant ou feignant d’ignorer qu’une trêve avait été conclue, sommèrent ce fort de se rendre. Il était commandé par un bon officier, le colonel du génie Cazals. Il refusa toute capitulation, et le siège commença.
Mais l’on avait parlé à la garnison de la trêve, de l’évacuation prochaine de l’Egypte ; on en concluait l’inutilité de la défense. Il se forma dans la garnison deux partis : les braves, qui voulaient, avec le commandant, défendre le poste, et les mécontens, qui demandaient la capitulation. Ceux-ci eurent l’infamie d’ouvrir une poterne aux Turcs. Une fois dans la place, les Turcs se mirent à couper la tête à tous les Français, sans distinction. Les traîtres rentrèrent dans le devoir et reprirent les armes ; tous se réunirent contre les Turcs et en tuèrent un grand nombre ; mais il était trop tard, et, quand il jugea la situation désespérée, un brave homme, garde d’artillerie, nommé Triaire, s’enferma dans le magasin à poudre et y mit le feu. Le fort sauta avec tous ceux qu’il contenait, Français ou Turcs.
Cet acte de désespoir eut lieu vers le 30 décembre ; mais nous ne l’apprîmes que plus tard. Malgré cette infraction à la trêve convenue, dont les Anglais et les Turcs s’excusèrent de leur mieux auprès du général Kléber, cette trêve fut prolongée, et, le 9 février, le traité d’El-Arisch fut lu à la parade.
Par ce traité, l’armée devait être transportée en France, avec armes et bagages, aux dépens des Anglais et des Turcs. Elle devait remettre immédiatement à l’armée du grand-vizir les places situées sur la rive orientale du Nil. L’Egypte entière devait être évacuée le plus promptement possible. A cet effet, les Anglais et les Turcs s’engageaient à réunir promptement, à Alexandrie et à Aboukir, les navires nécessaires pour transporter l’armée en France.
En conséquence, et pour l’exécution de ce traité, qui portait la date du 28 janvier 1800, nous évacuâmes, le 10 février, les places de Lesbeh et de Damiette. La 32e demi-brigade fut cantonnée à Menouf, dans le delta.
Le 8 mars, nous reçûmes l’ordre de nous rendre immédiatement au Caire ; le traité d’El-Arisch ne pouvait recevoir son exécution. L’amiral Keith, commandant la flotte anglaise de la Méditerranée, avait fait prévenir le général Kléber que son gouvernement ne voulait pas reconnaître la convention d’El-Arisch et qu’il exigeait que l’armée tout entière fût déclarée prisonnière, que ceux qui la composaient ne seraient embarqués qu’après échange, etc.
L’objection des Anglais était fondée sur ce que, quoique Sydney-Smith eût présidé aux négociations, il n’avait pas signé la convention, qui ne relatait comme contractans que les représentans de la Porte et de l’armée française. Ainsi, ou Sydney-Smith avait outrepassé ses pouvoirs, ou il était désavoué par son gouvernement. Il en fut très confus et se hâta d’exprimer ses vifs regrets à Kléber.
En tout cas, nous étions les victimes de cette mauvaise foi, car les places de Katieh, Salayeh, Belbeïs, Damiette et le fort de Lesbeh étaient déjà entre les mains des Turcs. On se préparait à leur remettre la citadelle du Caire ; heureusement, elle ne leur avait pas encore été livrée.
Aussitôt, ordre avait été donné aux troupes, qui étaient en route pour Alexandrie avec les parcs, les administrations et les bagages, de revenir au Caire et de réarmer la citadelle ; on s’en occupait à notre arrivée. La division Desaix avait remis la Haute-Egypte aux Turcs et se repliait aussi vers le Caire. Son chef, après avoir négocié la convention, profitait, ainsi que le général Davout, pour revenir en France, de passeports qu’ils avaient obtenus des Anglais.
Nous étions en danger certainement ; mais, quelques jours plus tard, nous eussions été déshonorés ou perdus.
Le 19 mars, le général Kléber annonça, dans un ordre à l’armée, la perfidie des Anglais. Il transcrivait, dans cet ordre, la lettre de lord Keith et terminait ainsi :
« Soldats, on ne répond à de pareilles insolences que par des victoires. Préparez-vous à combattre. »
L’armée turque s’était avancée jusqu’au village de El-Matarieh, aux environs du Caire. Son avant-garde était à Birket-el-Hadj, ou lac des Pèlerins.
Le général Kléber n’avait pu réunir que 10,000 hommes pour combattre ces 80,000 musulmans.
Il signifia au vizir qu’il eût à se retirer. Celui-ci répondit que, les Français ayant signé la convention d’El-Arisch, elle devait être exécutée ; que, par conséquent, non-seulement il ne se retirerait pas, mais qu’il réclamait l’Égypte.
Le 20 mars, les deux armées étaient en présence. Kléber parcourut les rangs. Il dit aux soldats : « Mes amis, vous ne possédez plus en Égypte que le terrain qui est sous vos pieds ; si vous reculez d’une semelle, vous êtes perdus ! »
Sa présence et ses paroles furent accueillis avec enthousiasme.
Dans cette plaine immense, l’armée française, par son petit nombre et son ordre de bataille, semblait un point, surtout en la comparant à celle des Turcs. Nous marchâmes à l’ennemi, et le combat s’engagea avec l’avant-garde des Osmanlis.
Le général en chef fit former trois carrés de l’infanterie et deux colonnes de la cavalerie. Le général Reynier enleva aux Turcs le village d’El-Matarieh ; Kléber, avec les carrés de droite de la division Friant, se dirigea vers Héliopolis. Toutes les attaques de l’armée ennemie furent repoussées ; puis, prenant l’offensive à notre tour, nous l’enfonçâmes partout où nous pûmes l’atteindre. Elle se dispersa dans la direction de Belbeïs. 80,000 Turcs fuyaient devant une poignée de Français. On poursuivit l’ennemi jusqu’à El-Kantah.
Pendant le combat, les mamelucks d’Ibrahim-Bey, beaucoup de cavaliers et 6,000 hommes d’infanterie avaient tourné notre gauche et avaient pu ainsi pénétrer dans la ville du Caire.
La populace, à leur vue, se porta aux plus grands excès contre les malheureux négocians européens ou coptes, et contre les militaires isolés.
Nos postes autour de la ville furent attaqués. Les compagnies de grenadiers de la 32e occupaient les hauteurs autour du Caire, elles furent assaillies par la populace de cette ville et celle de Boulaq. Nous soutînmes un combat opiniâtre jusqu’à la nuit.
Kléber en entendant, pendant la bataille même, le canon du Caire, se douta bien de ce qui s’y passait, et ne fut pas sans inquiétudes, car il n’y avait pas laissé plus de 2,000 hommes.
Dès que la victoire d’Héliopolis lui parut décidée, il renvoya au Caire deux bataillons. Ce renfort arriva vers la fin du jour.
En outre, le général Kléber fît partir du champ de bataille, à minuit, le général Lagrange avec quatre bataillons pour venir à notre secours. Le reste de l’armée, après avoir poursuivi les débris de l’armée turque jusqu’à Salayeh, revint aussi au Caire, ramenant quinze pièces de canon et beaucoup de prisonniers enlevés à l’ennemi.
Toute l’armée commença aussitôt l’investissement de la ville révoltée. La citadelle et les forts dirigèrent sur elle tous les feux qu’ils pouvaient donner.
J’eus le chagrin de perdre, à la bataille d’Héliopolis, mon second frère. Il était mon aîné et avait voulu, contrairement à mes conseils, faire partie de l’expédition d’Egypte. Depuis notre départ de Toulon, notre mère n’avait reçu de nous aucunes nouvelles et croyait ne nous revoir jamais. J’étais désormais le seul survivant des trois frères.
Cependant le Caire se défendait ; jamais ville ouverte ne fit une résistance plus grande. Les 6,000 Turcs qui avaient pénétré dans la ville pendant la bataille d’Héliopolis s’étaient retranchés sur la place de l’Esbekieh. Nous élevâmes, sur la même place, une autre ligne de retranchemens parallèle à celle des Turcs. Cette place devint, chaque jour, le théâtre de combats acharnés. Nous n’avancions pas, et nous perdions, dans cette guerre de chicanes, beaucoup de bons soldats.
Voulant ménager le Caire, et cependant frapper les esprits, on résolut de faire un exemple sur la petite ville de Boulaq. En conséquence, on donna l’ordre de former un gros détachement, dont nous fîmes partie, avec la division Friant.
Boulaq est une petite ville, située sur le bord du Nil, à une petite lieue du Caire, dont elle est pour ainsi dire un faubourg. Boulaq avait été le foyer de toutes les insurrections.
Nous fîmes l’investissement de la place, qui était entourée de mauvais murs, pendant que l’on faisait pleuvoir sur la ville une grêle de bombes et d’obus. Après ce bombardement, on fit sommer Boulaq, mais les habitans s’obstinèrent à se défendre. La ville fut enlevée d’assaut. Il fallut s’emparer des maisons, une à une, et pour effrayer le Caire, le pillage fut accordé aux soldats, qui, après y avoir commis mille horreurs, mirent le feu à cette malheureuse ville.
J’étais déjà familiarisé avec ces scènes de cruauté, mais non avec les excès que je vis commettre à Boulaq. C’était abominable !
Les soldats usèrent et abusèrent de ce prétendu droit de la guerre qui livre à leur merci de pauvres habitans dans une ville prise d’assaut. Boulaq était une des villes les plus riches de l’Egypte ; nos soldats y firent un butin immense qu’ils amoncelèrent au camp devant le Caire.
Aussitôt après cette opération, on forma un détachement composé des grenadiers de la 32e, du régiment des dromadaires et du 14e dragons. On nous donna l’ordre de nous rendre à Suez, que les Anglais occupaient. Nous partîmes, le 18 avril au soir, de la ferme d’Ibrahim-Bey, nous fûmes coucher au fort Sulkowsky. Nous le quittâmes le lendemain matin, pour entrer dans le désert qui forme l’isthme de Suez.
Nous marchions la nuit pour éviter la chaleur du jour, qui était déjà très forte. Nous ne nous attendions en aucune façon à rencontrer l’ennemi ; nous étions harassés de fatigue et marchions sans ordre. Deux pièces de canon de huit étaient dans leurs encastre-mens de route et encombrées de sacs, de couvertures, etc.
Vers minuit, nous donnâmes tout à coup dans un corps de cavalerie ennemie. Notre surprise fut extrême, nous crûmes être tombés dans une embuscade. Cependant nous nous remîmes promptement. Le feu s’engagea. Il dura environ une demi-heure. Les cavaliers que nous venions de heurter pendant la nuit, étaient des mamelucks. Ils avaient été aussi surpris que nous. Ils se sauvèrent vers Suez où ils donnèrent l’alarme. Ils laissaient dix morts sur le terrain.
Nous continuâmes notre route avec plus de circonspection et d’ordre.
Nous arrivâmes à Bird-Suez (puits de Suez), c’est une citerne d’eau saumâtre ; il faut avoir traversé le désert pour trouver cette eau potable ; nous y fîmes halte. Nous y laissâmes l’ambulance, les blessés et nos chameaux. Nous apercevions l’escadre anglaise composée d’un vaisseau, le Léopard, de deux frégates et de deux bricks, qui mouillait sur rade. Bientôt nous vîmes des chaloupes occupées à rembarquer des troupes. C’était un détachement de 600 hommes d’infanterie anglaise, commandé par le colonel Murray.
Cet officier ne laissait, pour la défense de la ville, que 1,500 cipayes, outre les équipages de la flotte de la Mecque (par Djeddah), composée de 80 voiles, qui arrivait et mouillait dans le port.
Nous nous formâmes en colonne et marchâmes contre la ville. Elle était entourée d’un mur crénelé portant quelques pièces de canon.
Nous essuyâmes le feu de l’artillerie de la place. Nos deux pièces de 8, pointées par un capitaine du 4e d’artillerie, démontèrent deux des canons des remparts, et nous pûmes ensuite arriver plus facilement au pied du mur. Il n’était pas très élevé. Nous ne perdîmes pas notre temps à répondre à la fusillade des ennemis. Les grenadiers montèrent les uns sur les autres. Les murs furent escaladés et la ville prise d’assaut. Toutes les maisons et les magasins furent pillés. Nous prîmes quatorze bâtimens chargés de marchandises précieuses provenant de l’Inde et de la Chine. Les autres s’échappèrent à la faveur de la marée qui descendait, et de l’appui de l’escadre anglaise qui tira continuellement sur nous, sans nous incommoder beaucoup. Nous trouvâmes à Suez des magasins immenses remplis de marchandises destinées à l’Europe et à l’Asie, mais comme nous ne disposions d’aucun moyen de transport, tout cela nous devenait inutile. Nous aurions donné volontiers toutes ces richesses pour de l’eau douce dont nous manquions.
Le lendemain, les dragons et les dromadaires retournèrent en Égypte, emportant de quoi nous indemniser de cette expédition. Nous restâmes à Suez pour y tenir garnison. Les Anglais nous jetèrent des bombes, mais elles ne nous firent aucun mal.
Nous vîmes, avec surprise, une escadre anglaise dans la Mer-Rouge ; les livres de géographie du temps affirmaient que cette mer, manquant de profondeur et partout hérissée d’écueils, était inaccessible aux grands navires.
Il y avait quinze jours que nous étions à Suez quand une caravane arriva du Caire. Elle nous apprit que l’insurrection avait fini par être comprimée, non sans peines. Que le général Kléber n’avait pas voulu abuser de sa victoire, qu’il avait accordé à Ibrahim-Bey, à Nassif-Pacha et aux survivans des révoltés une capitulation. Ils avaient eu la vie sauve et avaient pu rejoindre, en Syrie, les débris de l’armée du grand-vizir. La révolte avait duré du 20 mars au 15 avril. La ville du Caire avait été condamnée à payer une contribution extraordinaire de 10 millions de francs. Nous apprîmes encore que toutes les villes du delta étaient rentrées dans une complète soumission ; que Mourad-Bey était devenu notre allié, et qu’il avait chassé les Turcs de la Haute-Égypte ; qu’enfin, l’armée avait repris toutes les positions qu’elle occupait avant la convention d’El-Arisch.
Peu de temps après il nous fut expédié du Caire une autre caravane avec des vivres, des munitions et des canons, pour armer la place de Suez. Cette caravane fut surprise dans le désert par une tempête de sable appelée, en arabe, simoun ou kamsin. Les outres, qui contenaient l’eau, furent desséchées, tous les chevaux ou chameaux périrent, cinq hommes seulement purent arriver à Suez dans un état déplorable, tous les autres étaient morts.
La mise en état de défense de Suez était l’application d’une mesure générale. Le général Kléber l’avait prise et faisait travailler aux forts de Lesbeh, de Damiette, de Burlos, de Rosette. On achevait les forts commencés autour du Caire, et l’on fortifiait avec soin la place d’Alexandrie. Le nouveau général en chef s’était montré bon général, politique habile, administrateur prévoyant, et nous venions de faire, en réalité, pour la seconde fois, la conquête de l’Égypte. Mais nous avions perdu dans ces insurrections, dans les combats de rues et les batailles, d’excellens soldats qu’il était impossible de remplacer comme qualité. Sous le rapport du nombre, Kléber avait fait entrer dans nos rangs des Syriens, des Coptes, et même des nègres. Tous les tambours de la 32e étaient de cette race. On les avait habillés de drap noir et tout galonnés d’argent. Le général en chef avait aussi créé une légion copte, dont tous les officiers et les sous-officiers étaient Français. Les caravanes de Syrie, d’Arabie, du Darfour, avaient commencé de reparaître au Caire. Tout semblait renaître quand un malheur terrible, irréparable, vint frapper l’armée.
Nous apprîmes, le 17 juin, la fatale nouvelle de l’assassinat du général Kléber par un musulman fanatique. Le général se promenait, dans la jardin de la maison du quartier-général, au Caire, avec M. Protain, architecte de l’armée. Il lui montrait les travaux de réparutions qu’il y avait à exécuter pour faire disparaître les traces de projectiles qu’avait laissées la dernière insurrection, quand un Turc, qui s’était caché dans une citerne abandonnée, se jeta sur le général et lui plongea deux fois un poignard dans la poitrine. M. Protain, qui cherchait à défendre le général avec une petite canne qu’il portait à la main, reçut également un coup de poignard ; il en guérit ; mais le général en chef était mort presque aussitôt.
L’armée fut consternée de ce malheur si imprévu. Le général Kléber s’était montré, sous les ordres de Bonaparte, assez frondeur, peut-être un peu indiscipliné en paroles, cependant c’était lui que Bonaparte avait choisi comme le plus digne. Il avait encore grandi avec le danger. Kléber avait véritablement sauvé l’armée à Héliopolis, et depuis il avait complètement rétabli notre situation en Égypte.
Le général Menou allait, comme le plus ancien des généraux de division, remplacer le général Kléber. L’armée faisait entre eux une grande différence. Kléber avait eu les sympathies de tout le monde, et était accompagné, dans la tombe, par des regrets universels. Menou était peu connu, et cependant peu estimé. On le tournait en ridicule ; il se faisait appeler Abdallah et laissait croire qu’il s’était fait musulman. Il en avait adopté les mœurs et s’était donné un sérail qu’il quittait le moins possible. L’armée aurait bien préféré le général Reynier, ami intime de Kléber, initié à ses projets. Dès ses débuts dans le commandement en chef, le général Menou déplut à l’armée et s’aliéna les généraux par des ordres du jour maladroits dirigés contre de prétendues concussions. Il était facile de reconnaître en lui un de ces hommes qui, après avoir fait partie des assemblées politiques, voient partout des conspirateurs, pratiquent l’espionnage et encouragent les dénonciations. Elles devinrent fréquentes avec le général Menou, et elles étaient inconnues avant son commandement.
Le 1er juillet, les grenadiers de la 88e vinrent nous relever à Suez. Nous partîmes pour le Caire avec une caravane de 400 chameaux, que nous chargeâmes de café pour le compte de l’armée. Nous arrivâmes au Caire le 5 juillet.
Le 8 juillet 1800, je fus nommé sous-lieutenant à la 32e, et détaché, comme quartier-maître trésorier, à la légion copte, nouvellement formée. J’entrai en fonctions le 10 juillet.
Une frégate, arrivée de France, nous apporta la nouvelle que le premier consul Bonaparte avait remporté, en Italie, la victoire de Marengo. Le général Desaix, que nous avions regretté en Égypte, y avait été tué le même jour, et presque à la même heure où le général Kléber tombait, au Caire, sous le poignard d’un assassin.
La nouvelle de cette victoire produisit dans l’armée une heureuse impression. On espéra que le premier consul, devenu tout-puissant en France, et victorieux en Italie, n’abandonnerait pas l’armée d’Égypte. En effet, nous commençâmes à recevoir, de temps en temps, des nouvelles par des bâtimens français qui échappaient aux croisières anglaises. Notre situation s’était bien améliorée. Les officiers et la troupe vivaient bien. On avait construit, au Caire, un théâtre sur lequel on jouait la comédie. La solde, grâce aux contributions et aux navires turcs saisis à Alexandrie, était au courant. L’armée était bien administrée. Elle venait d’être, tout entière, habillée de neuf, en drap ; c’est au général Kléber qu’elle devait cette amélioration. Celui-ci avait, après la victoire d’Héliopolis, imposé aux révoltés du Caire une contribution que l’on pouvait acquitter, à volonté, soit en argent, soit en draps. L’argent avait permis de mettre la solde au courant, et les draps d’habiller l’armée, que Bonaparte avait laissée vêtue de toile de coton bleue.
Après la première révolte du Caire, Bonaparte eût pu faire ce que Kléber exécuta plus tard, mais il paraît que la plus grande partie des draps qui se trouvaient chez les marchands du Caire était rouge, et Bonaparte n’avait pas voulu, disait-on, habiller les soldats de cette couleur parce que cela les eût fait ressembler à des Anglais.
Bonaparte avait, en partant, laissé vides toutes les caisses de l’armée. Mais au moment de la rupture de la convention d’El-Arisch, soixante navires turcs étaient déjà arrivés dans le port d’Alexandrie, pour recevoir l’armée française qu’ils devaient transporter en France. Les Turcs s’étant rendus coupables de la reprise des hostilités, la saisie de ces navires avait été considérée comme légitime. Beaucoup étaient arrivés chargés de denrées et de marchandises diverses, qui furent vendues au profit de la caisse de l’armée. Les contributions du Caire étant venues s’y ajouter, nos finances étaient prospères.
L’armée était certainement affaiblie par les grandes pertes qu’elle avait subies, mais jamais elle n’avait été plus belle. L’éloignement des ennemis nous permettait de nous occuper de notre instruction militaire.
La légion copte se formait au Caire, je prenais une grande part à son organisation, je devais résider au Caire.
Vers la fin de pluviôse an IX (février 1801), deux frégates, la Justice et l’Égyptienne, sorties de Toulon avec des munitions et 400 hommes de troupes, étaient entrées dans Alexandrie et avaient apporté la nouvelle que les Anglais, joints aux Turcs, préparaient, contre l’armée d’Orient, une expédition maritime formidable, qui devait être secondée par l’armée du grand-vizir, arrivant par le désert.
Le 2 mars 1801, la frégate la Régénérée arriva, à son tour, à Alexandrie. Elle était partie de Rochefort, avec une autre frégate, l’Africaine, dont on n’avait pas de nouvelles. Cette frégate annonçait que la paix était rétablie sur le continent, et qu’un traité avait été signé à Lunéville avec l’empereur d’Allemagne, le 9 février 1801 ; mais l’Angleterre n’en semblait que plus pressée de nous chasser de l’Égypte. Elle avait réuni, à Macri, 18,000 hommes, les uns Anglais, les autres Hessois, Suisses, Maltais, Napolitains, commandés par des officiers anglais.
À ces 18,000 Européens devaient se joindre 6,000 Albanais embarqués sur la flotte turque. La flotte anglaise était commandée par lord Keith, les troupes de débarquement, par le général sir Ralph Abercromby ; 6,000 cipayes, venant de l’Inde, devaient, disait-on, débarquer à Suez. On pensait que le grand-vizir pourrait se présenter devant Salayeh, avec environ 30,000 hommes. C’étaient donc 60,000 hommes, dont la moitié de bonnes troupes, qui allaient nous attaquer en Égypte, de trois côtés. Nous ne pouvions leur opposer plus de 15,000 combattans dont une partie n’étaient pas Français.
Le 1er mars, une armée navale considérable parut devant Alexandrie et fut mouiller sur la rade d’Aboukir. Elle était composée de 135 bâtimens de guerre ou de transport, anglais ou turcs. Cette flotte avait amené un très grand nombre de chaloupes, pour pouvoir jeter beaucoup de monde à terre, à la fois, et opérer un débarquement de vive force.
À cette nouvelle, les troupes lurent mises en mouvement. Une partie marcha vers la côte et l’autre vers Salayeh.
Le quartier-général resta au Caire jusqu’à ce que des nouvelles positives permissent de mieux connaître les projets de l’ennemi.
Préalablement, tous les forts reçurent des garnisons, des munitions et des vivres. La nouvelle de l’apparition de la flotte était parvenue au Caire le 3 mars. Gênés par une mer très houleuse, les Anglais ne purent opérer leur débarquement que le 8 au matin. Le général Menou avait donc été favorisé par la fortune, car elle lui avait ménagé le temps de réunir ses forces. Bonaparte et Kléber lui avaient laissé de bons exemples à suivre, en lui montrant qu’il faut, en pareil cas, agir avec la plus grande résolution. Le débarquement devait avoir lieu, cette fois encore, à la presqu’île d’Aboukir.
Le général Friant, qui commandait à Alexandrie, et qui avait, le premier, donné l’alarme, ne disposait pas de plus de 1,500 hommes et ne put s’opposer au débarquement de l’avant-garde. 6,000 hommes, protégés par le feu de l’artillerie des vaisseaux, prirent terre presque en même temps. Le débarquement des hommes et du matériel continua les 9, 10 et 11 mars. Le 10 seulement, le général Friant reçut le secours de la division Lanusse, forte d’environ 2,000 hommes ; mais, à ce moment, l’ennemi disposait de 20,000 hommes.
Le général Menou ne quitta le Caire que quand il apprit que les généraux Friant et Lanusse avaient attaqué les Anglais, après leur débarquement, et qu’ils avaient été repoussés.
La plupart des militaires blâmaient hautement le général Menou de son indécision et de ses lenteurs. Il savait que, le 27 février, on avait saisi, dans la rade d’Aboukir, un canot portant des officiers anglais préparant le débarquement ; leurs papiers ne laissaient aucun doute sur le lieu choisi et l’époque prochaine de cette opération. J’étais au Caire et je fus témoin du peu d’empressement du général Menou à mettre l’armée en mouvement vers la côte, même après qu’il eut appris l’arrivée des Anglais. Pendant plusieurs jours, il ne s’occupa que de mettre ses papiers en liasses et de les classer lui-même. Ce fut par sa faute que les généraux Friant et Lanusse furent battus, après n’avoir pu profiter du moment favorable pour attaquer les Anglais. Le général Menou prouva à ses ennemis, qui l’avaient maintes fois accusé d’incapacité, qu’ils l’avaient bien jugé. Enfin, le général partit et l’armée fut réunie au village de Birket. La légion copte, à laquelle j’appartenais, formait, avec d’autres troupes, la garnison du Caire. L’armée livra bataille aux Anglais entre Aboukir et Alexandrie, à Canope, le 21 mars 1801. Elle attaqua, avant le jour, les retranchemens que les Anglais avaient eu le temps d’élever ; son effectif ne dépassait pas 9,000 hommes et elle avait devant elle 20,000 ennemis.
Nous enfonçâmes la première ligne de l’armée anglaise. La brigade du général Rampon, composée de la 32e et du régiment des dromadaires, pénétra jusqu’à la deuxième ligne, mais par une sorte de fatalité, ou par une cause qui n’a jamais été bien connue, et que l’on supposa alors être la jalousie et la rivalité des généraux, la seconde ligne française resta dans l’inaction et laissa écraser la première. On ne comprend pas comment, sur un champ de bataille aussi peu étendu que la presqu’île d’Aboukir, le général Menou ne s’aperçut pas que la division du général Reynier n’agissait pas, ou que, si elle n’exécutait pas ses ordres, il n’ait pas été, en personne, la mettre en mouvement.
Après avoir eu près de 1,400 hommes mis hors de combat, l’armée se retira sans être poursuivie ; une partie s’enferma dans Alexandrie, l’autre se retira vers le Caire. La perte éprouvée par les Anglais, depuis le débarquement, était presque égale à la nôtre, mais elle était déjà compensée par les renforts qu’ils recevaient.
On savait bien que depuis la mort de Kléber la discorde régnait parmi nos généraux. Plusieurs et particulièrement le général Damas, ancien chef d’état-major, et le général Reynier déblatéraient sans cesse contre le général Menou. Celui-ci avait enlevé au général Damas ses fonctions de chef d’état-major pour les confier au général Lagrange. Après la bataille de Canope, le général Menou mit en accusation ces deux généraux, les fit arrêter sous prétexte de refus d’obéissance, et les envoya en France par un navire neutre. Nous fûmes très étonnés d’apprendre plus tard qu’à son arrivée le général Reynier avait reçu, par ordre du premier consul Bonaparte, un commandement de son grade. Les généraux Lanusse et Roize avaient été tués, les généraux Destaing, Silly, Baudot, grièvement blessés. Les Anglais paraissaient disposés à agir avec prudence et à nous montrer une extrême circonspection. Ils connaissaient la valeur de nos soldats et voulaient ménager les leurs, en attendant l’arrivée de leurs cipayes et des Turcs leurs alliés.
Peu de jours après la perte de la bataille de Canope, la peste se manifesta en Égypte et envahit promptement le Caire, où elle fit des ravages épouvantables. Les corps qui s’y trouvaient perdirent plus de monde que ceux qui avaient combattu. La population civile perdit 80,000 personnes en quarante jours. Il y eut aussi quelques pestiférés à Alexandrie et à Damiette, mais en petit nombre.
Les Anglais et les Turcs, appuyés d’un grand nombre de chaloupes canonnières, enlevèrent Rosette et pénétrèrent ainsi dans la branche occidentale du Nil. Le général Morand, qui n’était pas arrivé à temps pour défendre Rosette, avait pris position à Fouah. Le général Menou le fit soutenir par son chef d’état-major, le général Lagrange. Ils disposaient ensemble de cinq régimens d’infanterie et de quelques escadrons. Le 8 mai, le général Lagrange se replia sur Ramanieh. L’ennemi avait remonté le Nil avec sa flottille et avait canonné à revers toute la journée le camp de Fouah. Le général Lagrange, qui ne pouvait opposer que 4,000 hommes à 12,000, avait détruit ses vivres et ses munitions, en coulant les barques qui les portaient, et avait effectué sa retraite sur Ramanieh. Il avait vainement attendu le général Menou, qui lui avait promis de venir le rejoindre avec des renforts et qui ne parut pas. La flottille ennemie ayant suivi le général Lagrange, celui-ci évacua encore Ramanieh et se dirigea vers le Caire. Il y arriva le 14 mai avec ses troupes, au moment où on croyait fermement qu’il livrait bataille aux Anglais à Ramanieh.
Cette retraite imprévue décidait du sort de l’Egypte.
Le général Menou s’était renfermé dans Alexandrie, qu’il voulait, disait-il, défendre à outrance. La place étant investie, l’armée n’avait plus de communications avec son général en chef. Le général Belliard, le plus ancien divisionnaire après lui, prit le commandement le 16 mai. Les troupes réunies autour du Caire présentaient environ 7,000 combattans.
Le général Belliard, avec 6,000 hommes, se porta au-devant de l’armée turque du grand-vizir qui s’avançait par le désert. Il rencontra l’ennemi à six lieues du Caire. On se canonna. Notre cavalerie enleva deux pièces de canon, servies par des artilleurs anglais. Il fut impossible d’engager une affaire générale. Les Turcs, prévenus par les Anglais, s’appliquaient à l’éviter. Mais pendant que les Français manœuvraient pour engager la bataille, le général Belliard s’aperçut qu’un corps nombreux le débordait et cherchait à gagner le Caire. Ne voulant pas voir se renouveler, dans la situation critique où il se trouvait, l’incident d’Héliopolis, le général Belliard ramena ses troupes au Caire. On y construisit un camp retranché dont les lignes s’étendaient depuis la prise d’eau de l’aqueduc jusqu’au quartier copte sur la place de l’Esbekieh, embrassant Gizeh et Boulaq.
Je reçus l’ordre de monter à la citadelle avec ma caisse, et de me pourvoir de trois mois de vivres.
Le 9 juin, les Anglais campèrent sur la rive gauche du Nil, à trois lieues au-dessous du Caire. Ils établirent sur le fleuve un pont de bateaux que l’on apercevait très bien de la citadelle. Le 14, l’armée turque vint camper sur la rive droite du Nil, en face des troupes anglaises. Les ennemis n’attaquèrent pas nos lignes, mais comme ils étaient très nombreux, ils nous investirent. Nous fûmes bientôt bloqués au Caire, comme le reste de l’armée l’était à Alexandrie.
Le 19 juin, on convint d’une suspension d’armes. Le 22, on entra en pourparlers avec les Anglais et les Turcs.
Le 28 juin, nous apprîmes qu’une convention pour l’évacuation de l’Égypte avait été signée. Elle reproduisait à peu près les mêmes conditions que la convention antérieure d’El-Arisch.
Le mot de capitulation n’était pas prononcé. On stipulait que l’armée française évacuerait l’Égypte et se retirerait en conservant ses drapeaux, ses armes, ses chevaux et tous ses bagages. Qu’elle serait transportée dans les ports français sur des vaisseaux anglais ou turcs aux frais des ennemis. Que les Égyptiens qui voudraient la suivre pourraient se joindre à elle. L’embarquement devait être effectué dans un délai maximum de cinquante jours.
C’était la convention préparée par Sydney-Smith, que, l’année précédente, le gouvernement anglais avait refusé de ratifier ; il s’était ravisé !
Le lendemain de l’échange des ratifications de cet acte, la porte de Gizeh fut remise aux Anglais et le fort Sulkowsky aux Turcs.
Le 9 juillet, la ville du Caire, la citadelle et tous les forts furent évacués. L’armée passa le Nil et campa à Gizeh.
Je fus désigné, en qualité de commissaire, pour préparer, de concert avec ceux des ennemis, l’embarquement de l’armée.
Je descendis le Nil sur une barque et arrivai au quartier-général du capitan-pacha, à Rosette, où je restai vingt jours, parce que les troupes, venant du Caire, marchaient à petites journées.
La veille de notre départ de Rosette, Malem-Jacob, général copte, commandant les troupes auxiliaires de l’armée, qui avait été, pendant la domination des mamelucks, intendant général de l’Égypte, fut invité par le capitan-pacha à se rendre à son bord. Il me demanda si je voulais l’accompagner, parce qu’il ne comprenait ni le français ni le turc, mais seulement l’arabe ; il me priait de lui servir d’interprète. J’acceptai. Nous nous rendîmes à l’invitation du pacha, à bord du vaisseau-amiral turc. Les offres les plus brillantes furent faites à Malem-Jacob, pour qu’il consentît à rester en Égypte et à l’administrer au nom du grand-seigneur. Il refusa, quoiqu’on le pressât beaucoup. Il répondit qu’il avait lié sa destinée à celle de l’armée française, qu’il était déterminé à la suivre et à partager son sort.
L’on nous servit du café. Le général en prit une tasse, moi je refusai, préférant fumer une pipe de latakieh, et, laissant Malem-Jacob avec les officiers turcs, je fus visiter le vaisseau-amiral, puis nous partîmes. Le lendemain, de grand matin, nous prenions la mer. Nous étions encore en vue de Rosette, quand Malem-Jacob fut pris subitement de violentes coliques ; deux heures après, il était mort.
On pensa généralement qu’il avait été empoisonné, par ordre du capitan-pacha, dans la tasse de café qu’il avait prise à son bord. Était-ce de ce même café qui m’avait été offert ? Je ne le pense pas. Il est probable que l’on avait mis quelque poison violent dans la tasse du général (ce qui se voit souvent en Orient) et que l’on n’en aurait pas mis dans la mienne. En tout cas, je fus bien aise de m’être abstenu.
Nous arrivâmes, le jour même, sur la rade d’Aboukir, où je m’embarquai sur la frégate anglaise la Pallas. Elle mit trente-sept jours à nous amener à Marseille. Après avoir fait quarantaine, nous y débarquâmes le 15 septembre 1801.
L’expédition d’Égypte avait duré, pour nous, trois ans trois mois et neuf jours.
Ainsi se termina l’expédition d’Égypte, et elle ne pouvait avoir d’autre issue. Heureux ceux qui, en petit nombre, en revinrent, après avoir conservé intact l’honneur des armes. Sur les 36,000 hommes qui avaient été envoyés en Égypte, le quart à peine était encore valide. Indépendamment des pertes faites dans les combats, le climat et la peste nous avaient fortement éprouvés. La peste, surtout, avait fait, parmi nous, de nombreuses victimes et elle aurait pu anéantir notre armée en une seule campagne.
On ne comprend pas les illusions des hommes qui nous envoyèrent en Égypte et qui, connaissant la supériorité de la marine anglaise, devaient bien prévoir que nous y serions bloqués dès le début. Comment avaient-ils pu penser qu’une armée de 36,000 hommes, réduite à 32,000, après l’occupation de Malte, ne se recrutant pas, ne pouvant recevoir aucun secours de matériel ou d’argent, pourrait résister longtemps aux forces de l’empire turc, unies à celles des Anglais et à l’hostilité de la population entière de l’Égypte ?
Sa bravoure et son dévoûment avaient soutenu, un certain temps, cette armée contre tant d’ennemis, mais après trois années de luttes, de victoires et de réelles souffrances, elle était épuisée et ne pouvait plus échapper à sa destinée.
Colonel VIGO ROUSSILLON.
L’expédition d’Égypte a exercé une influence considérable sur les événemens politiques et militaires du XIXe siècle. Quoiqu’elle ait été un échec assez habilement déguisé, elle prêtait au merveilleux, et l’on s’en est servi, comme du roman d’Arcole, pour écrire les premières pages de la légende napoléonienne.
Ainsi, l’on a beaucoup et longtemps répété cette phrase : « Songez que, du haut de ces monumens, quarante siècles vous contemplent ! »
Après son retour, le général Bonaparte portait un sabre turc et se montrait, en public, suivi de mamelucks dans leur costume national. Des mamelucks faisaient encore partie, en 1812, de la garde impériale.
Quand les débris de l’armée d’Égypte revinrent en France, ceux qui s’étaient montrés les plus sévères pour le général Bonaparte, pendant la campagne, furent séduits, tous les premiers, par sa grandeur nouvelle, et l’on ne retrouvait plus dans leurs récits que les triomphes des Pyramides et d’Aboukir.
C’est ainsi que le côté héroïque de l’expédition d’Égypte a seul survécu dans nos souvenirs.
Le moment décisif pour l’avenir de notre pays a été celui du retour audacieux de Bonaparte. Il y avait de très grandes probabilités pour qu’il fût arrêté par une croisière anglaise. S’il eût été amené à Londres comme prisonnier, on ne lui aurait pas attribué alors le séjour de l’île d’Elbe ou imposé celui de Sainte-Hélène, mais on l’aurait probablement logé sur un ponton. L’Europe, les Français eux-mêmes, n’auraient vu en lui qu’un déserteur malheureux, et il aurait perdu tout son prestige.
Bonaparte, vaincu ou prisonnier, aurait rendu Napoléon impossible ! Et qui pourrait dire ce qu’eût été, sans Napoléon, l’histoire des vingt premières années de ce siècle ?
C’est aux Anglais seuls qu’a profité le prologue de la campagne d’Égypte, la prise de Malte. Ils y sont encore. Ce sont les Anglais qui ont forcé Bonaparte à lever le siège d’Acre et qui ont obligé ses successeurs à évacuer l’Égypte. (Ils sont, en ce moment, en Égypte comme à Malte.)
Les Anglais avaient compromis la gloire et l’avenir du général Bonaparte ; il ne le leur a jamais pardonné. La haine qu’il leur avait vouée l’a conduit aux excès du blocus continental, et ceux-ci ont amené : l’expédition de Portugal, l’invasion de l’Espagne, la campagne de Russie et la chute de l’empire.
Si le général en chef Bonaparte avait été pris, en cherchant à quitter l’Égypte, l’histoire de France ne contiendrait pas les pages glorieuses d’Austerlitz, d’Iéna, de Friedland, mais on n’y trouverait pas Leipsick, Waterloo et Sedan.
P. VIGO ROUSSILLON
- ↑ Voyez la Revue du 1er août.
- ↑ La phrase est textuelle. Elle exprime assez exactement l’état des esprits à l’égard de Bonaparte. Depuis l’expédition de Syrie, il était de moins en moins populaire dans l’armée. (P. V. R.)
- ↑ Sur le brevet de sous-lieutenant à la 32e demi-brigade, établi au Caire et reproduisant les états de services de M. Vigo Roussillon, on lit ceci :
« Cet officier est entré le premier dans la maison où s’était réfugié le pacha qui fut fait prisonnier à Aboukir. — Signé : Bonaparte. » - ↑ Et cependant mon père, qui avait, comme taille, 1 m,75, a toujours été très fort. Il avait alors vingt-cinq ans ; c’est dire qu’il était dans toute sa force. (P. V. R.)
- ↑ Voilà bien la conséquence de l’expédition de Syrie ! Le désir qui dominait cette armée était celui de revoir la patrie ; et, en interdisant toute communication avec les Anglais, même pour sauver les blessés, Bonaparte avait nettement indiqué qu’il n’entendait pas céder à ce désir. Aussi ses soldats le voyaient partir sans regrets, quelques-uns avec satisfaction.